Joseph de la Porte – abate Fontenai, Le Voyageur français, pp. 457-486.
Le Prince de *** avait terminé ses affaires, lorsque je fus de retour à Bénévent. Nous partîmes le lendemain pour la Pouille [Puglia], province dont le nom s’est formé de celui de l’ancienne Apulie, et qui comprend la Capitanate, la terre de Bari, et la terre d’Otrante ou de Lecce. De tous les pays soumis au Roi de Naples, c’est celui qui a le moins dégénéré de son ancienne splendeur : il est rempli de villes, de bourgs et de villages. La population y est considérable, la noblesse nombreuse et florissante, le peuple plus industrieux que dans le reste du royaume. Les grandes routes sont belles et commodes, les auberges moins mauvaises que partout ailleurs, et les vivres à très bas prix. Blé, vin, huile, sel, fruits de toute espèce, coton, safran, manne, plantes médicinales et potagères, la Pouille les fournit en abondance. Les pâturages pour toute sorte de bétail y sont excellents et abondants. La mer qui baigne les côtes, donne les poissons et les coquillages les plus délicats.
La route que nous prîmes vers Ariano, m’empêcha de voir la Capitanate, petite presqu’ile qui formerait l’éperon de l’Italie, en la supposant comparée à une botte. J’y ai eu d’autant moins de regret, que cette province qui a pris son nom de Catapons, ou Gouverneurs Grecs, qui la séparèrent du reste de la Pouille et se l’approprièrent, ne renferme rien de bien remarquable. La plupart des villes qu’on y voyait autrefois, avaient été fondées par Diomede ; ou plutôt quand les habitants n’en connaissaient pas l’origine, ils croyaient s’illustrer en rapportant leur fondation à ce célèbre Prince Grec, qui était venu sur ces côtes de la mer Adriatique. Les villes modernes bâties sur les ruines de celles qui furent autrefois si célèbres, sont actuellement peu considérables. Telles sont Troia, Lucera et Manfredonia, bâtie en 1250, sur le bord de la mer, par Mainfroi, qui y transféra l’archevêché de Sipuntum [Siponto] ; elle a eu beaucoup à souffrir de la part des Turcs, qui la prirent en 1620. À deux lieus de-là se trouve le mont San Angelo, qu’on appelait autrefois le mont Gargan [Gargano]. L’apparition de Saint Michel sur cette montagne très élevée, y avait fait bâtir en son honneur une église, où se rendaient des pèlerins de toute l’Europe. Aujourd’hui ce lieu n’est plus guère fréquenté que par les habitants du voisinage.
Ariano située sur une haute montagne, est une ville assez grande, et qui peut contenir 14.000 âmes : mais elle est en même temps très vilaine et des plus mal bâties. Ses habitants jouissent d’une fort mauvaise réputation, et passent pour les plus déterminés bandits qui infestent cette contrée. La ville d’Ascoli, qui a le titre de duché, fut bâtie en 1410, sur les ruines de l’ancienne Asculum [Ascoli Satriano], détruite quelques années auparavant par un tremblement de terre. Adorna, qui semble assez naturellement tirer son nom de l’ancienne ville de Hordionia [Ordona], dont on trouve ici les ruines, est une portion des magnifiques possessions dépendantes de la maison del Orto que les Jésuites ont dans la Pouille. C’est peut-être la plus grande ferme qu’il y ait dans l’Europe : elle demande deux cent bœufs pour la labourer. En passant par Cérignola [Cerignola], qui appartient au Comte d’Égniont en France, je remarquai dans les environs divers tombeaux antiques, des inscriptions romaines, et une colonne cannelée en marbre chargée d’une inscription dont le peu de caractères qui subsistent, me firent comprendre qu’elle avait été érigée en l’honneur de Trajan. J’en conclus que la voie Appienne qui aboutissait à Brindes, passait par ici, d’autant plus que l’on fait positivement que tout le long de ce chemin on avait érigé à cet Empereur, au retour de son expédition contre les Daces, des arcs de triomphe et d’autres témoignages de la vénération et de la reconnaissance du peuple Romain.
Avant de passer l’Ausidus ou l’Ofanto, à huit milles environ de la mer, on voit une plaine vaste, unie, et bien mémorable dans l’histoire. C’est là que se donna la fameuse bataille de Cannes [Canne della Battaglia], où les romains furent si complètement défaits par Annibal. Vous connaissez les suites de cette fatale journée. Jamais Rome ne courut un aussi grand danger. On nomme encore aujourd’hui ce champ de bataille, en langage vulgaire, il Campo del sangue. En labourant les terres, on trouve assez souvent d’anciennes armes, des bagues, et d’autres antiquités. Cannes n’est plus rien aujourd’hui. Autrefois cette ville, dont on reconnaît quelques vestiges, était bâtie sur deux collines entre lesquelles le chemin passe encore actuellement. Barletta, presque à l’embouchure de l’Ofanto, s’est augmentée de la destruction de Cannes. C’est une assez jolie ville, passablement grande, mais entièrement dépeuplée. Elle renferme quelques églises remarquables par leur beauté. Sur la place du marché, l’on voit une statue colossale en bronze, d’assez mauvais gout, mais que l’on croit avoir dû représenter Jules César. On s’est avisé, à Barletta, de lui mettre un crucifix de fer à la main, sans doute pour en faire un Constantin. En sortant de cette ville, on a la plus belle et la plus agréable de toutes les routes. La campagne est partout très bien cultivée ; et de quatre milles en quatre milles on trouve une jolie petite ville. Trani, archevêché et le siège de la justice pour toute la province, n’est pas bien considérable ; mais les rues sont régulières et les maisons jolies. Bisceglie (l’ancienne Vigiliae), renferme même quelques beaux palais et des antiquités dignes d’attention. La contrée d’alentour est d’une fertilité qui répond à la bonne culture qu’on lui donne.
La situation de Bari, archevêché et capitale de la province de ce nom, est des plus charmantes, et le sol de ses environs des plus fertiles. Il y croît une espèce particulière d’excellent vin muscat. Les pêches qu’on fait sur la mer sont aussi abondantes que du temps d’Horace ; piscosique moenia Bari. Cette ville, qui prétend être la seconde du royaume de Naples, contient trente mille habitants : ils sont actifs, industrieux, travaillent très bien le verre et fabriquent beaucoup de toiles de lin et de coton. Il n’y a pas jusqu’au caput mortuum du vin qu’on y distille, dont on ne sache tirer parti : il s’en fait une cendre fort recherchée pour la préparation du savon et pour celle d’une certaine couleur verte, dont on transporte une grande quantité en Sicile. Ce qu’on voit de plus intéressant à Bari, est le bassin d’une eau miraculeuse, à laquelle on a donné le nom de manne, et qui contient les ossements de saint Nicolas, mort dans le quatrième siècle. Ce bassin se trouve sous le maître autel d’une chapelle souterraine de l’église cathédrale, immensément riche et desservie par cent vingt Chanoines. En passant la tête dans une assez petite ouverture placée sous l’autel, on voit à la clarté d’une bougie très mince, au fond d’un trou perpendiculaire de huit à dix palmes de profondeur, quelques ossements qui surnagent à la surface de l’eau. On attribue à cette eau la propriété de fortifier le corps et l’âme ; et c’est ce qui excite un grand empressement pour en boire. On prétend même qu’elle ne diminue point et ne se corrompt jamais, lorsqu’on en conserve hors de là en plein air, dans des bouteilles ou dans d’autres vases.
Les autres villes qui sont en si grand nombre sur la mer Adriatique, n’offrent rien de bien remarquable. Bitonto est devenu seulement célèbre de nos jours, par la bataille que les Espagnols remportèrent en 1734 sur les Impériaux, et qui plaça Dom Carlos sur le trône de Naples. Brindes, (Brindisi) archevêché, autrefois Brundusium, cette ville si célèbre où s’équipaient les flottes les plus formidables de l’ancienne Rome, où se préparaient les entreprises les plus importantes, où se trouvait un des meilleurs ports de l’Italie, et qui joignait par la navigation cette contrée à la Grèce et à tout l’Orient ; cette ville qui, moyennant tous ses avantages, doit avoir été anciennement considérable et fort peuplée, n’est plus aujourd’hui qu’un petit endroit d’environ neuf mille âmes, et où l’air est si malsain, surtout en été, qu’il est regardé comme le plus dangereux de toute l’Italie. Le havre ne peut plus recevoir que des barques de pêcheurs ; et l’on a peine à reconnaître la forme et la grandeur de l’ancien port, du milieu de l’étang bourbeux que la mer a formé à sa place.
La distance de Brindes à Lecce, capitale de la province appelée Terre d’Otrante ou de Lecce, est de vingt-quatre milles. Tout le pays entre ces deux villes est couvert d’oliviers et la continuation de la voie Appienne qu’on avait poussée de Brindes à Otrante, se reconnaît tout le long de la route à plusieurs fragments qui s’en sont conservés, et aux tombeaux ruinés qu’on aperçoit à droite et à gauche. Lecce est, après Naples, la plus belle et la plus grande ville du royaume ; car quoique sa population ne monte qu’à quinze mille âmes, elle pourrait aisément en contenir quatre-vingt mille. Les rues sont larges et bien pavées : les églises, ainsi que les maisons, sont bâties d’une pierre blanche qu’on trouve sur les lieux mêmes : mais il règne à Lecce, en fait d’architecture, le gout le plus détestable : c’est le gothique poussé à l’extrême ; et les ornements minutieux dont on le surcharge, sont insoutenables. Parmi les grands nombres d’églises, celles des Carmélites, des Célestins, des Théatins, des Jésuites et la cathédrale, méritent le plus d’être vues. Les habitants passent pour être les moins instruits, et même les moins doués d’esprit naturel, qui soient dans tout le royaume ; ce qui peut provenir de la situation de la ville, dans un air épais et pesant, à huit milles de la mer. Le très grand nombre de nobles oisifs, orgueilleux et pauvres, peut encore y contribuer. Il y a si peu d’émulation parmi eux, qu’on n’en connaît qu’un seul de la Maison Palmyri, qui soit au service militaire de son Souverain. Les femmes m’ont paru partagées du côté de l’esprit, beaucoup mieux que les hommes : elles ont du moins le talent de la musique, de belles voix, dansent avec grâce, et sont d’une beauté ravissante. Les habitants ne manquent pas cependant d’activité, ni même d’une certaine industrie : et ces avantages joints aux riches productions du pays et à sa fertilité, rendront cette contrée une des plus riches de l’univers, lorsque le Gouvernement voudra les seconder. On y fabrique une quantité considérable de dentelles communes, et du tabac dont la feuille se cultive au cap de Santa-Maria, dans un terrain sablonneux. La qualité de ce tabac ne le cède point à celui de Séville ; mais il faut le laisser vieillir huit ans avant de pouvoir s’en servir.
Quelques familles Grecques forment une paroisse particulière à Lecce. On prétend qu’elles n’ont point été appelées dans le pays, mais qu’elles descendent des anciens habitants de la grande Grèce. La plupart ont gardé leur façon de s’habiller, et tous ont conservés leur langage. On en trouve plusieurs autres dans les villages des environs, les plus beaux de l’Italie entière, et placés dans les plus heureuses situations. Le pays est si bien cultivé, qu’il semble un jardin continuel. Ce sont surtout les environs d’Otrante, éloignée de Lecce de trente milles, qui sont charmants : mais cette ville, connue anciennement sous le nom d’Hydruntum, est aujourd’hui peu considérable, et ne contient pas plus de trois mille habitants, quoiqu’il y ait un archevêché. Le port est médiocrement bon, meilleur cependant que je ne l’avais ouï dire. Je découvris de là très distinctement les montagnes d’Albanie en Grèce, qu’un canal de soixante milles sépare d’Otrante, et qui toute l’année sont couvertes de neige. Le trajet est si court lorsqu’on a le vent favorable, qu’en été les Albanais amènent de la neige et la débarquent sur des rivages inhabités où les Otrantais vont la chercher et laissent de l’argent à la place : dès qu’ils sont partis, les Albanais vont chercher cet argent, et s’en retournent chez eux. Ces précautions ont été établies à cause de la peste, et tiennent lieu de quarantaine.
Je suis etc.,
À Otrante, ce 10 septembre 1758.
Lettre CCCLXII – Suite du royaume de Naples
Ce fut à Otrante que je me séparai Prince de ***, comblé des politesses que j’en avais reçues. Il partit pour les Terres situées dans les environs. Je fus rassuré sur une partie du chemin qui me restait à faire, parce qu’on m’apprit que ces contrées sont rarement infestées par les bandits, et que les mœurs des habitants sont en général fort douces. J’eus cependant la précaution de me faire accompagner par deux guides d’Otrante, sur la bravoure et la fidélité de qui je pouvais compter. Je dirigeai ma route vers Gallipoli, éloignée de trente-six milles de cette dernière ville. Je vous avoue, Madame, que je ne me sentis pas assez de dévotion pour faire un voyage au cap de Leuca, anciennement le promontoire Japygien, en l’honneur de la Madona de finibus terrae, célèbre par le grand nombre de pèlerins qui s’y rendent, et située à l’extrémité du talon de la presqu’ile que forme la Terre d’Otrante, en comparant toujours l’Italie à une botte. J’en fus dédommagé, en voyant à moitié chemin d’Otrante et de Gallipoli, un autre endroit également célèbre, nommé Madonna di Scarnachio, qui attire aussi de toutes parts une foule de pèlerins. Tant de lieux de dévotion, dans une province si écartée et privée de toute espèce de communication avec d’autres pays, paraîtraient fort extraordinaires, si l’on ne se rappelait que la plupart des pèlerins de la Terre Sainte prenaient dans les siècles passés leur route par ici pour s’y rendre.
La côte sur laquelle est situé Gallipoli, était très renommée parmi les anciens. C’était-là, sur les bords du golfe de Tarente, qu’on voyait des villes florissantes, l’asile des sciences et des arts, et la patrie des personnages les plus distingués. Gallipoli n’est aujourd’hui qu’une petite ville, mais assez bien bâtie, dans une île jointe au continent par un pont. On y compte huit mille habitants, dont plusieurs sont très riches par le grand commerce qu’ils font, surtout en huile, qui réussit très bien dans tout ce canton, tant pour la qualité que pour la quantité. On la tient dans des caves souterraines que l’on a creusées dans le rocher sur lequel la ville est bâtie. L’expérience a prouvé que la nature de ce rocher, surtout en été, lorsqu’il est bien échauffé, excite dans l’huile une fermentation qui la purifie et augmente sa qualité ; mais elle occasionne en même temps dans les lieux qui la renferment, une chaleur insupportable.
De Gallipoli je me rendis à Tarente. Quelle triste décadence cette ville a éprouvée ! Célèbre jadis par sa puissance qui contrebalançait celle de Rome, elle fut l’appui d’Annibal en Italie ; elle arma des flottes, leva des armées, porta les arts, les sciences, la volupté et tous les plaisirs sensuels, au plus haut degré. Actuellement elle se trouve réduite à seize mille habitants, dont une partie est composée de gentilshommes, les uns médiocrement aisés, les autres fort pauvres, et tout le reste de pêcheurs qui gagnent leur vie au jour la journée à pêcher dans le port. Les autres professions sont exercées par des étrangers, et les terres sont cultivées par des Calabrais. Cette pente pour l’oisiveté n’est pas nouvelle dans les Tarentins : ils l’ont héritée de leurs ancêtres. Théopompe, historien Grec, qui vivait trois cents cinquante-huit ans avant Jésus-Christ, dit, dans un de ses fragments conservés par Athénée, que tous les mois la ville de Tarente immolait solennellement des bœufs, et donnait de grands festins au peuple qui s’assemblait par troupes, et passait la plus grande partie de son temps à boire et à manger. Sa morale était digne de ce genre de vie. Que les autres, disait-on, par leur industrie et leur application, se fassent un nom qui passe à la postérité ; pour nous qui ne voulons que jouir du présent, vivons et comptons peu sur l’avenir. Tarente moderne se distingue encore par le même goût pour les plaisirs. Peut-être faut-il en attribuer la cause à la douceur et à la mollesse du climat, qui, jointes à l’air suave qu’on y respire, excitent à la volupté. Le peuple passe la plus grande partie de son temps à jouer et à danser ; et à cet égard il est bien opposé aux Calabrais, leurs voisins, beaucoup plus laborieux et qui ont conservé la rudesse des mœurs de leurs ancêtres, les anciens Brutiens. À la seule prononciation, on reconnaît d’abord la diversité qui règne entre le génie de deux peuples. Les Calabrais ont une prononciation forte et dure, et parlent du gosier. Les Tarentins au contraire ont un accent très doux : ils allongent beaucoup les voyelles, ouvrent la bouche en parlant, et ont conservé quantité de mots grecs dans leur dialecte provincial. Ils sont tous d’une affabilité singulière ; le petit peuple même est extrêmement honnête et prévenant. À chaque maison dans les campagnes et dans les vignobles, ont presse un étranger d’entrer ; et l’on s’y fait un plaisir sensible de lui faire accepter, sans le moindre intérêt, tout ce qui s’y trouve. La jalousie est cependant encore très forte parmi les maris, qui font cacher leurs femmes aussitôt qu’un étranger entre. Ces femmes au reste sont très belles, et ont toutes les traits à la Grecque. Les hommes ne sont pas moins remarquables par la proportion de leur taille et la régularité de leurs traits.
La situation de Tarente est singulière. Il semble, lorsqu’on la voit du côté de la mer, qu’elle soit entièrement entourée d’eau. Elle a deux ports : le grand, qui est immense, se nomme Mare grande ; le petit, qui est cependant très grand, est appelé Mare piccolo. Celui-ci est une espèce de golfe formé par la mer derrière la ville, et il est partagé en deux parties par une langue de terre. J’en fis le tour dans un petit bâtiment et je vis le Galésus, qui se jette en-dedans, aujourd’hui faible ruisseau, mais si célébré par les anciens Poètes : il protégeait d’une manière particulière les brebis blanches qu’on lavait dans ses ondes. Dulce pellitis ovibus Galesi flumen (Horat. Lib. II, Od. VI). Cette race est actuellement éteinte. On ne voit plus dans cette contrée que des moutons noirs, parce que l’on a observé que les blancs, lorsqu’ils mangeaient d’une certaine plante fort commune dans les environs de Tarente, en mouraient, tandis que cette herbe ne saisit pas le moindre tort aux noirs. À peu de distance de l’embouchure du Galésus, je vis encore cette source si connue, que les habitants appellent il Citrello, nom qui paraît dériver du grec : elle jaillit du fond de la mer avec tant d’abondance et de force, que l’on peut puiser au milieu de l’eau salée, une eau extrêmement douce, et qui ne s’est en aucune forte mêlée avec elle.
Le Mare piccolo fournit en très grande quantité les meilleures espèces de poisson et de coquillages. Parmi ces derniers on trouve le Murex, dont on sait que les anciens tiraient la pourpre, et une autre forte de coquillage fort singulier, nommé Lana penna, pine marine. On m’en a communiqué une description que je vous envoie Madame, parce que je suis assuré qu’elle vous fera plaisir. «Ce Bivalve, qui a bien un demi-palme de long, se pêche abondamment autour du cap de Saint-Vite (capo San Vito), qui forme la pointe méridionale du port de Tarente ; il fournit une houppe d’une espèce de soie de couleur fauve, dont on tricote des bas, des gants et d’autres parties d’habillement. Outre que chaque individu de ce coquillage, tout grand qu’il est, n’en fournit qu’une petite portion, on ne tire d’une livre de cette soie crue après qu’elle a été préparée, que trois onces qui sont le résultat de la dépouille de quarante à cinquante coquilles. Les pêcheurs la vendent crue douze à seize carlins la livre (chaque carlin vaut environ huit sols et demi de France). La paire de gants se vend trente carlins, et la paire de bas cent à cent vingt carlins ou dix à douze ducats. La manière de la préparer est pénible, et en même temps ingénieuse. On ne peut se servir que des bouts ; le reste se jette. On la lave une infinité de fois dans l’eau fraîche ; et chaque fois on la fait sécher à l’air jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement purgée du sable et des autres saletés dont elle est imprégnée. On la peigne ensuite sur un rebroussoir de fil d’archal ; enfin on la file avec de petits fuseaux, pour ensuite la tricoter. Bien des personnes, dans la vue de lui donner plus de corps, y mêlent un peu de soie ordinaire ; mais pour lors elle n’est plus aussi chaude ni aussi moelleuse. Les Tarentins ne sont pas d’accord si cette soie de pine marine est le Byssus des anciens, ou si ce n’était pas plutôt le coton dont ils sont des récoltes abondantes, et dont ils ont la manière d’en préparer une espèce extrêmement fine, qu’ils nomment ventinella, avec un art si surprenant, que six brins de ce fil tordus ensemble, sont un fil qui surpasse encore en finesse un fil simple du plus fin coton ordinaire. Cette ventinella est bien plus chère que la soie, vu la longueur et la difficulté de sa préparation. On cultive dans tous ces environs une prodigieuse quantité de coton, dont la plus grande partie est exportée crue ; mais le pays gagnerait beaucoup davantage si on n’exportait ce coton que filé, d’autant plus qu’on excelle à Tarente dans ce genre de travail. Ce profit serait manifeste, puisque l’on ne gagne que quatre ducats par cantaro (près de deux quintaux) de coton cru, qui vaut environ cinquante ducats ; au lieu que l’on gagne huit ducats par cantaro de coton filé ; ainsi huit pour cent sur la matière crue, et huit pour cent sur la main-d’œuvre. C’est un grand bonheur pour cette province, que la culture du coton ne soit chargée d’aucun impôt, tandis que celle de la soie en est accablée : aussi la province d’Otrante est-elle une des plus riches du royaume de Naples ».
Je ne vous dirai rien des monuments de l’ancienne Tarente, qui se réduisent à bien peu de chose : on peut seulement conjecturer qu’elle était bâtie autour du Mare piccolo, s’il faut en juger par les morceaux de marbre brisés qui couvrent tous ses bords. Je m’empresse de terminer ce que j’ai à vous dire de Tarente, par la Tarentule, espèce de grosse araignée à huit pieds, qui tire son nom de celui de cette ville où elle est très commune, ainsi que dans toute la Pouille. On a dit, et on répète tous les jours dans les Livres, que la morsure de la Tarentule est très dangereuse ; que les personnes qui en ont été mordues, ne peuvent être guéries qu’au moyen de la danse, et qu’il faut même que cette danse s’exécute sur un air particulier qu’on appelle Tarentella, et qui est toujours sur la même mélodie. Plusieurs Physiciens très habiles se sont élevés contre cette prétendue maladie. M. Serrao, entre autres, célèbre médecin de Naples, dont j’ai déjà eu occasion de vous parler, a donné un Ouvrage, dans lequel il rapporte des expériences faites sans aucun inconvénient, de la morsure de la Tarentule ; il soutient que la douleur qu’elle cause n’est pas plus sensible que celle occasionnée par une guêpe ; et il conclut que cette opinion vulgaire et ridicule n’a d’autre fondement que le délire de l’imagination et l’ignorance du peuple. On peut ajouter qu’aucun auteur ancien n’a parlé de la Tarentule, pas même Pline, qui rapporte cependant avec tant de soin et d’exactitude, tout ce que la nature présentait d’extraordinaire dans son temps ; d’où l’on peut insérer que les anciens ne connaissaient certainement pas ses funestes effets. De plus, cette grosse araignée existe en Sicile, en Espagne, et dans les provinces méridionales de la France ; et l’on n’entend pas dire qu’on y soit obligé de recourir à la danse pour se guérir de sa morsure. Ainsi l’on peut croire que le préjugé, la coutume et l’imagination, tiennent plus à ces prétendus phénomènes, que la réalité.
Il est plus naturel d’attribuer à une autre cause le besoin de danser qu’on éprouve dans toute la Pouille ; besoin si marqué, qu’en passant dans un village de ce pays, je ne fus pas médiocrement surpris de voir une vingtaine de paysans et paysannes qui, pour battre les pois et les fèves, se mettaient à danser de la manière la plus agitée, au son d’une cornemuse, sur une couche de ces légumes, et suppléaient, par cette joyeuse opération, à nos fléaux. Un homme d’esprit m’a rendu raison de cette passion pour la danse. Elle est nécessaire, m’a-t-il dit, aux habitants de ce pays ; et ne croyez pas qu’on voie souvent des marques de morsure de la Tarentule, dans ceux qui prétendent en avoir été mordus : ce n’est qu’un prétexte. La grande chaleur, un air épais, et les eaux de pluie qui se gâtent dans de mauvaises citernes, épaississent et corrompent les humeurs, abattent les esprits, occasionnent la mélancolie et perdent l’estomac. L’exercice, la fureur et la gaîté, sont sans contredit les remèdes les plus efficaces contre de pareils maux qui sont bien plus fréquents, ainsi que les prétendues morsures, chez les femmes que chez les hommes ; ce qui vous surprendra d’autant moins, lorsque que vous saurez que les maladies hystériques sont plus ordinaires et plus violentes ici qu’ailleurs, et vont quelquefois jusqu’à la fureur. Le mouvement que la danse occasionne, car il arrivera quelquefois à une femme de danser continuellement pendant trente-six heures de suite, sans boire ni manger, ébranle nécessairement toute la machine, met les humeurs épaissies en action, les divise, et peut conséquemment adoucir le mal ou même le guérir. De-là vient aussi que le peuple est dans la persuasion que les personnes mordues sont obligées de danser tous les ans pendant les mois de Juillet, d’Août et de Septembre, où ces araignées se montrent en plus grand nombre dans les campagnes, parce que la grande chaleur ramène souvent les symptômes de la maladie, qu’on prend pour la morsure de la Tarentule.
Quelques personnes assez sensées soutiennent cependant que cette morsure n’est pas aussi imaginaire qu’on veut bien le dire. Elles donnent en preuve qu’il n’y a pour l’ordinaire que des gens du commun qui soient mordus, et jamais ceux qui sont en état de s’en garantir et qui sont forcés d’aller travailler dans les campagnes ; que les femmes surtout étant dans l’usage de travailler les bras nus, sont plus exposées que les autres à être mordues ; que ce sont aussi elles qu’on voit le plus souvent danser ; qu’on ne doit pas croire qu’elles y soient toujours déterminées par la passion hystérique, puisque si cela était, on ne verrait pas aussi communément des personnes de soixante ans et des femmes grosses de huit mois, danser avec la même ardeur que les autres ; qu’enfin ce n’est point un penchant irrésistible qui porte à danser ; mais qu’on prend toujours ce parti de propos délibéré, souvent même à contrecœur, et comme on prend une médecine. Là-dessus cet homme dont je vous ai parlé plus haut, me cita un ou deux traits dont il a été témoin.
J’ai vu à Otrante, me dit-il, une jeune personne de vingt-deux ans danser pour se guérir de la morsure de la Tarentule : elle était fort bien vêtue pour sa condition. Le lieu de la scène était une chambre ornée de petits miroirs, de fleurs et d’habits de soie de toutes sortes de couleurs. Elle ne dansait point en frénétique ni comme une personne qui se livre toute entière à ce plaisir, mais plutôt avec une certaine froideur, baissant les yeux, qu’elle levait cependant assez souvent pour se regarder dans un des miroirs où elle tâchait de prendre la contenance la plus décente ; ou bien elle raccommodait sa coiffure, sans cesser pour cela un instant de danser. La musique consistait en deux violons et un tambourin. Ma danseuse se lava plusieurs fois le visage, toujours en dansant, et prenait garde à tout ce qui se passait autour d’elle. Il m’échappa de dire en badinant, et assez haut pour qu’elle put l’entendre, que pour une danseuse elle avait les bas bien mal tirés. À peine eus je lâché mon propos, qu’elle se mit à l’écart pour les tirer mieux : quant aux souliers, la superstition populaire a décidé qu’il ne fallait point en avoir en pareil cas. J’eus le malheur de lui déplaire, parce que j’avais mon chapeau sur la tête, et qu’elle avait une forte aversion pour le noir. Elle ne tarda pas à me le faire comprendre ; et lorsque j’eus ôté ce chapeau qui l’offusquait, elle se remit à danser les yeux baissés comme auparavant : son regard n’avait rien d’égaré ni de farouche : il régnait au contraire dans ses yeux une douce tranquillité ; et l’on voyait qu’elle dansait plutôt à contrecœur qu’avec plaisir. Tout en dansant, elle présenta un œillet à une femme qui se trouvait au nombre des spectateurs : un instant après elle le lui reprit et l’avala comme une cerise. Elle dansa six heures de suite sans se reposer ; après quoi ses amis l’emportèrent pour la mettre dans un lit qu’on avait eu soin de baisser. J’en ai vu une autre qui s’imaginait pareillement avoir été mordue de la Tarentule : elle était fille et paraissait avoir une quarantaine d’années. C’était, me dit-on, la septième année qu’elle dansait dans la même saison.
Elle ne mettait ni plus d’activité ni plus de passion dans sa danse, que la précédente. Je lui trouvai précisément le même sang-froid, et je lui vis donner ses ordres tout en dansant, sur la manière dont elle voulait que fût orné l’appartement, ou plutôt le sombre et misérable réduit où la scène se passait : elle désigna l’endroit où l’on devait placer le miroir, ceux où il fallait étaler les habits de soie. Elle dansait comme l’autre en se mirant, quoiqu’elle fut laide comme le péché ; et après avoir sauté longtemps toute seule, elle prit une jeune fille de seize ans qui dansa un bon bout de temps avec elle : ensuite elle voulut à toute force me faire participer au même honneur. Pour celle-ci, il ne me parut pas qu’elle eut été mordue : j’attribuerais plutôt sa manie à un dérangement d’esprit occasionné par le désespoir d’obtenir un mari ou bien un amant à son âge, et avec une figure aussi disgracieuse.
En partant de Tarente pour diriger ma route vers la Calabre, je crus ne pouvoir mieux faire, d’après les conseils de quelques personnes prudentes, que de prendre un petit bâtiment avec cinq ou six matelots, pour examiner tous les endroits un peu remarquables de la côte. Par-là j’évitais les bandits de ce pays ; et c’était une raison plus que suffisante de ne pas m’engager dans les terres pour voir certaines villes de la Basilicate, province comprise dans la Calabre.