Victor Delpuech de Comeiras, Abrégé de l’histoire Générale des voyages faits en Europe, vol. 9, Paris, Moutardier, 1804, p. 283-322; pp. 361-379
C’est une chose digne de remarque que l’Abruzze, la Pouille et la Calabre, ont été plusieurs fois dévastées par des tremblements de terre, tandis que le pays de Labour, quoique plus exposé aux ravages du Vésuve, a rarement éprouvé de pareilles catastrophes. L’issue que cette montagne procure aux feux souterrains garantit sans doute le pays voisin de ces secousses violentes, et le défaut de semblables soupiraux sur les côtes de l’est est probablement cause des convulsions qui ont si souvent bouleversé ces villes.
D’Ariano, nous redescendîmes rapidement du côté de la mer Adriatique, ayant toujours monté depuis Naples : comme on nous assura qu’il y avait beaucoup de voleurs répandus dans les bois, nous prîmes une escorte de cavalerie pour n’être pas taxés d’entêtement ni de témérité, quoique nous ajoutassions peu de foi à ce rapport. Ces détachements de troupes sont placés de distance en distance, par ordre du gouvernement, pour accompagner les voyageurs et les marchands.
Notre route devenait plus agréable à mesure que nous parcourions les bords riants du Servaro. Les montagnes sont couvertes des deux côtés d’immenses forêts qui règnent depuis leur sommet jusqu’au lit du fleuve. Notre odorat fut rafraîchi par les parfums qui s’exhalaient de plusieurs bosquets d’arbustes à fleurs ; et notre vue fut réjouie par la brillante fleur de l’arbuste suda, qui croît abondamment dans ce canton.
Nous continuâmes notre route le long de la rive gauche de la rivière, par une plaine d’une grande étendue, couverte de petits chênes et d’une herbe grossière. Le roi a une maison de chasse auprès de cette forêt.
À quelques milles de là, sur la gauche, est la ville de Troja [Troia], bâtie sur une éminence, des débris de celle d’Æcas, détruite par Constance II. On l’a regardée pendant longtemps comme la clef de l’Apennin, et par cette raison elle essuya plusieurs sièges.
Bientôt après nous quittâmes les bois et gravîmes la dernière montagne, d’où nous descendîmes dans l’immense plaine de la Pouille, par des terres en friche et couvertes de poiriers sauvages. Le premier coup d’œil de ce pays est curieux par le nouveau genre de vue que l’on aperçoit ; mais il devient désagréable lorsqu’on en a joui quelques moments. Vers le milieu de la plaine est la ville de Foggia, qui n’a ni murailles, ni portes, ni citadelle, quoique ce soit une des principales villes de la Capitanate : elle est assez bien bâtie en pierres blanches, et a deux ou trois belles rues. Cette ville, aussi que plusieurs autres de la côte, fut ruinée et rebâtie ensuite avec plus d’élégance et de régularité. Pendant l’été, l’air en est très malsain, ce qui fait que toutes les personnes aisées se retirent ailleurs pendant les chaleurs. Elle contient l’hiver environ vingt mille habitants.
Pendant quelque temps, nous eûmes de la peine à trouver un logement, parce que toutes les auberges, qui ne sont que de misérables cabanes, étaient occupées par le peuple des environs, qui était venu pour la foire. C’est dans ces occasions que Foggia devient un lieu très fréquenté et gai, même pour la noblesse napolitaine ; elle y vient exercer ses talents pour le jeu, aux dépens de la bourse des gentilshommes campagnards, moins habiles qu’eux, et qui s’en retournent ordinairement dépouillés de toutes leurs économies d’une année entière. Cette passion effrénée du jeu règne avec une violence extrême par tout le royaume ; c’est une peste qui ne s’éteint jamais, quoiqu’il y ait quelques moments d’intermittence, et malheureusement il n’y a point de lazarets pour en arrêter les progrès.
En partant de Foggia, notre premier gîte fut Manfredonia, qui en est éloigné de vingt milles. Nous traversâmes un pays garni de pâturages couverts de chardons, d’artichauts sauvages et de fenouil de la grande espèce. Cette dernière plante sert à faire des ruches et des sièges : on en fait manger les feuilles aux ânes pour les fortifier, et les paysans font cuire les bourgeons tendres, et les mangent comme un mets délicat. Cette plante couvre la moitié de la plaine et s’élève si haut, que dans une des guerres entre les Français et les Espagnols, ces derniers marchèrent à travers ces fenouils, et, sans être aperçus, s’approchèrent des retranchements du camp des Français. Les artichauts servent à nourrir les buffles.
Le 19 avril, nous suivîmes la côte au nord-est pendant trois milles par un pays fertile et bien cultivé ; nous arrivâmes au pied du mont Gargan : cette chaîne de montagnes, presque entièrement composée de marbre, forme un grand promontoire qui s’avance dans la mer Adriatique, et elle est séparée de l’Apennin, du côté de l’ouest, par les plaines de Lucera et de San Severo. La plupart des géographes la représentent comme faisant partie de cette grande chaîne qui parcourt le milieu de l’Italie : mais, dans ce point comme dans bien d’autres qui regardent ces provinces, j’ai eu plus d’une occasion de remarquer plusieurs erreurs dans les meilleures cartes, et je n’en connais pas une seule à laquelle on puisse s’en rapporter entièrement. Peu de personnes voyagent dans la vue de faire des observations sur les lieux. Ainsi la plupart des voyageurs sont obligés d’adopter les erreurs de ceux qui les ont précédés, faute de moyens de pouvoir se procurer de meilleurs renseignements.
Nous grimpâmes pendant une heure par un sentier très raboteux, au travers des halliers, de pins sauvages, de genièvres, de lentisques et d’autres plantes odoriférantes, et nous arrivâmes enfin au sommet de la montagne que commande la baie de Manfredonia, où nous trouvâmes la misérable ville de Sant-Angelo, qui contient environ six mille habitants ayant l’air d’autant de sauvages. Nous logeâmes chez les Carmes, qui nous reçurent très honnêtement, et nous procurèrent des vivres en abondance.
Après dîné, un des moines nous conduisit au sanctuaire, qui est une caverne dans un rocher. Un petit bois de vieux arbres ombrage ce lieu. Les branches sont couvertes d’os percés que les pèlerins y attachent, soit comme des preuves qu’ils ont accompli leurs vœux, soit par une suite de quelque dévot caprice, comme les païens avaient coutume autrefois d’attacher de petites images, ou des masques, aux branches des arbres en l’honneur de Bacchus. Nous descendîmes, par un portique d’architecture gothique, un escalier de cinquante-cinq marches, d’un marbre à gros grain, où les traces des mains ou des pieds des dévots sont empreintes. Dans le fond, nous entrâmes dans une grotte sombre et humide : c’est la chapelle de l’archange Michel. La statue du saint est d’une pierre molle, commune dans le pays : elle est au-dessous de toute critique, ainsi que le reste de la décoration de cette chapelle.
Le lendemain matin, nous fîmes une course très agréable dans l’intérieur des montagnes, par des vallées charmantes et à travers des forêts superbes qui nous rappelèrent ces bois vénérables, cités par Horace, qui jadis se ployaient sous l’effort des vents impétueux qui battaient les flancs raboteux du mont Gargan, etc. Les vallons ombragés sont encore cultivés avec soin, et semblent favorisés du plus heureux climat et de la plus riche végétation. L’herbe est courte, mais délicate. Après cette course charmante, pour prendre notre repas, nous nous assîmes au bord d’un clair ruisseau qui se précipite parmi les rochers et se perd dans les buissons. Nous retournâmes ensuite à Sant-Angelo, et le lendemain nous traversâmes la plaine jusqu’à Lucera, qui est située sur le sommet d’une montagne détachée de l’Apennin, et qui domine sur une étendue immense de pays et de mer.
De Lucera nous continuâmes notre voyage vers le midi jusqu’à Cerignole [Cerignola], à travers une plaine immense arrosée par les eaux du Carapelle et du Servaro [Cervaro]. Nous rencontrâmes une foule de gens qui revenaient de la fête de l’incoronata. C’est une image de la Vierge qui a été trouvée dans un arbre, et pour laquelle on a une grande vénération. Tout le monde était d’une grande gaîté. Les femmes surtout me parurent extrêmement satisfaites des plaisirs de la journée.
Le 22 avril, nous partîmes de grand matin pour aller examiner le champ de bataille de Cannes, fameux par la victoire remportée par Annibal sur les Romains, l’an 536 de Rome. Nous prîmes le chemin de Barletta. En suivant la rive droite de l’Ofanto : une chaîne de petites montagnes dépouillées de bois et distribuées en pâturages et en terres labourées, borde la rivière, de ce côté, pendant un espace de quatre milles, au bout desquels nous entrâmes dans une plaine terminée par les monticules sur lesquels était située la ville de Cannes.
Les vestiges de la ville de Cannes sont très peu de chose ; ils ne consistent qu’en quelques fragments d’autels, de corniches, de portes, de murs, de voûtes et de souterrains qui servaient de magasins à blé. Elle fut ruinée l’année avant la bataille ; mais ayant été rebâtie de nouveau, elle devint le siège d’un évêché dans les premiers siècles du christianisme. Elle fut ruinée de nouveau dans le sixième siècle. La prospérité des villes maritimes, dont la richesse et la population s’étaient augmentées par les croisades et par le commerce, devint la ruine des grandes villes de l’intérieur ; et il est probable que celle de Cannes a été entièrement abandonnée avant la fin du treizième siècle.
Au pied de la montagne, on voit une arche très grande, au-dessus d’une auge de marbre qui reçoit les eaux d’une fontaine abondante. Nous trouvâmes, dans ce lieu un camp de bergers de l’Abruzze qui se préparait à retourner dans les montagnes. Grossiers par leur figure, par leur langage et leurs habillements, mais polis et hospitaliers, ils nous offrirent du lait, du fromage et de la viande froide. Les principaux d’entre eux nous donnèrent quelques médailles de cuivre des empereurs Zenon et Léon, qui avaient été trouvées dans ces ruines, et parurent surpris de ce que nous voulions leur payer ces bagatelles. La montagne au-dessus de la fontaine étant plus élevée que les autres, j’y montai pour reconnaître le pays, et j’en traçai l’esquisse. En examinant les notes que j’avais préparées avant d’aller visiter le champ de bataille, je parcourus alors cette vaste étendue de plaines uniformes. Tout était plongé dans le silence ; ni hommes ni bêtes n’annonçaient cette scène : nous étions placés sur des ruines et sur des voûtes, et les bords de la rivière étaient déserts et sauvages. Mes idées prirent naturellement la teinte de cette triste vue, en réfléchissant sur le sort de Rome et de Carthage. Rome se rétablit du coup affreux dont elle avait été frappée dans ces plaines ; mais depuis longtemps sa gloire et ses trophées sont cachés dans la poussière. Carthage est ensevelie dans des ruines encore plus effacées que celles des méchants murs de Cannes ; à peine en reste-t-il quelques vestiges. Les projets hardis, les belles marches et les exploits de son héros, et jusqu’à la victoire qu’il avait remportée dans ce même lieu, auraient été depuis longtemps ensevelis dans l’oubli, si ses ennemis mêmes n’en eussent assuré l’immortalité ; car les annales de Carthage n’existent plus ; une ruine générale a tout englouti.
Le lieu de l’action est désigné à la postérité par le nom de Campo di sangue, champ du sang. Les paysans nous firent voir des éperons et des têtes de lances nouvellement trouvés en labourant les champs, et nous dirent qu’on y avait trouvé, en différents temps, des quantités d’armures de toute espèce.
Le lendemain, nous louâmes un guide ; ou, pour mieux dire, un drôle fort bavard et fort bruyant offrit de nous conduire. Notre voyage fut très agréable pendant neuf milles, à travers une plaine où il n’y avait que peu de blé et de bois, mais une grande quantité de lentisques.
Notre conducteur, qui, pendant tout le voyage nous avait entretenus de contes merveilleux, d’apparitions et de miracles, nous apprit enfin le sujet du désir qu’il avait eu de nous accompagner jusqu’à ce lieu. Ce n’était rien moins que l’espérance de découvrir, parmi les cavités de ces ruines, l’entrée de la Grotte enchantée, qui contient une colonne d’argent massif avec quantité d’autres choses précieuses. Il nous assura que c’était l’opinion de tout le pays que quiconque avait l’âme assez pure, et serait assez favorisé pour pénétrer dans cette caverne mystérieuse, y trouverait sans contredit des trésors suffisants pour acheter tous les troupeaux des plaines de la Pouille. Cet honnête homme était sûr d’obtenir la préférence, parce que peu de jours auparavant il avait été faire ses dévotions à la Madonne de l’incoronata, et n’avait rien négligé de tout ce que l’église prescrit pour purifier son âme. Il ne put s’empêcher d’être surpris, lorsqu’en parcourant tous les coins et recoins de ce lieu, aucun de nous ne put trouver un creux de plus d’un pied de profondeur. Il nous dit, avec un air qui peignait la honte et l’embarras, qu’il se rappelait à présent que plusieurs gens de bien de sa connaissance, entre autres un capucin qui menait la vie la plus exemplaire, n’avaient pas été plus heureux que lui dans les recherches qu’ils avaient faites de cette caverne enchantée.
Comme il paraissait croire que notre présence était contraire à l’influence de son heureuse étoile, nous le quittâmes, en lui donnant le seul argent que probablement il était destiné à gagner ce jour-là, et nous continuâmes notre voyage le long de la mer. Aussi longtemps que nos jeux purent le distinguer, nous le vîmes qui courait çà et là de l’air le plus occupé en cherchant sa grotte chimérique.
Nous traversâmes un pays riche et cultivé jusqu’à l’embouchure de l’Ofanto, où nous passâmes un pont et entrâmes dans la terre de Barri. À trois lieues plus loin nous arrivâmes à Barletta.
Cette ville, vue du dehors, paraît être absolument en ruines : ses murs s’écroulent de toutes parts, et ses fossés sont comblés de décombres ; mais l’intérieur de la ville est magnifiquement bâti. Quoique peu peuplée, elle présente l’idée de la capitale d’un état puissant réduit à l’état de province conquise. De fréquents changements de maîtres, une mauvaise administration et la décadence du commerce ont ruiné Barletta. Ses rues sont larges et bien pavées, ses maisons spacieuses et élevées, et la cathédrale est remarquable par ses colonnes antiques de granit.
En partant de Barletta, nous vîmes devant nous la ville de Trarsi [Trani], située dans une presqu’île, à la distance de six milles. Aussitôt que nous y fûmes arrivés, nous allâmes rendre nos devoirs au preside, à qui nous, présentâmes une lettre du secrétaire d’état. Il nous donna un ordre pour que tous les couvents de son district eussent à nous loger et à nous bien recevoir. Nous étions pourvus de semblables recommandations pour chaque province, et c’est le meilleur moyen qu’on puisse prendre lorsqu’on veut voyager dans un pays si mal fourni d’auberges. Nous passâmes notre après-dîner avec l’archevêque, prélat respectable et instruit. Il nous apprit qu’il n’avait rien négligé pour introduire le goût de l’étude et de la littérature dans son diocèse, mais jusqu’ici sans aucun succès ; car les Trarsiens sont, nous dit-il, un peuple fort gai, gente multo allegra, mais malheureusement né avec une aversion invincible pour l’application. Quoiqu’entièrement sous ses ordres, les étudiants trouvaient moyen de l’attraper ; et souvent lorsqu’il croyait le séminaire entier enseveli dans le silence, et livré à la plus profonde contemplation ou à l’étude de la théologie, il était bien étonné, en entrant dans la cour, de voir tout le monde occupé à danser. Nous eûmes lieu de nous convaincre qu’il n’exagérait point dans ce qu’il avait dit, car je n’ai jamais entendu un bavardage aussi complet, et un tintamarre aussi bruyant que celui qui se fit entendre toute la journée sous nos fenêtres. C’est une maxime établie à Trarsi, par un usage d’un temps immémorial, qu’on ne travaille jamais l’après-midi. Il est de règle de passer ce temps à dormir, à bavarder et à ne rien faire. Nous ne pûmes jamais obtenir du maréchal de ferrer un de nos chevaux le soir.
Bisseglia [Bisceglie] est éloignée de quatre milles de Trarsi. C’est une jolie ville entourée de vergers et de maisons de campagne. Ses murs, bâtis en pierre, sont très élevés. Les recherches que je fis pour retrouver les anciens édifices dont il est fait mention dans une des descriptions de cette ville, ont été sans succès.
Le clergé offre à la dévotion des Bissegliens, le sang liquéfié de St. Pantaléon et de deux autres martyrs, miracle qui a lieu tous les ans. Ce genre de prodige était en usage chez les Grecs du Bas-Empire, qui introduisirent plusieurs opinion et pratiques religieuses dans cette province. Cependant les liquéfactions miraculeuses sont encore plus anciennes dans la Pouille.
Nous eûmes du froid et de l’humidité dans notre voyage de l’après-midi. Le vent soufflait de la mer, et le chemin, passant sur un roc pelé et fort élevé, nous exposa à toute sa violence. Le pays est plat et séparé par des murs en pierres sèches : le sol est naturellement maigre, et produirait à peine quelques brins d’herbe, si les gens du pays n’avaient trouvé la manière de le rendre meilleur, au moyen d’un engrais abondant de plantes marines pourries.
Bari a beaucoup d’apparence de loin. Nous logeâmes au couvent des Dominicains où le bon prieur nous donna sa propre cellule. Notre obligeant hôte nous fit servir un souper abondant en poisson, jaloux de soutenir à cet égard la réputation de Bari. La grande quantité et l’excellente qualité du poisson attestent qu’Horace connaissait parfaitement les avantages qui étaient particuliers à son pays.
À peu de distance de la ville, dans un endroit qu’on dit avoir servi de cimetière à l’ancien Bari, le hasard a fait découvrir une quantité de vases funéraires, connus des antiquaires sous le nom de vases étrusques; car, pour un de ces vases faits en Toscane, il y en eut mille faits en Campanie, où la même espèce de poterie était d’un usage habituel : ils sont fort estimés pour leur légèreté, leurs belles formes et la science profonde qu’on suppose cachée sous les caractères ambigus et les divers groupes peints tout autour, en couleur d’un jaune foncé sur un fond noir. Ces figures et la forme de ces vases n’ont pas peu contribué à former le goût et à enrichir l’imagination de nos artistes en porcelaine ; mais elles ont très peu contribué au progrès de nos connaissances en histoire et en antiquités ; car on est à peine parvenu à en expliquer un seul à la satisfaction des savants. La grande vogue que ces vases ont eue parmi les gens curieux et riches de ce siècle, a fait imaginer aux Italiens de les contrefaire, et il n’est pas rare de voir aujourd’hui un jeune amateur acheter une cruche moderne, bien imitée par les cassures et la crasse qui l’entoure, pour un véritable vase antique. Un habitant de Bari, qui en possédait, il y a peu de temps, une collection complète, m’apprit que les plus beaux avaient été trouvés dans un grand sépulcre, environ trois pieds en terre. Il contenait un squelette enfermé dans un cercueil de pierre, autour duquel ces vases étaient rangés et vides. Encouragé par cette découverte, il fit fouiller dans divers autres endroits de ses vignes, et rencontra des voûtes semblables, mais point de vases d’un bon grain et d’un travail fini.
À l’extrémité sud de la péninsule, est un port qui offre un abri passable aux petits bâtiments. Il fut un temps où son commerce était très florissant, comme étant à la fois le marché des Dalmatiens et des Levantins ; mais les droits exorbitants et les entraves malentendus qui embarrassent le commerce de ce royaume, ont depuis longtemps chassé les marchands ailleurs. Malgré cela, les habitants de Bari, dont le nombre se monte à près de dix-sept mille, sont un peuple laborieux et actif, et ne laissent pas encore de faire un certain commerce en huile et en amandes ; et outre ces deux articles principaux, ils fournissent encore beaucoup de potasse, de savon, d’anis et d’ail, aux îles Vénitiennes.
La première ville que je rencontrai en continuant ma route, fut Mola-di-Bari, qui contient environ six mille âmes, agréablement située sur des roches, et ayant de loin beaucoup d’apparence. Je ne sais pas si de plus près elle offre quelque chose de remarquable, mais je ne voulus pas m’y arrêter ; j’allai dîner à Polignano, à un mille plus loin. C’est une petite ville perchée, ainsi qu’un nid d’oiseau, sur le haut d’un rocher énorme qui s’élève à pic au-dessus de la mer. Depuis Bari, le sol n’est pas bon, et ne produit que des oliviers, objet principal de la culture des habitants ; car l’huile est le grand article du commerce de cette province.
Pendant qu’on préparait mon dîner, je m’amusai à voir des paysans qui jetaient des boules de bois avec leurs pieds : ils sont extrêmement adroits à ce jeu : ils élèvent la balle avec les doigts des pieds et la jettent, à une distance considérable, le long d’un grand chemin aussi raboteux que les glaciers de la Suisse. L’après-midi mon voyage fut agréable ; pendant cinq milles je traversai des bois d’oliviers jusqu’à Monopoli. Cette ville, ainsi que presque toutes celles de cette côte, a une grande apparence de magnificence, qui s’évanouit quand on s’en approche. Les environs sont bien plantés en figuiers, amandiers, et un petit nombre de citronniers et d’orangers. Je n’ai vu qu’un seul jardin qui eût des arbres toujours verts. Les oliviers sont la principale richesse. L’étendue des plantations de cet arbre utile est étonnante. On m’a assuré que, depuis Monopoli, les bois d’oliviers s’étendaient de trois côtés pendant douze milles.
À un mille de Monopoli, le paysage s’étend, et présente à droite une longue chaîne de montagnes couvertes de bois ; les plantations d’oliviers qui sont dans la plaine, sont remarquables par leur grande étendue, l’épaisseur de leur feuillage et la grosseur des arbres. On les taille en forme de coupe, en élaguant le milieu, comme les jardiniers taillent les pommiers et les poiriers. Ce procédé leur procure, dans toutes les parties, l’influence de l’air et du soleil, et les fait mûrir promptement.
À six milles plus loin, sont les ruines d’Égnatia, qui était l’avant-dernier gîte d’Horace à Brindes : elle est maintenant connue sous le nom de Torre-Dagnazzo. Il n’en reste plus qu’une partie du rempart, qui, auprès de la mer, se trouve bien conservée jusqu’à la naissance du parapet. Il y a auprès quelques arches et des voûtes.
Le petit nombre de villageois qui habitent ces ruines, n’ont plus de temple dans lequel ils puissent faire brûler de l’encens sans feu, pour amuser ou étonner les voyageurs : mais ce secret n’est pas perdu dans le royaume ; et soit qu’il ait été conservé par tradition, ou découvert de nouveau, on le pratique encore avec succès.
Aussitôt que nous nous fûmes reposés un peu, nous nous éloignâmes successivement de la mer, en tirant vers les montagnes : nous traversâmes un bois d’oliviers qui nous procura une ombre très agréable. Des bandes de tourterelles voltigeaient sans cesse à travers le chemin : mais quoiqu’elles passassent souvent auprès de moi, je respectai trop les vertus que les poètes leur attribuent, pour me permettre d’en tirer. Les jeunes sont très recherchées pour la délicatesse de leur chair. La manière de les tuer est assez curieuse. Lorsque le soleil est au zénith, et que le jour est bien clair, des chasseurs s’en vont en cabriolet sous les oliviers, et marchent ensuite lentement, mais sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent quelque tourterelle perchée sur une branche. Le pauvre oiseau, frappé de cette vue extraordinaire, ou ébloui par le mouvement des roues, fixe les yeux, et se met à tourner la tête en imitant leur mouvement : lorsqu’il est étourdi, un des chasseurs descend légèrement de la voiture et le tire. On place aussi à différents endroits de petits bassins de pierre, qu’on remplit d’eau ; ces oiseaux y viennent boire, et le chasseur, qui s’est mis en embuscade derrière un buisson, les tire à son aise.
Après avoir fait six milles, nous arrivâmes à Ostroni [Ostuni] : c’est une pauvre ville épiscopale, située sur le sommet d’un précipice, au-dessus d’une forêt d’oliviers. L’extérieur d’Ostroni était si peu engageant, que je résolus d’aller ce jour-là jusqu’à Francavilla, où, par les ordres du prince, je fus reçu et traité avec des égards particuliers.
Je devrais regarder le lendemain de mon arrivée ici comme le plus beau jour de ma vie, car on m’y rendit des honneurs qui auraient pu tourner la tête à un simple gentilhomme anglais. J’étais à peine habillé, que Don Dominico, l’intendant du prince, me fit demander audience. Il avait été secrétaire de la princesse, et avait tous les talents requis pour faire un parfait maître de cérémonie. Ayant été introduit avec son habit de gala, de couleurs bien bigarrées et bien antiques, il me témoigna combien il avait été désagréablement surpris de voir qu’au lieu de deux nobile signore que le prince son maître lui avait annoncés, il n’en avait vu arriver qu’un. Lorsque je lui eus dit la raison qui avait, empêché mon ami de venir, il s’étendit en compliments de condoléance très pathétiques, et me promit que l’aumônier ferait des prières pour prompt rétablissement. Au même instant, le recteur du village, le père gardien des capucins et le corps des magistrats arrivèrent en grande cérémonie. Le premier m’adressa une harangue courte mais polie, qu’il ne rendit pourtant qu’avec embarras. Mon introducteur des ambassadeurs me dit à l’oreille que le recteur avait composé un discours très éloquent pour deux illustres voyageurs ; mais qu’en apprenant qu’il n’y en avait qu’un, il n’avait pu s’en server, n’ayant pas eu le temps d’arranger toutes les figures de rhétorique qui avaient été composées pour deux. Ce que je perdis de son discours, fut compensé par celui du moine, qui, en parlant du nez, et en me faisant plusieurs révérences, me gratifia de toutes les vertus possibles, et s’exprima en métaphores si bizarres, qu’il enchanta tous ses auditeurs, et pensa me faire oublier mon rôle. Il apprit à la compagnie que je voyageais dans les pays étrangers pour faire une provision d’huile pour les lampes des sciences de mon pays ; que mon esprit naturel servait de cruche, et que mon éloquence était la flamme. Je fus trop heureux de me débarrasser de mes orateurs, et j’allais les conduire jusqu’à porte, lorsque mon mentor m’arrêta tout court, de crainte que je ne leur fisse trop d’honneur.
On me conduisit ensuite à la chapelle, où les musiciens de la Ville exécutèrent une messe. Un nuage d’encens obscurcit l’église pendant tout le service, après lequel Don Dominico me mena voir la ville, ou plutôt me fit voir par la populace, car elle nous suivit pendant tout le temps. J’étais parfaitement ennuyé de ma gloire, et je m’y serais certainement dérobé, si je n’avais craint de faire trop peine à mes hôtes.
Francavilla est grande et bien bâtie : les rues sont larges et droites, et les maisons, quoique d’une architecture lourde, ont de l’apparence. Depuis 1734, qu’un tremblement de terre renversa une partie de la ville, les habitants n’osent pas élever leurs maisons de plus d’un étage. La grande rue passerait pour belle, même dans une capitale. Les avenues par lesquelles on arrive à la ville, sont bien plantées et offrent ombrage agréable. Les habitants, au nombre de douze mille, vivent du commerce de leur huile et de leur coton, dont ils font de très beaux bas.
La demeure du prince est un château triangulaire, entouré d’un fossé sec : les appartements sont spacieux ; mais comme depuis longtemps les propriétaires n’y ont point paru, tout y a le caractère de l’abandon et de la décadence.
Après ma promenade, j’allai faire un dîner somptueux ; mais comme le cuisinier, qui n’a jamais été fort habile, était retiré depuis vingt ans, il voulut ce jour-là montrer ses talents dans une grande occasion ; de sorte qu’il me fut presqu’impossible de manger de ses ragouts, et même de pouvoir distinguer un seul plat. Je ne pus jamais obtenir de Don Dominico, ni de personne de la compagnie, de se mettre à table avec moi ; dé sorte que, comme le gouverneur Sancho, je me vis entouré de mes officiers, de mon médecin, de mon aumônier et de mes musiciens. Je différai cependant du chevalier errant, car le médecin, au lieu de m’enlever mes plats, avait grande attention de me les vanter et de me presser d’en manger ; mais je remarquai qu’il n’osa, risquer d’en nommer aucun.
Après ce repas, aussi long qu’ennuyeux, on me laissa pour faire la sieste, et le soir on me régala de la tragédie de Judith et d’Holopherne, jouée par les jeunes gens de la ville, sur le théâtre du château. Leur accent, leurs gestes forcés et les bévues de langage qu’ils faisaient, firent de ce misérable drame une véritable farce. Lorsque l’héroïne tua le général, la salle entière trembla d’applaudissements ; la partie supérieure de son corps fut cachée par les coulisses, ses jambes étaient étendues sur le théâtre, et marquaient si bien les angoisses de la mort, par ses convulsions et ses coups de pieds, qu’il attendrit tous les cœurs, ravis d’une si belle exécution.
Judith se présenta ensuite, et récita un long monologue, tenant son épée d’une main, et une tête à perruque dégoûtante de sang de l’autre. Jamais actrice tragique, ne fut renvoyée du théâtre avec des applaudissements plus brillants et plus sincères.
Je fis une course à Oria, ville bâtie dans une situation pittoresque, sur trois montagnes, au milieu de la plaine. Le château et la cathédrale sont hardiment établis sur les sommets les plus élevés. Ce lieu est originairement une colonie de Crétais, ses médailles portent un minotaure.
Je continuai ma course à quelques milles plus loin, vers le sud, jusqu’à Casal-Nuovo, ville considérable, mais sans aucun édifice remarquable. Elle contient environ quatre mille habitants. Ils ne sont connus que pour le goût qu’ils ont pour la chair des chiens ; c’est en quoi je leur connais peu de rivaux. Nous ne vîmes pas un seul de ces animaux dans les rues. Malheur au pauvre barbet qui suit son maître dans ce pays de cannibales. Je ne pus obtenir de mon conducteur de m’avouer s’il nourrissait des troupeaux de chiens, comme on élève ailleurs des troupeaux de moutons, ou s’il se donnait quelque peine pour les engraisser, afin de rendre leur chair meilleure, soit en les châtrant, soit en leur donnant quelque nourriture particulière. On dit que la chair de cheval se vend publiquement au marché de Bari et de Francavilla. Le bailli de cette seigneurie m’apprit que les belles-lettres y étaient fort cultivées. Il pouvait, disait-il, nommer, sans se compter, douze hommes très savants qui composaient une académie, savoir : deux médecins, deux apothicaires et huit gens de loi. Il n’y a ici ni commerce ni manufactures.
Je partis de Francavilla avec quatre hommes bien armés et bien montés. Tous les grands barons entretiennent un certain nombre de gens de confiance, braves et déterminés, pour protéger leurs vassaux, escorter les paiements qu’on leur fait, et empêcher les dévastations sur leurs champs et dans leurs forêts. Mais comme je n’avais nulle crainte d’être attaqué, je me débarrassai de cette suite inutile le plutôt qu’il me fut possible. J’avançai tout doucement pour jouir de l’air pur du matin, et pour examiner le pays à mon aise. J’arrivai au haut de la plaine d’Oria ; et, par une descente assez roide, je descendis dans celle de Tarente. La séparation ne se fait pas graduellement, mais tout d’un coup, par une barrière de rochers à pic. Après avoir passé par de très beaux vergers, j’aperçu Mare-Piccolo, ou la petite mer au-delà de laquelle s’élève la ville de Tarente [Taranto].
Peu après je passai près d’un monceau de décombres que les antiquaires disent être le reste de la muraille des Japigiens. Elle avait anciennement quarante milles de long et s’étendait d’une mer à l’autre. Je mis pied à terre pour jouir des charmes de ce lieu agréable et solitaire ; et tandis que mes yeux parcouraient ce beau paysage, mon imagination s’égarait dans de tristes réflexions sur les vicissitudes et les destins des empires, et sur le sort de Tarente en particulier. Il régnait dans ce moment un morne silence dans ce port, jadis le rendez-vous de tous les vaisseaux de l’univers ; un seul bateau pêcheur troublait alors le sein de ses eaux, où jadis la nombreuse flotte des Carthaginais avait déployé son pavillon. De tous les temples, gymnases, théâtres et autres monuments de la gloire et de l’opulence de Tarente, il ne reste pas une seule colonne sur la hauteur où jadis cette ville fut assise. Quelques couvents indiquent son ancienne situation, tandis que la ville moderne, resserrée dans une petite île, occupe la place où était l’ancienne citadelle. Mais malgré ce changement dans le destin de Tarente, son site offre encore des beautés sans nombre. Un pont assez long, composé de sept arcs, joint la ville au continent du côté du nord. La mer passe à travers avec une grande impétuosité.
On comparé Tarente à un vaisseau, pour la forme : le château qui est à l’extrémité en représente la proue ; la grande église, le grand mât ; la tour de Raimond d’Orsini, le beaupré ; et le pont, le câble.
Ferdinand Ier, craignant une attaque de la part des Turcs, fit couper l’isthme pour laisser passer la mer. Philippe II fit élargir et creuser ce passage, pour y faire passer des vaisseaux. Mais il a été ensuite comblé par les sables et les immondices ; de sorte que ces eaux devenues stagnantes, étaient très nuisibles. L’air de Tarente en fut extrêmement altéré jusqu’en 1755, qu’il fut encore ouvert par les ordres du roi. Les rues sont sales et étroites, surtout la Marina, qui s’étend le long de Mare-Piccolo ; elle est sans doute la plus affreuse habitation de l’Europe, et ne peut le céder à cet égard, qu’au ghetto des juifs à Rome. La cathédrale est très peu de chose, et il est bien triste que la chapelle du patron ait été décorée aux dépens de presque tous les monuments de l’ancienne ville. Les colonnes de granit tirées des ruines de ces temples, sont entassées sans goût et sans proportion dans cette église. La place qui se trouve auprès du pont, est la seule de quelque étendue ; c’est le rendez-vous de tous les citoyens pendant l’été ; ils s’y rassemblent autour de la fontaine pour respirer l’air frais de la soirée et s’y rafraîchir. Tarente moderne ne saurait dans toutes les saisons se vanter de cette salubrité qui rendait l’ancienne ville les délices des gens voluptueux et l’asile des valétudinaires.
À peine était-il jour, que mon impatience me fit sortir de la ville, pour aller examiner les ruines de l’ancienne Tarente, ville dont la description m’avait si souvent enchanté dans mes lectures, et que sa gloire et ses malheurs rendent vraiment intéressante. Je parcourus inutilement les champs et les jardins, en examinant, avec l’attention la plus scrupuleuse, chaque pierre qui pouvait avoir l’apparence de l’antiquité ; mais, à mon grand étonnement, je n’en pus découvrir la plus légère trace. À peine reste-t-il le moindre vestige de cette ville, et jamais rien n’a été plus complétement effacé de dessus la terre, que ne l’est Tarente. Ses pompeuses annales ont besoin d’être aussi authentiquement attestées qu’elles le sont par les historiens qui avaient été témoins oculaires de son existence, pour croire qu’une ville jadis rivale de Rome, avait élevé ces superbes tours et déployé de nombreuses armées sur ces montagnes solitaires. Je revins à la ville en suivant les bords de Mare-Piccolo, promenade agréable qui jouit de la plus belle vue. Près du couvent d’Alcanterine, est un monticule entièrement composé de coquillages dont les anciens se servaient pour la composition de la teinture de pourpre si renommée. Nous lisons dans certains auteurs, qu’on teignait les toisons sur les corps des brebis, mais nous n’avons aucun renseignement des procédés ni des avantages de cette méthode.
Les Grecs, qui n’ont jamais été en peine de trouver une fable ingénieuse pour excuser leur ignorance sur les causes et l’origine des choses, n’ont pas manqué d’attribuer au chien d’Hercule la découverte de la pourpre ; ils disaient que ce chien, en courant sur la plage, rencontra un de ces testacées qu’il écrasa avec ses dents. À l’instant une teinte, impossible à effacer, couvrit sa gueule, et cet événement fit naître la première idée de teindre les étoffes de cette couleur. Il n’y a pas de doute que cette teinture n’ait été en usage dès la plus haute antiquité. Moïse et Homère font mention de couleurs composées, et la femme d’Alcinüs est représentée filant de la laine teinte en pourpre.
Une situation douée d’un climat aussi délicieux, et qui offrait un des plus beaux ports du monde, doit avoir attiré de bonne heure l’attention des navigateurs orientaux qui, comme Colomb, Drake et Cook, allèrent à la recherche de pays inconnus. Sans doute quelques-uns d’entre eux tentèrent de pénétrer dans le golfe Adriatique, dans l’espérance d’y rencontrer des sources de richesses qui n’avaient point encore été employées, et des établissements commodes pour des colonies que l’excès de la population obligeait à faire sortir. Considérons Taras comme un autre Cortez, mais au lieu de le faire chef d’une troupe d’assassins superstitieux, supposons-le à la tête d’une horde d’hommes civilisés et pleins d’humanité, qui désiraient se procurer un établissement avantageux dans un pays étrangers, mais qui ne voulaient pas en poser les fondements par le meurtre de ses premiers habitants: la sagesse et la modération de ces aventuriers attirèrent l’amitié des sauvages, habitants naturels du pays : le sentiment d’un amour mutuel réunit bientôt ces deux peuples. Dans la suite, le chef de ces étrangers passe pour être de la race des dieux, et ses compagnons connaissent trop bien l’avantage de cette erreur pour ne pas chercher à l’accréditer.
Tous les chefs d’expéditions maritimes, et même tous ceux des peuples qui habitaient près de la mer, étaient appelés dans le langage figuré de ces siècles dont les expressions les plus simples sont des énigmes pour nous, enfants de l’Océan, de Neptune, ou de quelque autre divinité maritime. Les vaisseaux de la grande espèce recevaient le nom de quelque monstre de la mer, ou de quelque animal terrible, terrestre. Le taureau d’Europe était un vaisseau du premier rang ; le bélier de Phryxus en était un du second ; et il y a lieu de croire que la colombe envoyée par Jason, était un bâtiment léger propre à la découverte. Le dauphin que l’on trouve sur les médailles, de Tarente, portant un homme nu, assis sur son dos, avait peut-être été frappé en mémoire de Taras et de son vaisseau.
La démocratie fut introduite à Tarente vers la dix-septième olympiade : la doctrine de Pythagore s’y établit et contribua merveilleusement à polir les mœurs, à étendre les idées et à former le jugement de ce peuple naturellement porté au commercé des arts et des sciences. La prospérité du commerce fut un des premiers objets de ses législateurs. Les Tarentins savaient bien que les Égyptiens, les Phéniciens et les Grecs n’étaient pas moins redevables au commerce qu’aux armes, du haut degré de gloire et de puissance où ils étaient parvenus : en conséquence on mit tout en œuvre pour exciter l’émulation parmi les citoyens, pour former une puissance maritime, pour attirer les étrangers, en un mot, pour faire de leur ville le centre du commerce de l’univers. Son heureuse situation seconda leurs efforts : elle était également commode pour celui de l’Illyrie, de l’Italie, de la Grèce, de l’Asie et de l’Afrique. Il faut se rappeler que les navigateurs anciens considéraient la Méditerranée comme ceux de nos jours considèrent l’Océan ; l’Espagne, comme nous le Pérou ; Tyr et quelques autres états sur les côtes, comme nous considérons l’Angleterre et la Hollande, c’est-à-dire comme de grandes puissances maritimes. Tandis que l’Égypte et la Perse étaient pour eux ce que sont pour nous les grands états du continent dans cette vaste étendue de côtes, depuis Reggio jusqu’à Seponte ; Tarente était le seul port qui pût offrir un asile dans les tempêtes, car on ne croit pas que celui de Brindes existât alors. Chaque département du gouvernement de Tarente était calculé pour l’avantage du commerce, et ses cérémonies religieuses et ses fêtes étaient instituées pour encourager l’échange mutuel et attirer les étrangers. Mais lorsque dans la suite les abus se glissèrent dans le gouvernement de l’état, et que des plaisirs frivoles et tumultueux succédèrent aux vues d’une sage politique, on remarqua que son calendrier contenait plus de fêtes qu’il n’y avait de jours dans l’année.
On pourrait en dire autant de Rome moderne, où chaque jour offre la fête d’un patron, l’anniversaire de la consécration d’une église ou du transport d’une relique, ou de toutes ces choses à la fois, outre les processions et autres solennités. La différence des principes entre les deux religions, fait que ces fêtés modernes n’entraînent pas la même gaîté ni les mêmes excès que chez les païens.
La puissance de Tarente s’accrut avec ses richesses, et devint supérieure à celle de toutes les autres colonies de la Grèce. Le nombre de ses citoyens se montait à trois cent mille. Treize villes considérables reconnaissaient ses lois, et ses flottes dominaient sur toutes les mers. La plus brillante époque de son histoire fut sous le gouvernement d’Architas, dont la science profonde dans la philosophie et dans la mécanique n’empêchait pas les talents en politique : ses vertus avaient acquis toute la perfection où la loi naturelle peut conduire les hommes. Il passe pour avoir été l’inventeur de plusieurs instruments utiles, et pour avoir perfectionné ceux déjà connus. Pour cimenter de plus en plus l’union des colonies grecques, il institua des assemblées nationales à Héraclée, ville dépendante de Tarente, où tout ce qui avait rapport à l’intérêt général devait se discuter. Avec lui finit la véritable prospérité de sa patrie. Le luxe et la débauche acquirent assez d’empire pour corrompre et pervertir tous les principes de gouvernement et de morale, pour corrompre les corps et le courage des citoyens, ce qui exposa la république faible et sans défense aux insultes des barbares dont elle était entourée. Les beaux-arts n’en continuèrent pas moins à fleurir ; le luxe et la mollesse semblent favoriser leur accroissement, comme un sol fertile et abondant favorise celui d’une belle plante. Quoique leurs grossiers conquérants nous aient privés de leurs beaux ouvrages de sculpture, d’architecture et de peinture, on peut se former une idée de leur perfection par la beauté de leurs médailles qui nous restent : le grand nombre de savants nés à Tarente, ou élevés dans ses écoles, est une preuve suffisante du prix qu’on y attachait aux sciences et aux belles-lettres.
Tarente n’offre plus aujourd’hui même l’ombre de cette fière république qui osa se déclarer la rivale de Rome, et elle ne serait pas même la résidence d’un grand seigneur. Pauvre et languissante dans son commerce comme dans ses manufactures, elle se console par les privilèges dont elle jouit, et par l’avantage qu’elle a de relever immédiatement du roi.
Ses habitants négligent la culture de leurs terres, pour s’adonner totalement à la pêche. Ce genre d’industrie est moins gêné, exige moins de travail et offre plus de profit. Leurs terres sont cultivées et leurs blés coupés par les Calabrais: leurs pâturages sont couverts des troupeaux de l’Abruzze, tandis que les habitants de Tarente semblent imiter l’indolence et les mœurs douces de leurs aïeux, du moins autant que leur pauvreté peut le leur permettre : ils aiment encore passionnément les plaisirs, et c’est en cela seulement qu’ils montrent de l’ardeur: ils sont affables et d’un commerce aimable pour les étrangers; ils grasseyent en parlant, et leur prononciation est plus agréable que celle des peuples voisins. Les femmes y accouchent avec une grande facilité, et regardent comme un très léger inconvénient les dangers et les douleurs si terribles aux yeux des femmes des autres pays. Il n’y a pas d’exemple à Tarente d’une seule femme morte en couche.
Voyage de Reggio à Naples.
Ville de Gallipoli. — Celle d’Otrante. — Musiciens vagabonds, — Ville de Brindes. — Son état ancien et moderne. — Histoire de la Tarentule et de sa danse. — Diverses opinions des médecins sur le genre de cette maladie. — Plaines de la Pouille. — Bénévent.
Les fortes chaleurs que j’avais éprouvées dans la Calabre, m’engagèrent à remettre à l’hiver suivant mon voyage en Sicile : en conséquence je m’embarquai sur un vaisseau français pour Gallipoli. Le vent de Siroc, assez violent, qui s’éleva pendant la nuit, rendit notre traversée un peu incommode, quoique très prompte.
Gallipoli est situé sur un rocher qui communique au continent par un pont, auprès duquel se trouve une fontaine d’excellente eau. Dès la plus haute antiquité, ce lieu parut si favorable au commerce, que toutes les puissances maritimes désirèrent s’en assurer la possession, et c’est avec raison qu’on peut reprocher au gouvernement de n’avoir rien fait pour l’améliorer. Cette ville n’offre plus aujourd’hui ni port ni abri. Le nombre de ses habitants n’excède pas six mille, mais ils sont très aisés, vifs et enjoués, et en général instruits. Les bâtiments sont assez beaux, et on rencontre dans les églises quelques bons tableaux. On y faisait jadis un commerce assez considérable de soie et de safran ; mais différentes vexations ont fait abandonner ces deux branches d’exportation. Les huiles forment le principal objet de commerce. Le vin du pays est bon, mais on n’en fait qu’une petite quantité, ce qui est occasionné par la sécheresse du climat et par le peu de profondeur du sol. Les négociants de Naples achètent longtemps d’avance les huiles d’une année à l’autre. Le gouvernement détermine ensuite le prix, ce qui est avantageux aux commerçants, mais très à charge aux propriétaires, ce dont le gouvernement s’embarrasse fort peu.
Le 17 je partis pour Naples, en m’écartant un peu de la route ordinaire, pour aller voir Nardo [Nardò] et Otrante [Otranto]. Nardo est située à neuf milles de Gallipoli ; la route est belle et agréable : on a partout la plus belle vue de la mer. La ville contient huit mille habitants. Le clocher de la cathédrale est d’une architecture gothique, d’un style peu commun, mais d’un bel effet. Luc Jordan et Solimène ont orné cette église de très belles peintures.
La ville d’Otrante est située sur une hauteur ; elle est petite et ne contient que trois mille habitants. Son port, quoique médiocre, serait pourtant fait pour y attirer du monde. Il n’y en a aucun autre qui soit aussi commodément situé pour faire le commerce avec la Grèce. Le golfe n’a ici qu’environ soixante milles de large. La cathédrale d’Otrante est un bâtiment gothique, le sanctuaire est sous terre, ainsi que cela se pratique dans la Pouille : les colonnes sont de granit et des plus beaux marbres.
Je fus régalé l’après-midi de la musique de ces musiciens vagabonds qui jouent pendant les fêtes de Noël dans les rues de Rome et de Naples : ils sont tous de la Basilicate, où les montagnards apprennent dès l’enfance à manier d’une main la bêche et de l’autre le flageolet ou la musette. Chez ces sauvages de l’Italie, la musique n’est pas seulement un art d’agrément ou de luxe, mais un talent excité par le besoin. Leur occupation ordinaire est de faire des coupures pour dessécher le pays ; mais comme tous les ans ils ne trouvent pas des ouvrages de ce genre, ils font recours alors à leurs instruments, et par petites bandes, vont parcourir l’Italie, la France et l’Espagne : on en a vu pousser leurs courses jusques en Amérique, et revenir riches, pour leur pays, du profit de leur mélodie pastorale. Tous les instruments sont fabriqués par les bergers eux-mêmes, suivant les formes, les grandeurs qu’ils ont apprises par tradition, et que l’expérience leur a fait imiter.
Lecce, capitale de la terre d’Otrante, siège de son tribunal de justice, est la seconde ville du royaume, mieux bâtie et mieux pavée qu’aucune autre. Si ses architectes eussent eu la moindre étincelle de goût, ses bâtiments offriraient un très beau coup d’œil ; car la pierre, qui est d’un beau blanc, est si molle que, lorsqu’on la tire de la carrière, elle est susceptible d’être façonnée comme de la cire, et d’être taillée avec la plus grande facilité ; malgré cette qualité, elle ne tarde pas à prendre à l’air toute la consistance nécessaire. Ainsi, on se saurait trouver nulle part des matériaux plus propres à toute espèce d’ornements d’architecture, ni susceptibles d’être plus délicatement travaillés. Le nombre des habitants de Lecce ne monte pas à treize mille, ce qui est peu, eu égard à l’étendue de la ville. Lecce passe pour être dans ce pays ce qu’était Thèbes dans la Grèce. Il est, dit-on, facile de distinguer les natifs de cette ville du reste des autres napolitains, par leur pesanteur et leur stupidité.
De Lecce à Brindes il y a vingt-quatre milles. Le pays est vilain, mal habité et peu cultivé. À mesure que nous avancions, le pays devenait meilleur, mais n’en portait pas moins le caractère de la misère et de la dépopulation.
Brindes est une très grande ville, à ne considérer que le circuit de ses murs ; mais les maisons habitées en remplissent à peine la moitié. Les rues sont mal alignées et inégales, les habitants sont pauvres et mesquins : on n’y trouve pas une seule église ni un édifice remarquable. Il reste fort peu de chose de l’antique Brindes, si ce n’est une infinité de tronçons de colonnes qui servent de bornes aux maisons.
Le port est double, et c’est le plus beau de la mer Adriatique : la partie extérieure est formée par deux promontoires qui s’éloignent à mesure qu’ils avancent dans la mer, et ne laissent, au sommet de l’angle qu’ils forment près de la ville, qu’un passage fort étroit. L’île de St. André, sur laquelle est un fort, se trouve placée entre ces deux caps, et défend tout le port dés fureurs de la mer. Dans cet espace triangulaire, de très gros vaisseaux peuvent être en sûreté, et auprès de la ville : les montagnes s’éloignent en demi-cercle, pour former le port intérieur qui semble embrasser la ville, le tout formant une tête de cerf avec ses deux bois. On ne peut rien voir de plus beau ni de plus commode pour le commerce que ce port intérieur : il est très profond ; sa longueur est de deux milles et demi, et sa plus grande largeur de mille ou douze cents pieds. La ville et les montagnes l’abritent de tous les côtés. Il n’existe pas, dans tout le royaume, une situation plus commode pour le commerce que celle de Brindes : elle réunit un sol riche, un port profond, une rade sûre ; et cependant, on n’y trouve ni commerce, ni industrie, ni population. Tous les maux qui désolent cette malheureuse ville proviennent de ce que le canal qui communique aux deux ports est bouché ; et on peut dire que la première cause de ce mal remonte au temps de Jules César, lorsqu’il entreprit d’y bloquer la flotte de Pompée. Il enfonça des pilotis dans toute la partie basse qui sépare les deux montagnes, y fit jeter de la terre, des arbres, et des décombres de toute espèce et avait presqu’achevé son ouvrage, lorsque Pompée força le passage et se sauva en Grèce.
Quel funeste changement ! Cet état malheureux engagea enfin les tristes restes des citoyens de s’adresser au gouvernement et de proposer les moyens de nettoyer le port. On y a réussi en partie par le moyen des machines et par le travail des galériens. On a déblayé presque tout le chenal, et c’est déjà un très grand pas de fait pour le commerce. Si l’ouvrage se trouve avoir assez de solidité pour résister à la fureur des vagues, et si l’on peut trouver un moyen de détourner les monceaux de sable que la mer entraîne à chaque marée, et qui se déposent naturellement où le courant les entraîne, cette entreprise immortalisera le ministre qui l’a protégée, et les ingénieurs qui en ont dirigé l’exécution.
En nettoyant le chenal, on a trouvé plusieurs médailles et cachets, et on a arraché plusieurs de ces pilotis enfoncés du temps de César. Ce sont de petits chênes dépouillés de leur écorce et encore aussi sains que s’ils n’étaient abattus que depuis un mois, quoiqu’il y eût alors plus de dix-huit siècles qu’ils fussent enterrés de plus de sept pieds dans le sable.
Les terres qui environnent la ville sont légères et bonnes ; elles produisent du coton excellent dont les habitants de Brindes font des gants et des bas.
Les Romains prirent de bonne-heure possession d’un port qui offrait tant de facilité pour leurs entreprises contre les nations qui habitaient au-delà du golfe Adriatique. Pompée s’y réfugia, mais n’ayant pas trouvé ce poste tenable, il se retira précipitamment en Grèce : c’est dans cette ville qu’Octave prit pour la première fois le titre de César, et il y conclut, avec Pompée le jeune, un de ces traités de paix qui durèrent si peu de temps. Brindes était déjà célèbre pour avoir donné le jour au poète Pacuve ; mais elle acquit un nouveau lustre, à l’époque dont nous venons de parler, par la mort de Virgile.
Les barbares qui saccagèrent tous les coins de l’Italie, n’épargnèrent pas une ville aussi riche ; et en 836, les Sarrasins achevèrent de la ruiner.
La fureur des croisades, si fatale à tant de pays qu’elles dépouillèrent à la fois d’hommes et d’argent, contribua singulièrement au rétablissement de cette ville, parce que les pèlerins et les guerriers venaient s’y embarquer. Elle gagna, aussi considérablement par le séjour qu’y fit l’empereur Frédéric II dont les expéditions multipliées dans la Terre Sainte exigeaient qu’il résidât souvent dans un lieu qui était le rendez-vous général de ses troupes. La perte de Jérusalem, la destruction de l’empire des Grecs et la ruine du commerce du Levant, à la suite de la conquête qu’en firent les Turcs, réduisirent Brindes dans un état de désolation et de langueur dont elle n’a jamais pu se relever depuis.
Me trouvant dans le pays de la Tarentule, je fus curieux de rechercher avec soin tout ce qui avait rapport à cet insecte ; mais la saison n’était pas encore assez avancée, et je ne pus trouver personne qui en eût été piqué depuis peu : j’obtins d’une femme qui l’avait été anciennement, d’en jouer le rôle devant moi et de danser la tarentule. On assembla plusieurs musiciens, et au rapport de tous ceux qui étaient présents, elle joua son rôle dans une grande perfection. D’abord elle se dandina d’un air stupide sur une chaise, tandis que les musiciens jouaient des airs tristes : ils touchèrent enfin la corde qu’on supposait devoir exciter plus vivement sa sensibilité. Aussitôt elle sauta sur ses pieds en poussant un hurlement affreux, et courut dans la chambre comme si elle eût été ivre, tenant un mouchoir entre ses mains qu’elle levait en cadence de moment en moment. Suivant que la mesure redoublait, ses gestes augmentaient à proportion, et elle sautait avec vigueur en faisant différents pas, et en poussant de temps en temps de grands cris. Je ne trouvai point du tout la représentation agréable, et je la fis cesser avant que la femme fût fatiguée. Partout où les gens piqués de la tarentule doivent danser, on a soin de leur préparer un endroit où l’on pend des grappes de raisin et des rubans. On orne les malades avec des rubans blancs, rouges, verts ou jaunes, car ce sont leurs couleurs favorites. On jette un crêpe blanc sur leurs épaules, on laisse tomber leurs cheveux, et on leur fait renverser la tête en arrière, tant qu’ils le peuvent ; ce sont de véritables copies des anciennes prêtresses de Bacchus. Les orgies de ce dieu dont le culte, quoique sous divers symboles, fut plus généralement répandu sur le globe, que celui d’aucune autre divinité, étaient sans doute célébrées avec énergie et enthousiasme, par les têtes exaltées de ces climats brûlants.
L’introduction du christianisme abolit les représentations publiques de ces cérémonies païennes, et les femmes n’osèrent plus jouer le rôle de bacchantes ; mais ayant peine à renoncer à un plaisir qui leur était si cher, elles imaginèrent d’autres moyens, et le prétexte d’être possédées du démon leur en fournit un. Le hasard peut aussi leur avoir fait découvrir la tarentule, et sous le prétexte de la piqûre de cet insecte, les femmes de la Pouille conservent encore leur ancienne danse, quoique le temps ait effacé la mémoire de son ancienne institution, et du nom qu’elle portait. Voilà, je pense, l’origine d’un usage aussi singulier. Si quelquefois ces danseurs se trouvent véritablement affectés, ce ne peut être que par des attaques de nerfs.
Plusieurs personnes très sensées de cette ville diffèrent d’opinion avec le docteur Serao, et d’autres auteurs qui ont tourné en ridicule cette prétendue maladie, et qui ont affirmé que le venin de cette espèce d’araignée ne pouvait produire d’autre effet que celui des araignées ordinaires. Ils disent que les Tarentules qu’on avait envoyées à Naples pour constater le fait, n’étaient pas de la véritable espèce, mais d’une espèce bien plus grosse et moins malsaine ; que de plus, les fatigues de la route et le défaut de nourriture avaient affaibli leur vertu au point que ce docteur et plusieurs autres personnes ont pu tenir leur bras dans le sac où elles étaient renfermées, sans en rien craindre.
Ils citent l’exemple de plusieurs personnes qui en furent mordues dans les champs, pendant les chaleurs, et qui sont devenues languissantes, stupides, sans courage et sans vigueur, jusqu’à ce que le son d’un air favori les ait excitées à danser, et par la transpiration, à se délivrer du poison: mais ces raisonnements ne me persuadèrent point, car ils avouent eux-mêmes que les personnes âgées sont plus sujettes à ces accidents que les jeunes, et que pour la plupart, les filles plutôt que les femmes en sont attaquées. On ne connaît point d’exemples de personnes au-dessus de la dernière classe du peuple qui aient été atteintes de ce mal ; personne n’en est jamais mort.
La longue durée de la danse et la force que trouve le malade pour en supporter les fatigues, pendant les chaleurs de la canicule, ne prouvent absolument rien, parce qu’on voit tous les jours dans la même saison, les paysans danser avec le même plaisir et la même persévérance, quoiqu’ils ne soient pas piqués de la tarentule. Ainsi, on peut attribuer ce mal à des vapeurs hystériques, à un grand échauffement, à une difficulté de respirer, à d’autres accidents qui arrivent assez communément aux personnes qui dorment à l’air pendant l’été dans un pays très chaud, ce qui a toujours été trouvé extrêmement dangereux, pour ne pas dire mortel, dans toute l’Italie. L’expérience peut avoir appris qu’un violent exercice était le remède le plus efficace contre cette maladie, et la tradition peut l’avoir transmis, quoiqu’on ait oublié depuis longtemps l’époque et les circonstances de cette découverte : de sorte qu’il est plus que vraisemblable qu’un goût naturel pour la danse, l’esprit d’imitation, l’usage du pays, et plus que tout cela, l’envie de gagner de l’argent, sont les véritables mobiles qui font agir ces malades prétendus. Avant les expériences du docteur Serao, il avait déjà été démontré par celles que firent, en 1693, Clarizio, et en 1740, à Lucera, d’autres naturalistes, que la tarentule n’était pas venimeuse. Cet insecte est une araignée de la troisième espèce de la quatrième famille de Linneus, ayant huit yeux rangés par quatre, puis deux à deux ; leur couleur est ordinairement d’un gris foncé, mais elle varie suivant leur âge et la nourriture qu’elles prennent. La grosseur du devant de leur corps est double de celle du derrière : elles ont le derrière du cou fort élevé, et les jambes courtes et grosses. Elles vivent dans des champs en friche, et où la terre n’est pas trop dure. Elles choisissent, pour faire leur trou, les endroits les plus élevés et qui sont exposés au Levant ; car elles ont une antipathie marquée pour l’humidité et pour l’ombre. Leur trou a environ quatre pouces de profondeur et un demi-pouce de largeur : au fond, il est fait en spirale, et c’est là que ces insectes se tiennent pendant la pluie. Ils creusent devant eux à mesure que l’eau les gagne, et c’est à l’entrée de leur trou qu’ils tendent leurs toiles. Ils ne vivent pas tout-à-fait un an. En juillet, ils reprennent une nouvelle peau et s’accouplent alors, ce qu’ils ne font qu’avec une méfiance réciproque, car ils se dévorent ordinairement l’un l’autre. Ils pondent environ 730 œufs qui éclosent au printemps : mais la mère ne vit pas assez longtemps pour voir sa progéniture, car elle meurt vers le commencement de l’hiver.
En quittant Brindes, je passai près de la fontaine qui fournit de l’eau à la ville ; elle est située à l’extrémité du port. De ce point de vue, on voit le port dans toute son étendue, la colonne antique, un palmier énorme, les églises et les châteaux dont l’ensemble forme un coup d’œil des plus pittoresques. À quelques milles de distance de la ville, on distingue parfaitement les traces de la voie Trajane qui traverse un vallon. Elle était élevée sur des arcades qu’on avait construites pour réunir deux hauteurs.
À Bari, je pris la route de l’intérieur, connue des anciens sous le nom de via Egnatiana, la même qu’avait suivie Horace. Nous couchâmes à Bitonto ; c’est une belle ville qui contient environ seize mille habitants, pour la plupart fort à l’aise, et dont les mœurs sont bien plus polies et plus aimables que celles des habitants de la côte. Ses marchés sont bien approvisionnés ; il y règne en tout un air d’abondance.
Je quittai la voie romaine en cet endroit, et fis une pointe de quinze milles à l’ouest, jusqu’à Castel del Monte. Le pays est ouvert, sec et inégal, le château sert de point de vue ; il est situé au sommet d’une très haute montagne qui forme l’extrémité d’une branche de l’Apennin. La montagne a près d’un demi mille et est très escarpée. J’y jouis du superbe coup d’œil qu’offrait la mer Adriatique.
L’après-midi, je descendis la montagne et fis encore neuf milles jusqu’à Andria, grande ville située à l’est de la voie romaine, sur la lisière de la partie cultivée, et comme les environs sont montueux, ils offrent un coup d’œil agréable, quoiqu’il soit dépourvu de rivières et de ruisseaux.
De cette ville, je fis douze milles jusqu’à Canose, à travers des landes fort agréables. La voie romaine y est encore entière en plusieurs endroits. La ville de Canose, fondée par Diomède, et qui fut ensuite colonie romaine, devint une des villes les plus considérables de cette partie de l’Italie, par son étendue, sa population et la beauté de ses bâtiments. L’époque de sa plus grande splendeur paraît avoir été celle du règne de Trajan ; mais son état ne servit qu’à lui attirer la fureur des barbares ; Genséric, Totila, la traitèrent avec une extrême cruauté.
Le 7, de fort bonne heure, je partis du pont de Canose, et je suivis, pendant douze milles, la rive méridionale de la rivière, sans rencontrer aucun objet digne de remarque. Le pays est nu et triste jusqu’à ce qu’on arrive aux montagnes, où il devient boisé. J’allai dîner à Lavello, petite ville sous les murs de laquelle était campé Conrad IV, lorsqu’il fut attaqué de la maladie dont il mourut ; c’est-à-dire, du poison qu’on dit lui avoir été donné par son frère Mainfroy. Les historiens prétendent que ce poison était composé de poudre de diamant, mêlée avec de la scammonée, qui lui ayant été donné en lavement, lui fit rendre ses entrailles par petits morceaux.
De Lavello, je traversai des montagnes très rudes, pour arriver à Venouse [Venosa], place très importante dans les temps anciens. Elle fut une amie utile et constante des Romains, dans leur guerre contre Annibal. Les débris de l’armée de Varron s’y réfugièrent après le désastre de Cannes, et ils éprouvèrent, de la part des Venousiens, le traitement le plus généreux.
On ne trouve plus rien à Venouse qui puisse donner une idée de son antique splendeur, si ce n’est quelques morceaux de marbre placés dans les murs des églises et des maisons, sur lesquelles on lit à peine quelques restes d’inscriptions. Le morceau antique qui a le plus de réputation, et dont les habitants de Venouse se font le plus d’honneur, est un buste de marbre placé sur une colonne dans la grande place. Ils prétendent que c’est la tête d’Horace leur concitoyen : mais le mauvais goût du dessin ainsi que le costume, rendent la chose très peu vraisemblable.
Le 10, j’employai toute ma journée à traverser les plaines de la Pouille, jusqu’au pont de Bovino. De là, nous allâmes gagner Bénévent où nous arrivâmes par une pluie et un orage affreux. Bénévent est situé sur le penchant et le sommet d’une montagne, entre deux vallons étroits, dans l’un desquels coule le Sabato, et dans l’autre, le Caloro. Ces deux rivières viennent se réunir au bas de la ville. Nous y entrâmes par l’arc-de-triomphe de Trajan. Les maisons et les murs qui cachent ce monument des deux côtés, lui font perdre beaucoup de sa beauté. Il est au reste, assez bien conservé, et c’est un des plus beaux monuments des Romains, que l’on puisse trouver hors la ville de Rome. Il est de marbre blanc ; il a soixante palmes d’élévation, trente-sept et demie de longueur, et vingt-quatre d’épaisseur. Il consiste en un seul arc dont le diamètre est de vingt palmes et la hauteur de trente-cinq. L’entre-deux des colonnes et la frise sont chargés de bas-reliefs représentant les victoires et les différents évènements de la guerre contre les Daces.