Voyage pittoresque ou description des royaumes de Naples et de Sicile

[Jean Baptiste-Claude Richard] Abate di Saint-Non, Voyage pittoresque ou description des royaumes de Naples et de Sicile, vol. 3, Paris, Lafosse, 1783, pp. 11-77

Après avoir monté six milles, nous arrivâmes à Ariano, Ville très-grande, très triste, et mal bâtie que l’on croit être l’ancienne Equotuticum, bâtie par Diomède. Cette Ville est la plus élevée de toutes celles que nous avions trouvées dans la traversée des Apennins ; elle est située sur une haute Montagne dans laquelle on a fait nombre d’excavations qui sont habitées par les Gens du lieu. Après que l’on a passé Ariano, le pays devient encore plus triste et plus sauvage. Ce ne sont plus que des landes, où à peine vient-il quelques buissons. Un pâturage maigre où errent quelques moutons chétifs ; enfin de toute cette Contrée il n’y a de bon que le chemin, encore est-on obligé de le quitter pour arriver à Troja où nous allions coucher.
Nous dînâmes à Trefontane, petit Village à dix milles d’Ariano sur la vieille route de la Pouille qui est détestable. Trois milles après Trefontane, on arrive a S. Vito qui est une autre Ferme sur une élévation d’où l’on découvre enfin la vaste plaine de la Pouille qui semble la Terre promise après la traversée du Désert. Nous vîmes alors une partie du Voyage que nous avions à faire comme sur une Carte ; dans l’éloignement les Montagnes de l’Abbruze, qui viennent aboutir et former le Cap Gargano, et en rapprochant Manfredonia, Foggia, Lucera et enfin Troja [Troia] qui est placée sur la dernière éminence de l’Apennin expirant.
Dans ce moment de l’année, c’est-à-dire au commencement du Printemps, la beauté, la variété, la gradation de la verdure forment un tableau si tranquille, si doux, si ami de l’œil, si enchanteur, que l’on ne peut se lasser de le regarder, quoiqu’aucun autre objet n’y fixe particulièrement l’attention, car on n’y distingue ni arbres ni maisons pendant l’espace de vingt milles. Ce Paysage, impossible à rendre en Dessin, serait encore très-difficile à peindre, mais serait d’un effet bien neuf et bien agréable, si un habile Artiste cherchait à en rendre, l’étendue, l’espace immense, d’après une nature qu’on ne trouve certainement que dans ce beau pays.
Ayant toujours pour point de vue cette Contrée heureuse, nous fîmes encore six milles dans les landes, avant d’arriver a Troja, Ville dont les Habitants font, comme de coutume, perdre l’origine dans la nuit des temps, on pourrait dire dans celle du silence, sa petite existence n’étant recommandable que par le Synode qu’Urbain II y assembla, et la défaite de Jean d’Anjou par Ferdinand d’Aragon, qui obligea ce premier de quitter l’Italie. L’Église construite dans le style grec du bas-Empire, pourrait appuyer l’opinion de ceux qui veulent que la Ville ait été bâtie par Bubagnano, Capitaine de Michel ou de Basile, Empereurs de Constantinople. On reconnaît dans cet Édifice, la corruption de l’Architecture grecque et cependant l’empreinte d’un caractère grave que l’on ne trouve point du tout dans le gothique qui lui a succédé.
L’arrivée d’une troupe d’Étrangers parut si extraordinaire à Troja, que toute la Ville s’était assemblée, lorsque nous descendîmes de cheval, et assista de force à notre débotté. Il y avait, entre autres, un Barbier, vrai Barbier de Tomejones, parlant latin, qu’il n’entendait pas, mais ne déparlant pas. Il nous assommait de son babil, de ses questions, de ses soins empressés et affectueux, voulait absolument nous produire, nous protéger et donner un lavement à un de nos Camarades qui avait la colique. Nous parvînmes cependant à nous en débarrasser, et descendîmes dans cette vaste plaine qui ressemble à la pleine mer dans un temps calme.
Comme les contrastes plaisent toujours, la Pouille nous parut un pays enchanté, quoique son uniformité, et cette Plaine immense, où l’œil n’est arrêté par aucun objet, puisse peut-être paraître à la longue bien triste et bien monotone. Sa fertilité, son abondance en grains, ses pâturages parsemés de fleurs peuvent bien avoir quelque agrément dans le moment de l’année où nous étions, mais il y a lieu de croire qu’en été et dans le temps des chaleurs elle n’est rien moins qu’amusante à parcourir.

Vue du château de Lucera dans la Pouille. Planche cinquième.

Après huit milles de chemin, nous arrivâmes à Lucera, autrefois Luceria, Ville anciennement fameuse et qui était une des principales Villes des Samnites : ce fut où Pontius essuya de la part des Romains le même traitement et la même ignominie qu’il leur avait imposée l’année d’avant à Caudium. Deux ans après la prise de Lucerie, les Habitants ayant massacré la Garnison Romaine pour se remettre au pouvoir des Samnites, elle fut prise par les Romains qui passèrent tous les Habitants au fil de l’épée, et la repeuplèrent de deux mille cinq cents Romains, qu’ils y envoyèrent : elle devint dans la suite la proie des Lombards, et fut détruite en 600 par l’Empereur Constance.
Lucerie fut rebâtie dans la douzième siècle par Frédéric II de Souabe, qui y construisit le Château dont les ruines existent encore : c’est le Sujet d’une des Planches gravées, N°5. Ce que nous y trouvâmes de plus curieux, c’est le revêtissement de ce Palais fait d’un Marbre composé de cailloux liés avec un ciment naturel, si fort et si indestructible qu’il souffre la taille, le poli, et que le temps, l’air et l’eau n’ont pu le décomposer.
La situation avantageuse de ce Château et celle de la Ville lui donnent encore à une certaine distance l’air de nos Places fortes de Flandre. Il nous semblait apercevoir de loin une Citadelle avec ses glacis, ses redoutes, ses bastions ; mais l’illusion se détruit en approchant. On ne voit plus que de méchants murs où l’on entre de toute part, des ruines sans caractère et d’une construction qui a toujours été mauvaise, une Ville dont on a rétréci considérablement l’ancienne enceinte, quoique trop grande encore pour les Habitants qu’elle contient et qui sont, à ce que l’on dit, au nombre de douze mille, mais pauvres, la plupart Nobles, et les autres sans commerce et sans industrie.
Les péages, les gabelles, tous les droits du Roi y rendent chères les denrées qui y abondent. Frédéric II qui en distribua les terres, en défendit la vente, de sorte que les biens restent indubitablement intacts dans chaque famille ; mais cette Loi, sage en apparence, a ses inconvénients, en ce qu’elle ôte et détruit toute espèce d’activité : elle est de plus absolument contraire à tout crédit et à tout commerce, les Habitants ne pouvant se regarder que comme de simples usufruitiers et jamais comme propriétaires de leurs fonds.
La Cathédrale de Lucera est un Édifice gothique bâti par Charles II d’Anjou ; nous y trouvâmes quatorze Colonnes de Marbre vert antique de la plus parfaite beauté et d’un seul morceau, mais distribuées avec si peu de goût dans cette Église qu’elles n’y produisent aucun effet. Nous apprîmes qu’en 1737, un Evêque de Lucera ayant voulu orner et embellir une des Chapelles de son Église (Église), fit faire des fouilles pour reconstruire un mur qui tombait en ruine ; à peine les Ouvriers avoient-ils enlevé quelques rangs de briques qu’ils trouvèrent une superbe Colonne d’un seul Marbre de vert antique, et ayant continué ces fouilles, on en a découvert deux autres de Marbre cipolin de la plus grande beauté et de vingt pieds de hauteur.
En sortant de la Cathédrale, nous trouvâmes à l’angle d’un mur cette Inscription en très-gros caractères :
APOLLINI DIVO AV.
Q. LVTANTIVS Q. F. CLA. CA.
Q. LVTATIVS P. F. CLA. C.
Cette Inscription est, ainsi que beaucoup d’autres, dans le cas d’être interprétée de différentes manières. Les derniers mots effacés en grande partie, et la position de Lucera on fait penser qu’elle pourrait avoir rapport à la défaite de Caudium et à la vengeance éclatante que les Romains en tirèrent. Mais quelques autres Personnes croient avec bien plus de raison qu’elle ne signifie autre chose sinon que le Habitants de Lucerie avoient sans doute élevé un Temple à Apollon, et que les Ediles, les Magistrats qui y avoient présidé devoient être d’une même famille, qu’ils étaient tous deux nommés Quintus Lutatius, l’un fils de Quintus, l’autre de Publius, et qu’ils pouvaient être tous deux de la Tribu de Claudia.
C’était, suivant les apparences, à ce Temple d’Apollon qu’avoient pu appartenir ces précieuses Colonnes dont nous venons de parler. Dans l’intérieur de la Ville de Lucera et dans les maisons des Habitants on trouve quelques Antiquités assez curieuses ; nous vîmes, entre autres, une fort belle Tête d’Hercule ceinte d’une corde à la manière des Athlètes. Ce Morceau quoique fruste, a encore le grand caractère des Statues Grecques, et prouve que les beaux-Arts étaient connus à Lucerie. Un des Habitants avait trouvé depuis peu en creusant les fondations de sa maison, un Tombeau à la manière des Grecs ou des Étrusques, où le corps, contenu dans un assez grand espace, était recouvert d’une espèce de toit en brique à la hauteur de trois pieds. Le Squelette était encore entier et entouré de Jattes et de Vases antiques. Sur un de ces Vases, qui est peint dans le genre des Vases Étrusques, on voit un Jupiter qui semble donner des ordres à Mercure. Ce Tombeau n’étant sûrement point Gothique ni Romain, est ou Samnite ou Campanien, et paraît être de la plus haute antiquité.
De Lucera nous nous acheminâmes vers Manfredonia qui en est à trois milles. Toute cette plaine est si unie que la plus petite butte vous fait dominer sur tout le pays. On y traverse deux petites Rivières dont le cours est presqu’insensible, à cause du peu de pente, et de l’égalité du terrain qu’elles parcourent jusqu’à la Mer. On les passe à gué, et il paraît que ces Rivières doivent souvent arrêter les Voyageurs pendant l’hiver.
Foggia est située au milieu de cette vaste plaine ; la Ville est moderne, assez bien bâtie, commerçante, très-bien peuplée, quoique petite : elle est l’entrepôt des denrées qui viennent de l’Adriatique et de la Méditerranée. Ce fut où mourut Charles d’Anjou. Après Foggia le terrain devient sec et aride ; ce ne sont plus que des pâturages immenses, propres seulement à faire paître les moutons, que l’on y voit par troupes, gardés pendant le jour par des chiens énormes, et parqués la nuit dans des filets.
En Espagne tous les moutons appartiennent au Roi, et les pâturages aux Particuliers ; ici tous les pâturages appartiennent au Souverain et les Particuliers payent à proportion qu’ils ont de bêtes à y répandre. Ces moutons paissent l’hiver et le printemps dans la plaine, et gagnent les Montagnes dans l’été. A six milles de Manfredonia, le terrain s’élève en s’approchant des Montagnes. Ce terrain ressemble alors absolument au climat et au sol de la Provence. Après avoir passé sur le lieu où était l’ancienne Sipontum, nous arrivâmes à Manfredonia.
Manfredonia fut bâtie par Manfredi, le même qui fut tué devant Bénévent. Après avoir fait élever cette Ville, il fit venir des familles de différents endroits de la Pouille pour l’habiter : elle fut détruite dans la suite et presqu’entièrement dévastée par les descentes qu’y firent les Turcs : mais elle a été rétablie depuis. Il y a à Manfredonia un Château à l’abri d’un coup de main ; une Jetée naturelle en avant dans la Mer y forme un Port qui par son peu de profondeur ne peut être appelé qu’un Rade, mais assez sûre par sa situation, et à l’abri des vents du Nord par les Montagnes qui forment l’Éperon de la Botte appelé Monte Gargano. Le fond en est d’ailleurs si doux que l’ancrage en est fort bon ; on y voit beaucoup de Vaisseaux Vénitiens qui y apportent des toiles, de petites merceries, et se chargent de bleds, de laine, etc. productions naturelles du pays.
La Ville de Manfredonia est joliment bâtie, bien percée et peuplée de quatre mille Habitants ; nous étions logés au Couvent des Dominicains, auxquels nous avions été adressés par le Préside de Lucera, qui nous avait donné des Lettres pour tous les Syndics de son département ; nous y fûmes parfaitement reçus par le Prieur qui se trouva bon homme et honnête. Le lendemain nous vîmes arriver le Gouverneur du Château qui avait déjà envoyé son Lieutenant nous questionner. L’esprit tout plein de son Château, il eut d’abord l’air de nous prendre pour de nouveaux Normands qui venaient faire encore la conquête de la Pouille ; cependant il y a lieu de croire que notre extérieur pacifique le rassura promptement.
Après le dîner, nous retournâmes sur nos pas jusqu’à un mille et demi, c’est le lieu où était l’antique Sipontum [Siponto], bâtie par Diomède, le bâtisseur de Villes. On prétend que cet antique Sipontum tire son origine de Sæpia et de Pontium, Mer de Seche, à cause de la quantité de Seches (Supia ou Calamaro), espèces de Polypes qui se trouvent en abondance sur cette plage.

Vue du cap ou promontoire appelé Monte Gargano. Planche sixième.

Nous fûmes de là parcourir et examiner, à quatre cents toises plus loin, des Carrières où l’on voit les restes de très-anciennes Catacombes, qui sont presque à fleur de terre : elles étaient creusées dans un tuf jaunâtre ressemblant assez à la pouzzolane, mais qui n’est qu’une concrétion marine mêlée d’une infinité de coquillages de toute grandeur. La distribution et la forme des Tombes antiques est à peu-près semblable à celles des Catacombes de Naples, et les ossements y sont même assez bien conservés. Ces souterrains sont ouverts actuellement, parce qu’on les a percés pour en tirer les moellons avec lesquels on a bâti Manfredonia, mais on voit encore partout la trace des flambeaux dont on s’est servi anciennement pour habiter ces sombres demeures.
C’est à l’entrée de ces Catacombes qu’est prise la Vue gravée, N°6, à laquelle l’Artiste a réuni les Carrières, les Ruines de Sipuntum, le Site même de Monte Sant’Angelo qu’on aperçoit sur les hauteurs, ainsi que les Montagnes qui forment le Promontoire vulgairement appelé l’Éperon de la Botte.

Vues de l’église de Siponto et d’une chapelle souterraine construite dans le même lieu, de débris antiques. Planches sept et huit.

On ne reconnaît d’abord l’ancienne existence de Sipuntum que par l’élévation que ses substructions antiques donnent au terrain qu’il occupait. On ignore le temps où il fut détruit, mais une Église élevée sur son sol dans le onzième siècle annonce que sa destruction était antérieure à ce temps. Ce qui assure que cette Église a été rebâtie depuis la ruine de la Ville de Sipuntum, c’est que c’est le seul Édifice qui existe dans ce lieu, qu’il est encore entier et qu’il est construit de débris antiques ajustés dans le style Grec de ce temps, avec le même caractère de l’Église de Troja [Troia] dont il a été parlé plus haut. Elle est encore l’Église Archiépiscopale de Manfredonia.
On a construit au-dessous de l’Église une Chapelle souterraine assez curieuse et qui est encore une autre preuve de ce que nous venons de dire, étant presque entièrement composée de Fûts de Colonnes de Marbres antiques, avec des Chapiteaux modernes. Les Vues de ces deux Églises sont gravées, N°7 et N°.8. Nous trouvâmes encore dans le même lieu des Fûts de Colonnes, d’une médiocre grandeur, en Marbre cipolin et en granite ; de très-grands Chapiteaux antiques et Corinthiens, une Frise Dorique et un Piédestal avec cette Inscription en l’honneur d’Antonin.
imp. caesari
divi hadriani F.
divi traiani partici N.
divi nervae pronep.
tito aelio
hadriano antonino
avg. pio. pont. maximo
tri. pot. cos. sipvnt.
pvblice
d…… d………
Ce piédestal de trois ou quatre pieds de hauteur, sur deux pieds six pouces de large à sa base, a sans doute porté une Statue ; car on voit encore la marque de la place où elle devait être posée. La curiosité, l’envie de voir et de découvrir, nous faisant rechercher et examiner tout ce que nous pouvions rencontrer, nous aperçûmes à quelque distance de là deux petites Voûtes souterraines que nous fûmes observer de plus près : elles étaient surmontées et couvertes d’un Parement antique et d’un enduit qui devait former la plancher de quelque ancienne habitation. Ces Ruines nous donnèrent de plus le niveau du sol antique qui est très-peu recouvert. Il y avait encore des fragments saillants des anciennes murailles, avec la forme d’une portion de cercle qui pourrait indiquer un Théâtre, mais ce qui en reste est si fort détruit que l’on n’en peut avoir aucune certitude : la Mer, suivant toutes les apparences, venait battre les murs de la Ville, car l’espace qui est entre cette élévation jusqu’à sa rive actuelle, n’est qu’un Marais très-bas et à fleur d’eau.

Vue du Monte Sant-Angelo, prise de l’entrée de l’église et le jour de la fête du saint. Planche neuvième.

Le lendemain de notre arrivée à Manfredonia, nous fûmes curieux d’aller à Monte Sant-Angelo, un des premiers Sanctuaires de la Catholicité, et où l’on assure que le premier des Anges du Paradis a bien voulu se manifester aux humains dans une vilaine Grotte humide et sombre où l’on va s’enrhumer depuis quinze siècles. Malgré mon peu de confiance pour les lieux miraculeux, j’engageai mes Camarades à faire ce Pèlerinage avec moi, et nous y fûmes tous modestement montés sur des ânes. Ce qui excitait le plus notre curiosité était l’envie de voir un lieu qui avait été la première cause de l’invasion des Normands en Italie. L’on fait que ces Paladins célèbres y furent particulièrement attirés par les récits merveilleux qu’ils en entendaient faire aux Pèlerins de leur temps, et par tout ce qu’ils racontaient de la beauté et de la fertilité de ce pays.
Nous ne trouvâmes au lieu de toutes ces merveilles qu’une Montagne aride, sèche et escarpée ; elle est d’ailleurs si élevées qu’il y fait presque toujours froid toute l’année. Malgré cette situation peu agréable, il y a cependant huit mille Habitants dans ce lieu, mais sans commerce, presque sans productions, et n’ayant presque pour toute récolte que ce qu’y apporte l’affluence des Pèlerins pendant quelques mois de l’année. Nous étions adressés au Gouverneur qui ne parlait aucune Langue, et qui nous remit entre les mains d’un Chanoine qui parlait précisément celle des Miracles.
J’aurais voulu pouvoir écrire à mesure qu’il parlait, car dès qu’il eut fini sa pieuse narration, il nous fut impossible de nous rendre compte d’un seul mot de ce qu’il avait dit. Je me comportai du reste à merveille ; je vis, j’admirai, je baisai tout ce qu’on voulut me faire baiser et admirer. J’achetai même des petites Figures de l’Archange et me chargeai de pierres de la Grotta. Mais ce que j’aimai beaucoup mieux que tout cela, et ce qui nous dédommagea de toutes nos peines, fut d’emporter avec nous une charmante Vue qu’un de nos Dessinateurs prit du lieu et de la scène même dont nous avions été témoins, et dans laquelle il a rendu avec tout l’esprit et la vérité possible, le tumulte et le mouvement de ces espèces de Fêtes populaires, bien plus communes et plus goûtées en Italie encore que partout ailleurs.
J’oubliais de parler de la Figure du Saint Michel qui a une grande réputation dans le Pays, et que l’on donne à cause de la ressemblance du nom à Michel-Ange Buonaroti. Cette mauvaise petite Statue est élevée sur une espèce de Colonne tronquée, sans proportions et affublée d’un Chapiteau énorme qui lui sert de Piédestal ; la Figure du Saint a trois pieds de haut, l’expression de la Tête n’a nul caractère et est fort peu analogue à l’action du moment, qui est celui où l’Ange terrasse le Diable. Celui-ci a l’air d’une vieille Femme en colère. En tout la pose de la Figure est mauvaise, les détails sont d’une petite manière et l’ensemble d’un genre très-médiocre. On a ajouté à la Statue une armure d’argent doré qui achève encore de l’appauvrir et de la gâter.
N’ayant pu trouver à Manfredonia ni calèches ni chevaux, nous fûmes obligés de prendre humblement une charrette, avec laquelle nous nous mîmes en route, en suivant le bord de la Mer sur une plage parfaitement unie et ayant toujours une roue dans l’eau et l’autre sur la grève.
Cette vaste et immense Plaine se continue dans les terres sur quarante milles de largeur ; ce n’est plus qu’un terrain vague, quelquefois sec et couvert de moutons, et dans les parties basses et humides, il est peuplé de buffles et d’autre gros bétail, avec des cahutes çà et là, bâties en paille pour loger les Pâtres. On trouve sur la rive des Tours de garde de six milles en six milles : ces Tours ont été bâties pour la sûreté du Pays, c’est-à-dire pour avertir avec le canon des descentes qu’y faisaient très-fréquemment autrefois les Barbaresques, les Albanois, et les Pirates Turcs ; ce qui est moins fréquent depuis que les chebecs et les felouques du Roi de Naples croisent dans ces parages, et surtout depuis que la République de Venise s’est comme chargée de la police de la Mer Adriatique.
Après avoir passé deux bacs sur des rivières ou ruisseaux qui se rencontrèrent sur notre passage et qui se jettent à peu de distance de là dans la Mer, nous nous arrêtâmes à une des Tours pour y faire reposer les chevaux, et à six milles de là nous trouvâmes les Salines qui fournissent le sel à tout le Royaume et qui en fourniraient à toute le Terre si l’on voulait, par la facilité d’étendre à l’infini les fosses où l’on reçoit l’eau de la Mer.

Vue de l’église de la madone di Santa-Croce di Barletta. Planche dixième

Six milles après que nous eûmes passé les Salines et laissé sur la droite la petite Ville de Salpe, anciennement appelée Salapia, après avoir passé l’Offanto [Ofanto] qui étoit l’Aufidius des Anciens, nous arrivâmes à Barletta, autrefois Bardulum. Comme le jour commençait fort à tomber, nous ne pûmes trop en arrivant observer ni la forme ni la position de cette Ville. Nous fûmes assez médiocrement reçus du Consul, à qui notre attirail mesquin et notre charrette n’en imposèrent pas, car il faut en imposer aux hommes pour obtenir d’eux comme pour les gouverner. Heureusement qu’un simple Particulier, avec lequel nous fîmes connaissance dans la rue, nous prit sous sa protection, et nous fut beaucoup plus utile que le Consul auquel nous avions cependant été recommandés.
Nous fûmes le lendemain nous promener dans la Ville qui est entièrement bâtie avec une espèce de pierre blanche et presque toute taillée en pointe de diamants ; des rues très-larges, très propres et très-bien pavées, mais pas un Monument, si ce n’est une Figure Colossale en bronze que l’on nous dit avoir été trouvée dans la Mer, et que l’on nous assura être celle d’Heraclius, Empereur d’Orient : d’autres prétendent que c’est celle de Rochisio, Duc de Bénévent. En observant cette Figure, on voit que quoique mauvaise, elle tient encore un peu de style Grec, de celui du bas-Empire et rien du goût Gothique des Princes Barbares qui ont régné à Bénévent. La Statue fut trouvée sans jambes ; celles qu’on y a ajouté sont détestables. Elle est habillée à la Romaine, la main droite s’étant trouvé élevée, on y a ajouté une Croix, et dans l’autre qui est étendue on a imaginé d’y placer la boule du Monde. Si cette Figure, qui a vingt pieds de haut, était plus élevée et placée à son avantage elle aurait assez de noblesse, mais ainsi posée à terre, sans Piédestal, elle devient du plus mauvais effet possible.
Le Château de Barletta qui a de la réputation, et qui passe pour un des quatre Châteaux célèbres de l’Italie, n’est qu’un gros massif de Bâtiment quarré avec de mauvais fossés secs, qui n’a rien de recommandable que la dureté et la beauté de la pierre dont il est bâti, ainsi que toute la Ville et le Port. Ce Port n’est qu’un Môle fort bas avec un ouvrage isolé et en demi-cercle, qui laisse entrer les Vaisseaux des deux côtés, comme à Civita Vecchia, et qui, même quand il sera achevé, ne mettra pas le Bâtiments en grande sûreté.
Au reste Barletta ne laisse pas d’être commerçante, et surtout en grains que l’on vient chercher de Trieste. Elle peut avoir dix-huit mille Habitants, et est une des Villes les plus importantes de cette partie du Royaume de Naples ; mais sa construction absolument moderne et rien moins que pittoresque, ne peut nous fournir un seul aspect intéressant ni une seule Vue à dessiner. Une petite Église de Madona, appelée Santa-Croce di Barletta, que nous rencontrâmes au sortir de la Ville, fut le seul endroit qui méritât de nous arrêter quelques instants. Un de nos Dessinateurs en prit une petite Vue, qui est gravée sur la même Planche et au-dessus de celle de Monte Sant-Angelo, n.10.

Chapitre SECOND.
Route depuis Cannes jusqu’à Polignano, en passant par Canosa, Trani, Bisceglia, Bari, Mola, et l’abbaye de San-Vito.

Si tout le Pays, toute la partie de l’Italie que nous venions de traverser depuis Bénévent, jusqu’à la Côte de la Mer Adriatique, ne nous avait offert rien de fort intéressant, nous étions sûrs d’être dédommagés par la Vue d’un lieu bien célèbre dans l’histoire, et que nous devions rencontrer en sortant et à peu de distance de Barletta. C’est le fameux Champ de bataille où Terrentius Varron, à la tête des Légions Romaines, fut si complètement battu par Annibal à la bataille de Cannes. Cette partie des plaines de la Pouille se nomme encore aujourd’hui dans la Langue du Pays, il Campo del Sangue ; et on y trouve très-souvent, en labourant les terres dans tous les environs, des anneaux d’or, des débris d’armes et des cuirasses antiques.
Après avoir fait la valeur de six milles en entrant dans cette Plaine, le chemin se prolonge entre deux collines ; ce fut de là que nous aperçûmes sur les hauteurs quelques vestiges, que l’on nous dit être ceux du Château de Cannes. Il est dit dans l’histoire que la Ville était ruinée, lorsqu’Annibal vint avec son armée dans cette partie de l’ancienne Appulie, et que les Carthaginois commençaient à souffrir beaucoup de la disette et de la rareté des vivres que les Romains avoient eu la précaution de faire enlever de tous les côtés, mais qu’Annibal fut assez heureux pour s’emparer du Château de Cannes où était placé le magasin des approvisionnements de l’armée Romaine.
Curieux de connaître par nous-mêmes le Théâtre où s’était passée cette scène mémorable, et de nous représenter autant qu’il serait possible, d’après les descriptions des anciens Auteurs, la situation des deux armées, nous commençâmes d’abord par monter sur l’éminence où était situé cet ancien Château de Cannes, afin de pouvoir découvrir toute la Plaine, ainsi que le restes de l’antique Canne qui était bâtie sur le penchant d’une autre colline.
Nous apercevions effectivement en entier, de dessus ces hauteurs, tout le Champ de bataille, et nous pouvions de loin suivre le cours de l’Offanto qui était l’Aufidus des Anciens. Jamais il n’y eut un plus vaste espace pour combattre, et jamais plus grand combat ne fut donné entre deux Puissances plus terribles, plus aguerries, et plus animées l’une contre l’autre ; c’est enfin l’action la plus mémorable dont l’histoire nous soit conservée ; aussi est-ce le seul intérêt qui puisse engager à s’arrêter dans un lieu qui ne présente par lui-même qu’une Plaine immense où presqu’aucun objet n’arrête les yeux et où l’on n’aperçoit que des Marais qui servent aujourd’hui de pâturages.
Il paraît que quant au terrain et à la situation des deux armées dans une Plaine parfaitement unie, l’avantage devait être égal de part et d’autre. Le Fleuve qui régnait le long du Champ de bataille, ne contribua en rien au succès de l’action, puisque l’armée des Carthaginois avait son camp de l’autre côté du Fleuve, et que ce Fleuve n’aurait pu que lui être fatal, si elle eût été mise en déroute.
On doit donc penser que le gain de cette fameuse bataille doit être attribué en grande partie aux ruses qu’Annibal sut si bien employer pour attirer les Romains dans une immense Plaine où il savait combien la Cavalerie des Carthaginois, supérieure en nombre et en bonté, pouvait influer sur le succès d’une action et le déterminer en sa faveur. L’on prétend encore que cet habile Général n’ignorait pas que tous les jours au lever du soleil il régnait dans ces Plaines et le long de l’Aufidus un vent violent, connu, dit Tite-Live, sous le nom de Vulturne, dont l’effet ordinaire était de faire voler des tourbillons de sable et de poussière. Annibal, dont le génie savait profiter de tous les avantages possibles, se posta de manière que, d’une part son armée aurait à dos ce vent de Vulturne, qui au contraire soufflerait dans le visage et les yeux des Romains, et qu’en même-temps ils se trouveraient par leur position avoir à midi le soleil en face, ce qui ne pouvait que les éblouir et le gêner pendant le combat.
Cependant quoique Tite-Live semble attribuer en partie la perte de la bataille de Cannes à cette position désavantageuse de l’armée des Romains, nous croyons que l’inexpérience de leur Général Terentius Varro et la supériorité d’Annibal sur lui y contribuèrent encore bien plus. Il ne sera peut-être point indifférent à nos Lecteurs de retrouver ici quelques-unes des principales circonstances d’un évènement qui pensa devenir si funeste à la République Romaine, et dont il est si naturel d’aimer à s’occuper en parcourant le lieu même où cette terrible action s’est passée.
Nous voyons dans l’histoire des Romains, que ce fut presque toujours des dissensions fréquentes qui s’élevaient parmi les différents Ordres des Citoyens qui vint une grande partie de leurs désastres ; et c’est précisément ce qui arriva dans cette malheureuse occasion. Les Plébéiens voyaient depuis longtemps avec peine, que les premières places de la République et surtout le commandement des armées, étaient regardés comme l’apanage des Patriciens ; en conséquence, à force de cabales et d’intrigues, ils firent en sorte que le choix des Commices tombât sur Terentius Varro.
Cet homme, quoique né de la plus basse extraction, n’était point sans talents ; entreprenant, hardi, éloquent, il était par-là capable de séduire la multitude. Si l’on en croit les Historiens, Terentius commença par être Boucher, ensuite devenu Orateur, puis Tribun du Peuple, son ambition le porta jusqu’à vouloir être nommé Consul ; et devenant par cette dignité, Général de l’armée, il eut pour le malheur des Romains, la témérité de vouloir se mesurer avec Annibal.
Le Senat crut remédier en quelque sorte à un choix aussi déraisonnable, en lui donnant pour Collègue dans le Consulat le célèbre Paulus Æmilius, un des plus grands-Hommes de guerre se son temps ; mais la désunion n’ayant pas tardé à s’établir entre deux hommes aussi peu faits pour s’accorder, l’on pensa pouvoir y remédier en établissant que les deux Consuls commanderaient alternativement l’armée Romaine, et auraient chacun leur jour.
L’opinion et la confiance que le Peuple Romain avait dans ce Terentius Varro gagnèrent tous les Ordres de l’État ; l’enthousiasme fut tel et devint si général, qu’un nombre considérable de Sénateurs et de Chevaliers Romains voulurent s’enrôler dans l’armée et servir comme de simples Légionnaires. L’on fit dans la Ville et chez les Alliés, des levées extraordinaires, le nombre des Légions fut doublé, de sorte qu’avec les différents Corps de Cavalerie et de Troupes Auxiliaires, l’armée des Consuls se montait à plus de quatre-vingt mille hommes, et sept mille de Cavalerie.
Jamais les Romains n’avoient montré autant d’ardeur et de désir de combattre les Carthaginois. Terentius augmentait encore cette confiance par ses discours avantageux et les railleries amères qu’il faisait de son Collègue Emilius, qu’il affectait de traiter de temporiser et d’homme timide. Méprisant cette prudence si nécessaire à un Général et qui l’empêche de jamais confier au hasard le succès d’une bataille, le Consul Plébéien ne fut pas plutôt arrivé à la tête de l’armée qu’il rechercha avec impatience tout ce qui pouvait engager et déterminer une action.
C’est tout ce que voulait Annibal. Par toutes sortes de ruses il chercha d’abord pendant plusieurs jours de suite à attirer les Romains dans différentes embuscades. Æmilius, qui l’avait prévu, et qui en fut instruit par ses espions, eut par deux fois le bonheur d’arrêter les Romains, mais ce ne pouvait être que les jours qu’il avait le commandement de l’armée. Annibal connaissant toute la différence qu’il y avait entre les deux Consuls, et désirant de profiter de l’avantage que lui offrait l’inexpérience de l’un des deux, ne manqua pas de présenter la bataille aux Romains, persuadé que le téméraire Varron n’en laisserait pas échapper l’occasion : effectivement un des jours où celui-ci commandait, dès le grand matin, et sans consulter son Collègue, il fit passer l’Aufidus à ses Troupes et les rangea en bataille dans cette Plaine immense où Annibal avait pu l’attirer, afin de pouvoir, comme nous l’avons dit, faire agir et développer plus facilement sa Cavalerie. Son armée était inférieure en nombre à celle des Romains, puisqu’elle n’était composée que de cinquante mille hommes. Mais dix mille hommes de Cavalerie légère, tant Numide, que Gauloise et Espagnole, lui assuraient le gain de la bataille.
Æmilius n’avait pas ce jour-là le pouvoir d’arrêter son Collègue : malgré lui il fut obligé d’obéir, et pour comble de malheur, il fut blessé dangereusement dès le commencement de l’action. Elle ne tarda pas à s’engager dans le centre des deux armées où l’on combattit pendant quelque temps avec une égale fureur. Annibal, qui dans toutes les occasions avait toujours recours à la ruse, donna ordre aux bataillons Espagnols et Gaulois, qui formaient un Corps avancé et comme un angle saillant au centre de l’armée, de quitter peu-à-peu cette figure triangulaire, et de feindre de perdre du terrain pour attirer les Romains de plus en plus et les faire entrer dans l’intérieur des ligne Carthaginoises.
Ce qu’Annibal avait prévu arriva, les Romains emportés par leur courage et leur ardeur, s’engagèrent dans les bataillons Africains dont ils se trouvèrent bientôt enveloppés ; Æmilius, tout blessé qu’il était et voyant le danger que courait l’armée Romaine, se précipita dans la mêlée où il périt accablé par le nombre. Pendant ce temps, Terentius, qui s’était réservé le commandement de l’aile gauche, n’attaquait l’ennemi que faiblement ; sa Cavalerie intimidée par celle des Numides, osait à peine se battre, et donna de plus dans un nouveau piège que lui tendit le Général Carthaginois.
Cinq cents de ces Cavaliers Numides ayant reçu ordre d’Annibal de chercher à tromper les Romains par un feinte désertion, se présentèrent devant les Troupes de Terentius, après avoir caché leurs armes sous leurs habits, et comme demandant à se rendre. L’imprudent Général les voyant désarmés, et imaginant n’avoir rien à en redouter, pensa que ce devait être autant d’ennemis de moins, et les fit placer derrière les lignes de l’armée. Ce fut ce Corps de Cavaliers Numides qui, au moment le plus vif de l’action et lorsque les Romains étaient environnés de tous les côtés, acheva de déterminer le plus absolument la perte de la bataille ; profitants du désordre extrême dans lequel étaient les Légions, ces Barbares fondirent sur les Romains déjà accablés de toutes parts et en firent le plus affreux massacre : il était si horrible qu’il fallut qu’Annibal donnât des ordres pour l’arrêter : la Plaine, à ce que dit Tite-Live, était entièrement couverte de morts et de mourants.
Presque toute l’armée Romaine fut détruite, et suivant les détails que l’on trouve dans tous les Historiens, de quatre-vingt mille hommes dont elle était composée près de soixante mille restèrent sur le champ de bataille. Dix mille se rendirent à discrétion à Annibal, et trois cents Cavaliers auxiliaires seulement se sauvèrent par la fuite. Sans compter le Consul P. Æmilius qui fut tué, comme nous l’avons dit, dans le commencement de l’action, les deux Proconsuls, vingt-neuf Tribuns Légionnaires et plus de quatre-vingts Sénateurs y perdirent la vie ; ce fut sans doute le plus terrible échec qu’ait jamais reçu la République Romaine. La perte d’Annibal fut bien moins considérable ; suivant Polybe, ce furent les Gaulois qui contribuèrent le plus au gain de cette célèbre action, aussi y en eut-il quatre mille de tués ; les Espagnols et les Africains ne perdirent que quinze cents hommes.
Pour Terentius Varro, ce Consul si hardi dans le discours et si timide dans l’action, cet auteur de tant de désastres, sans s’être signalé par aucun exploit et sans même prendre la peine de railler les Troupes, s’enfuit à Venusie accompagné seulement de soixante et dix Cavaliers.
Les détails historiques que l’on trouve dans Polybe, ainsi que dans Tite-Live, indiquent clairement les positions de deux armées, et lorsqu’on est sur les lieux, rien n’est plus aisé que les reconnaître, et n’est en même-temps plus intéressant.
Après avoir passé l’Offanto, qui n’est qu’un ruisseau en Été, et tel que nous le traversâmes, mais qui devient un torrent très-considérable à la fonte des neiges, comme on peut le voir par ses dévastations et l’escarpement de ses bords, nous suivîmes la direction de la marche des Romains, ayant devant nous les Vallons de Cannes. Nous avions comme eux le soleil en face, ainsi que le vent, qui apparemment est alisé dans cette contrée ; mais heureusement nous n’avions pas Annibal contre nous, et nous pûmes fort tranquillement examiner tout ce Pays, et ces sites si curieux à observer, et devenus à jamais célèbres par le Triomphe de ce grand Général, ainsi que par la faute qu’on lui reprocha de n’en avoir pas su profiter en marchant tout de suite à Rome.

Vue de la ville de Canosa, et de quelques tombeaux ou monuments antiques, parmi lesquels est un arc, vulgairement et mal-a-propos appellé Arc de Terentius Varro. Planche douze et treize.

Avant de quitter cette Plaine fameuse dans l’Histoire et un lieu aussi curieux à parcourir, nous voulûmes aller visiter les restes de l’antique Ville de Cannes qui, comme nous l’avons dit d’abord, était située sur le penchant d’une autre Colline ; la Ville est absolument détruite, nous n’y trouvâmes que les vestiges de quelques Tombeaux. Il y en avait un, entre autres, terminé par une espèce de Colonne, au bas de laquelle on lit cette Inscription qui est peu intéressante par elle-même et n’a d’ailleurs aucun trait à l’évènement célèbre dont nous étions occupés ; la voici.
C.IVLIVS
SATVRNINI
LIB. HERACVLA
AVG. SIBI ET
C. IVLIO SALPINO
FILIO
ET IVLIÆ. SOTERIÆ
LIB.
Cajus, Julius, Heracula, Augustalis, et Affranchi de Saturninus, a élevé ce Tombeau pour lui, pour Cajus Julius Salpinus, son fils : et pour Julie Soteria, son Affranchie.
Il y avait de chaque côté deux masses de Licteurs pour toute décoration, Ces faisceaux de Licteurs n’ont point de hache : une des baguettes dépasse seulement les autres d’environ deux pouces. Elles ne sont point liées par une branche de laurier, mais par une bande fort étroite, une simple courroie. A force de chercher, nous aperçûmes encore quelques substructions, mais comblées et impraticables, ainsi qu’une Inscription sur une demi-Colonne d’un diamètre ovale, mais si excessivement fruste qu’il nous fut impossible de la déchiffrer. Cette Colonne ressemble assez à une Colonne Milliaire.
A six milles de Cannes, et nous avançant toujours dans les Terres, nous arrivâmes à Canosa, autrefois Canusium ; cette ancienne Ville Grecque fut fondée encore par Diomède, aussi les Champs qui l’environnent ont-ils conservé le nom de Campi Diomedis ; ce fut dans cette Ville que se retira une partie des Soldats Romains après la malheureuse journée de Cannes. Tite-Live parle d’une Apulienne, femme très-riche, nommée Busa, qui reçut et accueillit chez elle le petit nombre des Romains qui s’échappa par la fuite, et leur donna l’hospitalité pendant quelques jours. On montre encore les vestiges du Palais de cette généreuse Femme. Cependant ces Ruines sont si colossales, qu’il y a plutôt lieu de penser qu’elles son celles de quelque Édifice public, mais si ruiné, que ni le Plan, ni l’Elévation n’ont conservé aucune forme.
A quelque distance de ces Ruines et dans le milieu de la Campagne, l’on voit les restes, encore assez entiers, d’un Monument antique qui a la forme d’un Arc de Triomphe, et auquel on donne très-improprement dans le Pays le nom d’Arc de Terentius Varro. L’on ne saurait effectivement comprendre pourquoi un pareil Monument aurait pu être élevé à l’honneur de ce Général, puisqu’il n’est fait mention de lui, dans l’histoire de la bataille de Cannes, que comme ayant été la cause unique de la défaite des Romains, et comme ayant même fui ses premiers pendant le combat. Les Historiens ajoutent encore que ne s’étant pas trouvé en sûreté à Venuse, il s’était retiré à Canusium, parce que cette dernière Ville était mieux fortifiée. Au reste l’on voit dans l’Histoire que la faveur de ce Général, chéri du Peuple et choisi par lui, était si grande, qu’à Rome même le soin de sa personne fut regardé comme l’effet de sa grandeur d’âme. Des Députés de tous les Ordres vinrent au-devant de lui pour le remercier, de ce que dans un si grand désastre, il n’avait pas désespéré du salut de la République, et s’était conservé pour le servir.
Ce prétendu Arc de Varron n’est autre chose qu’un Monument très-simple d’une seule Arcade construite en briques. L’on voit encore que l’Arc était décoré de Pilastres avec une Corniche, mais détruite de manière que l’on n’en peut distinguer ni le profil, ni aucun ornement. Il est encore bien plus difficile de pouvoir déterminer pour quelle raison cet Arc a été élevé à cette place ; si l’on doit le regarder comme un Monument historique, élevé depuis sur les lieux, pour rappeler le souvenir d’un fait célèbre dans l’Histoire, on plutôt si ce n’a jamais été autre chose qu’un Tombeau construit dans la forme d’une Arcade, ainsi que l’on en connaît plusieurs exemples.
Cette opinion paraît la plus vraisemblable. C’est une erreur de croire que les Anciens n’élevaient ces sortes de Monuments que pour célébrer des Triomphes et des Triomphateurs. L’on ne peut douter par les Inscriptions même portées sur quelques-uns, qu’il n’y en ait eu de construits pour toute autre raison. L’on connaît celui qui fut élevé pour l’Empereur Trajan à Ancone, où il est précisément dit que ce ne fut point pour ses victoires qu’on lui élevait ce Monument, mais pour avoir fait faire le Port d’Ancone à ses dépens. L’on sait que Domitien fit élever dans Rome plusieurs Arcs uniquement pour servir de décoration et sans aucun but particulier.
Mais ce dont on ne peut douter, c’est que ces sortes de Monuments n’aient été très-souvent destinés dans l’Antiquité à former des Tombeaux, et il existe encore de ces Arcs, où l’on peut distinguer les Niches dans lesquelles se déposaient les Vases et les Urnes Cinéraires. Le Marquis Maffei, dans son excellente Ouvrage de la Verona illustrata rempli de recherches intéressantes sur l’Antiquité, en cite devers exemples, et surtout en parlant d’un Arc pareil fort connu à Verone, appelé l’Arc de Gavius. Qui qu’il en soit de cet antique Édifice et de l’usage auquel il aura pu être destiné, nous le trouvâmes placé sur le chemin qui conduit au Pont de Canosa sur l’Offanto.
Nous vîmes près de là encore deux autres Constructions en briques dont la forme était quarrée, mais qui paraissent n’être pas même antiques. Ces Fragments assez peu intéressants à voir, sont à une demi-lieue de la Ville, qui est aujourd’hui réduite à quelques petites rues étroites et bâties autour d’un mauvais Château ; mais comme ce Château à demi-ruiné se trouve placé sur la partie la plus élevée, étant vu de loin, son aspect fait pyramider toute cette Ville de Canose, et lui donne un effet très pittoresque.

Ruines antiques dans les environs de Canose. Planche quatorzième.

Tous les environs de l’ancien Canusium sont semés des Ruines et de Débris antiques qui ne peuvent laisser douter que cette Ville n’ait été autrefois fort considérable. Un Aqueduc y conduisit l’eau de vingt milles : ce qui en reste encore de vestiges, suffit pour indiquer que cet Ouvrage devait être d’une grande étendue. Parmi ces Ruines éparses dans la campagne, on trouve une masse assez considérable de maçonnerie, où l’on aperçoit encore de Fragments de pavé en Mosaïque. La grandeur de cet Édifice a fait croire aux Habitants du Pays qu’il devait renfermer quelque trésor. Cette persuasion n’a servi qu’à le faire dégrader encore davantage, mais il paraît que ces recherches ont été inutiles ; ce n’était, suivant toute apparence, qu’une maçonnerie pleine, qui avait pu former anciennement la base de quelque ancien Tombeau un élevé dans la forme d’une Pyramide.
On voit à quelque distance plusieurs autres Substructions ou bases d’autres Édifices, mais qui sont sans caractère et sans nul intérêt ; et entre autres, plusieurs grands Arcs, tombants en ruines, au milieu des champs de blés dont ils sont entourés, et qui paraissent n’être autre chose que les restes d’une Église des premiers temps du Christianisme, ce sont ces Ruines que l’on voit représentées dans la Gravure, n.14.
On aperçoit encore de là, un amas de débris antiques qui ont la forme d’un grand Amphithéâtre, nous nous y transportâmes avec empressement, mais nos peines furent inutiles, car on sème, on laboure sur les Gradins, et les Corridors sont absolument comblés de terre. Cependant la forme de ce Monument est encore assez distincte, pour que nous ayons pu en mesurer l’étendue, que nous trouvâmes de quatre cents cinquante pieds de long sur trois cents soixante-quinze de large. Il nous parut au reste que cet Amphithéâtre avait été construit dans la forme d’un ovale très-arrondi ; ce que l’on pourrait regarder comme une particularité à remarquer, le plus grand nombre et même presque tous les Edifices de ce genre dans l’Antiquité décrivant une ellipse parfaite.

Vue de l’entrée de la chapelle ou est renfermé le tombeau de Boemond. Planche quinzième.

Dans la Plaine qui est au bas de Canose, nous trouvâmes une Église Gothique, appelée la Chiesa Madre. Cette Église, construite presque entièrement de Fragments et de Marbres chargés d’Inscriptions antiques, est ornée sans choix et sans goût, ainsi que tous les Édifices que l’on élevait dans ces temps barbares, des dépouilles des Monuments qui existaient autrefois dans les environs. Nous remarquâmes, entre autres, dans les dehors de celui-ci, et pour soutenir le plus maussade de tous les Portiques, trois magnifiques Colonnes de brèche violette, engagées dans la terre de plus de moitié de leur élévation, avec des Chapiteaux Corinthiens en marbre blanc d’un travail exquis. Il y avait outre cela dans l’intérieur de l’Église six autres Colonnes du plus beau vert antique possible, de deux pieds de diamètre, mais aussi mal placées et avec aussi peu de goût que celles que nous avions trouvées à Lucera.
Sur le Siège de l’Archevêque, qui est construit en marbre, on lit une Inscription écrite en mauvais latin du temps, et faite en l’honneur d’un certain Romoald, aux dépens de qui, sans doute, cette espèce de Trône Episcopal avait été construit.
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ROMOALDVS ADHEC FVIT
ACTOR.
La petite Chapelle que l’on voit adossée à cette Église et qui n’a rien de remarquable à l’extérieur, renferme un Tombeau fait avec une sorte de magnificence pour le temps. Ce Tombeau fut élevé dans le onzième siècle à un Boemond, Prince d’Antioche et fils de ce Robert Guiscard dont parle le Tasse dans sa Jérusalem, l’un de ces Normands qui, dan le onzième siècle, étaient venus s’établir en Italie en revenant des Croisades. C’était, comme l’on sait, le goût et la fureur de ces temps barbares. Boemond s’enrôla lui-même dans une nouvelle Croisade qui eut lieu de son vivant, mais il y périt, et si l’on en croit les Chroniques du temps, après une foule d’actions de bravoure qui lui firent un honneur infini. Son corps fut de là reporté à Canose où ce petit Monument lui fut élevé en IIII.
Son Tombeau est revêtu de Marbre en dedans et en dehors ; l’on peut dire que malgré cette recherche tout y caractérise le luxe mal entendu et le mauvais goût de ce siècle. La Porte, qui est revêtue en bronze, est d’un travail prodigieux, ainsi que tous les Ornements qui sont précieusement exécutés, mais tout cela est si mal arrangé et si mal logé, que l’ensemble de cet Édifice gothique ne présente pas un grand intérêt.
Il paraît à une mauvaise Inscription que l’on a gravée sur un Marbre dans l’intérieur de cette Chapelle au-dessus du Tombeau, que ce Prince était vraiment digne de ses ancêtres, par son courage et sa bravoure.
VNDE BOEMVNDVS ? QVANTI FVERIT BOEMVUNVS ?
GRAECIA TESTATVR, SYRIA DINVMERAT.
HANC EXPVGNAVIT, ILLAM PROTEXIT AB HOSTE.
HINC RIDENT GRAECI : LVGET SYRIA DAMNA SVA.
QVOD GRAECVS RIDET, QVOD SYRVS LVGET, VTERQVE
JVXTE ; VERA TIBI SIT BOEMVNDE SALVS.
Une des Antiquités les plus curieuses que l’on a trouvée en fouillant près de cette Église, est une Table d’airain sur laquelle étaient écrits les noms de tous les Romains qui avoient été envoyés pour former la Colonie de Canosa, selon leur rang et l’emploi qu’ils dévoient y occuper. Ce Monument a été transporté à Naples, et devient intéressant en ce qu’il peut faire connaître quels étaient l’ordre et la composition de ces célèbres Colonies Romaines.
Les Sciences er les Lettres furent cultivées dans l’ancienne Ville de Canusium : on y parlait également le Grec et le Latin, ce qui, suivant Strabon, avait fait donner à ses Habitants le nom de Bilingues. Quoique cette Ville fût située dans un Territoire sec et pauvre, éloigné de la Mer, et proche d’un Fleuve, ou plutôt d’un Torrent qui par sa nature ne pouvait être d’une grande utilité, on ne peut douter qu’elle n’ait été autrefois fort considérable. On pourrait même penser que les Arts y furent cultivés, à en juger par le nombre de Pierres gravées et de Cornalines antiques que les Paysans rencontrent très-souvent en souillant dans les terres des environs. On nous en fit voir même un assez grand nombre, mais elles se trouvèrent toutes médiocres.
Au reste les Habitants de la Canosa moderne n’ont conservé de leur ancienne magnificence et de ces mœurs antiques, devenues si rares aujourd’hui, que la bienfaisance et l’hospitalité ; car sur un simple billet qui nous avait été donné par hasard à Barletta, et par quelqu’un que nous ne connaissions pas, nous fûmes parfaitement accueillis à Canose, logés et nourris ; on se disputait dans la Ville l’honneur de nous recevoir et de nous être utiles. Peut-être aussi doit-on penser que cette bonne réception était due en grande partie à l’extrême rareté des Étrangers dans cette Ville.

Vue de l’Église principale, et de la place publique de Trani. Planche seizième.

Nous partîmes enfin de Canosa, et allâmes directement et à travers les champs gagner Trani. Le Pays que l’on parcourt dans cette traversée est triste et inculte, nous y fûmes de plus tourmentés par un vent insupportable, assez ordinaire dans cette Province de la Pouille, où des Plaines immenses laissent aux vents et aux orages tout l’effet qu’ils pourraient avoir en pleine Mer. En approchant de Trani, le Pays devient meilleur ; des vignes, des oliviers, des figuiers, meublent la plaine et la rendent plus riante. L’usage des Vignerons et de tous les Habitants de cette Campagne, est de se bâtir des huttes çà et là dans leurs héritages. La forme pyramidale de ces huttes les fait ressembler de loin à autant de Monuments, et semble couvrir le Pays de Tombeaux antiques. Une seule ouverture par où entre le jour, un trou rond pratiqué au milieu de la voûte faite en entonnoir pour laisser sortir la fumée, et pour tout meuble un banc circulaire autour du foyer ; voilà la forme et la distribution de ces petits réduits sauvages, qui ressemblent parfaitement aux huttes des Tartares.
Nous arrivâmes à Trani qui est une Ville assez agréable, et aussi bien bâtie que Barletta ; elle a de plus un Port excellent, quoique l’entrée en soit assez difficile et qu’il se remplisse aisément de sable ; il vient depuis peu d’être rétabli à neuf. La grande Église est très-belle intérieurement, elle a été bâtie par les Normands, qui l’ont enrichies d’un assez grand nombre de Colonnes antiques. La construction intérieure de l’Édifice, quoique gothique, est d’un genre noble ; mais le Portail n’a point été fini. C’est l’Entrée de cette Église que fait le Sujet d’une de ces Planches, n.15, ainsi que la Vue de la Place de Trani sur laquelle elle est située.
Nous ne trouvâmes d’autres Antiquités dans cette Ville que quelques Pierres milliaires, et quelques Chapiteaux de Colonnes très-ruinés. Ce beau Pays qui a fait longtemps le désir et l’ambition de plusieurs Peuples, se ressent des dévastations qu’il a eu à souffrir dans différents temps de la part des grandes Puissances, ainsi que de la jalousie des petits Princes qui l’ont possédé successivement, Du temps des Princes Normands, la Ville de Trani échut au Compte Pierre, et fut détruite par le Roi Roger. Dans la suite, lors de l’expédition de Charles VIII, les Vénitiens s’en emparèrent, comme de presque tous les Ports de l’Adriatique qu’ils s’attachèrent à détruire ou à combler pour l’intérêt de leur commerce.
Aujourd’hui Trani ressemble à une Ville importante par le nombre de maisons assez apparentes que l’on y voit, et surtout à cause de la beauté des matériaux que l’on y emploie et qui donnent un air de fraîcheur et de nouveauté aux Édifices les plus anciens. Toute cette Ville est effectivement construite avec une pierre de taille qui ne noircit jamais ; d’un grain aussi fin, et plus dur que le Marbre, elle est presque partout taillée en pointe de diamant ; ce qui donne à cette bâtisse un caractère pout-à-fait singulier. Le Château élevé par Frédéric II ressemble un peu à celui de Barletta, mais il n’est pas aussi considérable.
N’ayant pu trouver de cheveux pour sortir de Trani, nous fûmes obligés d’aller à pied jusqu’à Bisceglia [Bisceglie] qui n’est qu’à quatre milles. Mais nous prîmes notre parti sur cet embarras, et avec d’autant moins de peine que le chemin est infiniment mauvais pour les voitures. Il est étonnant que toute cette Cote étant couverte de deux lieues en deux lieues de Villes assez riches, la communication en soit cependant aussi difficile, elle le devient même au point d’être quelquefois interrompue. Cette nonchalance dans le Gens du Pays est d’autant plus extraordinaire que pour y faire une belle route, il suffirait d’unir ou de faire casser les pierres que l’on rencontre à tout moment, le sol étant d’ailleurs d’une excellente qualité et très-ferme.

Vue de l’arrivée de Bisceglia. Planche dix-septième.

Bisceglia a de loin l’aspect le plus riant, les maisons qui dominent les murailles sont de la plus belle apparence, les murs dont nous fîmes le tour, en bon état et bien entretenus ; mais le Port et l’intérieur de la Ville sont loin de répondre à ce que ces dehors semblent annoncer : nous fûmes étonnés de trouver des rues étroites, sales et qui exhalent une odeur infecte, au point que les Habitants ont été obligés de porter toutes leurs maisons nouvelles sur les murailles et dans le dehors de la Ville, ce qui lui donne en arrivant un aspect riche et agréable. Il n’y a au reste aucune Antiquité intéressante à voir dans la Ville ; nous n’y trouvâmes de curieux en ce genre qu’une Pierre milliaire, très-bien conservée, dont voici l’Inscription.
CXII.
IMP. CAESAR
DIVI NERVAE F.
NERVA TRAIANVS
AVG. GERM. DACIC.
PONT. MAX. TRIB. POT.
XIII. IMP. VI. COS. V.
P.P
VIAM A BENEVENTO
BRVUNDISIVM PECVN.
SVA FECIT.
L’Empereur Trajan, fils du divin Nerva, le Dacique, le germanique, grand Pontife, Tribun du Peuple pour la treizième fois. Proclamé pour la sixième fois Empereur, et Consul cinq fois, Père de la Patrie, a fait cette Voie publique à ses dépens depuis Bénévent jusqu’à Brindes.
Comme toutes les Inscriptions que l’on trouve dans cette route sont de même forme, de même grandeur, et du même travail, il est à croire que ce fut Trajan qui les fit poser en plus grande partie. Notre guide voyant que nous étions fort curieux de ces anciennes Inscriptions, voulut absolument nous conduire dans une Chapelle gothique, où, sur un petit Tombeau d’albâtre qui servait de Bénitier, nous trouvâmes celle-ci, mais qui n’avait rien cependant de fort curieux.
M. FVLVIUVS
M. L. TRIVMPHVS
POSTVMIA
P. L. PRIMA
Ce qui ne signifie autre chose, sinon que le Tombeau devait servir à Triumphus, Affranchi de Fulvius, et à Postumia prima, Affranchie de Postumius.
Au sortir de Bisceglia, que l’on croit être l’ancienne Vigiliæ, nous cherchions en vain les Thermes dont parle le Baron de Riedesell, mais nous ne les aperçûmes pas plus que les Tombeaux dont il couvre le Pays, et dont il n’existe que fort peu de vestiges, à moins qu’il n’ait pris pour des Tombeaux les huttes des Vignerons dont nous parlions tout-à-l’heure, et les pressoirs du Pays pour des Thermes ou des Bains antiques.
De Bisceglia à Molfetta il y a cinq milles. Le Pays continue d’être abondant en vin, en huile, en grains et en fruits, comme amandes, figues et caroubes ; ces caroubes sont les fruits d’un arbre assez commun dans ces Cantons, il est toujours vert, et ressemble beaucoup aux poiriers de nos jardins lorsqu’ils ont la forme d’un gobelet. Ce fruit renferme une graine dure, enveloppée dans une gousse épaisse, résineuse et sucrée. C’est cette gousse que l’on mange lorsqu’elle est sèche, et le Peuple en fait en partie sa nourriture.
A peine est-on sorti de Bisceglia qu’on aperçoit Molfetta. Les rives de l’Adriatique sont si habitées et si unies que l’on voit également en voyageant dans ce Pays, et la Ville qu’on a quittée et celle où l’on doit aller.
Nous rafraîchîmes à Molfetta, Ville en apparence assez considérable par sa situation et la beauté des matériaux dont elle est construite, mais le dedans en est plus vilain et plus sale encore que Bisceglia. Nous y fûmes suivis, et entourés de même que dans les autres villes que nous avions traversées depuis Naples. On voulait nous voir manger, nous voir marcher, on regardait tout ce que nous observions ; nous demandâmes la cause de cette badauderie, et on nous répondit franchement que le passage d’un Étranger était une chose si rare dans le Pays, qu’il devenait un objet de curiosité pour les Habitants, qui s’en occupaient plusieurs jours comme d’un évènement extraordinaire. Au reste ce Peuple est doux et poli ; il a surtout le bon esprit de connaître la bonté du Pays qu’il habite, et de s’y trouver heureux. Nous questionnâmes plusieurs de ces Habitants qui n’avoient assurément rien moins que l’air magnifique et opulent ; et cependant ils convinrent que leurs terres leur produisaient de tout en abondance, et que tout ce qui en provenait était également bon ; effectivement l’huile, le vin et le bled y sont de la plus parfaite qualité.

Vue du village de Giovinazzo. Planche dix-huitième.

Nous nous acheminâmes vers Giovinazzo, située à trois milles par-delà. Cette Ville est encore plus petite que Molfetta, mais les dehors en sont riants et pittoresques. Ces petites Villes vont toujours en dégradant depuis Barletta jusqu’à Ottrante [Otranto]. Celle-ci n’a dans l’intérieur rien de curieux. Nous avions une Lettre de recommandation pour un des Habitants qui nous logea au Couvent des Dominicains. Ces Religieux ont dans cette Ville une maison qui ressemble à un Palais. Le souvenir de la Maison des Dominicains de Manfredonia, nous donna par un calcul de proportion la plus haute idée de la manière dont ceux-ci allaient nous recevoir. Cette idée s’embellit encore par l’accueil du Supérieur, assez obligeant en apparence, mais il fallut bien en rabattre lorsque la nuit fut venue et les portes fermées ; tous ces Moines une fois rentrés dans leurs cellules, nous nous vîmes au moment de mourir de froid et de faim sous ces fastueux Corridors, qui devinrent pour nous une vaste prison ; on nous refusa jusqu’à du pain, et il fallut toute notre habitude d’être honnêtes, et une patience surnaturelle pour ne pas enfoncer scandaleusement les portes du Couvent.
Ces Moines inutiles et que la crédulité des Peuples avait enrichis autrefois, comme il en est tant d’exemples, venaient de perdre un Procès, par lequel ils avoient été condamnés à une grosse restitution. Nous devînmes apparemment la première victime de l’humeur que leur donnait la protection marquée que la Cour accorde aux Particuliers qui les attaquent. Cette politique qui n’a pas encore en jusqu’ici son effet dans les murs de Naples, serait sans doute très-heureuse pour tout ce Royaume, où les Maisons Religieuses sont en si grand nombre qu’il n’y a pas de Villes de sept à huit mille âmes qui n’ait quinze à vingt Monastères. On nous assura que l’on comptait jusqu’à trente mille Dominicains dans le Royaume de Naples.
Rien de curieux ne nous arrêtait à Giovinazzo. Cependant nous fûmes obligés d’attendre que le Préside de Trani, pour lequel nous avions des Lettres du Ministre, fût de retour de Bari où il était allé ; nous désirions qu’il nous en donnât d’autres pour tous les Syndics de son département, précaution très-nécessaire à prendre dans tout ce Pays. Ce Préside revint enfin, mais il était si pressé de repartir, que ne pouvant nous donner de nouvelles Lettres, il se contenta d’apostiller celle que nous avions du Ministre pour lui, afin qu’elle pût nous en tenir lieu pour d’autres Villes. Notre patente ainsi expédiée, nous partîmes promptement et continuâmes notre route.

Vues de la ville et du port de Bari. Planches dix-neuf et vingt.

En sortant de Giovinazzo, on aperçoit Bari, situé sur une pointe de terre qui s’avance dans la Mer ; le chemin en demi-cercle que l’on est obligé de faire pour y arriver est de douze milles, qui nous parurent d’une longueur extrême : d’autant plus que les premières chaleurs que nous avions éprouvées depuis notre départ de Naples, nous surprirent dans cette traversée. Le climat est effectivement plus chaud que celui que nous venions de quitter. Nous nous en aperçûmes aux productions de la terre qui étaient sensiblement plus avancées : les blés étaient déjà superbes, mais l’on craignait que la récolte ne fut perdue à cause de la sécheresse, qui mûrissait la paille avant que le blé fût en fleur. Lorsque nous arrivâmes à Bari, on y embarquait une grande quantité d’huile pour Trieste, ce qui rendit alors ce Port extrêmement animé.
La petite Ville de Bari d’aujourd’hui est située dans le même lieu où était l’antique Barium ou Barinon, mais il n’existe aucun vestige de son antiquité, si ce n’est un grand nombre des ces anciens Vases, appelés vulgairement Étrusques, et que l’on trouve souvent en quantité dans des Tombeaux situés hors de la Ville. Nous en achetâmes quelques-uns qui y avoient été trouvés depuis peu, et dont les formes étaient absolument les mêmes que celles des Vases antiques qui ont été trouvés en bronze à Pompéi. Cette observation que nous avons été à portée de répéter très-souvent, est bien une preuve que les Romains n’ont fait que copier les belles formes grecques toujours admirées avec tant de raison, et que ces prétendus Vases Étrusques ont été faits par ces anciens Grecs, les Interventeurs de tout ce qui existe de vraiment beau dans les arts en tout genre.
On trouve aussi des Camées antiques et des Cornalines que l’on assure avoir été gravées à Bari, mais les Habitants s’y connaissent si peu et ils ont tant de peur de donner une chose précieuse pour peu d’argent, qu’ils demandent un prix fol de la moindre Pierre. Nous trouvâmes, entre autres, un Fermier qui avait à son doigt une bague avec sa première monture, la Pierre représentait un lion de la plus grande beauté. Je lui en offris une somme raisonnable, mais malheureusement il était riche et cela ne le tenta pas. Je lui en offris davantage, il crut que sa bague était un trésor, et je pris le parti de la lui laisser.

Vue du village de Mola dans la terre de Bari. Planche vingt-unième.

Nous sortîmes de Bari en suivant toujours le bord de la Mer, et arrivâmes par un chemin raboteux à Mola, après avoir fait quinze milles tout d’une traite. Il n’y avait dans ce petit Village rien qui pût attirer notre attention, mais la nécessité de nous y arrêter pour laisser reposer les chevaux, donna à un de nos Dessinateurs le temps nécessaire pour en faire une jolie Vue, sans s’écarter en rien de ce que la nature lui offrît. Un grand Clocher, tels que l’on en rencontre dans tout ce Pays dan les moindres endroits, une petite Église placée près du Rivage et quelques méchantes barques, dont les Matelots préparaient alors leur dîner, meilleur à peindre sûrement qu’à manger, furent les accessoires dont il se servit fort heureusement pour ordonner son Dessin. En sortant de Mola on fait encore cinq milles sur le bord de la Mer : le terrain est assez inculte, il est sec et fort découvert ; mais peu-à-peu le Pays commence à se meubler. Nous rencontrâmes d’abord sur notre route un charmant petit bois de myrtes qui étaient alors en fleurs et qui répandaient une odeur si enchanteresse que nous nous crûmes tout d’un coup transportés ou à Gnide ou à Paphos. De-là nous arrivâmes à une forêt d’oliviers assez considérable. Il y avait si longtemps que nous n’avions vu d’arbres, qu’une forêt de grands oliviers nous parut une chose merveilleuse.

Vue de l’abbaye de San-Vito di Polignano. Planche vingt-deuxième.

C’est en sortant de cette forêt d’oliviers que l’on découvre l’Abbaye de San-Vito ; cette Maison rappelle au premier aspect l’idée de ces Châteaux riants et agréables que les Chevaliers trouvaient tout à point dans leurs expéditions, pour ne pas coucher sur les chemins. L’illusion dure même après qu’on est entré dans la cour ; car cette Abbaye a plus l’air d’un Palais que d’un Monastère. L’histoire du Pays est que le fils d’un Prince de Lucanie, San-Vito, fit don de ce Territoire à des Moines Cordeliers, qui en reconnaissance lui donnèrent à lui et aux siens, la vertu d’empêcher que les chiens ne devinssent enragés. Cet arrangement, fait comme on voit entre de très-bonnes Gens, a valu depuis ce temps cinquante mille livres de rente à un Prieur qui nourrit cinq autres Moines et autant de Frères pour le servir.
Cette charmante Maison est située dans un Pays abondant en tout, sur le bord d’une Mer poissonneuse ; bétail, gibier, fruit, poisson, tout y est excellent. Mais on doit dire aussi que ces Religieux en font parfaitement les honneurs. Je ne sais s’ils reçoivent aussi bien tous les Étrangers qui y abordent qu’ils nous reçurent : mais ce qu’il y a de certain, c’est que quoique nous n’eussions point eu de Lettres de recommandation pour cette Abbaye, nous y fûmes traités et accueillis par le Supérieur avec toutes les grâces d’un Seigneur Chatelain qui aurait passé sa vie dans la meilleure Compagnie.
Il nous conduisit d’abord à l’appartement que l’on nous destinait, dans un corps-de-logis séparé et réservé pour les Étrangers. Ensuite il nous fit voir son Église, qui n’a rien, à dire le vrai, des très-curieux, mais la Maison est vraiment agréable, et la partie principale, qui est celle qui donne sur la Mer, est de la construction la plus noble et la plus pittoresque en même-temps.
L’Abbaye de San-Vito est entourée d’une bonne muraille, qui suffit pour la mettre à l’abri des insultes des Barbaresques, sans lui ôter l’agrément d’une Maison ouverte. Nous fûmes surtout frappés de la beauté et de la hardiesse de l’Escalier principal, par lequel on arrive à une Terrasse en Portiques qui donne sur la Mer, et précisément au-dessus d’un petit Port où abordent tous les bateaux des Pêcheurs. Ce concours de barques et cette pêche abondante et presque continuelle, rend cette Rive infiniment vivante, et l’on y trouve au plus bas prix le poisson le plus exquis.
Au sortir de la Terrasse, le Prieur Dom Bonaventura Monaco nous conduisit à ce qu’il appelait son Désert : ce sont des Rochers percés de Grottes dont l’aspect est aussi sauvage que le reste du Pays est riant. Il nous dit que c’était là, où dans ses moments de réflexion et de tristesse, il venait lire Young, et qu’il gardait Télémaque pour un autre Site. Cet honnête Religieux avait le bon esprit de se trouver heureux, de le sentir et de plus d’en convenir, ce que l’on voit rarement chez le Gens du monde et plus rarement encore dans le Gens de cet état. Il nous ramena pour le souper qui fut gai et excellent, mais ce qu’on nous servit de meilleur fut des figues que nous trouvâmes délicieuses. On nous dit que l’usage du Pays était de les faire sécher au soleil sous une cloche de verre, pour empêcher l’air de les dessécher. On a de plus le soin d’en ôter la peau auparavant, ce qui leur donne bien plus de délicatesse, et effectivement il n’y a point de confitures sèches que l’on puisse comparer aux figues de ce Pays pour la saveur et la bonté.

Vues de l’intérieur et de l’extérieur des grottes de Polignano. Planches vingt-trois et vingt-quatre.

DOM BONAVENTURA ayant vu notre goût pour les Aspects et les Sites pittoresques, nous proposa d’aller voir le lendemain la Grotte de Polignano, qu’il nous peignit comme une curiosité rare en ce genre. La proposition était faite pour nous plaire, aussi fut-elle bientôt acceptée. Nous partîmes dans un bateau qu’il noud avait fait préparer, et après deux milles de chemin le long de la Côte, nous arrivâmes à cette Grotte qui est vraiment curieuse à voir. Elle est sous la Ville même, dominée par de grands Rochers sur lesquels les maisons sont bâties.
En y entrant nous fûmes surpris de sa grandeur imposante, car elle peut avoir deux cents cinquante pieds de profondeur sur plus de quatre-vingts de hauteur. Comme elle est absolument baignée par la Mer, on ne peut y aborder qu’en bateau ; nous fûmes étonnés de la limpidité de l’eau qui remplit l’intérieur de la Grotte, aussi les reflets mystérieux qu’elle y produit ajoutent encore à la richesse des tons dont la nature l’a embelli depuis des siècles. Nous ne pouvions quitter un lieu dont la fraîcheur et la singularité avoient autant de charmes pour nous, et nous nous mîmes tous à dessiner et à en prendre plusieurs Vues, sous différents aspects en dedans et en dehors. Mais on doit sentir qu’un effet qui tient en plus grande partie à la magie de la couleur, ne peut être rendu que très-imparfaitement dans des Dessins, et surtout par des Gravures qui ne sont point coloriées.
Cette Grotte se nomme dans le Pays Grotta di Palazzo, ce qui fait penser que ce nom doit lui être venu de ce qu’autrefois il y avait quelque Palais bâti au-dessus, et c’est d’autant plus vraisemblable que l’on voit encore des restes de Décorations, et entre autres des parties de Balustrades à une Terrasse qui avait été creusée dans le Rocher, et qui donnait d’un côté sur la Mer et de l’autre sur la Grotte. Il semble que ces restes de Décorations et ces différentes Constructions se soient dégradés exprès pour ajouter encore au pittoresque et à la curiosité de ce lieu.
Pour parvenir à la terrasse qui est au-dessus de la Grotte, il faut monter dans la Ville même de Polignano, qui est aussi baroque et aussi laide que sale. L’histoire nous dit que César lors du Siège de Brundusium où il était allé pour suivre Pompée, fit construire une Tour en cet endroit. Peu-à-peu on a bâti des maisons aux environs de la Tour antique, et c’est la réunion de ces Constructions qui a formé depuis la Ville que l’on appelle aujourd’hui Polignano, et que l’on pourrait croire indiquée sur la Carte Théodosienne, ainsi que dans l’Itinéraire d’Antonin, sous le nom de Turris Cæsaris. Nous ne trouvâmes aucuns vestiges de la Tour, et il n’existe de son antique origine que l’irrégularité et la situation bizarre des maisons dont elle était entourée.
Nous nous remîmes en Mer pour regagner l’Abbaye de San-Vito. Le vent avait fraîchi de telle sorte que quoique nous l’eussions en poupe, nous fûmes très-tourmentés par la vague. Les Pêcheurs du Convent arrivèrent aussitôt que nous, et nous eûmes le plaisir de voir étaler leur pêche, qui était surprenante par la multitude comme par la variété. Merluches, Raies, Carrelts, Seches, Rougets, Anguilles, Sardines, etc., et surtout un poisson appelé Poulpe qui est très-estimé dans ces Cantons. Ce poisson a la forme la plus étrange, si l’on peut dire qu’il en a une : car ce n’est une masse informe et si flasque qu’elle ne peut fors de l’eau donner une idée de son existence vivante.
C’est à ce Port que de tous les environs on vient acheter le poisson, mais on ne peut en avoir qu’après que l’Abbaye s’est approvisionnée. Il se vend sans choix et la livre revient à peine à un sol de France. Dom Bonaventure ne voulut point nous laisser partir sans nous donner des Lettres de recommandation pour Brindisi où nous allions, et après nous avoir fait encore emporter malgré nous le choix et l’élite de la magnifique pêche dont nous avions été témoins, nous nous séparâmes et quittâmes presque avec regret ces tranquilles et heureux Cœnobites.

Chapitre 3
Route de Polignano jusqu’à Gallipoli, en passant par Brindes, Squinzano, Lecce, Soletta et Otrante.

Nous fûmes obligés de repasser encore à Polignano, et après avoir traversé une forêt d’oliviers pendant l’espace de six milles, nous arrivâmes à Monopoli ; l’aspect et les Édifices de cette Ville sont d’un goût Italien tout-à-fait moderne, c’est-à-dire du plus mauvais de tous, sans caractère, sans effet, et d’un genre que l’on peut dire au-dessous du Grec des plus bas temps et même du gothique qui n’est pas quelquefois sans noblesse. Des Soldats qui étaient en sentinelle à la Porte, nous conduisirent à un vieux Château, dont le Castellan nous reçut avec beaucoup de distinction, sur-tout quand il aperçut les lettres et la signature du Ministre.
Notre suite ordinaire nous attendait dans sa cour, car depuis que nous voyagions dans ces Provinces du Royaume de Naples, nous ne manquions pas de trouver en arrivant et à notre débotté, les oisifs et les curieux du Canton. Mais comme tout a ses inconvénients et ses avantages, loin de nous plaindre de cette excessive curiosité, nous nous en trouvions souvent très-bien, car dans le nombre il se présentait par fois des espèces de Ciceroni qui d’eux-mêmes et sans s’en douter, nous indiquaient des Antiquités et des choses fort curieuses que nous n’aurions sûrement pas trouvées seuls. Les Italiens, en général spirituels, mais peu instruits dans les arts, et peu occupés, ont cependant la petite prétention de vouloir connaître ce que l’on vient chercher chez eux.
Les Antiquaires de Monopoli s’étant donc emparés de nous, nous conduisirent à la Cathédrale, où l’on a conservé dans la Sacristie deux Inscriptions incrustées dans un mur. A dire la vérité, elles étaient de fort peu d’intérêt, mais l’on n’est pas toujours heureux en découvertes ; l’une, qui n’est qu’un Fragment d’Inscription grecque, ne porte que ces quatre mots.
ΜΑΤΑ Τ ΕΡΜΙΣ ΠΑΡΑ ΜΙΝΟΠΟΑΙΝ.
Le commencement de cette Inscription ne peut guère s’expliquer, étant très-certainement tronqué, et les deux derniers mots, qui veulent dire près Monopoli, écrits en caractères grecs, indiquent seulement que cette Ville a été habitée par une Colonie de Grecs. L’on sait effectivement que Monopoli a été construite des débris de l’antique Ville d’Egnatia, du temps de l’Empire Grec de Constantinople, et entre le règne de Charlemagne et l’établissement des Normands dans le Royaume de Naples.
Il y avait encore cette autre Inscription Latine, mais sur l’antiquité de laquelle on pourrait bien élever quelques difficultés.

A PARTV VIRGINIS CCLVI
DIVO MERCVRIO MARTIRI
TEMPLVM HOC FVIT DICATVM
IDOLORVM SVBVERSO DELVBRO.

Cette Inscription n’indique, comme on voit, autre chose, sinon que l’Église ou le Temple où elle se trouve, a été consacré à Saint Mercure, Martyr, et qu’il a été élevé des débris d’un Temple et des Idoles des Payens. L’Eglise peut avoir été construite en 256 comme il est dit dans l’Inscription ; mais quant à son antiquité, il est certain par son style même qu’elle est très-moderne, peut-être du quinze ou seizième siècle, et d’ailleurs on n’a commencé à dater de l’Ère Chrétienne que vers le septième siècle, après la chute de l’Empire Romain.
Quoi qu’il en soit n’ayant absolument rien trouvé d’intéressant dans ce lieu de Monopoli, nous en partîmes de grand matin, parce qu’il nous restait une grande route à faire pour arriver à Brendisi [Brindisi]. Le lendemain nous rencontrâmes à sept milles les Ruines de l’antique Egnatia qui font voir encore l’étendue de cette Ville. Elle était considérable, et arrivait jusques sur les bords de la Mer. On aperçoit encore quelques vestiges qui pourraient être ceux d’un Môle. Il est vraisemblable que la construction de ce Môle n’était pas antique, mais qu’il avait été élevé sur les bords de la Mer des débris de l’ancienne Ville, dont les murailles sont encore en quelques endroits de cinq pieds d’élévation, et en très-grosses pierres posées à sec. Nous distinguâmes même au milieu de ces débris, et malgré le bled qui y était semé, les traces interrompues de rues et quelques angles de maisons.
A force de chercher, nous découvrîmes l’entrée d’une longue Voûte qui formait apparemment la substruction de quelque Forteresse antique : c’était une espèce de Corridor souterrain, se prolongeant assez loin dans une forme quarrée dont on ne voit plus que deux côtés. Quoique ce Fragment soit ce qu’il y a de plus conservé des Ruines d’Egnatia, il est difficile qu’il puisse donner une idée de ce que pouvaient être autrefois les Edifices de cette ancienne Ville. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que ces antiques débris ne tiennent en rien des Ruines Romaines, ni pour les matériaux ni pour la manière de les employer.
Cette bâtisse était toute de tuf marin mêlé de coquillages, telles que sont toutes les pierres que l’on trouve sur les rives plates de l’Adriatique : espèce de pierre fort tendre qui peur se couper et s’enlever par couches régulières. On peut croire que c’est cette manière d’exploiter les carrières dans tout le Pays qui leur donne l’apparence de constructions antiques, au point qu’un Voyageur qui ne les observerait pas avec attention y serait trompé. On ne trouve pas au reste dans tous les environs, ni un seul Fragment de Colonnes, ni l’apparence d’un seul grand Édifice. Il paraît que l’on ignore absolument le temps de la destruction d’Egnatia, et par qui elle fut détruite.
Toute notre journée fut assez monotone ; nous traversâmes un Pays triste et dépeuplé, de vieux oliviers, des pâturages ou brûlés ou marécageux, et rien qui méritât d’être observé. Nous allâmes rafraîchir à une Masseria ou Ferme du Prince de Franca Villa à vingt-six milles de Monopoli, et continuant notre route en suivant la Mer, nous trouvâmes à sept milles de Brindes, des Fragments de Ruines construites en Mosaïques, sans pouvoir deviner quel en avait pu être l’emploi, à moins que ce ne fussent des Fragments de quelques Tombeaux placés sur la Voie Appienne que l’on aperçoit encore au-dessus du sol à la hauteur de quatre pieds et demi, et flanquée, de quinze pieds, d’arcboutants quarrés de même bâtisse.
La pluie survint et avait hâté la nuit ; notre mauvaise fortune nous fit entrer dans un chemin creux qui aboutit tout-à-coup à la Mer, de façon que nous ne pouvions plus ni avancer ni retourner sur nos pas : cependant nous jugeâmes à quelques lumières que nous apercevions à peu de distance que nous étions proche du Port ; le parti le plus prudent nous parut donc de descendre de voiture, et bien nous en prit, car pendant que nous cherchions un passage à travers les buissons, nos Voituriers qui s’étaient avisés de marcher sur le bord de la Mer, enfoncèrent tout-à-coup dans la vase, et au point que les mules qui avoient fait quarante-six milles dans le jour, y restaient sans vouloir faire aucun effort pour en sortir. Nous accourûmes pour venir à leur secours, mais nous tombâmes de mal en pis ; car en voulant faire éviter à une voiture qui n’était pas encore engagée dans ce mauvais pas, l’accident des deux autres, et en lui faisant prendre un autre chemin, elle versa,
La nuit était devenue si obscure que nous ne pouvions nous reconnaître ; nous commençons à désespérer de notre sort et à craindre de ne pouvoir sortir de cet embarras qu’en nous chargeant nous-mêmes de notre bagage et en gagnant la Ville à pied. Heureusement pour nous et on peut dire miraculeusement, d’autres Voyageurs (car à Brendisi un Voyageur est une chose inouïe), heureusement don un Baron Hollandais avait imaginé de faire le même Voyage que nous, arrivait le même jour à Brindisi, avait enfilé le même chemin, et se trouvait à la même heure, dans la même position avec ses voitures, qui jointes aux nôtres, formaient un convoi nombreux, composé de neuf calèches, dix-huit chevaux et vingt-sept personnes qui ne s’entendaient pas, ne se voyaient point et ne pouvaient concevoir ce qui les rassemblait dans un pareil embarras.
Les chevaux n’en pouvant plus, les voitures sur le côté, les paquets dispersés, voilà quelle était notre situation lamentable, lorsque des torches allumées vinrent enfin éclairer cette désastreuse scène, qui ne laissait pas cependant, au dire de nos Peintres d’avoir, à la lueur des flambeaux, son piquant et son effet pittoresque ; mais n’ayant pas le temps d’en faire le tableau, nous nous mîmes en devoir de chercher à tâtons, de ramasser à-peu-près tout ce qui était tombé dans la boue et de gagner Brindes comme nous pûmes. Nous y arrivâmes enfin, et notre premier gîte fut une Auberge qui avait plutôt l’air d’une écurie que de toute autre chose : encore eûmes-nous bien de la peine à obtenir qu’on nous conduisît chez le Consul, qui heureusement nous reçut fort bien, et nous consola en nous offrant un souper et de bons lits.

Vues de la ville et du château de Brindes. Planches vingt-six et vingt-sept.

Le lendemain, revenues de nos fatigues, nous allâmes voir le Port de Brindes, ce Brindisi ou Brundusium, si célèbre sous l’ancienne Rome, où s’équipaient les Flottes les plus formidables et qui joignait par la navigation l’Italie à la Grèce et à tout l’Orient : son Port est un vrai miracle de la nature dans un Pays aussi uni et aussi peu susceptible d’abri. Il consiste aujourd’hui dans une grande Rade formée par deux Jetées isolées et naturelles dont un Château, bâti sur l’une des deux, défend l’abord, ainsi que l’entrée de la Rade d’où l’on peut sortir par le même vent qui y fait entrer. Au fond de ce Port est un Canal qui communique à un Bassin en demi-cercle dont la Ville est entourée, et qui devait produire autrefois le plus magnifique effet, lorsque de nombreuses Flottes bordaient fastueusement le Quai de cette Ville.
Ce fut la prise de Brindes par les Romains qui acheva de leur donner l’Italie, où ils n’eurent alors de bornes à leur Empire que celles de l’Italie même. Il est aisé de voir de quelle importance elle devait être, puisqu’indépendamment de ce que c’était alors le plus beau Port de l’Adriatique, la possession de Brendisi mettait les Romains dans le cas non-seulement de prévenir les descentes des Grecs, mais encore d’y équiper des Flottes pour les aller attaquer jusques dans leur Pays.
On nous fit voir aussi les pilotis que César y avait fait faire pour fermer le Port de Brindes lorsqu’il y assiégea Pompée, c’est ce qui en a commencé la destruction par l’amas de sable que ces pilotis y retinrent. Les Vénitiens achevèrent depuis de le fermer en coulant à fond des Bâtiments pleins de pierres et de maçonnerie : tous ces embarras n’avoient laissé qu’un très-petit passage si peu profond qu’à peine les petites Barques pouvaient-elles arriver au bassin, où l’eau ne se renouvelant pas, devenait un marais pestilentiel pendant quatre moins de l’année.
L’ouverture du Canal qu’on vient d’entreprendre, et qui est déjà assez avancé pour faire entrer les Vaisseaux facilement, va enfin rendre ce Port au commerce, et la célébrité à Brindes, qui pourrait redevenir pour Naples ce qu’elle fut jadis pour les Romains. Le peu de profondeur du Canal prouve combien les Bâtiments des Anciens prenaient peu d’eau. On voit à droite la Ruine d’un Puits antique qui faisait partie d’une maison que l’on dit dans le Pays avoir appartenu à Cicéron ; mais rien n’est moins certain : on aurait pu nous montrer de même la maison où est mort Virgile, s’il était possible de conserver la moindre idée d’une Ville qui a dû changer de face autant de fois, soit dans le temps des guerres civiles de Pompée, soit à celle de Marc-Antoine, et qui fut dans la suite absolument détruite par Totila, vers le milieu du sixième siècle.
Il n’existe plus rien de tout ce faste de Brundusium, que les restes de deux Colonnes qui avoient été élevées dans ce lieu et dont l’une des deux semble s’être conservée comme par miracle, étant absolument entière ; mais il n’y a plus que le Piédestal de la seconde, avec un seul morceau du Fût de la Colonne qui aura été, suivant les apparences, renversée par un tremblement de terre et qui est restée comme suspendue et posée en travers sur son Piédestal. Ces deux Colonnes de Marbre blanc, de cinquante-deux pieds de haut, étaient sans proportion : le Fût de la Colonne ayant beaucoup trop de hauteur pour le diamètre. Quant au Chapiteau, quoiqu’assez mauvais, il mérite attention par la manière dont il est composé. Ce sont quatre Figures de Neptune qui forment comme autant de Cariatides à chaque angle du Chapiteau : autant de Figures de Femmes qui occupent chaque face du Tailloir, et huit Tritons en forme de Volutes à chaque angle. Ce singulier Chapiteau était surmonté d’un Piédestal qui pouvait porter vraisemblablement une Statue, et qui aujourd’hui ne supporte rien qu’un mauvais Entablement.
On a raisonné diversement sur l’utilité et l’emploi de ces Colonnes ; quelques Personnes ont pensé qu’elles avoient été élevées pour servir de Phare au Port, et ce sentiment est appuyé sur ce qu’effectivement elles se trouvent dans la direction du Canal. Mais outre qu’un Fanal était placé d’ordinaire sur la partie du Port la plus avancée dans la Mer, ces Colonnes n’étant point percées, auraient été d’un usage très-incommode pour le service de la Lanterne. Ne serait-ce pas plutôt (et ce sentiment paraît le plus vraisemblable) un Terme posé à la Voie Appienne, qui aboutissait à Brindes ? Pourquoi n’aurait-on pas élevé un Monument à l’extrémité de cette Voie publique, comme on en avait élevé un à Rome pour marquer le première Pierre milliaire : d’autant que Brindes était dans cette partie la frontière de l’Empire, et qu’il continua longtemps d’être le seul Port de l’Adriatique où les Romains venaient d’embarquer.
On a joint dans des temps modernes une Inscription à ce Monument, mais qui paraît n’y avoir aucun rapport, et ne donne d’ailleurs aucune lumière, ni aucun éclaircissement sur son usage, ainsi que sur le temps où il a été élevé.
Il y avait encore dans la Ville quelques restes d’Antiquités, et entre autres des débris d’anciens Thermes, mais ils sont aujourd’hui presque entièrement détruits, ainsi que l’Aqueduc qui y apportait l’eau. Les murailles bâties depuis par Charles-Quint, l’ont été aux dépens de ces Thermes, On peut dire que ce Prince a dévasté l’Italie, en démolissant tout ce qu’il rencontrait de Monuments pour bâtir partout des grands vilains murs aussi tristes qu’inutiles. Il n’existe d’un peu remarquable à Brindes qu’un vieux Château bâti par Frédéric II, et un autre sur le Mole par Alphonse d’Aragon.
Au reste l’air de cette Ville a été jusqu’ici on ne saurait lus malsain et surtout l’été, ce qu’on ne pouvait attribuer qu’à l’état déplorable dans lequel, comme nous l’avons dit, on laissait son Port depuis fort longtemps ; quant au sol, au territoire qui entoure la Ville, il est excellent et produit des vins et des huiles de la meilleure qualité. On y rencontre souvent ou des Médailles ou des Tombeaux ou d’autres Fragments antiques, seuls indices qui puissent faire reconnaître ce qu’était autrefois cette Ville célèbre.
On nous fit voir encore plusieurs Camés très-beaux qu’on y avait trouvé dans différents temps. Un riche Particulier de cette Ville, nommé Ortensio Leo, a fait en dernier lieu avec beaucoup de connaissance et de goût, une Collection de Médailles Grecques qui prouvent l’antique origine de Brendisi et jusqu’à quel point les beaux-arts y ont été connus. Sur ces Médailles qui sont très-belles, il y avait d’un côté ou une Tête d’hercule entourée de la peau du lion, ou une Tête de Neptune avec le Trident, et au revers un Homme assis sur un Dauphin et tenant divers attributs, comme une Lyre, une Victoire, une Corne d’Abondance. On fait remonter son origine à Diomède et même au temps de Thésée ; ses Compagnons la bâtirent, dit-on, au retour de l’expédition de la Toison d’Or.

Vues du village de Squinzano et du cloître des Dominicains de Lecce. Planches vingt-huit et vingt-neuf.

Après avoir fait nos adieux à l’honnête Consul de Brindes, nous quittâmes cette Ville pour parcourir l’ancienne Japigie ou Messapie, et nous nous acheminâmes vers Lecce, la capitale moderne de l’ancien Pays des Salentins. Nous avions vingt-quatre milles à faire. Nous sortîmes de Brendisi le 2 Mai, après avoir traversé une Plaine déserte l’espace de quinze milles, nous arrivâmes a Squinzano, très-beau Village dont l’on trouve ici une Vue prise sur la Place principale, n° 28, et nous poursuivîmes notre route dans cette éternelle Plaine aussi triste que les oliviers dont elle est couverte ; enfin nous aperçûmes Lecce dont la Vue est de loin si plate et si étendue qu’on la dessinerait sur une aulne de ruban. Nous y arrivâmes à une heure, et à six l’ennui commençait à nous gagner. C’est, dit-on, une des plus belles Villes du Royaume de Naples, et c’est peut-être en effet la mieux bâtie. Toutes les Maisons, toutes les Églises y sont belles, ou bien elles y sont toutes laides, car s’il n’y en a pas une qui ne soit bien construite et très-décorée, il n’y en a pas une aussi que le soit de bon goût.
On a élevé dans la grande Place le Fût de la seconde Colonne renversée de Brendisi, auquel on a ajouté un mauvais Piédestal et un plus mauvais Chapiteau, sur lequel on a posé un gros Saint qui semble menacer d’écraser tous ceux qui le regardent. Il n’y a rien de plus mauvais que ce Monument, si ce n’est une Fontaine sans eau très-estimée dans le Pays, et une petite Figure Équestre de Philippe II, en pierre, du même genre et qui a la même réputation. Cette Place qui est celle du Marché, et la plus considérable de la Ville, est bâtie sans aucune régularité, ni aucun Dessin.
Une des Constructions modernes que nous avons pu remarquer à Lecce et la seule qui y mérita quelque attention de la part de nos Dessinateurs, fut l’intérieur du Cloître du Couvent des Dominicains. Ce n’est cependant, comme on voit par le Dessin qui en est gravé, n° 29, qu’un vaste quarré long, entouré d’une Galerie portée par des Colonnes accouplées ; l’effet en est assez bon, quoique les Colonnes ne soient pas d’une belle proportion : mai cette Cour a un caractère sage et noble, qui repose les yeux du fatigant travail de la façade extérieure de l’Édifice, et de tous ceux de cette Ville moderne.
Personne ne put au reste nous dire le temps où Lecce fut bâtie ; à la quantité des Vases Étrusques qui s’y sont trouvés et qu’on y trouve encore, on ne peut douter que son territoire n’ait été occupé par quelques grandes Cités, où les arts même furent connus.
Nous voyons dans les savantes recherches du Chanoine Mazocchi sur l’origine de Lecce, qu’il y eut, à ce qu’il assure, dans cette partie de la Messapie une Colonie très-ancienne fondée par des Grecs sous le nom de Λυκιανοι dont il rapporte même deux Médailles. Depuis et dans le même lieu il s’y établit une Colonie Romaine sous le nom de Lupia ; de-là par corruption et par succession de temps, la même Ville s’est appelée Lecce.
On nous fit voir à l’Archevêché un petit Bronze représentant un Hercule brisant une Colonne, qui bien qu’il ne soit pas du plus beau style, n’est pas sans mérite. Nous regrettâmes fort de n’avoir pu voir le Cabinet d’un Marquis de Palmiria qui se trouvait à Naples dans ce moment, et qui est rempli, dit-on, d’Antiquités trouvées dans le Pays même.
On dit aussi que Lecce, que l’on pourrait croire être la Ville d’Aletum ou Aletium, communiquait par un souterrain à Rugia ou Rudia, ancienne Ville détruite à trois milles de celle-ci. L’on prétend que ces deux Villes unies d’intérêt se prêtaient mutuellement des secours, et que Guillaume-le-Mauvais, Roi de Sicile, qui en faisait le siège, n’aurait pu s’emparer de l’une ni de l’autre, si après une longue défense de la part des Assiégés, il n’eût enfin découvert et rompu la communication et le secours qu’elles se prêtaient. Il ne reste plus rien de Rugia, sinon les traces de son enceinte et quelques Tombeaux souterrains où l’on trouve des Vases, dont les Figures sont Grecques. Ce fut apparemment ce Guillaume-le-Mauvais qui détruisit cette Ville et sans doute celle de Lecce dans le douzième siècle ; car le plus ancien de ses Édifices est du temps de Jeanne Iere, Reine de Naples, dans le quatorzième.
Cette Ville moderne serait une des plus belles qui existent, si elle eût été bâtie avec un peu de goût ; car la beauté de la pierre et des matériaux qu’on y a employés lui donnent la plus grande apparence, mais l’emploi que l’on en a fait est détestable : tous les Édifices sont surchargés de la plus mauvaise et de la plus inutile Sculpture. Cela est d’autant plus fâcheux, que la Ville est bâtie très-solidement, On la regarde comme la plus belle du Royaume après Naples. On ose même la comparer à cette dernière, s’il est permis de comparer à Naples une Ville sans Port, sans Fleuve, sans grands chemins, sans population et presque sans commerce, si ce n’est celui d’une dentelle assez grossière que se fabrique à Lecce et à laquelle nous vîmes travailler toutes les Femmes de la Ville.

Vue du village et du campanille de Soletta dans la terre d’Otrante. Planche trentième.

Nous laissâmes nos calèches à Lecce, et prîmes des chevaux de selle pour nous transporter à Otrante ; mais n’ayant pu partir que l’après-midi, il nous fallut prendre le parti d’aller coucher à Soletta. En sortant de Lecce, on trouve d’abord des carrières dont la pierre se tire de la grosseur que l’on veut, étant tendre en sortant de la carrière et d’un grès fin et égal ; on peut la tailler, la couper et la tourner à volonté. Á deux milles plus loin, on trouve un Vallon charmant couvert de Constructions, et ensuite le Village de Sant-Cesare, le plus beau et le mieux bâti que j’aie vu de ma vie.
C’est vraiment une singularité de la Province de la Pouille et de la Terre d’Otrante que la beauté des Villages que l’on rencontre sur la route, et dont les Vues ressemblent souvent à celles que l’on pourrait désirer à des Villes considérables. À quelques milles plus loin, on découvre le Campanillo de Soletta, où nous arrivâmes une heure avant la nuit par le plus raboteux chemin qu’il soit possible de trouver. Nous fîmes d’abord usage de notre lettre du Préside de Lecce, sans laquelle précaution nous aurions été sûrs de coucher sans souper au milieu de la Place publique. Mais nos lettres de recommandation avec le nom du Ministre firent une si grande frayeur au Syndic, que sa stupéfaction pensa annuler l’effet de la protection avec laquelle nous voyagions, jamais nous ne pûmes le rassurer.
Heureusement pour nous le Lieutenant du Syndic, qui avait apparemment un peu plus de tête que lui, vint à notre secours et nous proposa de nous loger à un Couvent de Capucins : l’on ne se souciait guères de nous y recevoir, mais la peur et la menace de réduction des aumônes nous firent ouvrir les portes. Une fois entrés, nous nous apprivoisâmes avec les Pères, nous leur dîmes que nous voulions souper au Réfectoire, manger comme eux, coucher comme eux, alors nous nous trouvâmes frères, amis, compagnons de misère, enfin à l’aumône des Mendiants : le souper ne fut cependant pas mauvais, on nous donna même de bon vin ; en sortant de table, nous fûmes conduits à la cellule du Prieur qui était bon homme, fort gai, et de plus fort bon Musicien ; il nous chanta du Piccini traduit en Franciscain, à la suite de quoi nous allâmes nous coucher sur des lits de Capucins, c’est-à-dire sur de la paille que l’on nous arrangea dans des chambres heureusement assez propres.
Cette manière de recevoir les Etrangers n’a plus, il est vrai, rien du faste de l’antique Salente, dont Soletta se vante d’être issue. Nous y cherchâmes en vain quelques vestiges d’Antiquité, mais ce qu’il y avait de plus ancien n’était absolument que de l’Architecture gothique.
L’antique Salente, bâtie par Idomenée et qui devint la capitale des Salentis, était, selon Strabon, sur le bord de la Mer. Il est vrai que ceux qui soutiennent que Soletta est cette ancienne Ville, prétendent aussi pour appuyer leur système, que la Mer couvrait alors le Pays qui est entre elle et la rive actuelle, sans vouloir prendre garde qu’Hidrontum et Gallipoli, qui occupent la rive aux deux côtés de Soletta, étaient des Villes aussi anciennes que Salente. Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel de Soletta, je ne crois pas que M. de Fénélon y amenât son Prince pour y apprendre à gouverner : car les Idomenées sont aussi rares dans le Royaume de Naples qu’ailleurs.
Les Vases Étrusques que l’on a trouvés et que l’on trouve encore en grand nombre dans le Territoire de Soletta, attestent indubitablement l’antiquité de son existence, peut-être sous un autre nom. On dit qu’on a trouvé dans les Sépultures, des ossements d’une grandeur démesurée, mais personne ne put nous en faire voir. Il y a au reste une nuit très-obscure répandue sur l’histoire de cette ancienne Ville et sur le temps de sa destruction. Un Prince de Tarente, Comte de Soletta, y fit élever dans le quatorzième siècle un Campanillo très-beau et du meilleur goût de ce temps, tel qu’on le voit gravé sur une de ces Planches, n. 30.

Vue du village de Moglie [Maglie], dans la terre d’Otrante, l’ancienne Yapigia. Planche trente-unième.

Nous partîmes de Soletta à neuf heures du matin, et deux heures après nous arrivâmes à six milles de là, à Moglie, village dans le genre de San-Cesare. A trois milles plus loin, l’on rencontre Muro, Ville antique dont Strabon fait mention comme une des treize qui occupaient le Pays nommé Yapigia, mais il n’entre dans aucun détail sur son compte. Nous trouvâmes effectivement les Murs de son ancienne enceinte qui était de trois milles, ils étaient construits en pierres de taille énormes, de trois assises de front, composant neuf pieds d’épaisseur. Ces Murs sont encore à la hauteur de trois pieds dans de certains endroits et construits à sec, assise par assise.
On peut faire une remarque, c’est que toutes ces Villes antiques de l’Yapigia avaient la même forme, la même grandeur d’enceinte et la même manière d’être bâties, comme si c’eût été le même Fondateur qui les eût construites ; il n’existe aucun autre témoignage de l’antiquité de Muro, pas une monnaie, pas un Vase Étrusque, quoiqu’on nous assurât qu’il s’en était trouvé. Le Bailli, qui était aussi l’Apothicaire et le Savant du Lieu, nous parla Latin, nous cita des passages Grecs, et qui plus est donna l’orge à nos chevaux, mais le put nous faire voir une seule Médaille de son Pays.
Nous le quittâmes pour aller à Otrante qui est à huit milles plus loin par des chemins presque impraticables, traversant cependant d’excellents Pays et de superbes Villages. A trois milles d’Otrante le Pays s’élève, et lorsqu’on est arrivé sur les auteurs, on découvre l’Albanie et les Côtes de la Grèce, comme si on devait y aller coucher. Nous ne pûmes voir d’aussi près cette Grèce fameuse sans un peu de regret de ne pouvoir nous embarquer tout de suite pour y aller passer quelques jours, et en même-temps sans un retour de tristesse, en pensant que ce Pays qui avait produit les plus grands-hommes dans tous les genres qui avait été les berceau de tous les arts, et où ils avaient été portés jusqu’à leur perfection, était plongé maintenant dans les ténèbres des l’ignorance, et souvent fermé aux recherches et aux regards des curieux par la grossièreté de ses Habitants ; il l’était de plus pour nous à cause de la peste et de l’effrayante quarantaine qu’il eût fallu essuyer, si nous eussions voulu nous permettre cette petite excursion pour laquelle il ne faut que six heures de temps quand le vent est favorable.

Vue de la Ville et du Port d’Otrante [Otranto]. Planche trente-deuxième.

Avant d’arriver à Otrante, on descend dans un Vallon que l’on peut comparer à un paradis terrestre, à un Vallon des Champs Elisées. La nature est nulle part plus riche et plus généreuse : des arbres de toute espèce plantés les uns sous les autres dans des champs de blé, ou au milieu des vignes qui viennent encore superbes sous cette ombre à triple étage. Les Pignons, les Citronniers, Orangers, Figuiers étaient si élevés que nous les prenions pour de gros Noyers. L’air doux du Printemps, l’odeur de la fleur d’oranger et le chant du Rossignol achevaient de parer et d’embellir ce beau Vallon qu’il faut chanter et qu’on ne peut décrire.
La Ville d’Otrante et la Mer terminent ce charmant tableau et achèvent d’en faire un lieu délicieux pour ceux qui aiment la nature pour elle-même et sans le secours de l’art. Au reste le charme cesse, quand on est arrivé à Otrante qui n’est plus qu’une petite Ville, où trois mille Habitants sont resserrés dans de hautes murailles, et dans des rues étroites et mal pavées.
Nous nous levâmes le lendemain de bonne heure, dans l’impatience de chercher et apercevoir quelques restes de la fameuse Hidrontum, de voir le Mont et le Temple de Minerve ; mais quel fut notre chagrin de ne pas trouver une seule pierre, une seule trace de tant de richesse ; jamais au contraire Pays plus pauvre et plus ruiné que celui-là. Otrante fut, comme l’on fait, dans son origine une Colonie Grecque. Ses Médailles, sur lesquelles on lit encore ΥΔΡΩΝΤΙΝΩΝ, en sont bien la preuve ; successivement elle est devenue la conquête des Romains, des Maures, des Goths et des Turcs.
La première rareté qu’on nous fit voir à Otrante fut la Cathédrale, où on nous montra de grandes armoires remplies d’os des Martyrs que fit Achmet Géduc, Général des Troupes de Mahomet II, sous le règne de Ferdinand Ier d’Aragon, Roi de Naples. Tous ces Martyrs-là étaient de braves Gens dont les corps ne sont pas plus conservés que ceux de tous les Particuliers, dont on voit les Reliques dans toute l’Italie. On nous fit descendre dans une Église souterraine qui est au-dessous de la Cathédrale et qui n’a de curieux que d’être soutenue par des Colonnes antiques de toutes formes, grosseur et hauteur ; il y en a dans le nombre qui sont d’un Marbre très-précieux, tel que le jaune antique et un Marbre violet fort rare appelé Pavonazzo.
On nous conduisit encore de là à une Chapelle dédiée à San-Pietro, où l’on nous raconta que cet Apôtre venant d’Antioche à Rome prêcha l’Evangile et dit la première Messe que fut dite en Italie et en Europe. On conserve ce primitif Autel, et sur la porte de la Chapelle on voit une Inscription Grecque qui d’abord avait été faite en Mosaïque, mai elle est si détruite qu’il est presque impossible de la lire. On y a suppléé par celle-ci écrite au-dessous en mauvais Latin
HIC PETRVS OCCIDVIS JESVM CHRISTVM, PRIMVM
EVANGELISAVIT, ARAMQVE EREXIT.
Nous fûmes de là du Temple de Minerve où nous ne trouvâmes qu’une Église de Minimes et des Miracles, car les Miracles nous accompagnaient partout. L’on regarde effectivement comme tel dans le Pays la fermeté et le courage prodigieux avec lesquels les Citoyens d’Otrante défendirent leur Ville pendant le siège qu’en firent les Turcs en 1480, quoiqu’ils fussent dépourvus d’artillerie don on commençait à connaître l’usage et que les Turcs au contraire en eussent une formidable. On en trouve encore des témoignages à chaque pas dans la Ville où l’on conservé des boulets de pierre de vingt pouces de diamètre que les Turcs envoyaient avec des mortiers énormes à la manière des bombes. Le cruel Géduc qui commandait le siège, furieux de la longue résistance des Otrantains et des pertes considérables d’hommes qu’il avait faites aux murailles, se vengea sur les Prisonniers qu’il fit à la prise de la Ville.
Il ne faut pas oublier un trait de fermeté précieux à l’histoire du Pays et qui arriva à ce siège d’Otrante ; c’est celui d’un Comte de Marco qui en était Gouverneur. Pour toute réponse aux sommations que lui faisait le Mahométan d’ouvrir ses portes et de se rendre, il se fit apporter les clefs de la Ville et les fit jeter dans un puits en présence des Députés. Cette réponse aussi courageuse qu’énergique, était digne des premiers temps de Rome.
Voici deux Inscriptions, gravées sur un Piédestal de pierre dure, que nous trouvâmes parfaitement conservées, comme elles sont écrites ici.

IMP. CAES. M.
AVRELIO ANTO
NINO AVG. TRIB.
POT. XIV COS. III
DIVI ANTONINI FIL. DIVI
HADRIANI NEP. DIVI
TRAIANI PARTHIC. PRO.
DIVI NERVÆ ABNEPOT.
PUBLICE
D. D.

IMP. CAES. L. AV
RELIO VERO AVG.
TRIB. POT. II COS. II
DIVI ANTONINI F.
DIVI HADRIANI
NEP. DIVI TRAIANI
PARTHIC. PRONEP.
DIVI NERVÆ ABNEPOTI
PVBLICE
D. D.

Ces deux Inscriptions ont été faites en l’honneur de deux Empereurs régnants en même-temps, Antonin et Verus, auxquels il fut élevé aussi des Statues dans le même-temps par la Ville d’Hydrontum. L’Empereur Adrien adopta, con on fait, Antonin à condition qu’il adopterait lui-même Lucius Verus qui était fils d’Ælivs Cæsar.
Le port d’Otrante est petit, mauvais par sa forme, et plus mauvais encore par son état actuel qui ne permet aux vaisseaux d’en occuper que l’entrée ; ce n’est plus qu’une Rade fort peu sûre, le fond étant comblé de sable ; il est cependant certain que par sa situation il pourrait être le premier Port de l’Adriatique et en devenir la clef ; c’est ce qui avait fait naître, dit-on, à Pyrrhus l’extraordinaire projet de faire construire un pont de bateaux pour communiquer à la Grèce qui n’est qu’à cinquante milles de distance, et à Mahomet II de s’en emparer, afin de s’ouvrir la porte la plus commode pour entrer en Italie.
Otrante ne nous présentant rien d’assez intéressant pour nous arrêter davantage, nous remontâmes le Fleuve Hydrum qui a pris son nom d’Hidrontum ou qui lui a donné le sien. Ce Fleuve se perd et disparaît à chaque instant dans les jardins qu’il arrose et rend fertiles. Il est alors divisé en canaux qui dans leur plus grande largeur pourraient être franchis à pieds joints ; c’est cependant le plus grand Fleuve que l’on trouve dans cette partie de l’Italie que l’on appelle le Talon de la Botte. Nous retournâmes sur nos pas jusqu’à Morigeno ; de là nous fûmes dîner à Sombrino, où l’on nous servit du vin si vif qu’une seule bouteille nous étonna la tête au point qu’un verre de plus nous l’aurait fait perdre tout-à-fait, et cela le plus traîtreusement du monde ; car il est doux et agréable à boire et ne tient en rien de la lourde chaleur de la plus grande parte des autres vins d’Italie.
Après Sombrino le terrain s’élève, et lorsqu’on est arrivé au sommet de cette élévation, on découvre, dans l’espace d’un quart de lieue, la Mer Adriatique des deux côtés de la Torre d’Otrante, les Montagnes de l’Albanie et celles de la Calabre. De ce côté la vue est superbe, on aperçoit Gallipoli qui termine une Plaine riante et couverte d’oliviers. C’est effectivement le Pays qui produit le plus d’huile de la Terre, on l’embarque à Gallipoli et elle se répand de là dans toute l’Europe. Il y arrive des vaisseaux de toutes les nations qui ne chargent autre chose que cette marchandise qui paye, dit-on, au Roi jusqu’à quatre millions de notre monnaie, de droits se sortie : à la vérité ce droit se paye par l’Etranger, mais il n’est pas moins certain que c’est toujours au rabais du prix de la denrée. Ce genre d’impôt est certainement le plus pernicieux à l’industrie d’un Royaume, où le Cultivateur ne se donnera jamais la peine de faire rendre au sol un superflu qu’il ne pourra vendre qu’à bon marché, et où l’inaction est toujours un moyen de se soustraire à l’imposition. Cette imposition n’existe donc que sur le commerce, et jamais sur la terre ni sur l’individu qui devient un être isolé pour l’Etat, dès qu’il veut, et peut se contenter d’un nécessaire que le sol lui donne trop facilement.

Vue de la ville et du port de Gallipoli. Planche trente-troisième.

Gallipoli est située très-agréablement dans une Île qui ne tient au Continent que par un seul Pont. Elle est défendue par un Château qui serait assez fort s’il était approvisionné. Bâtie sur un Tertre isolé, et environné de la Mer de tous les côtés, les Murs qui entourent la Ville bordent le Rocher de manière que la Mer en baigne la base. C’est dans ce Rocher et sous les maisons de la Ville que sont creusées les caves où l’on renferme l’immense quantité d’huiles qui se fabriquent à Gallipoli. L’on vante particulièrement l’excellence de ces caves, parce qu’elles ont, à ce qu’on assure, la propriété de clarifier l’huile en très-peu de temps et de lui donner une qualité qui les fait rechercher et préférer à beaucoup d’autres. Ce n’est pas qu’on en fasse cas pour manger, car malgré l’excellente qualité des olives, la manière de fabriquer l’huile dans ce Pays, la rend forte au goût, et elle n’est d’usage ni employée que dans les Manufactures. Malgré cet inconvénient, les Commerçants la viennent chercher de fort loin, quoique le Port de Gallipoli ne soit rien moins que commode.
Ce Port presque tracé par la nature, deviendrait de la plus grande sûreté pour les Vaisseaux si l’on prenait le parti de construire un Môle sur un Écueil qui s’élève à peu de distance dans la Mer, et de le joindre à la Ville par une Jetée ; sans cet abri, qui serait de fort peu de dépenses, les Vaisseaux étant souvent obligés d’attendre leur chargement pendant plusieurs mois, et toujours exposés à être poussés à terre par le vent du Nord, quitteront infailliblement le commerce de Gallipoli. Ils préféreront, en doublant le Cap de Leuca, qu’on appelle aussi dans le Pays Finistere, d’aller retrouver le Port de Brendisi, beaucoup plus sûr et plus abrité maintenant par les travaux que l’on y a fait depuis peu.
Gallipoli fait encore un commerce assez considérable en toiles de coton de toute espèce et en mousselines, le coton étant une production très-abondante dans ce Pays où on le file et le fabrique sur les lieux.
La Cathédrale est ornée de quantité de Tableaux, parmi lesquels on admire ceux du Cupoli, Peintre originaire de Gallipoli, dont la famille y existe encore. On prétend que ce Peintre vint faire ses études à l’Académie de France, mais qu’il ne peignit et n’acquit de la réputation qu’à son retour. Ses Tableaux sont d’une riche et brillante composition, mais son Dessin n’est pas toujours correct ; il pèche surtout dans la perspective de ses Figures, qui, bien que d’un style noble et fin de trait, sont peintes d’une manière sèche et dans le goût des premiers Tableaux de Raphaël.
Gallipoli n’offre au reste aucune Antiquité ni même aucuns vestiges qui puissent en indiquer ; la situation resserrée de cette Ville ayant toujours obligé de construire, reconstruire et fouiller dans le même lieu et sur un Rocher aride, qui ne laisse à trois mille Habitants que la place de leurs maisons, sans jardins ni aucun espace de libre. Les caves servent de magasins et se louent par mois aux Propriétaires des terres du dehors, qui y amènent leurs huiles pour les clarifier et les charger ensuite.
Il y a apparence que ce sont ces deux avantages qui ont fait bâtir Gallipoli dans le lieu où il existe actuellement ; car selon une tradition du Pays qui n’est pas sans vraisemblance, cette Ville était autrefois à quelque distance et un peu plus au Midi. Effectivement à quelques milles plus loin, dans les terres, on voit plusieurs vestiges du Murailles d’une très-grande Ville absolument détruite. Elle l’est même au point qu’il est impossible de rien découvrir de sa forme et de son étendue ; mais des Tombeaux, des Vases, et surtout des Médailles d’or, d’argent et de cuivre ne laissent aucun doute que ce n’ait été une Ville Grecque où les arts furent connus et portés à leur perfection.
Ces Médailles ont toutes été enlevées à mesure qu’elles ont été trouvées : on nous en fit voir seulement deux, dont l’une était de la plus grande rareté pour le fini et la beauté du style ; il y avait aussi plusieurs bas-Reliefs, des Lampes et quelques Vases en bronze d’un beau travail Le lieu où l’on a trouvé ces Antiquités se nomme Radgi, et l’on prétend dans ce Pays que c’est le nom ancien. Mais ne serait-il pas plus vraisemblable de penser que cette Ville antique, située autrefois dans ces environs et où l’on trouve des Fragments aussi précieux, aurait été cette fameuse Salente perdue aujourd’hui, que chacun veut placer à sa fantaisie et pour laquelle on a submergé toute la Yapigia, afin de lui trouver un Port jusqu’au milieu des terres.
Le savant Mazocchi paraît assez porté à le croire d’après la dénomination de Salentinum donnée de tous les temps à cette partie, à cette extrémité de la Yapigie. Mais il y a lieu de croire que l’ancienne Ville de Salente était détruite et n’existait plus du temps de Strabon, de Pline, de Ptolomée, puisqu’il n’en est question dans aucun de ces Auteurs. Au reste Goltzius et Mayer nous en rapportent deux magnifiques Médailles sur lesquelles on lit pour Inscription ΣΑΛΑΝΤΙΝΩΝ. Sur l’une des deux il y a une belle Tête de Neptune, et au revers la Figure du Dieu armé de son Trident. Sur l’autre Médaille on voit une Tête casquée et entourée de quatre Dauphins, et au revers un Cheval monté d’un Cavalier. Malheureusement ces Auteurs sont quelquefois taxés d’avoir inventé les Médailles qu’ils rapportent dans leur Ouvrages, ainsi nous n’en garantissons point du tout l’authenticité.
En arrivant à Gallipoli nous n’avions pas trouvé le Consul, ni l’Agent du Consulat, nous fûmes logés par l’Agent de l’Agent, car il n’y a partout si petit Emploi qui n’ait, comme on sait, son Subalterne chargé de faire la besogne pour laquelle on paye le Supérieur. Le Vice-Agent nous logea chez lui, sa mère faisait notre cuisine, il soignait nos chevaux, et tous les talents de la famille étaient employés à notre plaire ; cependant nous quittâmes sans regret le séjour de Gallipoli pour continuer notre route.
Nous partîmes le matin. A deux milles de la Ville, et quand on est arrivé sur les hauteurs, l’on aperçoit l’ensemble de tout le Promontoire ou Cap de Lecce (Capo di Leuca), extrémité de l’ancienne Messapie que l’on découvre de là en entier. La position de Gallipoli surtout, vue de cette distance, a quelque chose de très-singulier et ressemblerait beaucoup, de là, à une Ville flottante qui serait à l’ancre dans un Golfe.
Nous laissâmes à gauche la petite Ville de Nardo [Nardò] et vînmes dîner à Porto di Cesare, après avoir traversé un assez triste Pays. Ce Port, qui est fort négligé aujourd’hui, serait cependant susceptible de devenir excellent même avec fort peu de dépenses. Nous traversâmes ensuite un bois ou plutôt des landes qui ne venant qu’à hauteur d’appui, couvrent tout le Pays, le rendent sauvage, inhabité, tandis qu’avec des bras et de l’encouragement on pourrait en faire de très-bonnes terres. Une grande partie appartient au Prince de Francavilla.
Après avoir fait trente milles dans notre journée, nous arrivâmes à Vetrano, Bourg que l’on a entouré de murs et de fosses, pour le mettre à l’abri de l’insulte des Barbaresques. Ce Bourg appartient au même Prince de Francavilla, ainsi que tout les Pays et Villes d’alentour. Ce fut le Syndic qui nous logea, car on ne trouve point d’Auberges dans toutes ces petites Villes. Cet inconvénient fort fâcheux pour des Voyageurs, rendrait le Pays impraticable sans des lettres du Ministre aux Préside, et sans de nouvelles recommandations des Préside aux Syndics. Le lendemain matin nous arrivâmes à Casal Nuovo, Ville appartenant encore au Prince de Francavilla qui y possède encore un très-beau Château, car on peut dire que ce Prince est le Lucullus de la Pouille.
Casal Nuovo est l’ancienne Mandurium, Ville Grecque alliée de Tarente, qui suivit toujours son parti et son sort, soit quand elle appela Pyrrhus, soit enfin quand Fabius Maximus les soumit toutes deux à l’Empire Romain. Elle était entourée d’une double muraille, et d’un fossé creusé dans la pierre ou dans le tuf, car on ne sait comment nommer les lits et les bases qui forment le fond de toutes les Plaines et des Vallées de la Pouille, et de la Terre d’Otrante depuis Manfredonia jusqu’à Tarente. Nous trouvâmes des Fragments de ces Murailles très-bien conservés jusqu’à l’élévation de vingt pieds. Nous mensurâmes la largeur des fossés, l’épaisseur des murs, celle d’un Corridor intérieur et d’un contremur. Le fossé extérieur est large de quarante pieds, et les murs-bâtis à la manière de ceux d’Egnatia et de Muro, ont seize pieds et demi d’épaisseur.
On voit encore d’espace en espace des entailles dans la pierre où l’on croit qu’on attachait les chevaux. Dans la partie la plus conservée, les dernières pierres paraissent décrire une naissance de Ceintre qui pourrait bien être celle d’une Voûte qui venait chercher le contremur et couvrait cette antique Galerie. Il n’y a que cette raison qui ait pu motiver une telle épaisseur de mur, dans un temps où il n’y avait pas sûrement de canon. Le contremur était bâti de même, mais il est forme de la Ville était ronde, et une seconde enceinte y ajoutait ce qu’il faut à un rond pour en faire un ovale. Cette augmentation a une forme régulière ; était-elle de la primitive construction et pour séparer l’enceinte en deux quartiers ? Ou bien la première enceinte étant devenue trop petite pour les Habitants, y jouta-t-on cette seconde ligne de circonvallation ?

Vue de la fontaine de Pline. Planche trente-quatrième.

C’est dans cette portion circulaire et cette seconde enceinte de l’ancienne Mandurium que se trouve une Grotte fort célèbre dans ce Pays à cause d’une Fontaine dont parle Pline et qu’il cite comme une curiosité naturelle. Cette Grotte paraît formée par la nature, on y descend par un escalier dont l’entrée n’est qu’une ouverture rustique et grossièrement taillée à la surface de la terre. La Grotte est à-peu-près ronde, de trente pieds de diamètre environ. Au milieu est une espèce de Citerne, dans laquelle tombent deux puces d’eau, sans altération dans aucun temps : le Bassin qui la reçoit la perd dans la même proportion, de manière que soit qu’on reçoive ou que l’on détourne l’eau du Robinet, soit qu’on la puise dans le Bassin, elle reste toujours à la même hauteur.
Le principe de cet inaltérable niveau peut paraître surprenant dans un Pays sans Rivières, sans Montagnes et dans un sol où les Sources sont infiniment rares. On a fait des Puits près de cette Fontaine qui n’ont rien changé à son état ni à son niveau ; la qualité de l’eau en est douce et savonneuse, comme celle qui s’en échappe et se perd dans les sables ; elle n’a pas même la crudité des eaux de Sources ordinaires, et la qualité de la Roche, d’où elle sort, est la même que celle qui existe dans le reste du Pays.
L’origine de Mandurium est inconnue. Mazocchi pense que le nom de Mandurium fut donné à cette ancienne Ville par les Phéniciens ou les Habitants de Tyr, et qu’elle devint ensuite Colonie Grecque. Ce savant Antiquaire fonde son opinion à cet égard sur une Médaille qu’il nous rapporte lui-même, et sur laquelle l’on voit pour Inscription les lettres initiales du nom Mandurium, en caractères qui étaient communs aux grecs, comme aux Latins. Il observe à ce sujet que c’était assez l’usage de ces anciennes Colonies de la Grande Grèce, et il en cite plusieurs exemples, tels que des Médailles de Crotone, de Métaponte, de Sybaris, sur lesquelles l’on ne trouve autre chose que ΚΡΟ, ΜΕ, ΣΥΒ. La Médaille de Mandurium porte d’un côté une Tête inconnue et sans nulle indication, et de l’autre la Figure d’un Lion.
On a encore trouvé dans les environs quelques Médailles Puniques, mais l’Écriture Phénicienne et Punique se ressemblent si fort qu’il y a peu de Personnes qui soient sûres de les distinguer ; de sorte qu’il est difficile de savoir si ces Monnaies, qui ne sont ni Grecques ni Romaines, sont ou Tyriennes, comme l’on croit que dévoient être celles des premières Colonies qui occupaient ce Pays des Salentins quand les Grecs sont venus s’en emparer ; ou si elles sont Puniques, du temps que les Carthaginois sont venus l’habiter. Au reste les Médailles de cette ancienne Ville sont fort rares. On en trouve bien encore journellement de Tarente qui en était très-voisine ; d’Héraclée, de Crotone ; ainsi que des Monnaies d’argent et d’or de toutes ces Colonies Grecques, mais presque jamais de Mandurium, dont on ignore le sort depuis que Fabius la prit et en emmena quatre mille Esclaves. Dans le temps des Princes Normands, Roger, fils de Robert Guiscard, en fut le Souverain et éleva des murs sur la fondation d’une partie des anciens, ainsi qu’une Église qui existe encore, mais qui n’a rien de remarquable.

Chapitre 4
[…] Route de Tarente jusqu’à Héraclée, en passant par les ruines de Métaponte, Bernaldo, Anglone et Policoro.

N’ayant trouvé rien de plus intéressant à Casal Nuovo, que ces Ruines de l’antique Ville de Mandurium, dont nous venons de parler, nous remontâmes à cheval pour poursuivre notre route, et après avoir laissé le Bourg d’Oria à notre droite et passé le Village de San-Giorgio, qui en est à dix milles, nous ne tardâmes pas à découvrir Tarente dans une magnifique situation, entourée de Coteaux agréables, riants et fertiles, entre deux Mers, tout aussi belles, et tout aussi riches en productions l’une que l’autre. Sa position répond parfaitement à l’idée qu’on se fait de Tarente, de cette molle Tarente, dont la puissance balançait celle de Rome, qui fut l’appui d’Annibal en Italie, et porta les arts, les sciences, la volupté, tous les plaisirs des sens au plus haut degré, et dont la conquête enfin corrompit Rome.
On connaît dans Horace la peinture qu’il fait à Septimius, de ce charmant Pays, qu’il trouvait préférable à tout autre. Septimius étoit ami intime d’Horace et Poète lui-même. « Ce petit espace de terre, lui écrivait-il, m’est plus agréable que tout autre Pays, le Mont Hymette ne produit point de meilleur miel, ni Venafre d’olives qui soient plus délicates. Le Printemps y est presque continuel, et le Père des Saisons y tempère les frimas pendant les hivers ; aussi les vins qui croissent dans les environs et sur le Coteau d’Aulon si favorisé de Bacchus, ne le cèdent-ils en rien aux vins de Falerne. Ce lieu de délices nous attend, nous appelle l’un et l’autre, mon cher Septimius, c’est là où nous finirons doucement nos jours ensemble, et où après avoir recueilli les cendres de ton ami, tu les arroseras de tes larmes ».

Vues de la ville de Tarente, prise du côté de la grande mer et de la partie appelée Mare Piccolo. Planches trente-cinq et trente-six.

La Ville moderne de Tarente est bâtie sur une Langue ou Pointe de Terre qui s’avance dans la Mer, au milieu d’un Golfe, et qui sépare du reste de la grande Mer, un espace d’eau appelé dans le Pays Mare Piccolo, ou la petite Mer. Elle est attachée au Continent par deux Ponts, sous les Arches desquels on voit très-sensiblement la Marée monter, pendant six heures et redescendre pendant le même espace de temps. Cette presqu’Isle qui est aujourd’hui toute la Ville actuelle, n’était autrefois qu’un Château regardé comme imprenable, étant entouré de la Mer de tous les côtés.
L’ancienne Tarente occupait outre cela en Terre ferme tout le fond du Golfe, depuis le Cap San-Vito, jusqu’à la naissance ou l’extrémité de cette Langue de Terre qui est entre les deux Mers. Cette Ville immense avait devant elle une Rade formée par le Golfe et deux grandes Îles, et derrière elle un Port parfaitement sûr et commode, surtout pour les Bâtiments de ce temps.
Cette ville, autrefois si célèbre e si peuplée, est réduite aujourd’hui à douze ou quinze mille Habitants, dont une partie est composée de Gentilshommes peu aisés, d’autres fort pauvres, et le reste de la Ville de simples Pêcheurs qui trouvent de quoi exister toute l’année dans une abondance intarissable de poissons de toute espèce dont la Mer est remplie aux environs de Tarente. Les Habitants de cette Ville ont conservé le goût de leurs ancêtres pour une vie tranquille et voluptueuse ; et il faut croire que la douceur du climat, joint à l’air doux et tempéré qu’on y respire, doit y contribuer. Ils sont en général bien faits, et leurs femmes ressemblent beaucoup pour la régularité des traits à ces belles Grecques dont les Artistes des Anciens nous ont conservé des modèles si parfaits dans leurs Ouvrages. Ce qui les caractérise encore particulièrement et rappelle les mœurs des anciens Tarentins, c’est la prévenance et l’affabilité avec lesquelles ils accueillent et reçoivent les Étrangers chez eux.
Au reste les Monuments de l’antique Tarente sont presque réduits à rien, et à peine peut-on trouver le moindre vestige se son ancienne magnificence. Dès le lendemain de notre arrivée, nous avions le plus grand désir de voir les Ruines de l’ancien et fameux Théâtre qui, suivant les anciens Auteurs, fut la cause de sa perte. Notre Guide prétendit nous y conduire, en nous faisant voir les restes d’un Amphithéâtre qui est dans le jardin d’un Couvent de Moines, mais si parfaitement ruiné, qu’il nous fut impossible d’en lever aucun Plan : d’abord ce qui existe de cet ancien Amphithéâtre annonce qu’il était petit, de forme ovale, construit en ouvrage réticulaire en pierre, et d’une construction absolument Romaine, On pouvait, il est vrai, de dessus les Gradins découvrir le Port, mais on en peut croire que se soient là les restes de ce fameux Théâtre où les Tarentins, amollis dans les délices, passaient leur vie, où ils traitaient en même-temps de leurs affaires politiques, et de leurs recherches de plaisir et de volupté.
Il paraît donc certain que ce qui reste aujourd’hui de la portion de cercle de cet ancien Monument de Tarente est de beaucoup trop petit pour répondre à l’idée qu’on doit se faire de son magnifique Théâtre ; et d’ailleurs, à en juger pas ses débris encore existants et par le deux côtés de cette Ruine qui décrivent également une portion de cercle, il est certain que l’Édifice était de forme ovale, par conséquent un Amphithéâtre, et alors c’était sans aucun doute un ouvrage du temps des Romains et fort postérieur au grand théâtre Grec de la République de Tarente.
Nous eûmes le chagrin, en parcourant toute la Campagne cultivée et plantée qui entoure cette ancienne Ville, de n’y trouver aucuns vestiges d’Antiquité, sinon l’arrachement de deux morceaux de Murs en brique, qu’on appelle les Prisons, parce qu’on y a trouvé des anneaux en bronze. On nous montra encore sur les bords de la Mer les restes d’un Palais qu’on nous dit avoir été construit par des Princes Sarrasins ; c’est bien réellement une Ruine antique, mais si ressemblante à ce que l’on voit à Bayes et à Misène, que nous jugeâmes sans balancer, que ce dévoient être les débris de quelque Construction Romaine. C’était le même ciment, les mêmes briques, la même manière de les employer, une épaisseur égale dans les murs, en enduit pareil, et enfin les mêmes Ornements en encaissement que ceux qui existent à l’Amphithéâtre de Pouzzole, modelés avec ce stuc composé de chaux et de marbre pilé qui était particulièrement employé par les Anciens dans les Citernes et les Réservoirs d’eau.
Nous revînmes à la Ville avec cette impression de tristesse dont des Voyageurs curieux ne peuvent se défendre quand leurs recherches ont été vaines, et surtout en parcourant des lieux aussi fameux dans l’Histoire. Cependant il fallut bien nous en consoler. Un excellent souper que l’on nous avait préparé pour notre retour n’y contribua pas peu. Nous trouvâmes surtout délicieux des poissons que l’on pêche en abondance dans le grande Mer, ainsi que des coquillages de toute espèce, dont Mare Piccolo est un magasin inépuisable. On nous servit aussi des Moules qui y sont parfaites, on les sème le long du Port comme du grain dans un champ, après en avoir amassé le frai qui s’attache à des pieux plantés à cet effet au passage du courant. Il y a des espaces d’une lieue en quarré où ces Moules sont si près l’une de l’autre, qu’on les distingue dans le fond de la Mer, comme des bancs de sable noir.
On y pêche aussi le Murex, ce coquillage avec lequel les Anciens faisaient la couleur de pourpre. On voulut nous faire voir l’endroit où l’on dit dans le Pays, que devait être placée cette espèce de Manufacture de l’ancienne Tarente, et effectivement l’amoncèlement énorme de ce seul coquillage brisé pourrait faire croire à cette tradition. Mais quant au lieu même où l’on prétend qu’étaient les Chaudières de la Manufacture, rien n’est moins certain, et ce qui reste de ces Constructions antiques peut ressembler autant à une Citerne que toutes les autres Substructions taillées dans le roc. Cette Teinture de la pourpre avait peut-être été apportée à Tarente par les Tyriens, les seuls qui en possédassent le secret, et pourrait servir de preuve à l’opinion de ceux qui prétendent que la première Colonie connue à Tarente était Phénicienne, et qu’elle fut ensuite remplacée par les Lacédémoniens sous la conduite de Phalante, ainsi que Strabon, Horace et Florus l’ont indiqué dans leurs Ouvrages.
Tarente dégénéra tellement de la rigidité des coutumes de Lacédémone après avoir été la rivale de Rome, qu’elle devint dans la suite l’émule de Sybaris par le luxe et la mollesse. Renonçant comme elle à la guerre et aux combats, elle se contenta de payer des Troupes étrangères qu’elle appela de tous les Pays pour lui servir de défense, mais aussi ne tarda-t-elle pas à devenir la proie de ses Ennemis, malgré les secours que lui apportèrent Pyrrhus, et ensuite Annibal qui furent enfin forcés de l’abandonner à la vengeance des Romains.
L’on se rappelle dans l’Histoire de cette République célèbre l’évènement de la prise de Tarente par Fabius Maximus qui la réduisit en Colonie Romaine, après en avoir enlevé trente mille Citoyens, que l’on vendit à l’encan et qui furent emmenés en esclavage. Les richesses de cette Ville, jusqu’alors une des plus commerçantes de l’Univers, étaient immenses ; on ne peut dire la quantité d’or et d’argent monnayé, ou mis en œuvre, qui fut livrée aux Questeurs des Romains pour le Trésor public. Suivant Tite-Live, on en transporta 87,000 livres pesant d’or, sans compter les Vases et les bijoux précieux.
Quant aux Statues et Tableaux dont cette superbe Ville était décorée, nous voyons dans l’Histoire que l’austère Fabius affecta de mépriser ces Ornements inutiles, fruit du luxe des Tarentins ; et sur ce qu’on lui demandait ce qu’il voulait faire de tous ces chef-d’œuvre de l’art, il répondit qu’il fallait laisser à Tarente ses Dieux irrités, faisant allusion, dit l’Historien, à ce qu’un grand nombre de ces Dieux étaient représentés dans l’action de combattre, suo quisque habitu, in modum pugnantium formati. Tit. Liv., L. XXVII.
Pour en revenir à la moderne Tarente et à cette Montagne de Coquillages dont nous parlions tout-à-l’heure, on nous conduisit, pour y arriver, par un chemin que l’on appelle l’ancienne Rue des Orfèvres à cause de la quantité de petits paillons d’or que l’on trouve journellement sur la terre lorsque de grandes pluies l’ont un peu délayée. On nous offrit d’acheter des boucles d’oreilles d’or, antiques, qui y avoient été trouvées en dernier lieu : l’une représentait un Ganimède enlevé par un Aigle, l’autre un petit Vase d’une jolie forme. Il y avait aussi un Fragment de chaine, et quelques petits Ornements d’un or très-pur, et très-précieusement travaillés. Nous préférâmes une Médaille d’or de Tarente représentant une Tête de Femme, et au revers le Symbole de cette Ville, qui est un Homme à cheval sur un Poisson. On trouve journellement dans les environs de la Ville différents petits Fragments d’Antiquité assez curieux ; ce sont les seuls restes qui existent de l’ancienne Tarente.
Nous vîmes dans le même endroit un Tombeau que l’on venait d’ouvrir ; il était composé d’une Cuvette d’une seule pierre, longue de sept pieds sur trois de largeur et trois de hauteur, recouvert d’une autre pierre ; le tout taillé, mais sans Inscriptions et sans le plus petit Ornement. Il n’y avait point de Vases dans celui-ci, mais on peut voir à Tarente mieux que partout ailleurs, quel prodigieux usage l’on faisait alors de cette ancienne Poterie que l’on appelle Etrusque, car le terrain est absolument mêlé de ces débris ; nous y trouvâmes nous-mêmes des Lacrymatoires, de petites Lampes et des Fragments sans nombre de ces Vases antiques de toutes les formes, que l’on découvre non-seulement à la surface de la terre, mais en creusant jusqu’à vingt pieds de profondeur.
En suivant les bords del Mare Piccolo, nous arrivâmes à l’endroit où cet espace de Mer est resserré par deux petits Promontoires. Il y avait dans ce lieu un Pont, appelé Ponto di Penne, par lequel on communiquait à un Faubourg bâti sur l’autre rive et qui régnait jusqu’à Galesus, Fleuve si fameux, si chanté et qui n’est cependant qu’un petit ruisseau dont l’on voit couler doucement les eaux à travers les roseaux ; il est vrai qu’elles ne servent plus à laver la laine si recherchée des brebis blanches dont parle Horace.
Dulce pellitis ovibus Galæsi
Flumen, etc
Ode VI, L. II.
On ne teint plus de laine à Tarente, mais on y travaille avec beaucoup d’adresse la soie de la Pinne Marine, dont nous fûmes voir les Manufactures. Les Pêcheurs prennent ce coquillage dans le grande Mer. On sait que de chacun de ces espèces de Bivalves, du genre des Moules, il sort une petite houppette d’une soie fauve et luisante ; ces Pêcheurs vendent la livre de cette soie dix-huit carlins, toute verte. Elle est réduite à trois onces lorsqu’elle est lavée, peignée et cardée, ce qui rend toutes les productions de cette matière d’une cherté qui l’empêchera d’être jamais autre chose qu’un objet de curiosité. On en fait des bas et des camisoles. Mais on nous dit dans le Pays qu’il n’y avait que les Gens les plus opulents en état d’acquérir une marchandise aussi coûteuse.
Le plus gros commerce actuel de Tarente est en huile, en grains et en coton, qui y est très-beau, et que l’on y file parfaitement bien. L’intérieur de la Ville n’est point agréable, parce que les rues en sont étroites et embarrassées ; mais comme la Ville a fort peu de largeur, la plupart des maisons donnent sur les Quais et jouissent de tout côtés de la plus délicieuse vue du monde. Le Port, qui a été négligé depuis des siècles, s’est rempli et comblé en grande partie. L’eau que l’on boit à Tarente y est apportée par un Aqueduc très-long ; on croit que c’est un ouvrage des Sarrasins ; au reste sa forme, ses sinuosités sur des Rochers escarpés qu’on lui fait remonter, prouvent la hauteur et l’abondance de la Source.
Ayant à-peu-près vu et examiné tout ce que nous pouvions espérer de voir d’intéressant à Tarente, nous résolûmes de continuer notre route, mais l’embarras de trouver des chevaux pensa nous retenir ; on nous effrayait tant d’ailleurs sur les dangers des bandits de Calabre, que malgré notre répugnance pour la Mer, nous nous assurâmes d’une Barque qui devait nous mener terre à terre à quelque distance de Tarente. A peine eûmes-nous arrêté notre Barque que le vent de Sirocco nous cosigna dans le Port, ce qui nous obligea à remettre notre départ, et à retourner dans le Mare Piccolo, qu’on ne se lasse jamais de voir et de parcourir.
Il y a près de l’embouchure du Galesius deux Sources que l’on nous avait dit être deux Fontaines d’eau douce, et qui étaient salées comme le reste de la Mer. Nous fûmes de là à la pointe de Ponte di Penne pour y chercher, mais vainement, quelques vestiges d’un Pont que citent même les Auteurs anciens, et qui, suivant toutes les apparences, n’a jamais existé, cette petite Mer étant dans cet endroit d’une profondeur impraticable pour toute sorte de construction.
Nous revînmes à pied le long de la rive où était située l’ancienne Tarente. Nous n’avions pas assez d’yeux ni de mains pour chercher dans le sable, et u observer, entre autres choses, une variété innombrable de coquillages qui sont tous meilleurs les uns que les autres : les terres elles-mêmes, qui, ainsi que le rivage de la Mer, ne sont pour ainsi dire composées que de débris entassés depuis deux mille ans, vous laissent toujours l’espoir de faire découverte, et forment de tout ce Canton une promenade infiniment curieuse, et intéressante à examiner pour un Voyageur, et surtout quand il ne craint point d’être mordu par la Tarentule, dont on ne manque pas de lui faire mille histoires dans le Pays.
Auprès d’une Chapelle dite de Sainte-Lucie, nous trouvâmes quelques débris gigantesques d’un ancien Temple d’Ordre Dorique, les Triglyphes de son Entablement, et quelques morceaux de Colonnes cannelées à la manière antique. Ces débris sont en tuf assez fin, travaillés très-purement et recouverts en stuc comme nous les avions vus à Pompéi. Mais nos observations nous ont fait reconnaître depuis à Métaponte et dans les autres Temples des Grecs, que les Romains tenaient d’eux cette manière de construire ; ni le temps ni l’humidité n’avoient altéré cet enduit. Il nous parut que ce qui y avait résisté le plus était cette quantité de Poteries anciennes dont nous avons déjà parlé et qui y était fort commune. Nous regrettions à chaque moment les Vases Grecs, dont nous rencontrions des débris. Nous trouvâmes aussi plusieurs petites Figures en terre, et une, entre autres, qui avait un émail et une couverte dans le goût de nos Porcelaines modernes.
La Tramontana, ce vent du Nord si nécessaire pour notre route, nous rappela enfin au Port de Tarente d’où nous partîmes au soleil couchant, il faisait nuit quand nous passâmes à l’embouchure du Taras, qui peut avoir donné le nom à cette ancienne Ville, quoiqu’elle en soit à quatre milles de distance. La nuit fut superbe, il n’y avait de vent que ce qu’il en fallait pour nous faire cheminer le plus doucement du monde, et le lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes vis-à-vis Torre di Mare, située dans les environs, ou peut-être dans le lieu même où était l’antique Métaponte.
Torre di Mare est un vieux Château à un mille de la Mer, auquel sont jointes plusieurs Fermes qui ont été bâties des ruines de l’ancienne Ville. Nous y trouvâmes quelques Inscriptions, mais qui nous parurent impossibles à déchiffrer, et nous fûmes à deux milles de là chercher les Ruines d’un Temple célèbre, car enfin nous en trouvâmes un, bien abandonné, bien isolé, mais encore assez entier pour son extrême antiquité. Il y a lieu de croire que ce Temple devait être placé hors de la Ville sur une éminence, car nous l’aperçûmes de fort loin, dans une vaste Plaine absolument découverte et à deux milles du bord de la Mer.

Les protagonistes de l'imaginaire et leurs Oœuvres

Bref profil biobibliographique des auteurs des textes.