Souvenirs d’un sexagénaire

Antoine Vincent Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire, vol. 3, pp. 138-159

La distance de Corfou aux côtes d’Italie peut se franchir en quelques heures, par un vent favorable ; mais ce vent-là ne soufflait pas pour moi. Au lieu de nous porter au nord, le vent nous poussait au sud, ce qui était indifférent au capitaine qu’il n’empêcherait pas d’établir sa croisière et de courir des bordées à l’entrée du golfe, mais non pour moi qui devais remonter jusqu’à Barletta
Nous sortîmes promptement du canal de Corfou. Après avoir salué de loin les rochers d’Ithaque, scopulos Ithacae, et le royaume du fils de Laërte, Laertia regna, nous entrâmes dans l’Adriatique. Mais l’aquilon nous contrariait si obstinément que tout ce que nous pûmes faire en louvoyant pendant cinq jours fut de parvenir à la hauteur d’Otrante [Otranto]. Fatigué de la mer, je me déterminai à y descendre, pour de là me rendre à Naples dans une voiture dont à cet effet je m’étais pourvu à Corfou. Avant de faire débarquer mon bagage, je descendis pour raisonner, comme disent les marins, avec les inspecteurs de la santé. Bien me prit d’avoir eu cette idée ; car, malgré la patente par laquelle le consul napolitain résidant à Corfou certifiait cette île exempte de toute contagion, ces inspecteurs nous déclarèrent, moi et deux personnes qui étaient avec moi, sujets à la quarantaine c’était l’ordre établi sur toute la côte. Comme le lazaret d’Otrante n’était pas habitable, je me rembarquai pour gagner Brindisi où, disait-on, je trouverais un lazaret ou plutôt une prison plus commode ; car peut-on donner un autre nom à la maison, si belle qu’elle soit, où l’on doit subir les arrêts irrévocables du sénat sanitaire ? 
Il ne me fut donc pas permis d’entrer dans la ville où les pas de saint Pierre sont encore marqués : je m’en consolai. Des tours démantelées, un assemblage de maisons en ruine, de bicoques bâties avec des débris, tel est l’aspect que de loin m’offrait cette capitale de la terre d’Otrante que Napoléon érigea en duché en faveur d’un ministre de sa police. Ce que j’en voyais ne me donnait pas l’envie d’en voir davantage. 
L’aspect de Brindisi, où j’arrivai quelques heures après, est tout différent ; il n’est même pas dénué d’une certaine magnificence. Une haute colonne de marbre qui du milieu des édifices domine cette ville, dessinée en amphithéâtre, lui donne presque un caractère grandiose. Le lazaret y est vaste et commode. Il se compose de plusieurs pavillons isolés, au milieu desquels s’élève un pavillon plus grand. Celui-là venait d’être construit tout récemment pour recevoir le roi Ferdinand qui pour la première fois de sa vie avait eu cette année-là l’idée de visiter ses provinces de l’Adriatique. On le mit à ma disposition. J’occupai, avec mon compagnon de voyage M. Hacquart, ce palais composé d’une seule pièce, salon sans cabinets et sans antichambre. On nous y dressa des lits de camp. Un Vénitien, notre commun domestique, occupa un des petits pavillons où on lui étendit ses matelas sur un banc. Il fut logé comme un seigneur, si je l’étais comme un roi. 
Lu durée de notre quarantaine devait être déterminée par le ministère de Naples. Présumant bien que l’intérêt dans lequel on opposait cet obstacle à notre marche ne tenait pas tout-à-fait à la crainte d’une contagion physique, nous envoyâmes sur-le-champ un exprès au ministre français qui pour lors se trouvait à Naples, en le priant de hâter le terme de notre détention. 
Que faire en attendant sa réponse qui ne pouvait nous être rendue avant dix jours ? Hacquart passa presque tout ce temps sur son lit, ne se réveillant que pour prendre ses repas, après lesquels il se rendormait. Quant à moi luttant le plus que je pouvais contre la tendance qui me portait à dormir aussi, je me retirais dès le matin dans un des pavillons dont j’ai parlé, et là, suivant mon habitude, tout en me promenant au frais, je reprenais le travail que les soins de l’administration m’avaient forcé d’interrompre. C’est là que je terminai mon troisième acte des Vénitiens, et que je fis la plus grande partie du quatrième. Cette pratique ne me préserva pas seulement de l’ennui ; je lui dus aussi la conservation de ma santé. Le bord de la mer que nous habitions est fort mal sain. Ce n’est pas sans danger qu’on s’abandonne à l’indolence sur cette plage infestée de l’air que les Italiens appellent aria cattiva, air pernicieux. Notre domestique, dès les premiers jours, y contracta une fièvre que le voyage développa, et à laquelle il succomba à Naples ; et ce n’est qu’au bout de quatre mois que mon camarade se débarrassa d’une fièvre pernicieuse aussi qu’il rapporta de la quarantaine. Une nourriture saine, et l’usage modéré du vin, boisson que Hacquart ne pouvait supporter si excellente qu’elle fut, contribuèrent surtout à me préserver de la maladie qui les atteignit dans le lieu où l’on nous enfermait pour garantir la société d’une maladie que nous n’avions pas. 
Pendant le jour, les lois sanitaires de la quarantaine étaient sévèrement observées à notre égard. Le concierge qui était aussi soldat, et aussi cuisinier, écartait à coups de bâton les curieux qui voulaient admirer de trop près les soldats de Bonaparte, c’est ainsi qu’on nous désignait, et en cela il ne songeait qu’à se maintenir dans la confiance de son gouvernement. La nuit venue, c’était différent comme nous étions de bonnes pratiques et qu’il voulait se conserver notre bienveillance, oubliant sa consigne, il n’agissait plus que dans l’intérêt du cuisinier, et nous laissait quelque liberté. Nous en usions soit pour nous promener dans la campagne avec un jeune Marseillais qui était employé là dans les douanes, soit pour nous promener dans la rade avec les matelots qui péchaient au feu, genre de pêche fort amusant. 
Enfin, notre messager revint et nous rapporta de Naples, avec la permission d’entrer dans le royaume, l’autorisation nécessaire pour avoir des chevaux de poste. Mais ce n’est qu’à Monopoli que nous devions en trouver ; et de Brindisi là, il y a douze grandes lieues. Pendant que Hacquart, qui s’entendait mieux que moi à ces sortes d’arrangements, faisait ses conventions avec un muletier qui devait nous fournir des chevaux jusqu’au premier relai, accompagné du jeune Marseillais, j’allai visiter la ville. L’intérieur ne répondit pas à l’idée que je m’en étais faite de la mer. A l’exception de la colonne, je n’y trouvai aucun monument digne d’attention. 
Cette colonne, dont les dimensions sont considérables, et qui est tout entière de marbre blanc, est couronnée d’un chapiteau formé, non pas de feuilles d’acanthe ou de têtes de béliers, mais de dauphins. Auprès était une colonne semblable qu’un tremblement de terre a renversée, et que le gouvernement a fait transporter à Lecce, capitale de la province où se trouve Brindisi
Ces deux monuments indiquaient le terme de la via Appia, qui de Rome aboutissait à Brundusium, où les légions romaines s’embarquaient pour la Grèce où pour l’Orient ; Telle est du moins l’opinion qu’en me montrant sa collection d’antiquités me communiqua l’archevêque de Brindisi, à qui rendre la seule visite que j’aie faite dans son diocèse. Cette opinion m’a semblé très-plausible. En retournant au lazaret, je fus témoin d’une scène fort singulière hors de la ville. Dans un bosquet où quelques paysans étaient réunis, et autour duquel étaient déployées sur le gazon des pièces d’étoffes de diverses couleurs, et des couleurs les plus éclatantes, au son d’une guitare, dansait de toutes ses forces une femme qui n’avait rien moins que l’air de s’amuser. « Elle dansera ainsi jusqu’à ce qu’elle tombe de fatigue, me dit mon guide. Elle est piquée de la tarentule. Les gens du pays sont persuadés que de l’excessive transpiration provoquée sous un ciel aussi ardent par un exercice aussi virolent, dépend, en pareil cas, la guérison des malades. » Je n’avais pas le temps de juger par moi-même de l’efficacité du remède. J’en fus fâché. 
A mon retour, tout était prêt. Mon camarade avait déjà pris place dans la voiture. Je m’y jetai à côté de lui avec la précipitation d’un écolier qui part pour les vacances, ou d’un prisonnier qui court à la liberté ; et au jour tombant, nous partîmes au plus grand train de six chevaux des plus vigoureux, pour Monopoli où nous devions être rendus en moins de quatre heures. Nous faisions à rebours le voyage d’Horace, longeant de Brindes [Brindisi] à Rome cette voie Appienne qu’il a suivie de Rome à Brindes
C’est un travail digne d’attention que celui auquel on est redevable de ce chemin que tant de siècles n’ont pu détruire et contre lequel tant de chars sont venus se briser. Construit de pierres énormes, mais dont les formes irrégulières s’encastrent les unes dans les autres, on le prendrait pour un ouvrage des cyclopes. Nous avions admiré d’abord sa solidité : bientôt quelque dépit se mêla à notre admiration. Emportée de toute la vitesse des chevaux, notre voiture se heurte contre un des rochers qui pavent cette chaussée indestructible, l’essieu crie et se rompt, et nous voilà en pleine nuit forcés de nous arrêter sur la grande route, à distance égale de la ville d’où nous venions et de celle où nous allions. Pas un endroit à portée où nous pussions trouver secours ou abri. 
Le bourg le moins éloigné du point où nous étions est Ostuni, mais il en est distant de plusieurs milles. Que faire ? attendre sur place le retour du soleil, qui nous sembla ce jour-là moins pressé que jamais de reparaître. 
La Pouille, ainsi que les Calabres, est infestée de bandits. « S’ils venaient nous attaquer ! me dit Hacquart. – S’ils venaient nous attaquer, nous nous défendrions, lui répondis-je. Manquons-nous d’armes ? Notre voiture est un véritable arsenal : deux paires de pistolets, deux sabres, un yatagan et un tromblon, voilà de quoi faire tête à qui se présenterait. Mais il serait bon, je crois, de faire sentinelle, de peur de surprise ; prenons nos pistolets, et vous, Jacomo, dis-je au cuisinier, prenez le tromblon et faites la ronde autour de la voiture. Or, Jacomo qui était du pays d’Arlequin, n’était guère plus brave que son compatriote ; il avait autant peur de l’arme que je lui donnais pour se défendre, que si je m’en étais servi pour l’attaquer. « Que voulez-vous que je fasse de cela ? me dit-il en soupirant. – Maudit poltron ! s’écrie Hacquart, il n’ose toucher à cette arme, qui n’est pas même chargée, je gage. -Ne gagez pas, à moins que vous n’ayez envie de perdre, m’écriai-je ; ce tromblon est chargé, et bien chargé, j’en puis répondre, car j’ai surveillé cette opération, et bien m’en a pris. Vous rappelez vous un certain officier vénitien qui me poursuivait de ses offres officieuses ? Comme il se trouvait chez moi au moment où je faisais les apprêts de mon départ, et qu’il voulait absolument m’aider en quelque chose « Chargez-moi cette arme, lui- « dis-je, un officier d’artillerie doit s’y entendre» ; il ne s’y entendait guère pourtant; car, comme tout en dirigeant une manœuvre j’en surveillais une autre, je m’aperçus qu’il avait mis dans ce canon, qui se rétrécit par le milieu, comme vous le voyez, un tampon d’étoupe trop fort pour parvenir jusqu’à la poudre, et qu’il laissait évidemment une chambre dans le tromblon : en conséquence, je retirai moi-même cette étoupe avec un tirebourre, et après en avoir diminué de moitié an moins le volume, je laissai mon artilleur faire le reste. Il y a là-dedans, ma foi, la charge d’une pièce de quatre. Avec ce tromblon, j’attendrais une armée entière. » 
Heureusement pour nous, l’armée ne se présenta pas. Une division de dix-huit cents hommes, commandée par un général Marulli, avait tout récemment nettoyé la plaine pour assurer le passage du roi, et rejeté les brigands dans les montagnes. 
Le jour se lève enfin. Nous reconnûmes alors que l’avarie faite à notre voiture ne pouvait être réparée que par un charron, mais qu’il serait possible de gagner Monopoli en ajustant à notre essieu, qui était de bois, une autre pièce de bois qu’on assujettirait avec des cordes. « Mais où trouver du bois et des cordes ? Dans le hameau que vous voyez là-bas dis je à nos conducteurs que l’un de vous vienne avec moi ; vous, Hacquart, restez avec l’autre et votre aide de camp aux gros équipages. » Dans ce hameau si l’on peut même donner ce nom à quelques masures environnées des débris de fortifications qui appartenaient évidemment au moyen âge, ce n’est pas sans peine que nous trouvâmes un homme. Les premières créatures vivantes qui s’offrirent à nous étaient une paysanne et un enfant. L’élégance de leur costume me frappa : il consistait moins dans la finesse des étoffes que dans la forme des habits et dans l’éclat des couleurs. La femme ne portait pas de bonnet ; mais ses cheveux, nattés et rassemblés sur le sommet de la tête, où ils étaient arrêtés par une grosse épingle d’argent, donnaient un certain caractère numismatique à son profil, par lui-même assez régulier. Quant à l’enfant, qui ne me paraissait pas avoir plus de trois ans, son habillement consistait en deux pièces seulement, une chemisette, ou plutôt une brassière de toile, et une culotte bleue descendant jusqu’à ses chevilles, mais qui était échancrée de manière à ce qu’il pouvait satisfaire à tous ses besoins sans se déshabiller, et à laisser voir ce qu’on croit surtout devoir cacher en tout autre pays. Cette culotte, assujettie par des bretelles de même coupleur, et qui se détachaient sur sa chemise blanche lui formait un costume presque aussi pittoresque que celui de sa mère. 
A l’aspect de deux étrangers, dont l’un était armé, la mère prend entre ses bras son enfant qui jetait des cris affreux, et s’échappe en criant plus, fort que lui c’était Rachel fuyant devant les soldats d’Hérode. Le muletier, qui la rattrapa, parvint pourtant à la rassurer et à tirer d’elle les renseignements dont nous avions besoin. Après s’être procuré les objets nécessaires, des cordes et une forte branche d’olivier, que nous payâmes largement et qu’on nous aurait donnée pour rien, nous allâmes rejoindre la voiture, qui, au bout d’une demi-heure, fut en état de poursuivre sa route tant bien que mal, en évitant, bien entendu, la via Appia. 
C’est pendant qu’on la réparait que je découvris la cause de notre accident, et que je reconnus qu’il n’en fallait accuser que cette construction romaine, fabriquée pour des voitures un peu plus solides que celle que nous avions acheté étourdiment, sans même l’examiner. Nous arrivâmes sans nouvel encombre, vers midi, à Monopoli
Il paraît que nous y étions attendus, et que le gouverneur de la ville avait reçu des instructions pour empêcher, sans nous donner toutefois lieu de nous plaindre, que nous nous missions en communication avec les habitants attroupés pour nous voir. Il nous fallut descendre chez lui, y dîner, et y passer tout le temps qu’exigèrent les réparations, qui ne furent pas terminées avant la nuit. Tourmenté du besoin de dormir, j’eusse préféré la plus mauvaise auberge au plus beau palais du monde, mais force me fut de céder à ses instances. 
Je ne trouvai pas cette politesse-là dans le gouverneur de la province, vieillard orgueilleux et maussade, que les couleurs de nos cocardes et de mon panache offusquaient, et qui évidemment enrageait de ne pas pouvoir nous empêcher de passer outre : mais je la retrouvai chez le général Marulli ; il me délivra, en visant mon passeport, une permission pour avoir, ainsi que des chevaux, des escortes jusqu’à Naples. A mon retour, mon hôte me fit entrer dans une chambre où était un bon canapé de basane. « Votre camarade dort, me dit-il ; faites de même ; quand le dîner sera prêt, ou vous réveillera. » Tout se fit comme il l’avait dit. Au bout de quelques heures, car par égard pour nous on ne s’était pas pressé, on vint nous annoncer que le dîner était servi ; il était excellent, et acheva de nous refaire l’amphitryon qui nous avait donné quelques convives le fit durer jusqu’à l’heure où nous pûmes remonter en voiture. Voilà ce qui s’appelle faire poliment la police. 
Nous sortîmes de table à dix heures du soir, et trois bons chevaux nous menèrent lentement à Bari, puis à Barletta. Jusque-là, nous avions couru du sud au nord, dans la direction des côtes. Tournant tout à coup à l’ouest, de Bari nous nous dirigeâmes vers Naples, à travers les Apennins. 
Depuis Ostuni jusqu’à Monopoli, la chaleur nous avait excessivement incommodés. Comme celle d’un four, nous attaquant de tous les côtés, elle nous venait d’en bas aussi bien que d’en haut, elle nous venait de tous les côtés ; car, sur une terre aussi ardente que le ciel le plus ardent, nous traversions une contrée en feu, l’usage des paysans étant, après la récolte, de brider, pour les empêcher de se reproduire, les herbes sèches dont les champs sont couverts. Cependant nous étions obligés de tenir nos glaces levées pour fermer l’entrée de notre voiture à des essaims de guêpes et de frelons irrités qui venaient y chercher un refuge contre l’incendie. Nous étouffions. 
En traversant Barletta, j’entrevis un colosse de bronze, qu’on dit être celui de l’empereur Héraclius. Nous passâmes trop rapidement pour que je pusse juger de la valeur de cet ouvrage sous le rapport de l’art.
Avant d’entrer dans les montagnes, nous traversâmes Canosa, qu’il ne faut pas confondra ainsi que l’a fait le géographe Malte-Brun, avec Canossa, l’ancien Canusium, ville située sur l’Apennin dans le duché dé Reggio, ville célèbre par les humiliations qu’y subit l’empereur Henri IV, pour obtenir le pardon non moins humiliant que lui fit si chèrement acheter Grégoire VII. La campagne qui environne Canosa est à jamais célèbre par la bataille qui se livra sur les bords de l’Aufide (l’Ofanto). Le champ que traverse cette petite rivière s’appelle pezzo di sangue, champ du sang. Que de souvenirs réveilla en moi l’aspect de ce paysage et ce nom de Cannes auquel se rattachent les noms d’Annibal et de Scipion, les destinées de Rome et de Carthage !
De Canosa nous nous rendîmes à Venosa où Varron trouva un refuge après sa défaite. Nous eûmes lieu de nous louer aussi de l’accueil que nous y reçûmes. Le jour commençait à tomber. Comme nous changions de chevaux sur la place, plusieurs habitants sortis d’un café vinrent à notre voiture nous engager à descendre et à accepter l’hospitalité chez eux. Ils nous représentèrent qu’il n’était pas prudent de s’engager de nuit dans les Apennins, au milieu desquels se trouve Ordone où nous devions relayer. Le général Marulli, disaient-ils, a chassé les brigands de la plaine, raison de plus pour que les montagnes en soient infestées. Une escorte même serait insuffisante pour vous protéger en cas de rencontre, et vous n’en avez pas !
En effet, depuis Barletta, nous avions été obligés de nous en passer ; et c’est lorsqu’elles nous étaient devenues nécessaires que l’on avait cessé de nous en fournir, quoique nous les payassions largement. 
Comme ces braves gens nous virent déterminés à passer outre malgré la justesse de leurs observations, ils firent apporter des glaces qu’il nous fallut accepter, et nous recommandèrent de la manière la plus affectueuse aux soins du postillon et à la grâce de Dieu. Le gouvernement ne s’était pas trompé en présumant que notre passage ferait quelque sensation dans ces contrées, où, malgré toutes les précautions, le bruit des victoires de Bonaparte avait pénétré. Un Français n’y était pas vu sans admiration ; un Français y représentait la France. 
Il était plus de minuit quand nous entrions dans Ordone [Ordona]. Autant qu’il m’a été possible d’en juger à la lueur d’une torche, c’est un fort pauvre village. II eût été triste d’y passer la nuit. C’est pourtant ce qui nous serait arrivé pour peu que nous eussions manqué de présence d’esprit et de fermeté. J’avais pour habitude de ne jamais payer les chevaux qui m’avaient amené, que ceux qui devaient m’emmener ne fussent attelés. Bien m’en prit en cette occasion. « Il n’y a pas de chevaux, me dit le postillon qui voulait retourner à Venosa. Pas de chevaux, à cette heure, sur une route si peu fréquentée ! cela n’est pas possible. Faites venir le staliere (l’homme de l’écurie). Il dort dans l’écurie et ne veut pas se lever. Il faudra bien qu’il se lève. » Faisant allumer le flambeau dont nous nous étions munis à tout hasard, et laissant de nouveau à Hacquart et au cuisinier la garde des bagages, je me fais conduire au lit du staliere. Étendu sur une planche au-dessous de la niche d’une madone devant laquelle brûlait une lampe, le staliere dormait en effet profondément. Réveillé par le fourreau de mon sabre « Il n’y a pas de chevaux », me dit-il, et il se rendort. L’écurie, au fait était vide. « S’il n’y a pas de chevaux ici, il en a ailleurs. Nous verrons cela demain, répond-il, et il me tourne de nouveau le dos. Nous verrons cela tout à l’heure », répliquai-je impatienté et en appuyant cette assertion de trois ou quatre coups de plat de sabre bien appliqués sur la face qu’il me présentait. Réveillé tout de bon cette fois, il est saisi d’une terreur si forte à la lueur réfléchie par cette lame levée sur lui, que, se dressant d’un même mouvement sur ses genoux, puis sur ses pieds, il s’échappe en criant miséricorde !
« Il va sans doute avertir le maître de poste, me disent des gens que cette scène avait attirés, et qui, tout poltrons qu’ils étaient, ne pouvaient s’empêcher de rire de sa poltronnerie. Allons donc chez le maître de poste » dis-je au postillon de Venosa. Pour arriver à l’habitation du maître de poste, il nous fallut traverser un champ, où, sans autre baldaquin que le ciel, sans autre couchette que la terre, des hommes, des femmes, des chiens, des vaches, des enfants, des cochons même dormait pêlemêle sur la paille. Je ne traversai pas sans inquiétude cette litière, en songeant qu’une flammèche, détachée de la torche qui me précédait, suffirait pour griller toute une population. Le maître de poste partageait évidemment l’effroi que cette apparition produisait dans le canton. Sortant néanmoins de sa maison qui retentissait de cris de femmes et d’enfants il vint au-devant de moi, me prenant très probablement pour un bandit. Mais, rassuré bientôt par l’ordre dont j’étais porteur, il me dit qu’il allait me satisfaire. En effet, il me conduisit à une écurie séparée, par la route, de celle devant laquelle notre voiture était arrêtée. « Mais pourquoi, nous disait-il en surveillant le postillon qui attelait trois chevaux qu’il en tira, pourquoi vous engager pendant la nuit dans des chemins si périlleux ? Je ne réponds pas de ne pas vous verser avant d’arriver à Ponte Bovino, disait de son côté le postillon qui tremblait en montant à cheval – Si tu nous verses, répliquai-je au postillon en lui montrant le bout de mon tromblon fais en sorte que je reste sur la place ; car si je m’en relève, tu ne t’en relèveras pas. A cheval ; et cinq francs de bona man », ajoutai-je en soldant le postillon qui nous avait amenés : et nous voilà courant, à travers des chemins épouvantables, de toute la rapidité de chevaux talonnés par un homme que talonnait la peur. Le jour se levait quand nous nous arrêtâmes sains et saufs à la poste de Bovino
Le maître de poste, qui était un gros cultivateur, parut fort surpris de nous voir arriver de si bonne heure. Il ne pouvait concevoir que nous eussions osé franchir Ordone et moins encore que nous n’eussions pas été assassinés dans le trajet. Sur dix personnes qui se hasarderaient de nuit dans ces coupe-gorge, neuf, nous dit-il, y resteraient c’est à cette conviction qu’il fallait attribuer les difficultés qu’on avait faites de nous donner des chevaux. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, en traversant la chaîne de montagnes qui semble être l’épine dorsale de l’Italie, nous vîmes se développer sous nos yeux les sites les plus pittoresques et les plus variés, roulant entre des rochers et des précipices, tantôt sous des ombrages que le jour pénétrait à peine, tantôt à travers des déserts où le soleil nous brûlait de tous ses feux. Les villages qui semblaient accrochés au milieu de la verdure, sur la croupe des montagnes, nous offraient des tableaux tout-à-fait neufs. 
On les disait peuplés de brigands. Il y a donc des honnêtes gens partout ; car pendant que nous changions de chevaux dans un de ces repaires, un paysan nous dit de prendre garde à un coffre qui était attaché sur le devant de notre voiture. Nous y regardons. Que voyons nous ? des sequins sortis du sac où nous les avions renfermés se montraient à travers les fentes de ce coffre, dans lesquelles le mouvement les avait engagés. Si, au lieu de nous avertir, l’auteur de cet avis était allé se mettre à l’affût avec quelques amis dans un des défilés par lesquels nous devions nécessairement passer, il était bien sûr de ne perdre ni son temps, ni son plomb, ni sa poudre.

Les protagonistes de l'imaginaire et leurs Oœuvres

Bref profil biobibliographique des auteurs des textes.