Lettres sur l’Italie

Antoine L. Castellan, Lettres sur l’Italie, t. I, Paris, Nepveu libraire, 1819, pp. 17-205
LETTRE III

Coup d’œil singulier des monts Acrocérauniens pendant la nuit. ― Île de Fano. ― Les Scogli. ― Côte de l’Italie. ― Galère en station. ― Ville d’Otrante. ― Bureau de la Sanità. ― Cérémonies burlesques. ― Notes historiques.
Otrante, le 15 août.
ORDINARIEMENT la traversée de Corfou en Italie ne dure que vingt-quatre heures et nous avons exploré pendant huit jours la partie orientale de cette île, visitant, dans le plus grand détail, et bien malgré nous, ses plus petits ports et ses moindres atterrages. Avons-nous encouru l’animadversion de Neptune ? a-t-il juré d’exercer, de pousser à bout notre patience ? Terminerons-nous notre Odyssée par un naufrage sur les rocs menaçants de la Chimère, et par une excursion forcée à travers les monts Acrocérauniens dont nous apercevons l’affreux entassement à notre droite ? Ces doutes, ces craintes nous ont accompagnés jusqu’à notre arrivée en Italie.
Pendant la nuit, la chaîne des montagnes de l’Épire nous offrait un spectacle singulier et imposant. Une fumée épaisse et rougeâtre roulait sur la pente des coteaux, ou entourait leur sommet d’une ceinture enflammée ; le vent propageait l’incendie, l’étendait en lignes sinueuses semblables à des torrents de lave qui éclairaient tous les plans des montagnes, et en déterminaient les contours par l’opposition de leurs reflets plus ou moins vifs ; la mer en était aussi enflammée, et l’ensemble de ces effets représentait assez bien une vaste éruption volcanique. Ce n’était néanmoins autre chose que l’embrasement des arbustes aromatiques qui tapissent la contrée ; opération dans laquelle les habitants trouvent l’avantage de fournir au printemps une pousse vigoureuse de rejetons qui servent de pâture aux troupeaux. Dans le même moment des colonnes de fumée s’élevaient aussi à l’horizon du côté des plaines de la Puglia. Ce sont les chaumes que l’on brûle et si l’atmosphère est échauffée par tous ces feux, ils ont au moins l’avantage de purifier l’air pernicieux de cette dernière contrée.
Cependant, de longues bordées nous portent vers les côtes de l’Épire d’où les vents nous rejettent sur les îles de Fano ou des Scogli, véritables écueils, où nous ne trouvons qu’un petit nombre d’habitants affamés et qui ne peuvent nous fournir ni pain, ni provisions d’aucune espèce, pas même de l’eau. Notre impatience s’accroît de la rencontre de galères vénitiennes qui parcourent le canal avec célérité et dans tous les sens, au moyen de leur puissant appareil de rames, et qui pourraient nous transporter en quelques instants à notre destination, si les capitaines étaient disposés à nous rendre ce service. Une véritable calamité vient se joindre à toutes nos sollicitudes ; comptant sur une traversée ordinaire, nos provisions, que nous n’avons pas ménagées se trouvent finies, et il faut se réduire à la ration des matelots ; pour surcroît d’infortune, la chaleur a corrompu notre eau. Cet état fâcheux allait devenir très-alarmant, lorsqu’une divinité propice nous a gratifiés d’un souffle de vent favorable qui nous a fait dépasser le milieu du canal et notre patron, nouvel Achates, s’est écrié : Italie ! Italie ! En nous montrant à l’horizon une terre peu élevée ; Italie ! Ce mot a retenti dans nos cœurs, les a fait battre avec autant de joie qu’en avoient éprouvé les compagnons d’Enée, et même avec une sorte d’attendrissement dont nous n’avons pu nous défendre, sentiment que tout artiste aurait sans doute éprouvé à notre place, et qui n’a pas surpris nos Grecs.
Les côtes de l’ancienne Apulie sont telles que les décrit Virgile, et forment opposition avec l’escarpement de l’autre rive. Nous apercevions déjà les tours de la ville d’Otrante et, toutes les voiles déployées, nous courions au mouillage, enchantés de voir le terme de nos longues contrariétés, lorsqu’un boulet de canon siffle en passant au-dessus de nos têtes et perce la voile : le bruit et la fumée attirent nos regards vers l’endroit d’où partait le coup, et nous reconnaissons à l’autre extrémité de la rade une galère en station qui nous faisait signe d’amener et d’envoyer à son bord; il aurait été peu sage de nous refuser à une invitation aussi pressante, et nous n’attendons pas une nouvelle injonction. Les marins effrayés dissent tomber la voile ; le patron s’embarque aussitôt dans le canot ; mon ami veut être du voyage, et ils s’éloignent à force de rames tandis que nous mettons en travers pour attendre le résultat de cet événement de mauvais augure. Arrivés à bord de la galère, le capitaine encore furieux de notre manque d’égards pour ses signaux que nous n’avions pas aperçus, menaçait de couler bas notre faible embarcation ; il la prenait pour celle de pécheurs qui se seraient estimés fort heureux de lui faire hommage des prémices de leur pêche; mais lorsqu’il reconnut un officier français qui pouvait se plaindre de son procédé peu charitable, il voulut tourner cette aventure en plaisanterie, se vantant de son adresse qui lui avait fait diriger le coup de manière à fixer notre attention, et à lui procurer l’avantage de faire notre connaissance. Mon compagnon lui fit entendre que la plaisanterie était un peu forte, et que nous aurions préféré de sa part moins d’adresse et plus de circonspection. Le retour de nos ambassadeurs nous laissa la liberté de courir au mouillage on jeta l’ancre à l’entrée de la rade, et tout près d’un amas de rochers qui supportent une petite église.
Sans perdre de temps nous avons mis pied à terre pour nous rendre à la Sanità, bureau de santé, que nous apercevions dans un angle des murs au dehors de la ville. A notre aspect, la foule qui garnissait le rivage s’est écartée avec précipitation ; le passage est resté libre, et nous sommes arrivés à un petit bâtiment carré auquel on monte par un escalier extérieur ; nous y avons trouvé les membres de la commission de santé, siégeant ou plutôt entassés dans une espèce de tribune hors de notre portée ; l’on nous a fait ranger le long des murs en face d’une longue table. Alors le président a interpellé le patron : celui-ci, au fait des usages sanitaires, sort du rang, s’approche du bureau pour donner connaissance de son rôle d’équipage et des passeports. Il ne suffit pas qu’il fasse lecture de ces papiers, il faut encore qu’il les déploie l’un après l’autre, et les tienne avec les deux mains sur sa poitrine ; alors le secrétaire de la Sanità en lit à haute voix tout le contenu, et répète l’appel nominal des individus présents.
On fait ensuite au capitaine une série de questions dont quelques-unes sont fort indiscrètes, mais auxquelles il répond d’une manière ambiguë. Cependant l’on exige qu’il jure, ainsi que nous, sur une croix formée par deux roseaux, que son exposé est véridique et l’on nous ordonne de nous frapper fortement du plat de la main sous les aisselles et aux aines, parties où se manifestent pour l’ordinaire les bubons, signes caractéristiques de la peste. Nous n’avons pu exécuter sans rire cette étrange formalité qu’il a fallu répéter chacun en particulier, et qui a même déridé un moment les membres du grave tribunal ; mais s’étant aperçus que l’un de nous ménageait les coups, un mouvement d’effroi agite tout à coup l’assemblée, se peint sur toutes les physionomies, et on enjoint au coupable de déclarer la cause de ces ménagements. Ils provenaient dit-il, de la souffrance que lui faisait encore éprouver une cruelle brûlure. Des témoins affirment le fait par un nouveau serment, et nos juges veulent bien se contenter de cette explication. Nous demandons l’admission de lettres que nous avions écrites à nos familles et au ministre de France à Naples, pour le prier de faire abréger notre quarantaine. Il est permis au patron de les déposer sur le bureau mais soit maladresse soit malice de la part du Grec, l’une de ces lettres roule sur la robe du président qui ne peut en esquiver le malheureux contact : grand brouhaha, conflit d’opinions, confusion générale. Le président sera-t-il forcé de se démettre de ses fonctions, ou se dépouillera-t-il seulement des marques de sa dignité ? Ce dernier parti est adopté ; la robe fatale est placée à l’extrémité d’un roseau, et emportée avec précaution par un valet qui doit à ses risques et périls lui faire subir les aspersions et fumigations pratiquées en pareille occurrence. Cependant on apporte un réchaud, et les lettres ayant été déchiquetées avec un canif, on les plonge dans le vinaigre, et on les fait ensuite sécher et presque brûler, en les exposant au-dessus des charbons et à la fumée d’aromates d’une odeur très-pénétrante, dont la vertu est de les dépouiller de tous les miasmes contagieux. Enfin la barrière de la tribune s’est ouverte et un individu, qui devait nous servir de gardien, de répondant et d’interprète, en est sorti. Après avoir été endoctriné par le président, qui ne nous a pas fait grâce d’une longue péroraison, il s’est avancé de notre côté, a donné l’accolade au patron, nous a touché la main à tous, et par là s’est mis dans le cas de partager les chances de notre quarantaine, dont la durée a été fixée malgré, nos réclamations, à vingt-huit jours.
En sortant du bureau de la Sanità, le plus pressé était de nous procurer les objets de première nécessité dont nous étions privés depuis plusieurs jours : les habitants y avaient pourvu. On avait déjà apporté sur le rivage des provisions de toute espèce et surtout des melons, des figues, des raisins, des oranges et autres fruits excellents, dont la vue et le parfum nous enchantaient. Une ligne était tracée sur le sable entre nous et les marchands ; de part et d’autre on se serait gardé de la dépasser, et un chien qui eut le malheur de venir se compromettre fut rossé d’importance. Cependant certains objets qui apparemment étaient considérés, comme sans conséquence, établirent une sorte de communication amicale entre nous et les habitants de la ville. On pouvait se passer un verre de liqueur et trinquer ensemble ; on s’offrait mutuellement et sans risque une prise de tabac et même on allumait sa pipe à celle de son voisin. Que ne sommes-nous restés à Otrante [Otranto]! Je suis persuadé que l’on se serait familiarisé avec nous, qu’on nous y aurait procuré des facilités que pour l’ordinaire on refuse impitoyablement à des gens suspects. Mais comme il n’y a point de lazaret dans cette ville, nous devons achever notre temps de réclusion à Brindisi, et l’on nous a même refusé la permission de nous y rendre par terre. Notre patron ayant des affaires à traiter ici, compte y passer quelques jours, et nous aurons au moins la faculté de descendre à terre, de gravir sur les rochers qui bordent le rivage, d’où nous découvrons le développement entier de la ville dont nous ne pouvons pas cependant approcher.
Otrante offre un aspect très-pittoresque (Planche II). On y voit à droite l’extrémité des rochers dont l’accès nous est permis ; en face, une plage qui sert de port de débarquement pour les marchandises, et une chaussée en pente, terminée par deux colonnes, et qui mène à la porte de la ville. Cette plage sert de promenade aux habitants ; dans son enfoncement on aperçoit des coteaux peu élevés couronnés d’une fraîche verdure.
La ville se prolonge sur notre gauche et forme à son extrémité un promontoire recourbé. Elle est bâtie sur une plate-forme de rochers dont les fortifications revêtent l’escarpement qui les met à l’abri des coups de mer et des atteintes de l’artillerie. La forteresse, qui a été construite par le roi Alphonse d’Aragon et dont il est difficile de deviner le plan, est dominée par une tour carrée ; elle porte à son sommet un beffroi qui sert à donner l’alarme sur toute la côte lorsque les Turcs menacent d’un débarquement. Le souvenir des horreurs du siège soutenu, en 1480, contre les Musulmans qui s’emparèrent de la ville, et qui menacent encore ces contrées, engage les habitants à une grande surveillance. Je ne sais si le bouleversement dont toute la côte offre les traces remonte à cette malheureuse époque ou si on doit les attribuer à un tremblement de terre ; mais les murailles de la ville ont cédé de toutes parts à leur propre poids, et se sont écroulées, non par petites portions, mais en énormes pans qui se tiennent encore debout le long du rocher sur lequel elles étaient appliquées, et où l’on distingue leur arrachement. Elles résistent en cet état à l’effort des vagues qui en minent le pied, et bouillonnent à travers leurs vastes débris. La construction de ces murs est fort ancienne et remonte peut-être aux Romains, si l’on en juge par le système de bâtisse où l’œil découvre de petites pierres liées avec un ciment qui en forme un tout homogène et presque inaltérable.
Les tremblements de terre sont fréquents dans le royaume de Naples. En 1450, au mois de décembre, on en ressentit un qui répandit la terreur parmi les habitants de ce pays, et, durant tout le mois, ils éprouvèrent continuellement la crainte d’être ensevelis sous les ruines de leurs maisons. La province d’Otrante fut particulièrement maltraitée ; néanmoins la Terre de Labour, l’Abruzze, la Puglia entière se couvrirent de ruines ; quelques châteaux furent engloutis sans qu’on pût en retrouver les moindres vestiges, et trente mille personnes périrent dans ces désastres. Enfin, pour apaiser la colère céleste, le roi Alphonse ordonna une procession qui parfait dé Brindisi pour se rendre à l’ancienne église de Sainte-Marie de Leuche [Leuca] située sur le promontoire d’Otrante. Depuis les temps antiques il existait un temple en cet endroit ; c’était celui de Minerve qu’Enée aperçut à son arrivée en Italie.
A cet égard il est bon d’observer qu’en général de tous les temples des divinités mythologiques, ce sont ceux de Minerve qui ont résisté le mieux à la destruction, peut-être parce que cette déesse, considérée comme celle de la sagesse jouissait, même parmi les chrétiens, d’une meilleure renommée que les autres dieux ; du paganisme. Quoi qu’il en soit, il existe un grand nombre de ces temples qui ont été convertis en églises. On peut citer celui de cette déesse à Athènes, qui, bien que l’un des plus anciens, serait encore entier sans le malheureux accident qui l’a fait sauter de nos jours. On voit aussi à Rome le temple de Minerva Medica, l’église Sainte-Marie della Minerva, etc.
On peut aussi remarquer que les statues de cette déesse, avec de légers changements, peuvent avoir servi au culte chrétien, et que les plus anciennes madones ont dans leur pose et le jet des draperies quelques rapports avec les statues de Minerve, d’autant plus que ce n’est guère qu’au cinquième siècle que l’on a commencé à représenter la Vierge tenant l’enfant Jésus.
Les maisons de la ville d’Otrante s’élèvent au-dessus de la ligne de décombres qu’offre l’entassement de ses murs écroulés, et les couronnent d’une manière agréable et pittoresque. A la simplicité de leurs masses, aux toits extrêmement plats, aux terrasses qui les terminent, et à leurs fenêtres petites et espacées, nous avons reconnu le style que les peintres donnent aux fabriques italiennes, et qui diffère essentiellement de celui des constructions des autres pays.
La diversité des climats doit effectivement en apporter une dans la manière de construire : ici l’absence de la neige rend inutiles les combles aigus qui défigurent nos monuments. Le besoin de respirer la fraîcheur pendant les nuits, même l’usage de coucher en plein air, motivent les terrasses et les loges enfin les fenêtres, étant étroites et rares, donnent moins d’accès à la chaleur dans les intérieurs. Au reste, les Italiens n’ont fait que suivre en cela l’expérience et le goût de leurs ancêtres et on reconnaît qu’ils ont aussi hérité de leur génie, au caractère de grandeur, de simplicité et de beauté qu’ils donnent à toutes leurs constructions, et qu’on remarque aussi bien dans la disposition des simples cabanes que dans celle des palais et des temples.
La ville d’Otrante, l’ancien Hydrus ou Hyrdruntum, a été, dit-on, construite par les Crétois. Du temps des Romains, elle était fort considérable et son port, l’un des plus voisins de la Grèce, était et n’a pas cessé d’être très-commerçant, quoiqu’il n’offrît pas beaucoup de sûreté. On attribue, je crois, à Pyrrhus, l’idée folle d’unir la Grèce à l’Italie par un pont qui n’aurait pas eu moins de treize lieues, distance de la côte d’Epire au promontoire d’Otrante. Cette ville fut toujours fidèle aux empereurs d’Orient, et résista longtemps aux armes de leurs ennemis, qui s’emparèrent successivement de la Grande-Grèce. C’est en vain que Totila, roi des Goths, mit deux fois le siège devant ses murailles : les Lombards sous la conduite d’Alboïn qui fonda la principauté de Bénévent, ne purent s’en rendre maîtres ; mais les Sarrasins d’Afrique s’étant emparés d’un grand nombre de villes de la Calabre et de la Puglia, Otrante tomba enfin en leur pouvoir, et ils y régnèrent depuis 814 jusqu’à 1016, époque à laquelle ils furent chassés du pays par les Normands qui fondèrent la monarchie des Deux-Siciles.
N’ayant pas eu la faculté de parcourir l’intérieur d’Otrante, nous n’avons pu juger de sa richesse et de sa population qu’on évalue à près de trois mille âmes. Le port était couvert de marchandises, et l’abord continuel des bâtiments fait présumer que le commerce y est fort actif ; aussi la ville paraît-elle très-vivante. Le soir, nous apercevions sur la plage des voitures plus riches qu’élégantes ; des cavaliers fort lestes et bien montés ; de jolies paysannes parées d’un corset de taffetas, d’un jupon de mousseline blanche rayée, et la tête couverte d’un chapeau de paille, ou d’un mouchoir de soie. Jusque bien avant dans la nuit, l’air retentissait des accords de la musique et des voix mélodieuses se mêlaient au son de toutes sortes d’instruments.
Si l’on en juge par la grande quantité de religieux dont les costumes étaient très-variés, et par les séminaristes et les étudiants que nous voyions passer en troupes nombreuses, il doit y avoir dans la ville plusieurs monastères et des établissements d’éducation pour la jeunesse. Au dixième siècle, ses écoles étaient célèbres pour l’étude du grec ; et elle compte deux écrivains érudits, Jean et Nicolas d’Otrante. On nous a parlé de la cathédrale comme d’un monument très-ancien, orné de beaux marbres et d’un magnifique pavé en mosaïque. Il y a aussi un hôpital qui sert de retraite aux infirmes, et où les pèlerins et les pauvres voyageurs sont reçus et traités pendant quelques jours. Les environs de la ville produisent abondamment des grains, des légumes et des fruits excellents. Les orangers et les citronniers forment des bosquets que nous apercevions de loin, en regrettant de ne pouvoir les parcourir. Quelques maisons élégantes s’élèvent au milieu de ces bocages embaumés les coteaux sont tapissés de vignes, et le vin qu’on y recueille est assez bon ; l’huile et le tabac forment aussi un objet de commerce assez important. Enfin cette ville est, dit-on, plus riche et plus agréable que Lecce, capitale de la province, quoiqu’elle soit infiniment moins peuplée.
LETTRE IV.
Traversée d’Otrante à Brindisi. ― Aspect de cette ville.― Port intérieur.― Nouveau lazaret.― Mouillage dans la rade. ― Fontaine antique.
Brindisi, le 20 août.
Nous avons fait rapidement le trajet d’Otrante à Brindisi, où nous devons achever le temps de notre quarantaine. Le vent nous a manqué lorsque nous entrions dans la rade, mais pas assez tôt cependant pour nous empêcher d’atteindre la côte occidentale, où l’on a laissé tomber l’ancre auprès d’une aiguade et en vue d’un château construit sur des rochers à fleur d’eau, et qui occupe le centre du grand port et en commande les deux entrées. Nos cœurs se sont dilatés en acquérant la certitude que nous ne dépendrions plus du caprice des vents et de l’inconstance des mers et qu’après un temps de captivité trop long pour nos désirs, il nous serait enfin permis de parcourir librement une contrée que nous considérions presque comme notre patrie.
L’assurance d’y être entendus en parlant le langage des arts, et d’y trouver à chaque pas des motifs d’étude et d’inspiration, était pour nous une jouissance anticipée.
Le canot nous a transportés vers le port intérieur, où l’on arrive par un étroit canal ouvert tout nouvellement pour communiquer, en ligne directe, de la rade à la ville l’ancienne passe est presque comblée. Ce canal donne une issue aux eaux de la mer qui, se trouvant resserrées et en stagnation, se corrompaient, exhalaient des vapeurs méphitiques et occasionnaient de cruelles maladies. Cette eau commence à prendre son écoulement on s’occupe à curer le port, et, l’air devenant plus pur, les fièvres sont moins meurtrières. Cependant, l’odorat est encore affecté par des exhalaisons nauséabondes.
La ville de Brindisi est bâtie sur une pointe de terre dont l’angle saillant se trouve en face de l’entrée du port. En cet endroit s’élève une haute colonne antique de marbre blanc couronnée d’un chapiteau composite très-riche : à côté, on voit le piédestal et la base d’une colonne semblable, qui, nous a-t-on dit, a été transportée à Lecce, capitale de la province où elle orne la principale place, et supporte la statue du Saint protecteur. Les autres édifices de Brindisi sont construits en pierre et en brique. Des églises couvertes de toits plats en tuiles, ou de dômes surbaissés, avec leurs campaniles carrées et percées d’arcades, soutenues par de petites colonnes, nous ont offert le style d’architecture lombarde qui précéda celui de la renaissance de l’art, style d’un caractère bien supérieur à celui d’une foule de monuments des siècles derniers où la beauté de la masse disparaît sous le luxe d’ornements inutiles et de membres d’architecture ridiculement contournés. On voit aussi çà et là s’élever des palmiers des cyprès et quelques autres arbres qui contrastent avec les fabriques et en rendent les lignes extrêmement pittoresques Le port se divise en deux bras qui s’enfoncent dans les terres à droite et à gauche nous avons pris cette dernière direction pour nous rendre au lazaret, nouvellement construit à l’extrémité de la ville et sur les bords de la mer.
Le plan de ce monument est vaste et bien entendu le pavillon principal est orné de pilastres d’ordre dorique, terminé par le dôme très-élégant et percé de plusieurs fenêtres, avec des frontons et des balustres : l’intérieur est peint à fresque et orné de stucs. Ce bâtiment, décoré avec goût et d’une architecture assez pure, est entouré de pavillons plus petits, de forme octogone, couverts d’un toit pyramidal très-plat et percés de petites fenêtres élevées et en demi-cercle. Ils doivent servir de retraite aux compromis qui, pour toute promenade, ont un espace assez resserré et entouré de murs, dont chacun de ces pavillons occupe le centre. On a garni ces enceintes de bancs de pierre, et l’on doit y planter des arbres. Ces petits bâtiments neufs, peints et décorés de moulures d’encadrements et de corniches dominés par la salle de réunion du comité de santé, sont établis sur un quai qui forme soubassement, et auquel on arrive par des escaliers pratiqués dans son épaisseur. La réunion de toutes ces fabriques offre un joli coup d’œil, et éloigne l’idée de prison dont elles devaient cependant nous servir. Mais l’aridité du lieu, la puanteur des eaux, et l’action malsaine de plâtres à peine terminés ont motivé le refus que nous avons fait d’entrer les premiers dans ce lazaret dont les élégants dehors ne nous dissimulaient pas les inconvénients nous préférâmes rentrer dans notre felouque, restée à l’ancre dans un endroit découvert et sans cesse balayé par les vents de la pleine mer, qui en assainissent l’atmosphère.
Les cérémonies du bureau de santé n’ont pas été, à beaucoup près, aussi ridicules qu’à Otrante, et les précautions ont été moins minutieuses. Mais on nous a accablés de questions auxquelles notre titre de Français faisait attacher beaucoup d’importance, et que nous avons en partie éludées, en prétextant notre ignorance de la langue, que nous comprenions moins en effet que le pur italien. Le dialecte, employé dans cette partie du royaume de Naples, nous a semblé corrompu par une foule d’expressions étrangères ou proverbiales, et par des terminaisons et un accent désagréable. C’est avec bien du plaisir que nous sommes revenus le soir dans la rade, et que nous avons pu fouler enfin, sur la côte déserte, un épais gazon, et respirer, à l’ombre de quelques beaux arbres, un air balsamique et réparateur. La fraîche verdure de ces gazons et du feuillage est entretenue par l’humidité nourricière des eaux d’une fontaine. Sa source, très abondante s’épanche des rochers qui bordent la côte elle remplit un vaste réservoir souterrain, creusé dans la masse du roc, et dont l’entrée offre plusieurs arcades en plein cintre, taillées au ciseau. Nous n’avons pu méconnaître dans cet ouvrage, la main puissante et laborieuse des anciens auxquels on l’attribue. Pline parle en effet de cette fontaine, située dans la partie occidentale du grand port. Et c’est la même, sans doute, dont on tirait l’eau qui servait à l’usage des soldats et des marins, dans les voyages de long cours. On la nommait incorruptible, à raison de sa propriété, que nous n’avons pas été à même de vérifier. Pratili pense qu’autrefois de secrets conduits menaient les eaux de cette fontaine à celle qu’on voit encore dans la ville, et qui est aussi l’ouvrage des anciens. J’aurai sans doute occasion d’en parler.
Quoique l’espace que nous avions à parcourir fût très-circonscrit, et que notre gardien nous surveillât de près pour nous empêcher d’en franchir les limites, cependant nous jouissions de l’idée de fouler enfin le sol de l’Italie, et de ne plus dépendre des événements dont nous avions été jusqu’ici les jouets.
LETTRE V.
Situation critique où nous nous trouvâmes pendant la quarantaine ― Causa de l’insalubrité de l’air.
Brindisi
Notre joie et notre sécurité ont été de courte durée ; et il eût été plus sage de nous méfier de l’avenir : il nous préparait en effet des chagrins. Sous prétexte que l’on ne pouvait exercer à notre égard une surveillance assez active, et qu’il nous était possible de communiquer avec les habitants de la côte et avec les marins qui venaient faire leur provision d’eau à la fontaine, nom avons reçu l’ordre de revenir dans le port intérieur auprès du lazaret et sous les yeux des employés de la Sanità. Je ne sais ce qui nous a attiré leur animadversion mais ils ont usé envers nous d’une rigueur extraordinaire. On nous a refusé tous les moyens d’adoucir notre situation et même de nous soustraire à l’inclémence de l’air. Sans autre lit que les planches du bateau, sans autre couverture que le ciel, privés non seulement du superflu que nous aurions payé au poids de l’or, mais encore souvent du nécessaire ; on ne nous permettait que l’indispensable et ce mot, pris à la rigueur, équivalait au dénuement le plus absolu. On ne répondait à nos demandes qu’en faisant valoir les lois sévères de la quarantaine. Des supplications réitérées devenaient inutiles et même humiliantes ; nous nous en sommes abstenus, et, prenant notre mal en patience, nous nous sommes bornés à faire part à l’ambassadeur français à Naples de l’inhumanité de nos gardiens, en le priant de faire abréger, s’il était possible, le temps d’une captivité rigoureuse qui mettait nos jours en danger.
En effet, exposés sans abri pendant le jour à un soleil brûlant, nous n’avions d’autre ressourcé pour éteindre la chaleur interne qui nous dévorait, que de nous plonger dans une eau infecte ; et ce bain, loin d’être salutaire, ne nous rafraichissait un moment que pour nous laisser ensuite sur le corps une démangeaison insupportable. La nuit, rien ne nous garantissait de l’influence malsaine de l’air et du brouillard qui nous pénétrait d’une humidité glaciale dont le Contrasté était d’autant plus marqué que la chaleur de la journée avait été plus accablante. L’extrémité des bras de mer qui entourent la ville, et particulièrement l’endroit où nous nous trouvons, est couverte de noirs roseaux qui ne recèlent que des insectes ou des reptiles malfaisants. En outre, il s’exhale continuellement du fond des eaux, qui tiennent en dissolution un amas de matières putrides, un gaz fétide dont les globules viennent crever à la superficie de la mer, et semblent la faire bouillonner. Leur odeur désagréable est si forte, qu’elle se répand au loin et qu’elle affecte l’odorat dès l’entrée de la rade, lorsque le vent la chasse de ce côté. Si au contraire il la porte sur la ville, alors la fièvre étend sa maligne influence sur presque tous les habitants, qui ne peuvent y échapper qu’en se transportant à la hâte dans un canton plus salubre. Nous avons même remarqué des poissons qui semblent, en quelque sorte, fuir leur élément empoisonné car ils s’élancent sans cesse au-dessus de sa surface, et n’y replongent qu’à regret.
Brindisi, nous a-t-on dit, renferme assez de maisons pour loger quarante mille habitants et à peine six mille y végètent. La plupart des enfants qui y naissent n’atteignent pas la puberté ; les autres, pâles, sans force, traînent une existence douloureuse qui se termine souvent par d’affreuses maladies.
Le soir, au coucher du soleil, la ville semble déserte. Ce moment est en effet très-dangereux ; mais plus tard, lorsque les travaux cessent, et qu’ailleurs on jouit d’un reste de crépuscule pour errer dans la campagne, y respirer la fraîcheur et se livrer à la gaieté, personne ici ne sort de la ville ; on n’entend ni les accents de la joie, ni les chansons dont retentissent les autres rivages. Si j’aperçois quelques individus se promener, je crois voir des ombres et leur démarche lente et mal assurée, leur visage hâve et livide atteste que la mort les suit de près. La garnison du château, que l’on ne renouvelle pas assez souvent, y perd les trois quarts de son monde ; et la population diminue journellement d’une manière effrayante, surtout pendant les grandes chaleurs.
Les habitants accusent Jules César d’être la cause de l’insalubrité de la ville, parce qu’il ferma l’entrée du port en faisant couler bas des vaisseaux qui en ont rendu l’abord impraticable et les eaux stagnantes. On nous a montré des fragments de ces navires antiques, dont le bois fort bien conservé avait acquis la couleur de l’ébène et même une plus grande dureté. Nous ne croyons pas néanmoins que l’encombrement du port remonte à une époque aussi reculée. Il est vrai que, pour couper la retraite à Pompée, César construisit des estacades qui purent momentanément obstruer l’entrée de la passe mais on ne tarda pas sans doute à enlever cet obstacle, Auguste et ses successeurs ayant trop d’intérêt à rendre ce port parfaitement libre et abordable. Il fut considéré en effet longtemps après comme l’un des meilleurs de cette côte. L’on ne doit donc attribuer l’état fâcheux dans lequel il se trouve qu’à l’incurie et à la nonchalance des habitants, qui ont négligé les précautions nécessaires pour empêcher qu’il ne se comble tout-à-fait. Quant à l’insalubrité de l’air, elle doit avoir augmenté nécessairement mais du temps de César, cette contrée était déjà fort malsaine. Il y perdit, à son retour d’Espagne, une grande partie de ses troupes. Cicéron se plaint également d’être forcé d’y séjourner ; et Virgile y trouva la mort.
Le roi de Naples actuel, reconnaissant enfin toute l’importance de ce port où il n’entrait plus que des barques, fait en ce moment de grandes dépenses pour le mettre en état de recevoir des vaisseaux. Mais, soit qu’on trouve difficilement des ouvriers pour un travail extrêmement malsain, soit qu’on emploie des moyens mécaniques peu expéditifs et mal entendus les travaux avancent lentement, et l’on ne remarque pas qu’il y ait une amélioration sensible dans l’assainissement de l’air.
Qu’il est déplorable l’état de cette ville comparé à ce qu’il était du temps des Romains Ce port, maintenant encombré, était ouvert aux vaisseaux de toutes les nations ; il recevait les productions utiles de la Grèce et les riches superfluités de l’Inde. Les flottes de la république s’y réunissaient, et, de ce point avancé, elles dominaient l’Adriatique, tenaient la Grèce en respect, et étaient toujours prêtes à partir pour faire respecter le nom romain dans ses colonies et sur les terres lointaines soumises à sa puissance, ou pour ouvrir à ses légions la route de nouvelles conquêtes. Brindes peut encore devenir la clef de l’Adriatique et il ne se ferait pas un mouvement dans cette mer sans donner l’éveil aux vedettes placées dans sa rade. Située entre l’Illyrie et les îles Ioniennes, elle serait le point le plus favorable pour alimenter les relations avec ces contrées et leur fournir ou en recevoir des secours de tout genre. Ce port, considéré comme poste militaire, serait le plus sûr rempart des côtes orientales de l’Italie qu’il mettrait à l’abri de toute surprise et des débarquements hostiles il deviendrait enfin l’un des plus favorables entrepôts du commerce. Mais il faudrait pour cela restituer à la ville ses anciens avantages ce qui ne serait pas impossible, si l’on employait des moyens plus actifs, plus puissants et dignes, en un mot, d’un aussi important résultat.
LETTRE VI.
Visite d’un habitant de Brindisi, et du consul de Venise. Tempête.― Arrivée d’une galère.― Distractions agréables.
On ne nous avait donné jusqu’ici aucune marque de bienveillance, ni même de commisération résignée à notre sort nous attendions patiemment et sans nous répandre en plaintes, désormais inutiles, la fin de notre quarantaine, nous proposant bien de quitter aussitôt après cette terre inhospitalière lorsque nous avons reçu la visite d’un habitant de Brindisi, qui nous a dédommagés de la longue indifférence de ses compatriotes dont il ne partage pas les préventions.
D’autant plus sensibles à ces marques d’un tendre et sincère intérêt que nous étions loin de nous y attendre, et que nous en avions un extrême besoin, notre surprise a cessé en apprenant que ce jeune homme appartenait à une famille respectable de Provence, depuis longtemps établie dans ce pays, et qui a conservé l’attachement le plus vif pour son ancienne patrie. Le titre de Français devait nous servir de recommandation auprès de Don Pippo (Philippe They) c’est le nom de notre nouvel ami. Dès ce moment il le fut, et il ne cessa pas en effet de venir journellement nous apporter des distractions agréables et des paroles consolantes mais par malheur c’était tout ce qu’il lui était permis de nous offrir. Cependant il est parvenu à nous procurer à la dérobée quelques livres qui nous sont d’un grand secours, et il nous a fait faire de nouvelles connaissances, entre autres, celle du consul de Venise homme aussi aimable qu’instruit, et qui vient souvent, par une conversation intéressante et spirituelle, couper la triste monotonie de nos longues journées. Il nous a fait voir de très-beaux camées qu’il avait trouvés en remuant la terre de son jardin, et il nous a dit qu’en creusant à l’extrémité du port on avait découvert beaucoup de fragments antiques, des épitaphes et des inscriptions grecques et latines. On a aussi reconnu les fondations d’antiques monuments, et entre autres, des salles de thermes, où l’on devait se servir des eaux de la mer qui y arrivaient facilement, ce local étant au-dessous de leur niveau. Ce fait prouverait que les anciens connaissaient les vertus curatives de ces eaux salées, d’un usage plus facile et plus approprié à toutes les fortunes que celui des eaux minérales, et dont la vertu s’étendait peut-être à un plus grand nombre de maladies. Dans un cabinet on a trouvé un pavé de mosaïque avec ces mots tracés dans un cartel : bene dormio. Des particuliers avoient eu aussi la curiosité de faire fouiller le long de la côte et ils commençaient à être récompensés de leur peine mais le bruit s’étant répandu qu’ils avoient déterré des objets très-précieux, il leur a été bientôt après expédié de Naples l’ordre rigoureux de faire recouvrir les excavations et de cesser toute recherche ultérieure sous les peines les plus graves, le gouvernement s’étant réservé le droit de continuer les fouilles à ses frais et surtout là son profit. Cette mesure prive sans doute pour long temps le public de découvertes qui pouvaient devenir fort intéressantes.
Une tempête affreuse qui a eu lieu ces jours-ci nous a amené de nouveaux compagnons d’infortune, c’est-à-dire de quarantaine. Les galères que nous avions déjà rencontrées, et qui, depuis, n’avaient cessé de croiser dans ces parages, se trouvaient, au moment de la tourmente, dans la partie la plus étroite de l’Adriatique, et ne pouvaient, sans un imminent danger, courir vers la côte elles luttaient contre le vent qui les y poussait. Nous les apercevions à la lueur des éclairs qui frappait sur leurs voiles blanches la foudre a éclaté au milieu de ces bâtiments l’un d’eux en a été atteint, à ce qu’il nous a semblé. Nous l’avons vu s’enfoncer et disparaître aussitôt, tandis que les autres dispersés se sont bientôt perdus dans l’éloignement. Le bruit s’est répandu d’abord que l’une de ces galères avait péri avec cinq cents personnes qui y étaient embarquées mais on assure maintenant qu’elle a pu relâcher sur les côtes de Corfou. Un autre de ces bâtiments, qui était aussi fort maltraité, a, par un hasard fort extraordinaire, démêlé pendant la nuit l’entrée de la rade de Brindisi. Toujours poussé par les vents, il s’est aventuré dans l’étroite ouverture du nouveau canal, et est arrivé enfin, malgré le peu de profondeur de l’eau jusqu’au milieu du port où l’on a été fort surpris le lendemain d’apercevoir un aussi gros bâtiment, ce dont on n’avait pas, à ce que je crois vu d’exemple depuis bien longtemps. Il est vrai que cette galère a échoué, et qu’on ne sait, à moins d’un second miracle, comment elle pourra regagner la pleine mer ; ce sera entre la cour de Naples et la république de Venise l’objet d’une discussion diplomatique, qui peut tourner à l’avantage des habitants de Brindes, si elle contribue à rendre son port plus abordable.
Cette république entretient d’étroites relations d’amitié avec les États qui ont des possessions sur l’Adriatique, et qui lui ont laissé usurper des droits assez étendus relativement à la police de cette mer ; elle les exerce avec sévérité sur tous les petits bâtiments qu’elle rencontre, et nous en avons eu la preuve à notre arrivée à Otrante. Ses galères étendent cette surveillance jusqu’à l’entrée de l’Archipel, et donnent la chasse aux Barbaresques qui feraient mine de débarquer sur les côtes. Les Vénitiens reçoivent, nous a-t-on dit, à cet effet des subsides de divers États ; ils s’arrogent dans leurs ports une sorte de suprématie, et on leur accorde des privilèges que n’obtiennent pas les vaisseaux des autres nations. Leurs passagers sont cependant soumis aux lois de la quarantaine ; mais elle est moins rigoureuse et le temps en est limité à un petit nombre de jours.
L’arrivée de cette galère a apporté une heureuse diversion dans notre manière d’être et a augmenté nos relations de société. Nos amis nous ont même procuré à cette occasion une surprise forte agréable. Nous avons vu approcher de notre prison flottante deux chaloupes élégamment ornées l’une contenait don Pippo et ses aimables sœurs ; l’autre était occupée par des officiers vénitiens et leurs compagnes : influence d’un sexe charmant, avec quelle vivacité vous vous faites sentir à notre cœur flétri par la longue contrainte, l’isolement et l’abandon que nous avons éprouvés dans des pays où un coup d’œil jeté sur la beauté devient on crime, où l’on doit refermer tous les sentiments qu’elle fait naître, où la plus légère trace de galanterie et même de politesse est considérée comme une trahison qui allume aussitôt la jalousie et appelle la vengeance ! La vue de nos amis et d’un groupe de femmes jeunes et attrayantes nous ramenait enfin aux mœurs polies et faciles de l’Europe ; nous pouvions répondre aux soins touchants de l’amitié, et même à l’élégante coquetterie de nos consolatrices, avec l’effusion de cœur qui n’est un crime qu’en Turquie. Dès ce moment nous avons oublié les manières rustiques que nous avions contractées dans ce pays à demi-barbare, et, à l’aspect des grâces et de la beauté, nous avons senti renaître chez nous la gaîté et l’urbanité françaises.
Le port de Brindes nous a même semblé plus riant ; il retentissait des accords de la musique et des accents de la joie. Les dames chantaient parfois, en s’accompagnant de la guitare ou de la mandoline, ces chansons composées par les gondoliers de Venise, et dont les airs sont tellement simples et mélodieux, qu’ils se transmettent rapidement de bouche en bouche, vont charmer toute l’Italie, et passent même en Grèce où nous en avons reconnu plusieurs. Ces barcarolles, chantées avec l’accent propre au dialecte vénitien dans lequel abondent les z, et qui effémine la langue du Dante, avoient un charme tout particulier dans la bouche de nos aimables Vénitiennes ; et nous joignions nos voix, peu exercées, à cette douce mélodie dont nous cherchions à apprendre et à retenir les motifs. Une conversation enjouée succédait à ces petits concerts, et nos soirées s’écoulaient dans des plaisirs d’autant plus piquants qu’ils étaient assaisonnés d’une légère contrainte la chaloupés dévoient se tenir à une certaine distance de notre bateau toute communication immédiate nous était défendue nous ne pouvions nous transmettre que des sons et la plus légère infraction à ce traité aurait pu compromettre la sûreté de nos amis.
LETTRE VII.
Notes historiques sur Brindes. Fin de la quarantaine.― Foresteries.
En attendant l’arrivée des lettres de Naples, qui doivent nous annoncer notre délivrance ou fixer enfin le terme de notre captivité, et pour occuper utilement mes loisirs, je vais tracer les détails historiques que j’ai pu me procurer sur Brindisi.
Tous les historiens s’accordent sur l’antiquité reculée de cette ville. Les uns l’ont nommée Brundusium ou Brundisium [Brindisi] ; quelques poètes Brenda, pour la facilité du mètre et dans le moyen âge, Brundusiopolis. On varie sur la fondation de Brindes. Faut-il l’attribuer à Brendo, fils d’Hercule aux Etoliens, compagnons de Diomède ; enfin, aux Crétois ? Ce qu’il y a de plus sûr, c’est que ses habitants se trouvaient mêlés dans les anciennes guerres entre les peuples des confins de la Messapie et les Tarentins. Lorsque ces derniers appelèrent Pyrrhus en Italie, Brindes, pour lors ville capitale des Salentins, s’étant aussi déclarée pour le roi d’Epire partagea le châtiment infligé, par les Romains, à la ville de Tarente. Ils la saccagèrent, l’an de Rome 487, et se servirent du prétexte de sa défection pour rester les maîtres de ce port qui devait leur ouvrir un sûr et prompt passage dans la Grèce ils y envoyèrent même une colonie en 509. Sous leur domination, cette ville devint dans la suite très-florissante, et l’une des plus riches et des plus importantes villes d’Italie. Elle fut au nombre des dix-huit colonies qui fournirent de grands secours à la république dans les temps calamiteux de la seconde guerre punique.
Pendant les guerres civiles entre César et Pompée, Brindes joua un grand rôle. Il sera, je crois, intéressant de suivre sur les lieux même le détail de ces événements mémorables.
On sait que Pompée s’étant retiré à Brindes avec ses partisans, César l’y suivit et voulut l’enfermer dans cette ville ; il en fit le siège, et conçut le projet de fermer le port en faisant construire une digue et une estacade. Pendant que les deux partis se battaient avec un égal acharnement autour de ces ouvrages, les vaisseaux qui avaient porté les consuls avec trente cohortes sur la côte d’Épire, revinrent non dans le port de Brindes, comme on le croit communément, mais dans la grande rade; Pompée eut alors tout le loisir d’embarquer son monde et de s’échapper pendant la nuit, en ne laissant que deux bâtiments, les seuls sans doute qui fussent dans le port intérieur, et qui échouèrent contre la digue qui en barrait l’entrée. Cette manœuvre peut être considérée comme un stratagème mis en usage pour faire diversion et attirer l’attention de César de ce côté, tandis que son ennemi faisait filer ses troupes autour du port, et les embarquait dans la rade du côté opposé.
L’inspection des lieux fait voir en effet qu’il était impossible qu’il s’échappât un seul bateau, d’après les précautions qu’avait prises César pour encombrer l’entrée de la passe. Ce plan était facile à exécuter, puisqu’elle n’a jamais été beaucoup plus large qu’elle ne l’est à cette heure étant encaissée entre deux pointes de rochers, distants d’à peu près une vingtaine de toises l’un de l’autre.
Après avoir détruit en Espagne l’armée de son compétiteur, César passa en Grèce, s’empara de l’Épire où il attendait avec impatience l’arrivée des troupes qu’il avait laissées à Brindes. Il était du plus grand intérêt pour Pompée d’empêcher la jonction de ces forces ennemies ; aussi envoya-t-il une flotte qui devait s’emparer de l’ile où l’on a bâti plus tard un château fort, et qui commande encore la rade et l’entrée du port de Brindes. Mais Antoine ayant dispersé ses troupes sur les côtes, et s’étant rendu maître de l’aiguade dont nous avons parlé précédemment, la flotte ennemie fut forcée de se retirer.
Cependant César, inquiet du retard qu’éprouvait le passage de ses légions résolut d’aller lui-même les chercher. Il se déguise en esclave, monte sur la barque d’un pêcheur, et part au milieu de la nuit, malgré l’apparence d’une tempête qui mit bientôt cette frêle embarcation dans le plus grand péril. Le patron consterné s’apprêtait à rebrousser chemin ; César se fait alors reconnaître, et lui adressant la parole : Que crains-tu dit-il ; tu portes César et sa fortune ! Il fallut néanmoins céder à un élément qui était plus fort que l’opiniâtreté humaine.
On connaît les suites de cette guerre terminée par la bataille célèbre qui fixa les destinées du monde dans les champs de Pharsale.
Brindes eut encore à souffrir des démêlés entre Auguste, Antoine et Brutus. Ses habitants furent d’abord punis pour avoir favorisé le parti d’Octave et ils jouirent ensuite de la longue paix qu’il accorda au monde. Cette ville resta fidèlement attachée aux destinées de l’Empire jusqu’à sa décadence. Elle fut alors en butte, avec les autres cités de la Puglia, aux dévastations des barbares qui s’emparèrent tour à tour de cette contrée. Brindes fut réduite trois fois à la dernière extrémité et si son port n’eût pas toujours été considéré comme très-sûr et très important, elle aurait sans doute été abandonnée tout-à-fait, comme le furent plusieurs villes voisines. Totila, s’étant rendu maître de Brindisi, en fit raser les murs pour qu’ils ne servissent plus à l’avenir de retraite aux Grecs d’Orient, qui avoient déjà remporté quelques avantages dans ce pays. Bientôt après, les Goths ayant été chassés par Bélisaire et Narsès, cette ville rentra sous la domination des empereurs, auxquels elle fut enlevée, ainsi que tout le reste de la Grande Grèce, par Roger, premier souverain du royaume de Puglia; car il faut observer ici, pour l’honneur de ce pays qu’il fut longtemps l’apanage et le titre des maîtres de ce que nous nommons le royaume de Naples. Cette dernière dénomination n’a même prévalu que fort tard puisque Naples ne devint capitale qu’en 1266, lorsqu’elle fut occupée par Charles d’Anjou et le royaume de Puglia ne fut divisé qu’en 1501, entre Ferdinand et Louis XII, roi de France. C’est alors seulement qu’on se servit de l’expression de royaume de Naples dans les actes et même le souverain actuel y a renoncé pour adopter le titre de roi des Deux-Siciles.
Roger rebâtit les murailles de Brindisi, et fonda les deux châteaux qui existent encore, ainsi que le Duomo (la cathédrale), édifice magnifique dont l’architecture est d’un très-grand caractère. On y pratique une cérémonie remarquable le jour de la fête du Saint-Sacrement, qui est porté processionnellement hors de la porte principale du temple, par l’archevêque, accompagné des premiers dignitaires du noble et nombreux chapitre. L’archevêque est monté sur un palefroi blanc recouvert d’un vaste caparaçon de la même couleur l’un des seigneurs les plus qualifiés, ou le premier baron de la province, tient le cheval par la bride, et les bâtons du dais sont portés par les nobles de la ville. Cette procession a lieu au son du tambour et des trompettes, et au bruit des canons, des fusils et des feux d’artifice. L’archevêque parcourt ainsi les rues, et entre à cheval dans les églises. Partout il foule aux pieds de riches tapis, des palmes, des feuillages et des fleurs, et il est lui-même couronné d’une sorte de diadème formé de fleurs artificielles et de fils d’or et d’argent.
Cette cérémonie se fait en mémoire du retour de saint Louis de la Terre-Sainte. Voici comment les chroniques napolitaines racontent cet événement : Saladin soudan d’Egypte ayant fait prisonnier le roi de France, voulut bien le renvoyer dans ses États, sous la promesse d’une forte rançon ; et il accepta, pour gage de la foi du monarque, une hostie consacrée. Louis, jaloux de retirer un si précieux dépôt des mains d’un infidèle s’embarqua, et, favorisé par les vents, il arriva en peu de jours à Brindes. Là, par un hasard aussi fortuné, il fait la rencontre de son ami l’empereur Frédéric; et lui ayant exposé son embarras ce généreux prince le tire d’inquiétude en faisant frapper à Brindisi même trente mille pièces de monnaie d’or et d’argent, portant pour empreinte un tabernacle, et sur le revers l’aigle impérial. Le roi de France retourne en Egypte ; et Saladin, aussi surpris de la ponctualité de son prisonnier, que touché de l’action généreuse de son auguste ami, ne veut pas être en reste de procédés envers eux il rend l’hostie et la liberté au Roi, et refuse noblement le prix de sa rançon. Frédéric attendait à Brindisi le retour du vaisseau qui, battu par la tempête, vint échouer à l’entrée du port. Aussitôt l’archevêque, plein de zèle, mais affaibli par l’âge et les infirmités, se fit placer sur un palefroi, et sortit ainsi de la ville, à la tête de son clergé des barons du royaume, et de la foule des habitants. Ils parvinrent jusqu’au vaisseau naufragé ; le prélat y reçut l’hostie sacrée, et la rapporta processionnellement jusqu’à la cathédrale, accompagné du Roi et de l’Empereur, qui tenaient le cheval par la bride. L’on ajoute que les monnaies que Frédéric avait fait frapper, et qui lui furent rendues, prirent, à cette occasion, le nom de tornèse, dont nous avons fait la livre tournois ; et qu’il les consacra à l’érection d’une belle église dans la ville de Manfredonia.
Plusieurs hommes célèbres fleurirent ou prirent naissance à Brindes tels que Eucratides, philosophe épicurien, dont Grutier (fol. 4o6) rapporte la pierre sépulcrale, et Marcus Pacuvius, neveu du poète Ennius. Ce Pacuvius, auteur de quelques tragédies, et mort à Tarente est peut-être le même qui, suivant Pline, orna de peintures le temple d’Hercule à Rome.
J’interromps ici les détails historiques sur Brindisi : je les reprendrai peut-être lorsque j’aurai parcouru avec quelque détail la ville et ses environs. D’ailleurs le courrier si impatiemment attendu est enfin arrivé. Don Pippo s’est empressé de nous apporter la lettre de l’ambassadeur de France qui nous était adressée. Elle nous a appris que le tribunal général de santé établi à Naples, duquel ressortissent toutes les députations particulières répandues dans les ports du royaume, a bien voulu réduire notre quarantaine à vingt-huit jours, à compter de celui de notre départ de Corfou. Nos souffrances en sont abrégées d’une semaine. Un certificat signé par le patron de la barque, les passagers et l’équipage, a été nécessaire pour constater cette époque, et nous en avons chargé don Pippo notre zélé intermédiaire dans toutes nos affaires.
Dès que nos autres amis ont su que nous étions sur le point d’obtenir notre liberté, ils sont venus nous en féliciter et nous offrir avec empressement leurs maisons où la foresterie était disposée pour nous recevoir. Répondant comme nous le devions à cette marque de bienveillance nous l’avons néanmoins refusée, ayant déjà chargé notre bon compatriote de nous louer une maison en ville.
Il n’y a pas une seule auberge à Brindes ; l’on y exerce l’hospitalité avec une franchise et un désintéressement dignes des temps antiques. Les gens aisés arrangent un pavillon ou un appartement de leur maison, sous le titre de foresterie il est destiné à recevoir les étrangers ou les voyageurs ; et ils pratiquent envers eux toutes les vertus hospitalières. Cette coutume est générale dans une grande partie du royaume de Naples et l’on trouve, jusque dans les villages, un bâtiment destiné au même usage que les caravansérails de l’Orient et les ostelleries d’Espagne. Cet édifice offre ordinairement une grande cour entourée d’une galerie couverte où l’on met à l’abri les chevaux, mulets ou bestiaux. Au centre de cette cour il y a un puits avec des auges en pierre le premier étage est divisé en chambres où l’on- trouve au moins un abri, des nattes ou des planches pour se coucher. Quant aux provisions on est forcé de s en munir pour le voyage, ou de s’en procurer dans les fermes voisines de la foresterie.
LETTRE VIII.
Séjour à Brindisi.― Maison de plaisance antique. ― Monuments, tombeaux.― Murailles de la ville, château. Fontaine de Tancrède.
Brindisi, à septembre.
Descendus de notre barque pour ne plus y rentrer, nous allons faire notre dernière apparition au bureau de santé. La contumacia de la galère vénitienne finissait en même temps que la nôtre. Toutes nos connaissances étaient réunies sur le rivage, et nous avons reçu leurs félicitations, sans cependant les approcher ; car, avant de rentrer dans le sein de la société, il fallait encore subir la visite du chirurgien du lazaret. Il s’est contenté, pour constater le bon état de notre santé, de nous tâter le pouls dont la joie devait accélérer le mouvement ; et, après avoir déclaré que nous n’avions aucune apparence de maladie contagieuse, il nous a enfin été permis de communiquer avec nos amis, et de recevoir les témoignages de leur satisfaction. Nous avons aussi embrassé avec attendrissement notre bon patron, et jusqu’aux matelots qui avoient formé si longtemps notre société la plus intime. Moins sensibles que nous aux privations et aux mauvais procédés, ils ont toujours cherché, par leurs services obligeants et attentifs, à nous faire oublier la rigueur et l’amertume de notre situation. Nous démêlions à travers leurs manières rustiques un fonds de bonhomie et même de sensibilité et leur brusque franchise contrastait vivement avec l’affectation mielleuse et la politesse étudiée mais froide et désobligeante des députés de la Sanità. Nous leur pardonnons cependant des procédés dont la sévérité ne provient, nous aimons à le croire, que d’un excès de zèle à remplir leurs importantes fonctions.
La foule nous a suivis jusques à notre demeure. Don Pippo y avait fait préparer une collation et des rafraîchissements de toute espèce, et nous n’avons pas quitté la compagnie qui nous y avait amenés sans répondre aux nombreux brindisis qu’on a portés en notre faveur. L’on sait que le nom de cette ville exprime dans toute l’Italie les souhaits que l’on forme lorsqu’on boit à la santé de quelqu’un. Le mot de brindisi dérive-t-il de l’abondance et de l’excellente qualité des vins de Brindes, du penchant de ses habitants aux plaisirs de Bacchus, ou d’une société qui y avait introduit l’usage d’improviser quelques rimes à chaque verre de vin qu’on buvait ; usage qui existe encore dans quelques villes d’Italie et mêmes à Rome ? Un savant antiquaire de Brindisi donne à ce mot une étymologie plus noble et plus ancienne : il la fait remonter aux Romains qui étaient dans l’usage d’accompagner leurs parents et leurs amis jusqu’à Brundusium ou d’y venir au-devant d’eux à leur retour, et il fait dériver l’expression far brindisi ou brinzare du nom de ce lieu où se faisaient les adieux, les vœux pour la prospérité du voyage, et où l’on se revoyait ensuite pour la première fois.
Quoi qu’il en soit, après avoir porté et rendu de nombreux brindisi, la société s’est retirée pour nous laisser jouir en paix de ces premiers moments de liberté, si précieux après une longue captivité. C’est alors seulement que nous avons savouré les douceurs d’une existence indépendante, et que, dans les épanchements de l’amitié, nous avons pu nous livrer, avec quelque apparence de succès, à d’agréables projets pour la suite de notre voyage. Notre imagination s’exalte, et, suivant notre route sur la carte, nous dévorons d’avance l’espace qui nous sépare de Naples et de Rome. Nous ne pouvons néanmoins nous refuser aux vœux empressés de nos amis qui cherchent à nous retenir par les plus aimables instances. Don Pippo, pour nous dédommager du triste indispensable, nous a procuré au-delà du nécessaire ; le superflu se fait même remarquer dans tous ses arrangements : nous avons jusques à un petit jardin où mûrissent le muscat, la figue et la grenade ; enfin notre ami a tout disposé comme si nous devions faire un long séjour dans ce pays. On nous y promet des distractions et des plaisirs variés et l’exploration de cette côte, peu connue des voyageurs, doit nous fournir une abondante moisson d’études pittoresques et de recherches curieuses.
Impatiens de faire usage de la faculté que nous avions d’aller, de venir, de nous promener en liberté, et pour satisfaire un premier mouvement d’avide curiosité, nous avons parcouru la ville dans toutes les directions, sans mettre aucun ordre dans notre marche. Après avoir été si longtemps renfermés dans un bateau sans prendre le moindre exercice, la grandeur des places, la longueur des rues nous paraissait immenses ; le moindre objet nouveau nous arrachait une exclamation de joie ou de surprise ; la vue de la campagne surtout produisait sur nous un effet délicieux.
On a favorisé ce goût particulier en nous menant à une maison de plaisance qui devait nous offrir un spectacle digne de toute l’attention des artistes et des amateurs de l’antiquité. En effet, quoique les édifices tombassent en ruine, et que les jardins fussent abandonnés aux soins de la nature qui y est rentrée dans tous ses droits, nous n’avons pas moins été surpris qu’enchantés de reconnaître en ce lieu les principaux traits caractéristiques d’une villa antique.
Elle les a sans doute conservés, parce qu’elle n’a pas cessé, depuis les premiers siècles de notre ère, d’appartenir à des familles aisées, qui, aimant peu le changement, se contentaient d’y jouir des mêmes avantages et des mêmes plaisirs que leurs ancêtres, et n’avaient pas été tentées de rien changer à l’ordonnance et à Fanatique distribution du local.
Il n’est pas soumis à un plan très-régulier, et l’on s’est borné à tirer parti des inégalités du terrain, qui est soutenu, dans certains endroits, par des terrasses sous lesquelles on retrouve ces salles basses, voûtées, ornées de stucs, de peintures, et qui servaient aux anciens propriétaires, comme elles pourraient encore servir à présent de retraite, pendant la grande chaleur.
Ce qui nous a semblé le mieux conservé, c’est un vaste promenoir (l’ambulacrum) ombragé par une vigne très-ancienne, à en juger par la grosseur des ceps, et qui s’élève et court le long de pilastres en marbre. La plupart des chapiteaux portent le cachet antique : leur forme est très simple ; c’est celle d’un panier carré et sur les faces duquel on a sculpté en relief des attributs de l’agriculture, ou des animaux, tels que des moutons, des chèvres etc. Quelques-uns de ces chapiteaux, dans lesquels on reconnaît un style de restauration visiblement moderne, font mieux juger de l’antiquité des autres.
On nous a fait remarquer un pilier en marbre, d’environ deux pieds en carré, et d’une forme très-extraordinaire. Il est évidé dans toute son épaisseur, figurant le corps d’une bibliothèque dont les montants et les tablettes ont trois pouces d’épaisseur ; au milieu et au-dessus de chaque tablette on a pratiqué deux rainures assez profondes.
Ce beau morceau de marbre, de sept à huit pieds de hauteur, était dressé verticalement dans le jardin devant une charmille. Quel en était l’usage ? A cette question que nous avons faite au propriétaire, il a répondu, sans hésiter, que chacune des cases devait contenir une ruche, et que les rainures servaient d’entrée aux abeilles. Est-ce son opinion particulière ou un reste de tradition dont il n’est que le propagateur ? Je ne saurais le dire. Une autre personne pensait sérieusement que chacune de ces cases servait à mettre un fromage qui s’égouttait au moyen des rainures, ou bien qu’elles contenaient des amphores ou des cruches d’huile etc. Mais, dans ces dernières suppositions, ce marbre aurait été beaucoup mieux placé à la cave que dans le jardin où il paraît avoir été fondé et non apporté fortuitement ; matière à discussion pour les archéologues.
Une vasque d’une assez belle forme, supportée par une base ornée de sculptures très-dégradées, mais qui occupe encore le milieu d’un bassin, nous a indiqué beaucoup plus clairement une fontaine, dont l’eau cependant n’arrive plus à la hauteur de la vasque, mais qui se répand aux environs, et rend cette partie du jardin fort humide. Un grand nombre de tronçons de colonnes de marbre, d’un travail très-riche : les unes étant couvertes de larges feuilles de laurier placées en écaille et entourées d’un cordon en spirale, d’autres cannelées et renflées vers le quart de leur hauteur par un ornement de feuilles d’acanthe, enfin beaucoup de fragments de marbre travaillés avec délicatesse, ne nous ont pas permis de douter que nous foulions le sol de l’antique maison de délices de l’un de ces voluptueux Romains qui, dans le temps des troubles de la république et des premiers Césars, venaient chercher sur cette côte une retraite d’autant plus sûre qu’il leur était facile, au moindre danger, de passer avec une partie de leurs trésors dans les propriétés qu’ils avoient en Grèce et en Asie.
En revenant à la ville, l’on nous a montré des tombeaux antiques qu’on avait trouvés en creusant le sol, et plusieurs autres dont les ruines s’élèvent encore au-dessus de sa surface. Ayant ensuite longé le cordon souvent interrompu des anciennes murailles, nous avons vu le château dont les tourelles sont en quelque sorte ombragées par les nuées de corbeaux qui en sont les seuls habitants. L’on nous raconte avec complaisance les longs sièges que ces fortifications ont soutenus, et l’on nous fait remarquer leur solide construction composée de pierres parfaitement jointes, et qui semblent avoir laissé le temps. De ce côté (au couchant), César, nous dit-on, assiégea Pompée, et il ne serait pas entré dans la ville si les habitants ne lui en eussent ouvert les portes. C’est devant ces mêmes murs que les Grecs, sous la conduite du vaillant Jean Ducas, général de l’empereur Manuel, vinrent camper en 1155, la veille de Pâques sous prétexte des fêtes, ils restèrent plusieurs jours dans l’inaction à considérer ces fortes murailles dont ils ne purent arracher une pierre, quoiqu’ils se servissent des plus puissantes machines de guerre. Les assiégés se moquaient de leurs vaines tentatives ; cependant les Grecs vinrent à bout de creuser jusque sous les fondements ; ils mirent ensuite le feu aux étançons dont ils soutenaient le terrain à mesure qu’ils avançaient dans leur ouvrage. Alors le mur s’écroula et entraîna dans sa chute ceux qui le défendaient. L’ennemi cependant ne put pas s’emparer de la forteresse la brèche ne fit que découvrir une seconde construction qui résista à tous ses efforts.
Non loin de là, nous nous sommes arrêtés pour dessiner une ancienne fontaine qu’on nommait Appienne, ou la Grande Fontaine, et à présent la Fontaine de Tancrède. Les uns en font remonter la construction à Appius l’aveugle, d’autres à Trajan, qui dut la bâtir en même temps que la voie Antique aboutissant à la ville de ce côté.
Cette fontaine (Pl. III.) a deux réservoirs carrés, percés d’une arcade, avec un toit pyramidal en pierre. Ces réservoirs en saillie sur un gros mur sont réunis par un canal qui sert d’abreuvoir pour les bestiaux, et forme en quelque sorte le soubassement de toute la construction.
Les ornements du cartel et les inscriptions qu’on voit sur le milieu du mur, visiblement placés après coup, ne remontent même pas à l’époque indiquée dans ces inscriptions, et ne tiennent en rien au plan général de l’édifice. En rejetant l’opinion qui attribue à Tancrède ou à Rogner son fils la construction de ce monument, nous croyons y reconnaître les caractères du style antique, et non celui qui distingue les ouvrages des princes normands. D’ailleurs un aqueduc souterrain qui passe souvent à une grande profondeur, et, après avoir fait de longs détours, conduit à cette fontaine les eaux du Cerano petite rivière distante de sept milles de la ville, confirme notre manière de voir et cet ouvrage, remarquable par sa solidité et sa hardiesse, est digne des anciens auxquels on doit avec raison l’attribuer.
En 1618 un gouverneur de Brindisi, nommé Pietro Aloïsio de Torres (car on ne saurait mettre trop de soin à perpétuer la mémoire d’un bienfait et le nom d’un homme utile à ses semblables), se servit de la fontaine de Tancrède comme d’un château d’eau ; et, au moyen d’un nouvel aqueduc qui passe sous la tour de Saint Georges, il alimenta plusieurs autres fontaines construites dans l’intérieur de la ville et sur le port. L’eau en est, suivant les médecins, la meilleure du pays ; elle est toujours très-abondante, et il n’y a pas d’exemple qu’elle se soit épuisée, pas même dans les grandes sécheresses qui tarissent les puits et les autres sources des environs.
En rentrant dans la ville par le quai septentrional du port, nous avons été témoins d’une scène dont la description fournira matière à la lettre suivante.
LETTRE IX.
Tarentule, effets de sa piqûre ; guérison du tarentisme par la danse; formalités observées à cet égard ; histoire de la malade.
L’on a souvent révoqué en doute l’usage bizarre de faire danser pendant plusieurs jours de suite et sous prétexte de les guérir, les personnes qui ont été ou qui se croient piquées par la tarentule. Nous venons d’être témoins de cette pratique. Je peux donc en affirmer l’existence, sans en garantir cependant les résultats.
On sait que la tarentule est une sorte d’araignée qui tire son nom de la ville de Tarente, où elle est, dit-on, fort commune. On en trouve dans quelques autres cantons du royaume de Naples mais celle de la Puglia est la plus dangereuse, surtout pendant l’été. On prétend qu’après avoir été piqué, le malade ne tarde pas à tomber dans une profonde mélancolie, et meurt, à moins qu’il ne soit secouru. De tous les remèdes que l’on emploie, le plus efficace, et même le seul qui guérisse complètement, c’est la musique.
La piqûre de la tarentule est-elle mortelle ? N’y a-t-il pour guérir d’autre remède que des sons harmonieux et l’exercice de la danse, ou le danger n’existe-t-il que dans l’imagination exaltée des malades ?
Si l’on consulte les habitants du pays, ils répondront affirmativement aux deux premières questions, et plusieurs ouvrages savants peuvent fournir des notions très-étendues sur ce sujet. Quant à la dernière proposition, l’histoire que l’on m’a faite semble confirmer l’opinion de ceux qui croient que la piqûre de la grosse araignée de Tarente est une fable, et que la plupart de ceux qui prétendent en être atteints, ne le sont réellement que d’une sorte de manie mélancolique, dont un exercice violent et les sons de la musique peuvent dissiper momentanément les symptômes, s’ils ne la guérissent pas tout-a fait. Les anciens considéraient aussi la musique comme le remède le plus propre à calmer l’effervescence du sang et l’âcreté des humeurs, et quand cette ressource était impuissante, on avait recours aux enchantements, auxquels la multitude attachait la plus grande confiance. L’on sait que ce sont les Asclépiades qui affranchirent l’art de guérir de ces puérilités superstitieuses. Cependant, les modernes ajoutent encore quelque foi à l’efficacité de la musique comme remède calmant on cite plusieurs exemples de ses effets, et entre autres celui de ce musicien célèbre qu’une fièvre continue avec redoublement avait jeté dans le délire. Dans la chaleur de l’accès il demanda à entendre un concert. Quelques amis qui étaient présents lui chantèrent une cantate de Bernier dès les premiers accords, le visage du malade prit un air serein, ses yeux furent tranquilles, les convulsions cessèrent il versa des larmes de plaisir sitôt qu’on eut fini il retomba dans son premier état. On ne manqua pas de continuer l’usage d’un remède dont le succès était si heureux. La fièvre et le désire étaient toujours suspendus pendant les concerts ; et le malade tirait un si grand soulagement de la musique qu’il faisait chanter et même danser nuit et jour ses parents et jusqu’à sa garde.
Revenons au tarentisme et à ses symptômes. La maladie qu’on attribue à la piqûre de la tarentule pourrait être aussi bien occasionnée par la nature du climat l’aridité du sol la rareté des bois, et la chaleur excessive. En effet, ces causes tendent à développer et à rendre dangereuses plusieurs autres indispositions il est même reconnu que l’hydrophobie règne en Puglia plus que partout ailleurs et l’humidité de l’air chaud, et sa pesanteur pendant l’été font que les moindres maladies deviennent mortelles dans ce pays.
Mais le tarentisme que l’on a cru l’effet d’un esprit frappé, n’en est pas moins réel, suivant l’opinion de savants médecins et voici les raisons pour lesquelles on ne peut le feindre et en faire un jeu celui qui a été piqué par la tarentule ne tarde pas à tomber dans une profonde mélancolie et un abattement absolu son visage prend un aspect cadavéreux, sa respiration est très-difficile, il a des langueurs et des angoisses d’estomac ses membres se refroidissent, son corps exhale une sueur glacée et gélatineuse ses yeux, fixes et immobiles, se couvrent d’un nuage, sa respiration et son pouls deviennent de plus en plus faibles, la connaissance diminue enfin, il perd tout-à-fait le sentiment, et il meurt si des secours ne lui ont pas été administrés à temps.
Certes, on ne peut feindre un tel état, et on ne doit pas suspecter le malade d’imposture à moins qu’il n’y trouve un certain avantage or, cette maladie fait beaucoup de tort, surtout aux filles pour leur établissement ; de plus, le remède de la musique est assez coûteux, puisqu’on paie au moins un ducat par jour aux musiciens, sans compter le médecin, et que le malade danse pendant quatre et jusqu’à sept jours de suite. Au reste, cet exercice, au lieu de rendre les filles et les femmes plus agréables, les défigure quelques-unes, très-belles avant, devenaient dans cette occasion très -déplaisantes; enfin, on a l’opinion que le mal est périodique, et qu’il revient tous les ans jusqu’à un âge avancé aussi a-t-on bien soin, dans les familles d’une classe relevée, de dérober au public la connaissance d’un tel accident et si une jeune fille est piquée delà tarentule, on la fait danser dans un lieu écarté et loin de tous les regards.
Ce n’est donc ni par intérêt ni par plaisir qu’on a recours à un remède dispendieux, et qui discrédite tellement ceux qui en font usage qu’à Tarente et dans les autres villes de la Puglia, lorsqu’on sait qu’une femme a été affectée du tarentisme, et qu’elle a dansé pour s’en guérir, on croit lui faire injure en venant jouer sous ses fenêtres les airs consacrés à la guérison de sa maladie.
On a ici l’opinion que les malades fuient la société, cherchent l’eau avec avidité et s’y précipitent même si on ne les surveille ; on croit aussi qu’ils aiment à être entourés d’objets dont les couleurs sont très-vives. Mais je n’ai pas remarqué leur prétendue aversion pour le bleu et le noir. Nos habits bleus et nos chapeaux noirs ne paraissaient pas faire la moindre impression sur la malade dont je vais parler, ni sur les spectateurs, qui nous ont même invités à danser avec elle.
On pense communément que quand l’individu affecté a perdu le sentiment, on fait venir un musicien qui essaie différents airs très-gais sur un instrument ; et, lorsqu’il a rencontré celui qui plaît an patient, on voit aussitôt ce dernier se mouvoir en cadence, se lever et se mettre à danser. Je n’ai rien appris ici de semblable, et on nous a certifié que les airs dont on fait usage depuis longtemps pour la guérison du tarentisme étaient toujours les mêmes, et que leur mouvement était d’abord très lent et devenait progressivement très vif et rapide. Au reste, l’on peut en juger car j’ai chargé l’un des musiciens de les noter et de m’en donner une copie.
Je quitte ces détails, que j’ai crus cependant nécessaires, et je reprends ma narration qui offrira les objets d’une manière plus rapide et plus pittoresque, et surtout dans le même ordre qu’ils avoient en frappant mes regards.
En passant sur le quai, nous avons été arrêtés par la foule qui se pressait à la porte d’une maison où l’on entendait de la musique. L’on nous fait place, et même on nous invite à entrer dans une salle basse qui servait depuis plusieurs années, et à pareille époque, de théâtre aux formalités observées pour la guérison de la piqûre de la tarentule. Les murs de cette vaste pièce étaient ornés de guirlandes de feuillage, de bouquets et de pampres chargés de leurs fruits : on avait aussi suspendu, de distance en distance de petits miroirs et des rubans de toutes les couleurs ; une nombreuse compagnie siégeait autour de l’appartement, et t’orchestre occupait des angles : il était composé d’un violon, d’une basse, d’une guitare et d’un tambour de basque.
C’était une femme qui dansait : elle n’avait que vingt-cinq ans, et on lui en aurait donné quarante : ses traits réguliers, mais altérés par une excessive maigreur, ses yeux éteints sa physionomie triste et abattue contrastaient avec sa parure très-recherchée et bariolée de rubans et de dentelles d’or et d’argent les tresses de ses cheveux étaient éparses, et un voile de gaze blanche tombait sur ses épaules ; elle dansait sans quitter la terre, avec non calanche, en tournant sans cesse sur elle-même et très-lentement ses deux mains tenaient les extrémités d’un mouchoir de soie en le balançant au-dessus de sa tête, qu’elle renversait par fois en arrière dans cet état, elle nous offrait absolument la pose de ces bacchantes qu’on voit sur certains bas-reliefs antiques.
L’air que l’on jouait en ce moment était langoureux, traînant sur des cadences, et répété da capo jusqu’à satiété. On changea ensuite de motif sans interrompre la mesure ; celui-ci était moins lent, et un troisième devint plus vif précipité et sautillant. Ces morceaux de musique formaient une succession de rondeaux, ou ce que nous nommons pot pourri. L’on passait alternativement de l’un à l’autre revenant enfin au premier, pour donner un peu de repos à la danseuse, et lui permettre de ralentir ses pas sans cesser néanmoins de danser; car elle suivait le mouvement de la musique et, à mesure qu’il s’animait, elle s’agitait et tournait avec plus de vivacité mais le sourire ne renaissait pas sur ses lèvres décolorées, la tristesse était toujours empreinte dans ses regards, dirigés tantôt vers le plafond, plus souvent vers la terre, ou bien elle les promenait au hasard sans les fixer sur rien quoique l’on cherchât à la distraire par toutes sortes de moyens. On lui offrait des fleurs et des fruits ; elle les tenait un moment dans ses mains, et les jetait ensuite ; on lui présentait aussi des mouchoirs de soie de différentes couleurs ; elle les échangeait contre le sien les agitait en l’air pendant quelques instants, et les rendait pour en reprendre d’autres. Plusieurs femmes de la compagnie ont successivement figuré et dansé avec elle de manière à attirer son attention, et à lui inspirer de la gaité sans pouvoir y réussir. L’exercice violent qu’elle paraissait prendre à contre cœur et par une sorte d’entraînement irrésistible, devait la fatiguer beaucoup ; la sueur découlait de son front ; sa poitrine était haletante, et l’on nous a annoncé que cet état devait se terminer par une suspension totale des facultés qu’alors on devait la transporter dans son lit ; que le lendemain à son réveil elle recommencerait à danser, et qu’on emploierait le même remède les jours suivants, jusqu’à ce qu’il lui eût procuré du soulagement.
Ce spectacle avait quelque chose de pénible et il m’a bien plus vivement affecté lorsque j’ai appris l’histoire de cette intéressante malade. Elle n’a pas été piquée par la tarentule, quoiqu’elle en soit persuadée ; et on ne la laisse dans son erreur que pour lui dissimuler ou lui faire oublier la véritable cause de son état, et pour ne put lui ôter tout espoir de guérison.
Voici l’origine de l’aliénation de Ginevra ; c’est je crois le nom de la malade.
A vingt ans sans être la plus jolie des filles de son âge, elle se faisait remarquer par une physionomie piquante et très expressive ; sa bouche était vermeille et attrayante ; ses yeux noirs étaient pleins de feu ; sa taille avait plus de souplesse et d’abandon que de grâce son caractère quoique bon et sensible était inégal souvent gaie jusqu’au délire, elle s’abandonnait ensuite à une tristesse vague et sans objet ; exagérée dans tous ses sentiments, elle poussait l’amitié pour ses compagnes jusqu’à l’héroïsme et son indifférence pour les hommes était voisine du mépris : aussi devait-on prévoir que si elle aimait une fois, ce serait avec véhémence et pour la vie. A vingt ans son heure n’était pas encore arrivée : elle sonna trop tôt encore pour son malheur.
Un jour elle promenait ses pensées mélancoliques sur la plage déserte de Patrica ; l’air avait été rafraîchi par un orage, et la mer encore agitée roulait ses flots sur la grève. Une barque moitié fracassée venait d’y échouer : elle contenait un seul homme. Parti du port de Durazzo pour tendre ses filets, vers le milieu du canal un coup de vent avait déchiré sa voile son gouvernail s’était brisé entre ses mains, et, jouet des flots sa barque avait été jetée sur les côtes d’Italie. Excédé de fatigue, mourant de besoin, il déplorait son malheur, lorsque la jeune fille accourt lui tend une main secourable, et offre de le conduire vers la demeure de sa mère, qui exerça envers lui et avec empressement les devoirs de l’hospitalité.
Cet Albanais était jeune ; il était malheureux ; il paraissait sensible et reconnaissant : Ginevra ne croyait s’abandonner qu’au plaisir pur, mais paisible, que la bienfaisance procure, tandis que l’amour s’insinuait déjà dans son cœur sous les traits de la pitié.
Cependant le jeune Albanais, combattu par le désir de revoir sa patrie et par le tendre intérêt qui l’attachait à sa bienfaitrice parle enfin de son départ. A ce mot un trait de lumière frappe, éclaire Ginevra sur ses sentiments elle y reconnaît l’amour aux angoisses que lui fait éprouver l’idée d’une séparation qui était loin de sa pensée honnête mais passionnée ; elle n’est plus maîtresse de cacher son trouble, et laisse même éclater toute la violence de ses sentiments ; mais elle exige de cet étranger qu’elle adore, le sacrifice de sa patrie et des liens indissolubles. Sans hésiter il y consent. Alors elle-même presse son départ de l’Italie, où il ne peut s’établir sans consulter sa famille. Le jour de son retour est fixé et Ginevra doit l’attendre sur la côte, à l’endroit même où elle lui a sauvé la vie.
Fidèle à sa parole, elle s’y rend bien avant l’heure convenue ; elle compte les instants ; ils s’écoulent avec une lenteur désespérante. Cependant le soleil est déjà à son déclin : inquiète elle parcourt le rivage, les yeux tournés vers la mer : elle en interroge les vagues ; le plus léger souffle de vent, le moindre nuage lui fait craindre une nouvelle tempête. Le jour baisse, son cœur se serre, et le crêpe dont la nature va se couvrir, obscurcit, troublé ses idées ; enfin elle découvre un point noir à l’horizon : il avance ; c’est une barque elle s’élance à la cime d’un rocher et agite un voile incarnat, le signal convenu. Aussitôt le même signe est attaché à l’extrémité du mât ; elle ne peut plus en douter, cet esquif lui amène son amant.
En effet, l’heureux Albanais s’était embarqué dans une chaloupe ornée de tous les attributs de la joie. Les mâts étaient pavoisés ; et les voiles d’un blanc éclatant. Des musiciens, assis sur le banc de poupe, faisaient retentir le rivage d’accents joyeux et sa famille, que l’Albanais allait quitter bientôt pour s’établir dans la patrie de son épouse venait confier à Ginevra le soin de bonheur de leur fils, le dépôt de sa modique fortune, et les meubles nécessaires au jeune ménage.
La barque s’avance comme en triomphe vers les côtes d’Italie : déjà le son des instruments parvient à l’oreille de Ginevra en effleurant la surface des ondes, calme ses inquiétudes et porte dans son cœur l’espérance et la sécurité. La nacelle approche : l’amour rend son œil plus perçant elle distingue, elle reconnaît son époux qui lui tend les bras ; elle croit l’entendre, et cette illusion lui arrache une réponse.
Mais tout à coup un bruit sinistre fait retentir les airs ; une galère barbaresque sort de derrière un rocher avancé qui la dérobait à tous les regards. Ses rames nombreuses s’élèvent en cadence, retombent toutes à la fois et lui impriment un mouvement rapide. Semblable au vautour, elle plane sur les ondes et se dirige vers sa proie. A cette vue, non moins inattendue que funeste, Ginevra tombe dans une morne stupeur ; l’effroi enchaîne ses facultés, ses yeux seuls conservent un reste de vie ils suivent les mouvements contraires des deux embarcations.
La frêle chaloupe fuit et des cris d’effroi et de douleur ont succédé aux accents joyeux. Le jeune et courageux Albanais engage ses compagnons à opposer une résistance qui doit être vaine Les ombres de la nuit enveloppent cette scène de désolation, et la dérobent aux regards de la malheureuse Ginevra qui tombe inanimée sur la rive.
Longtemps après elle sort comme d’un profond sommeil elle ouvre les yeux mais l’éclat du jour les lui fait refermer aussitôt. Elle ne peut mouvoir ses membres, roidis par le froid du matin. Cependant ses idées, d’abord confuses lui retracent la scène de la veille ; alors, éperdue, elle fait retentir la côte de son désespoir elle parcourt des yeux l’étendue du canal ; nulle embarcation n’en sillonne la surface ; il n’est plus de bonheur ni d’espoir pour elle ; ses sens se bouleversent son esprit s’égare, et, du haut du rocher, elle se précipite dans la mer.
Des pécheurs l’aperçurent, se hâtèrent de venir à son secours, et la transportèrent mourante chez sa mère. Cet acte de désespoir fut suivi d’une longue apathie et d’un marasme qui dégénéra en aliénation d’esprit. Ginevra avait oublié la cause de ses chagrins ; elle attribua son état à la piqûre de la tarentule. On entretint cette idée en loi faisant espérer que l’exercice de la danse et les accords de la musique qui calmaient effectivement l’agitation de ses sens, la guériraient enfin de cette manie mélancolique.
LETTRE X.
Mœurs des habitants de Brindisi.― Couvents, costumes, monuments du moyen âge.― Fragments et statue antiques. ― Palmier de Pontanus.
Moins curieux de connaître la ville de Brindes que de démêler, à travers ses constructions modernes ou du moyen âge, les traces de l’ancien Brundusium, nous étions aussi moins empressés de communiquer avec ses habitants que nous ne l’aurions été de pouvoir évoquer les mânes de leurs aïeux. Cependant il fallait, comme on dit, vivre avec les vivants, et nous résoudre à faire quelques visites. Nous avons commencé par le gouverneur de Brindisi ; il n’a pu nous recevoir, étant dans l’accès d’une fièvre opiniâtre. L’on nous a ensuite menés chez l’archevêque il était aussi malade, et avait été transporté à la campagne. Nous en avons eu du regret ; car on nous l’avait représenté comme un homme très-respectable, savant, amateur des arts, et possesseur d’un cabinet fort riche en antiquités.
Il ne nous restait que la ressource des couvents pour prendre une idée de la société de Brindisi. Qu’on ne se récrie pas sur cette allégation qui va bientôt cesser d’étonner. Cloître et société à ces deux expressions étaient autrefois incompatibles ; elles ne le sont plus depuis, nous a-t-on dit, que les Jésuites ont donné à leur ordre le titre de société, et qu’ils ont opéré une sorte de révolution dans les monastères qui semblent, à partir de cette époque, être devenus l’asile de la tolérance, de la politesse et des plaisirs décents. Les religieux, sans perdre la dignité de leur état, ont pris le ton et les manières de la bonne compagnie.
Ce changement est surtout très sensible à Brindisi où, sans exagération, la moitié des habitants de la ville peuple les couvents. La raison en est simple : dans un endroit où il n’y a ni industrie, ni commerce, par conséquent peu de richesses, et où l’on est exposé, pendant les trois quarts de l’année, â des maladies opiniâtres, on doit préférer la vie commune à celle d’un ménage ordinaire. Elle est beaucoup moins coûteuse et offre de bien plus grandes ressources. D’ailleurs, les monastères ont un revenu fixe et des propriétés administrées avec ordre, et qui étant inaliénables, sont à l’abri des chances qui dérangent souvent la fortune des simples particuliers. L’exiguïté des moyens de la plupart des familles les met hors d’état de se livrer aux plaisirs coûteux de la société. Les couvents y suppléent. On vous y accueille ; il s’y trouve nombreuse compagnie : on y joue plusieurs sortes de jeux ; on y fait de la musique ; en un mot, les parloirs deviennent de véritables salons, et l’on s’affranchit même dans quelques-uns de la gêne du tour et de la grille.
Qu’on ne soit plus surpris si de jeunes personnes, qui ont été élevées dès l’enfance dans un lieu qui n’a que le nom de couvent sans en avoir l’austérité, le préfèrent au monde qu’elles ne connaissent pas, et même à la maison paternelle. Elles n’y jouiraient en effet d’aucun des agréments que leur procurent ces retraites religieuses, et dont on leur fait valoir tous les charmes pour les décider à prononcer, dès l’âge de quatorze ans, des vœux qui doivent leur procurer, pour le reste de leur vie une existence au moins assurée, si elle n’est pas absolument indépendante. Par ce moyen, l’aîné de la famille, destiné à en perpétuer le nom, hérite de la totalité d’un mince patrimoine ; et les cadets, bornés à une légitime encore plus exiguë, entrent dans quelque communauté, ou partent avec la cape et l’épée, et vont chercher fortune ailleurs.
Nous avons visité plusieurs couvents de femmes. À peine nous a-t-on annoncés qu’elles sont accourues en foule dans le parloir, montrant beaucoup d’empressement à voir des Français. Ou nous a accablés de questions aussi insignifiantes que nos réponses ; une musique délicieuse est venue à notre secours. Ce n’est, je crois, que dans les cloîtres que l’on entend de semblables voix. Les motets et les cantiques, chantés avec un ensemble parfait, et accompagnés par un clavecin organisé et d’autres instruments, produisaient un effet extraordinaire ; il nous semblait entendre un concert exécuté par des anges, et dans la moyenne région de l’air. Des rafraîchissements et toutes les recherches de la friandise nous ont été prodigués et nous sommes sortis avec des idées assez agréables de ces monastères. Ce n’est pas que nous n’ayons retrouvé sur quelques physionomies des traces de contrainte, d’ennui, et parfois d’une gaité forcée ; mais peut-être cette remarque était-elle l’effet d’une ancienne prévention car, en général, ces nonnes nous paraissaient contentes de leur sort. Leur costume même formait un contraste assez marqué avec leurs manières, et la guimpe les rendait presque toutes fort attrayantes.
Nous avons dit que la ville était pauvre ; aussi l’intérieur en est triste et silencieux. Il n’y a presque point de boutiques, et elles ne contiennent que les choses de première nécessité. Veut-on se procurer le moindre objet de luxe ? Il faut le faire venir à grands frais de Lecce, de Barlette [Barletta], et même de Naples. La maladie a dépeuplé des rues entières. On voit çà et là quelques grandes maisons qu’on nomme des palais. Ils sont vides, et l’herbe croît dans les cours. Les propriétaires vont chercher ailleurs un air plus pur, une existence plus assurée et moins monotone. On ne rencontre dans les promenades qu’un petit nombre de femmes et beaucoup de moines. Nous avons compté jusqu’à trois carrosses gothiques traînés par des mules ; ils contenaient des religieux.
Le port qui devrait offrir un tableau animé par l’abord des marchands et le mouvement des échanges commerciaux, est aussi peu vivant que la ville, et il ne contient en ce moment que la galère échouée et quelques barques. Les travaux que le gouvernement a ordonnés languissent ; on n’y occupe que des forçats conduits et gardés par un nombre presque égal de soldats la plupart invalides. La nourriture habituelle des uns et des autres consiste en oignons blancs dont quelques-uns ont plus de six pouces de diamètre Le peuple ne se nourrit guère mieux et des troupes de mendiants assaillent les portes des églises et des couvents où on leur distribue de la soupe. La misère est si grande et les malades sont si nombreux qu’un hôpital n’a pas suffi et qu’il a fallu en établir un second. Les habitants de la campagne paraissent jouir de plus d’aisance, au moins à en juger par le costume de leurs femmes qui est très recherché.
En général, il n’y a pas, je crois, de pays où les costumes soient plus élégants et même plus riches que dans le royaume de Naples ; ils varient de canton en canton, de village en village et ils offrent des singularités très-remarquables qu’il serait trop long de particulariser. Il y a tel de ces ajustements qui pourraient être adopté par nos petites maîtresses les plus élégantes, et il leur siérait beaucoup mieux que la plupart des modes extravagantes qu’elles adoptent, et qui heureusement ne durent pas plus que le caprice qui les a faits naître.
Le costume des habitants de Brindes nous a paru singulier, moins chez les femmes qui adoptent à peu près les modes françaises et anglaises, que chez les hommes, qui sont encore vêtus comme on l’était chez nous il y a cinquante ans. En effet, nos modes font le tour de l’Europe mais elles n’arrivent que fort tard à ses extrémités. Paris est un centre d’activité qui exerce à cet égard son influence avec moins de force à mesure qu’on s’en éloigne. Cette capitale de l’empire de la mode n’en prend, pour ainsi dire, que la fleur qui y passe du matin au soir. Portée de proche en proche dans les provinces, elle y dure un peu plus et arrivée enfin, mais fort tard, dans les pays étrangers, elle y prend en quelque sorte racine, et s’y acclimate pour longtemps.
Il nous reste à parler des principaux monuments de Brindisi : il n’y en a guère d’autres que les églises qui sont presque toutes de style normand, et peu intéressantes d’ailleurs sous le rapport de l’art, quoiqu’elles soient construites sur des fondations romaines, ou avec des matériaux antiques, employés souvent d’une manière peu convenable ; par exemple en montant un perron, nous avons foulé aux pieds un bas-relief antique de marbre, qui, servant de degré depuis plusieurs siècles, était presque rasé par le frottement : on reconnaissait néanmoins dans le linéament des figures, que la composition en était bien entendue et pleine de mouvement. Au reste, il était trop usé pour qu’on en pût deviner le sujet.
Nous avons remarqué la façade d’une petite église aussi de construction normande, dont les ornements très multipliés, étaient sculptés avec une rare délicatesse et mêmes composés avec goût. Plusieurs campaniles sont d’une architecture hardie et élégante ; mais un seul édifice assez bien conservé, nous a offert le style antique dans toute sa pureté. Il est ouvert dans toute sa façade par deux grandes arcades à plein-cintre avec leur archivolte qui repose sur des piédroits, composés de deux dés dont l’inférieur est d’une grande saillie. L’étage supérieur est percé de quatre arcades du même style couronnées par un entablement à modillons. Le croquis ci-joint (planche IV) donnera une idée plus exacte de ce monument, qui nous a paru être d’un grand caractère.
Nous avons aussi dessiné une très-belle figure en marbre blanc abandonnée sur le rivage et dont les mains ont été mutilées. On voit que la tête avait été anciennement rapportée et on distingue les traces du crampon qui l’attachait au cou. Cette statue est celle d’une femme assise sur une espèce de tronc d’arbre : elle est vêtue d’une tunique à petits plis, d’une étoffe extrêmement fine croisée au-dessus du sein et serrée au-dessous par une étroite ceinture : un ornement rond qui ressemble à un médaillon ou à une bulla est suspendu au cou par un large ruban et tombe au milieu de la poitrine ; un manteau roulé autour du bras gauche passe derrière les reins, couvre un genou et retombe en larges plis autour de la figure : les pieds sont nus mais serrés de bandelettes croisée passant entre le pouce et le second doigt, et réunies par un ornement en forme de cœur. Cette figure un peu plus forte que nature, est d’un beau travail : le nu est bien accusé à travers la tunique et l’autre draperie est d’un grand goût. Je ne me permets pour le moment aucune réflexion sur cette statue qui a été trouvée dans le port ainsi que d’autres fragments qui consistent en un pied de table, terminé par une tête de griffon sortant de quelques enroulements, d’un très-beau style, et une cuvette également en marbre blanc et dont les profils et la forme nous ont paru singuliers. Il nous faudrait beaucoup de temps pour dessiner et relever le plan de toutes les ruines dont nous étions entourés thermes tombeaux mosaïques, vieux pans de murailles, auxquels on assigne des dénominations fastueuses ici la maison où Virgile expira ; tout auprès, celle où Cicéron, dévoré d’inquiétudes et flottant entre les deux célèbres rivaux qui se disputaient l’empire du Monde attendait le dénomment de cette grande tragédie ; plus loin, les restes du palais habité alternativement par Pompée et César; partout des souvenirs, et rien de plus.
Au reste, si l’intérieur de la ville est triste et désert, les lignes de fabriques qu’elle offre dans son large développement sont d’un beau style. Des palmiers, et quelques autres arbres qui s’élèvent çà et là à travers les vides des maisons, rendent le coup d’œil aussi pittoresque qu’agréable (Planche V). Ces palmiers me rappellent l’historiette racontée par Jovianus-Pontanus, précepteur d’Alphonse d’Aragon, roi de Naples, vers le milieu du XVe siècle. On sait que le palmier ne rapporterait aucun fruit s’il n’était dans le voisinage d’un arbre de même nature, mais de sexe différent, et que la poussière fécondante est portée de l’un à l’autre par les vents. Pontanus raconte donc, en assez beaux vers latins, que l’on vit de son temps deux palmiers l’un mâle cultivé à Brindes, et l’autre femelle, élevé dans les bois d’Otrante. Ce dernier fut plusieurs années sans avoir de fruit jusque ce qu’enfin s’étant élevé au-dessus des autres arbres de la forêt, il put apercevoir, dit le poète, le palmier mâle de Brindes, quoiqu’il en fût éloigné de plus de quinze lieues : dès lors il commença à porter de bons fruits, et continua d’en donner abondamment. Ce phénomène a fort embarrassé les anciens, qui en attribuaient la cause à une sympathie occultée. Et le bon La Fontaine aurait pu leur dire :
Les mystères de leur amour
Sont des objets d’expérience ;
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour
Que d’épuiser cette science.
LETTRE XI.
Dissertation sur les colonnes colossales de Brindes, et sur les autres antiquités de cette ville.
En entrant dans le port de Brindes, les premiers objets qui s’étaient offerts à nos regards, nous avaient rappelé de grands souvenirs. L’aspect d’une colonne colossale qui s’élève sur une sorte de promontoire, et dont le riche chapiteau de marbre domine les autres constructions, avertit, pour ainsi dire, de l’existence de l’ancien Brundusium : on voit à côté, sur un autre piédestal, la base d’une colonne semblable, dont le fût a été brisé.
Ce monument est, sans contredit, l’un des plus remarquables de la contrée, et le seul peut-être de son genre qui ait échappé à la faux du temps. Aussi a-t-il excité vivement notre curiosité. Il méritait sans doute qu’on en fît l’objet d’un sérieux examen ; qu’on en recherchât avec soin l’origine, l’usage, et qu’on prit la peine d’en déterminer les proportions : cependant, il a été dédaigné par les voyageurs qui n’en ont fait mention que très superficiellement et, chose singulière et à peine croyable, l’historien de la voie Appia, Pratili lui-même, ne tire aucun parti de ces deux colonnes, qui auraient dû former, d’une manière aussi naturelle qu’intéressante, la conclusion de son ouvrage, comme elles terminaient, selon toute apparence, la célèbre voie qui en est le sujet. Il dit vaguement que de nombreuses ruines, et surtout deux hautes et belles colonnes, dressées non loin de la principale église, offrent les traces de la magnificence de l’antique Brindes.
Les autres écrivains voyageurs ont imité le laconisme et l’indifférence de Pratili. Ils n’ont pas plus que lui rapporté l’inscription qu’on lit sur le piédestal de l’une de ces colonnes ; et les descriptions qu’ils en font toutes très différentes les unes des autres sont aussi très fautives. De Saint-Non, dans son Voyage pittoresque, avance que ce monument est d’une mauvaise proportion, et que le chapiteau n’est remarquable que par la manière dont il est composé : on y voit, dit-il, quatre figures de Neptune, « qui forment comme autant de cariatides à chaque angle du chapiteau ; autant de figures de femmes qui occupent chaque face du tailloir, et huit tritons, en forme de volutes, à chaque angle. Ce singulier chapiteau était surmonté d’un piédestal qui pouvait porter vraisemblablement une statue, et qui aujourd’hui ne supporte qu’un mauvais entablement »
Ce chapiteau serait en effet fort singulier, s’il était tel que nous le représente cette description. Les prétendues figures de Neptune ne sont point aux angles, mais bien au milieu de chacune des faces du tailloir. En revanche, les figures de femmes se groupent, deux par deux, aux angles, et leurs bras réunis et recourbés occupent la place des volutes. Au lieu de seize figures bizarrement entassées, nous n’en avons reconnu que douze qui nous ont semblé groupées avec beaucoup d’intelligence et de goût. Nous n’avons pas davantage reconnu l’existence de cet entablement que devait supporter le chapiteau, et qui n’est réellement surmonté que d’un socle circulaire, offrant la proportion et le profil de l’architrave.
La description de ce monument par le baron de Riedesell est plus raisonnable, quoiqu’il se trompe encore sur le nombre des figures. Il n’en compte que huit ; mais il met au moins à leur place les quatre grandes divinités qu’il dit être Jupiter, Hercule, Neptune et Pluton. L’un des ingénieurs, chargé en 1775 des travaux du port de Brindisi, et qui a fait un long séjour dans cette ville, décrit ce chapiteau d’une manière plus exacte, quoiqu’elle diffère un peu du dessin que nous en donnons (Pl. VI).
« Il est orné, dit-il, de douze figures en buste, quatre situées au milieu de chaque face, représentant Jupiter, Neptune, Pallas et Mars ; les huit autres sont des tritons qui, avec leurs cornets recourbés, forment les caulicoles. »
La différence qui existe entre cette description et notre dessin provient peut-être de l’aspect sous lequel nous avons envisagé ce chapiteau. Au reste, le travail fruste et grossier ne permet pas de distinguer parfaitement les attributs de toutes ces figures, dont les caractères de tête sont très-variés. Les imperfections et les mutilations qu’on y remarque peuvent être rapportées à l’époque de la restauration du monument, qui est bien postérieure à celle de sa construction originaire ; car ces figures sont d’un style qui indique celui du bon temps de l’architecture et de la sculpture chez les Romains.
Quant à la proportion de ces colonnes, elle nous a paru se rapprocher de celle qu’on donne à l’ordre corinthien ; elle est élégante, et en rapport avec le piédestal qui doit former à peu près le tiers de la hauteur. D’ailleurs, nous n’en avons jugé que par approximation, n’ayant pu mesurer avec soin que ce piédestal et la base de la colonne et, en partant de ce principe, nos mesures ne se rapporteraient pas encore avec celles des autres voyageurs. Nous trouvons à peu près soixante-dix pieds pour la hauteur totale du piédestal et de la colonne, y compris la base le chapiteau et le tambour architrave. Suivant de Saint-Non, cette hauteur serait de cinquante-deux pieds, et Riedesell ne lui en donné qu’environ quarante-trois. On pourrait en conclure que tous deux font abstraction du piédestal, et qu’ils n’entendent parler que de la colonne proprement dite mais Riedesell, en fixant le diamètre à trois pieds neuf pouces, le fût n’aurait, selon lui, que trente pieds, tandis que suivant notre calcul basé sur un diamètre de cinq pieds, il devrait avoir quarante-un pieds et demi. Des différences aussi extraordinaires ne peuvent être le résultat que de l’inattention et du peu d’intérêt que ce monument, avait inspiré jusqu’à présent ; et, quoique nous regrettions beaucoup que les circonstances critiques dans lesquelles nous nous sommes trouvés ne nous aient pas permis de rendre notre travail absolument exact, nous espérons que notre dessin rétablira au moins les faits matériels d’une manière un peu plus probable. Nous désirons qu’il en soit de même de ce qui a rapport aux autres points de controverse qu’il nous reste à examiner.
Deux questions plus importantes s’offrent d’abord Quelle est l’époque de l’érection des deux colonnes, de Brindes ? Quelle fut leur destination primitive ?
L’inscription qu’on lit encore sur l’un des piédestaux ne peut nous être d’un grand secours car elle ne fait mention, tout au plus, que du rétablissement de la ville. Cette inscription, figurée sur la planche VII, est ainsi conçue :
+ Illustris pius actibus alque refulgens
Prothospata Lupus urbem hanc struxit ab imo
Quam imperalores pontificesque benigni
Quel est ce Lupus dont aucun autre monument ne fait mention ? Quelques auteurs le confondent avec un Lupus prothospate, auteur d’une Chronique du XIIe siècle. On croit plus communément que ces vers furent gravés par les Brundusiens en reconnaissance et mémoire perpétuelle de Lupus Prothospate (gouverneur) qui, par les ordres de l’empereur Basile, restaura et rebâtit en partie la ville de Brindes, saccagée vers 979 par les Sarrasins. Au reste on ne sait pas pourquoi cette inscription n’a pas été achevée, car le sens est suspendu et l’historien de Brindes pense que la suite de ces vers fut tracée sur l’autre piédestal. Mais ils étaient déjà si usés de son temps (l’an 1670), qu’on ne pouvait en lire la fin qui devait énumérer les bienfaits et les grâces accordés à la ville par les empereurs.
Quoi qu’il en soit, cette inscription est visiblement du temps du Bas-Empire ; et la croix qui la précède indique qu’elle est postérieure au règne de Constantin, temps de décadence pour les arts, et où l’on était hors d’état de produire un monument de ce style, quant à la beauté des profils et de la proportion générale. D’ailleurs le chapiteau forme un contraste assez remarquable avec les productions de cette époque ; et il offre des divinités du paganisme qui ont sans doute été mutilées exprès pour leur ôter les attributs qui les caractérisaient, sans qu’on ait pu néanmoins les rendre méconnaissables. Ces colonnes sont donc bien antérieures à l’époque de la restauration de la ville, et l’on peut hardiment en faire remonter l’érection au temps des premiers empereurs.
Si nous nous en rapportions aux anciennes chroniques, elles auraient été érigées par Brentus, fils d’Hercule, en mémoire de son père, ou à l’imitation de celles que ce héros avait placées à l’extrémité de l’Espagne. Ce qui, suivant un autre historien, n’est pas trop vraisemblable car, dit-il naïvement, outre qu’elles ne portent pas les caractères d’une si haute antiquité, leur masse et leur solidité, qui est loin d’égaler celle des pyramides d’Egypte, ne pourrait avoir résisté pendant près de quatre mille ans. Ce que l’on peut prouver, ajoute-t-il, par le chapiteau sur lequel on voit sculptée une figure de Neptune. Or, comme l’Hercule Libyen, père de Brentus, exista réellement trois cents ans avant Neptune et ses compagnons, on peut dire tout au plus que la postérité reconnaissante éleva ces colonnes en honneur de ce Brentus fondateur de Brindes.
Nous ne rapportons ce singulier raisonnement que pour donner une idée des fables qu’on se plaisait à débiter de la meilleure foi du monde, il y a moins de deux cents ans, dans des ouvrages d’ailleurs fort estimables.
On prétend aussi qu’il existe des médailles antiques de Brindes où l’on voit les colonnes, et sur le revers un homme porté par un dauphin. Mais je crains fort que ces prétendues médailles ne soient que des monnaies frappées dans cette ville, sous le règne de Ferdinand d’Aragon. En effet, pour récompenser les habitants de leur fidélité et des services qu’ils lui avaient rendus dans ses armées, ce prince leur permit de sculpter dans leur écu les deux colonnes, et d’en composer l’empreinte des pièces d’or, d’argent et de cuivre qu’on frappait à la monnaie de Brindisi, avec cet exergue : Fidelitas brundusina.
À cette occasion les Brindésiens sculptèrent leurs armoiries sur une base de marbre avec cette inscription

Stemma Brundusii marmor geminæque columne
Domus Aragoniæ gloria pima sumus;

témoignant par-là qu’ils avaient autant d’obligations à Ferdinand, pour ses bienfaits envers la ville, qu’à Brentus, son fondateur, en mémoire duquel ils avoient originairement élevé ces colonnes.
Si les médailles et les autres monuments historiques ne conservent aucune trace des colonnes de Brindisi, si les historiens n’en font aucune mention, il ne s’ensuit pas que leur existence ne remonte pas au temps des Romains. Nous n’en pouvons donner cependant d’autre preuve que les observations déjà faites sur le style de ce monument, et qui, sans être convaincantes, acquerront un plus haut degré de probabilité en se liant avec ce qui me reste à dire sur l’ensemble de ce local.
Voyons s’il sera plus aisé de déterminer le motif de l’érection de ces colonnes. Appartiennent-elles à un autre édifice, ou bien forment-elles seules un monument complet ? Et, dans ce dernier cas, à quoi étaient-elles destinées ? Avaient-elles un but d’utilité ou un but d’ornement ? Les uns en font un monument triomphal, d’autre un phare ; enfin on croit qu’elles désignent le terme des voies romaines en Italie. Nous allons examiner en peu de mots chacune de ces opinions.
Celle qui veut que ces colonnes aient appartenu à un immense monument dont elles seraient les seuls débris, mérite à peine d’être discutée. L’inspection du lieu, élevé et isolé de toute part, où se trouvent ces colonnes ; leur proportion colossale ; la forme et l’espacement des piédestaux ; et surtout le tambour rond qui couronne le chapiteau, et qui ne peut avoir supporté qu’une statue ou quelque objet d’ornement, tout prouve que ces colonnes étaient isolées à peu près comme celles dont les anciens ornaient la spina de leurs cirques.
Nous ne croirons pas davantage, avec Riedesell, que ces colonnes aient servi de phare, au moyen d’une poutre transversale à laquelle on attachait un certain nombre de lanternes. Cet attirail de lanternes qu’il fallait faire descendre et remonter au moyen de cordes et de poulies, aurait été d’un aussi mauvais effet qu’il était peu dans le goût des anciens ; ils donnaient à leurs phares un caractère de grandeur et de solidité bien différent. D’ailleurs celui de Brindes devait être situé à l’entrée du port, dans un local beaucoup plus convenable ; et il en existait un du temps de l’empereur Basile. C’était une haute tour qui servait, pendant le jour, à observer l’arrivée des vaisseaux, et de phare pendant la nuit. Mais, par la suite, cette tour ayant été ruinée, comme on ne pouvait se passer d’un signal pour guider les navires à l’entrée de l’Adriatique redoutée des marins et féconde en naufrages, on songea à se servir des colonnes, et à cet effet on étendit de l’une à l’autre une traverse de bronze, à laquelle était suspendu un fanal doré. Ce fait peut avoir donné lieu à l’opinion de Riedesell ; mais il prouve en même temps que, si ces colonnes ont servi de phare, ce n’a été que momentanément, et qu’elles n’avoient pas été, dans l’origine, destinées à cet usage.
L’opinion la mieux fondée, et dont les raisons nous semblent les plus probables, est celle qui veut que ces colonnes indiquent l’extrémité des voies romaines en Italie ; comme les colonnes d’Hercule désignaient les limites du monde connu pour lors, ou plutôt la fin des travaux de ce demi-dieu.
Il se présente ici une objection puisée dans le caractère des Romains et dans l’idée qu’ils avaient et que nous nous formons encore de leur puissance. Comment croire en effet que le peuple roi, précisément au période le plus éclatant de sa gloire, et dans le temps que ses conquêtes étaient le plus étendues, ait voulu en quelque sorte en poser lui-même les bornes ? Au contraire, loin de considérer Brindes comme le terme de la voie Appia, et faisant abstraction du bras de mer qui séparait cette côte de celle de l’Épire, les Romains avaient la prétention d’aller de Rome à Athènes et jusqu’à Bysance, sur la même route à laquelle ils continuaient, pour ainsi dire, le nom de voie Appia et cette orgueilleuse prétention ne s’accorderait guère avec l’idée d’ériger à Brindes un monument qui semblait limiter leurs possessions de ce côté. Ce n’est que, par une distinction plus subtile que satisfaisante, il est vrai, que nous pouvons surmonter cette difficulté, en supposant que les Romains n’accordaient, à proprement parler, le nom de patrie qu’à Rome et au reste de l’Italie. Tout ce qui sortait de ces limites naturelles, et surtout les pays outre-mer, devaient être considérés comme étrangers, et ils étaient en effet divisés en provinces gouvernées par les proconsuls. Ce n’est donc qu’en partant de Brindes que le citoyen romain quittait véritablement sa patrie ; il considérait cette ville, où se réunissaient les autres voies antiques, comme un terme sacré qu’il ne dépassait qu’en exprimant le désir si naturel de le revoir. C’est jusque-là qu’il accompagnait ses parents et ses amis lorsqu’ils partaient pour la guerre ou pour de longs voyages. C’est au même endroit qu’il venait, à leur retour, jouir de leurs premiers embrassements. Ces motifs n’étaient-ils pas suffisants pour faire ériger à Brindes un monument d’autant plus remarquable qu’il ne le revoyait jamais sans faire éclater sa joie ou ses regrets ?
Ces colonnes supportaient sans doute des statues, et la base ronde qui existe encore le prouve ; mais rien n’indique qu’à l’instar des colonnes triomphales, on y ait placé celle de quel qu’empereur. D’ailleurs, la forme même du tambour qui n’est point terminé par une calotte hémisphérique, comme ceux des colonnes Trajane et Antonine, nous ferait croire que cette base a supporté une figure assise. Poussons plus loin la supposition, et reconnaissons dans ces figures l’Italie et la Grèce personnifiées, et en regard, par allusion, aux côtes correspondantes de ces deux contrées, qui ne sont séparées que par un canal assez étroit. Je ne serais même pas éloigné de croire que la statue de marbre que j’ai déjà décrite et qu’on a trouvée en fouillant le port, et non loin des colonnes, serait l’une de ces deux figures. Sa proportion, qui est à peu près la même que celle du chapiteau, l’identité de la nature du marbre, la plante qui est ronde et du même diamètre que le socle architravé, rendraient ce rapprochement assez vraisemblable.
Nous devons donc supposer que les colonnes étaient plantées à l’extrémité de la voie Appia, dont elles formaient le terme, et qu’elles dominaient le port de débarquement, et la place publique. C’est ce qu’il serait aisé de vérifier, en examinant le local avec plus d’attention qu’on n’en a mis jusqu’à présent. Peut-être faudrait-il ici discuter les diverses opinions, et peser le témoignage d’une foule d’auteurs, pour fixer la véritable direction de la célèbre voie Appia. Nous préférons renvoyer nos lecteurs à l’ouvrage de Pratili, et nous en rapporter, ainsi que lui-même, au témoignage formel et irrécusable de Strabon (lib. V). Nous verrons cette célèbre route antique partir de Rome en ligne droite jusqu’à Capoue ; là, se diviser en deux branches, dont l’une conserve le nom d’Appia et de voie militaire, et se dirige vers Brindes, en passant par Tarente; l’autre, considérée comme le chemin des muletiers, traverse le pays des Peucétiens et Daunéens, gagne les bords de la mer qu’elle suit en passant par Egnatia, et arrive également à Brindes, en franchissant le bras septentrional du port, au moyen d’un pont ; tandis que l’autre aboutit directement à la ville par le sud-ouest, la coupe dans toute sa largeur, et finit sur le port en face des colonnes et de son embouchure dans la rade.
La trace de cette dernière voie est si profondément imprimée dans le terrain, et tellement facile à suivre à travers la ville, qu’elle partage en deux, qu’il est fort extraordinaire que Pratili ne l’y ait pas reconnue, et qu’il nous ait laissé l’avantage de tracer tous les développements de ce grand et magnifique ouvrage, qui ressemble assez à un projet académique.
L’aspect de la ville, en entrant dans le port, indique qu’elle est assise sur deux collines séparées par une étroite vallée, maintenant couverte de maisons. Mais, en examinant avec attention le terrain, on peut aisément se convaincre que cette vallée n’est en effet qu’une coupure ou tranchée pratiquée de main d’homme, dans la masse du coteau sur lequel la ville est construite, et qui se prolonge en ligne droite jusque vers les colonnes et le port. Cette coupure offre une pente douce, par laquelle on remonte jusqu’à l’extrémité de la cité moderne ; et réduite à peu près à rien, elle se trouve au niveau des terrains qui l’environnent. Cette tranchée, qui partage encore la ville en deux, formait autrefois, suivant l’historien de Brindisi, comme un vaste bassin où l’eau de la mer s’introduisit sur une longueur d’environ cinq cents pas, et s’étendait jusqu’à la place basse, et peut-être jusqu’aux jardins dits les Urso lilli et l’Oliva-Cavata. Maintenant le sol s’est élevé de beaucoup, et il n’existe plus de vestiges de l’ancien séjour de la mer en cet endroit, si ce n’est qu’on a tiré du sein de la terre plusieurs ancres de vaisseaux antiques, et des détriments marins. Ce terrain, quoique couvert en partie d’édifices déjà très anciens, est même encore très humide et malsain. Au milieu de cette vallée on trouve la place du Marché, et tout auprès, les ruines d’un superbe édifice bâti dit-on, par les Romains, et où ils renvoient la justice. Cette basilique, convertie en palais, servit d’habitation au duc d’Athènes ; et, en 1674, elle était déjà ruinée. C’est encore de ce côté, et dans le voisinage des colonnes, qu’il existait autrefois un temple d’Apollon et de Diane. Sur son emplacement et avec ses débris, le roi Roger construisit l’église cathédrale, vers 1140. En remontant toujours, à travers des jardins, vers les murailles entre les portes dites de Mesagne et de Lecce, qui étaient comprises du temps des Romains dans l’enceinte de la ville alors de deux tiers plus étendus qu’elle ne l’est à présent, on remarque un aqueduc qui suit la direction de la coupure, et quelques autres constructions antiques dans lesquelles, à raison de leur distribution et de leur voisinage de cet aqueduc ; on pourrait reconnaitre une conserve d’eau et des thermes.
Cet exposé de l’état actuel des lieux semble être très favorable au plan de restauration que nous établissons sur ces données. Que l’on se figure donc, vers la partie la plus basse et la plus rapprochée du port, un vaste bassin en forme de parallélogramme, rempli des eaux de la mer borné de ce côté par les deux colonnes dont le soubassement forme une espèce de môle isolé, et à l’autre extrémité, par une place qu’on peut considérer comme le forum de la ville antique et sur lequel aboutit le prolongement de la voie Appia.
Que l’on se représente cette place entourée de palais et de temples, et le bassin intérieur bordé par les arsenaux de la marine, rempli de vaisseaux, soit en construction ou en carénage, soit au moment de mettre à la voile ; que l’on jette enfin les yeux vers ces deux belles colonnes de marbre, au-delà desquelles l’on aperçoit au loin l’embouchure du port et même la pleine mer. Certes, ce coup d’œil vraiment unique était digne du peuple qui se disait, avec raison, le souverain du monde. C’était sans doute sur ce môle élevé, qui occupait l’entrée du bassin intérieur, et qui laissait assez d’espace de chaque côté pour l’entrée et la sortie des vaisseaux c’était, dis-je, sur cette plate-forme, entre les colonnes et sur des gradins, que se plaçaient les commandants militaires et les officiers qui dévoient inspecter les travaux du port, et passer en revue les trirèmes chargées de troupes qui partaient pour quelque expédition lointaine. C’est là aussi qu’on devait consulter les entrailles des victimes et en tirer des présages pour le succès des armes romaines, et qu’on pouvait offrir des sacrifices aux divinités marines, en reconnaissance de ces mêmes succès. C’est enfin dans la place voisine que se réunissaient les marchands de toutes les parties du monde, et où prit peut-être naissance l’usage des brindisi ou santés qu’on se portait au moment du départ. C’est dans ce même forum, occupé successivement par les troupes de Pompée et de César, que Cicéron promenait sa cruelle incertitude c’est encore ici qu’Horace quitta Mécène et Virgile partant pour la Grèce, et qu’Agrippine aborda avec les cendres de Germanicus…
Quoique ce lieu, si fécond en souvenirs, soit maintenant presque méconnaissable à des yeux peu exercés, ce n’est point par la seule puissance de l’imagination que nous avons fait sortir du milieu des ruines l’auguste monument de Brindes ; que nous avons creusé son bassin intérieur et désigné la place de son antique forum. Cependant, nous ne donnerons ce plan de restauration que comme une espèce de programme qui servira d’indication et de point de comparaison à un autre observateur, possédant les moyens qui nous ont manqué pour étendre et compléter ce travail trop négligé, auquel nous donnons peut-être trop d’importance, mais sur lequel je n’aurai pas au moins le tort de m’appesantir plus long temps.
LETTRE XII.
Relation d’une course faite par mon compagnon de voyage, dans l’intérieur des terres ; son issue malheureuse.
Nous nous étions souvent bercés de l’idée romanesque d’exécuter notre voyage d’Italie à la manière des anciens philosophes, un sac sur le dos, et le bâton blanc à la main. Nous avions l’exemple plus moderne de quelques artistes, peintres de paysages, qui, courant par monts et par vaux, s’arrêtant lorsqu’ils trouvaient matière à exercer leur crayon, avaient ainsi exploré la Suisse, l’Italie, et surtout les environs de Naples et de Rome ; mais aucun n’avait tenté la longue traversée des plaines de la Puglia : elles sont arides, privées d’eau, nues et sans arbres ; elles ne présentent aucun objet pittoresque, et rien ne peut dédommager des fatigues qu’on y éprouve et des dangers qu’on y court, dans cette saison ; le voyageur y est exposé, soir et matin, à l’action malfaisante des brouillards, et le reste du jour à celle d’un soleil brûlant. Après une marche pénible, il ne trouve pour abri que la cahutte d’un pâtre, ou les quatre murailles d’une foresterie. Tel est le tableau peu flatteur que nos amis nous en traçaient, pour nous dégoûter d’un projet au moins imprudent, et auquel nous aurions dû renoncer sans peine. Mon compagnon de voyage n’est pas convaincu de l’impossibilité de l’exécution d’une pareille entreprise ; il veut en connaître les inconvénients et les avantages, et ne céder qu’après les avoir jugés lui-même. Il a résolu de faire une course du côté de Lecce, capitale de la province ; et si cet essai lui réussit, alors peut-être nous nous acheminerons pédestrement, et de compagnie, vers Naples et Rome, et Dieu sait jusqu’où nous irons…
Il est parti, pour son aventureuse tournée, dans le plus modeste équipage, le havresac sur le dos, le sabre au côté ; un Horace, des tablettes, des crayons, et l’indispensable cahier de croquis. J’attends impatiemment le résultat de cette imprudente tentative…
Le regret de me trouver seul ; le désir de me distraire de l’absence de mon ami, celui de témoigner à nos connaissances de Brindes combien j’étais reconnaissant de leur bon accueil, m’ont fait commettre une imprudence d’un autre genre. J’avais imaginé de procurer le plaisir d’une sérénade aux dames de notre société et de parcourir ainsi la ville, escorté d’une troupe de musiciens. Ce divertissement dans les mœurs du pays, n’était guère en usage à Brindisi sans doute à cause de la maligne influence de l’air pendant la nuit. Au reste, je ne communiquai mon projet à personne, pas même à don Pippo, et je me trouvai au coup de minuit sous les fenêtres de nos beautés vénitiennes.
Le plus grand silence régnait dans la ville ; tout dormait ou devait dormir. Je donne le signal : le premier coup d’archet de mon orchestre produit un bon effet : les bassons, les cors, les clarinettes, le tambour de basque renforcent l’harmonie et les échos étonnés se hâtent de répéter les dernières mesures de notre symphonie. On se réveille : les fenêtres et les persiennes s’entrouvrent ; des lumières paraissent et éclairent les charmes qu’un négligé sans art rendait plus piquants. Alors j’essaie l’une de ces mélodieuses barcarolles que ces dames nous avaient apprises pendant notre captivité. On applaudit ; on jette de toutes parts des bouquets pour me remercier de la galante surprise que je leur ai ménagée. Je vais plus loin répéter la même aubade sous les fenêtres de toutes nos connaissances ; la nuit presque entière s’écoule dans cette agréable occupation et je ne m’aperçois de l’imprudence que j’ai commise qu’en rentrant chez moi, pénétré d’une humidité glaciale, et saisi d’un frisson qui m’annonce une violente fièvre. En effet, l’accès fut très fort, et m’empêcha de me lever le lendemain. Je devais déjeuner avec nos amis ; inquiet de ne pas me voir, don Pippo accourt, me trouve dans un état fâcheux ; l’alarme se répand dans le cercle joyeux qui se transporte chez moi : les dames, causes innocentes de ma mésaventure, m’envoient des rubans pour me serrer la tête, antidote éprouvé contre la fièvre, et que le médecin ne trouve pas tout-à-fait suffisant. Mes amis me comblent de soins, d’attentions ; et don Pippo ne me quitte pas.
Un malheur, dit-on, ne vient jamais seul. Le gouverneur de Brindes me transmet une lettre qui lui annonce que mon compagnon de voyage, malade loin de tout secours et hors d’état de continuer son chemin, a été trouvé dans une chaumière sur la route opposée à celle de Lecce, et qu’il a été transporté provisoirement dans l’habitation d’un garde-côte… Il était urgent de l’envoyer chercher. Don Pippo se charge de ce soin et il fait partir sur-le-champ un exprès avec un cheval, faute de pouvoir se procurer assez tôt une voiture…
Cette nouvelle fâcheuse augmenta ma fièvre ; et nous fûmes, mon compagnon et moi, en danger pendant près d’un mois. Pour suppléer à mon silence forcé, je joins ici l’extrait du journal tracé par mon ami pendant sa malheureuse excursion. Je l’ai transcrit sans ne me permettre aucun changement. C’est un tableau d’une vérité frappante, et fidèlement empreint des couleurs locales.

Extrait de Journal de Voyage.

« Le 6 septembre.― Le domestique est venu m’éveiller au point du jour : j’ai reposé encore un instant. Je n’étais guère en train de m’en aller enfin, j’ai rappelé toutes mes résolutions ; je me suis habillé, et j’ai dit adieu à mon compagnon. Je suis parti… Je voulais en effet prendre la route de Lecce ; mais, en sortant de la ville, je me suis trouvé sur celle de Barlette. J’en ai conclu que le destin ne voulait pas que j’allasse à Lecce et j’ai suivi l’impulsion qui m’était donnée. »
Je fais les premiers milles assez lestement ; je me hâte. Mais le soleil devient chaud ; la terre est dépouillée d’arbres : me voilà dans de grandes plaines inhabitées ; je voudrais boire, et je ne trouve pas un ruisseau ; mes pieds commencent à être douloureux ; mon sac devient lourd ; le mal d’estomac se fait sentir ; il augmente ; j’ai la tête embarrassée qu’un peu d’eau me ferait de bien !… Voilà des maisons blanches hors du chemin : sans doute j’y trouverai à me rafraîchir ; poussons jusque-là.
La porte est barrée par des chèvres endormies ; une cour immense en est remplie. Je pénètre cependant, et les chiens eux-mêmes dorment tranquillement au milieu du troupeau… Voilà quelqu’un ; c’est un pauvre berger qui habite ces masures. Je lui ai demandé de l’eau : il a appelé sa femme, et m’a envoyé avec elle à un puits d’où elle a tiré, dans une cruche aussi ruinée que la maison, un peu d’eau fraîche que je savoure avec délices. Je dis adieu, et j’essaie, en m’en allant, de manger un peu de pain ; mais il me répugne… Continuons donc à marcher.
J’ai encore fait quelques milles ; je n’en puis plus de fatigue et de chaleur. Je vois un figuier seul au milieu des landes, allons-y ; les figues ne sont pas mûres ; mais elles sont fraîches : j’en mange quelques-unes, puis je veux me coucher à l’ombre parmi des broussailles… Un long reptile noir se sauve à travers la verdure. Je continuerai donc à marcher.
Encore quelques milles… Je vais me trouver mal faute de boire… Allons à cette maison : m’y voici. J’ai bu avidement : la fraîcheur de l’eau m’a un peu remis. J’essaie en vain de manger ; dormons à l’ombre de cette muraille. À peine commençai-je à sommeiller que des passants importuns me réveillent par leurs sottes questions. Il faut prendre courage ; enfin je marche jusque vers onze heures. Une antique écurie, qui sert encore de retraite aux troupeaux, va être le lieu de mon repos pendant la grande chaleur. C’est en vain que je cherche à manger du pain ; je ne peux qu’avaler quelques figues. Je m’enfonce sous une voûte fraîche, et je m’endors sur de la paille, la tête appuyée sur mon sac.
Quatre heures se sont écoulées j’ai rechargé mon fardeau, et je me remets en route. Mes regards s’étendent au loin sur une plaine aride et découverte ; ils n’aperçoivent aucune habitation : voilà bien ces infâmes plaines de la Puglia… Je marche, je m’assois à chaque instant : à peine puis-je me soutenir. Je suis tout en sueur ; cependant le ciel se couvre de nuages, ils s’amoncèlent : il fait plus frais. Je me repose encore une fois ; mais de grosses gouttes de pluie annoncent un orage ; je ne vois point de village : une seule maison blanche… Elle est bien loin ; cependant il n’est pas d’autre abri…… Allons, du courage ! Déjà les éclairs déchirent les nuées ; la foudre devient plus menaçante, la pluie augmente : me voilà arrivé.
Il n’y a-que des femmes au logis ; elles m’ont aperçu de dessus leur terrasse. Je veux monter, car nous ne pouvons-nous entendre ; les escaliers sont embarrassés par des fascines ; enfin me voilà dans la chambre. Je demande pour de l’argent un abri contre l’orage. On appelle les hommes : je leur dis qui je suis, je peins le plus vivement qu’il m’est possible ma douloureuse situation ; je livre mon sabre, pour tranquilliser : on consent à me recevoir. Me voilà assis auprès d’un grand feu où je me sèche et me réchauffe ; car le frisson s’est déjà répandu dans mes veines. Toute la famille est rassemblée autour de moi : on me questionne, on m’examine, je montre tous mes papiers, on les tourne et retourne on reconnaît le sigillo di Napoli ; alors les physionomies changent, et l’inquiétude semble disparaître. On m’offre à souper : je dis que je ferai mon souper moi-même. Je demande un plat, et je taille un gros morceau de pain que je crois à peine suffisant pour apaiser ma faim, un peu d’huile, du sel et de l’eau bouillante, ma soupe est faite. Cependant on examine mon couvert d’argent, mon couteau ; on me fait mille questions ; et mes réponses font beaucoup rire la compagnie. A peine avais-je avalé quelques bouchées que j’ai été rassasié, et je ne pouvais soutenir ma tête alourdie par le sommeil et la fatigue. La nuit était arrivée ; on m’a emmené dans une grange où couchent les hommes. Là, on m’a fait, avec la prévenance la plus hospitalière, un bon lit avec des capotes ; on m’a bien couvert, et j’ai dormi jusqu’au lendemain matin.
Le 7 septembre. ―Il était jour ; tout le monde était levé ; on vint me frapper sur l’épaule pour me réveiller, et à peine avais-je ouvert les yeux, qu’un nouveau venu commença à me questionner. Je le reçus d’abord assez mal, et me recouchai. On me laissa encore dormir un peu. À mon réveil tous les habitants de la maison étaient rassemblés autour de moi, et parlaient avec tant de volubilité que, ne pouvant plus reposer, je me levai. Le même homme, que je reconnus pour un militaire, me voyant harassé, m’offrit ses services ; il me dit qu’il avait pris la liberté de fumer dans ma belle pipe ; je lui répondis qu’il avait bien fait : il m’offrit de son tabac, mais je n’avais pas même le courage de fumer. Il me demanda mon passeport, mit ses lunettes, et fut un grand quart d’heure à le lire. Il a été fait à Corfou, me dit-il enfin, pour le patron de la barque, pour un nommé Castellan, et pour vous… Que sont devenus vos compagnons de voyage ? Pourquoi vous trouvez-vous seul ? Où est votre passeport du gouverneur de Brindisi ? J’ignorais, lui dis-je, qu’il fallût un passeport de cet agent militaire, je n’en ai pas pris ; et je satisfais à ses autres questions. L’invalide réplique : Vous ne pouvez parcourir le pays avec votre ancien passeport ; et il faut écrire à Brindisi pour vous en procurer un autre. En attendant, venez, ajoutait-il, venez à ma tour ; vous y trouverez un bon lit. Vous êtes si fatigué que vous ne pouvez continuer votre route à pied ; vous vous reposerez, vous mangerez du bon poisson, vous boirez du bon vin. Tout ce que je pourrai faire pour vous, je le ferai de bon cœur ; croyez que je m’intéresse vivement à votre situation. J’aime les Français, car j’ai été à Marseille et à Toulon. Ramassons vos effets, et marchons il n’y a qu’un pas d’ici à mon habitation.
Je pris mon mince bagage ; il se chargea de mon sabre, qu’il examinait avec une sorte d’admiration. Je voulus payer mon gîte ; il s’y opposa, et nous partîmes. Il n’y avait que pour une demi-heure de marche jusqu’à sa tour. Nous passâmes par son jardin ; il m’engagea à me reposer ; et, cherchant quelque angouria (espèce de melon d’eau) qui fût mûre, il en coupa une dont je mangeai la moitié avec plaisir. Je ne savais encore ce qu’il entendait par sa tour. Quelques arbres, plantés sur une butte me la dérobaient enfin nous arrivons, et j’aperçois, en effet une grande tour antique, bâtie en pierre de taille, surmontée de créneaux et percée d’embrasures. Elle repose sur une base carrée ; la porte est à peu près à vingt-cinq, pieds de hauteur : on y arrive par un escalier en pierre détaché du mur, et sur lequel s’abat un pont-levis. L’intérieur est garni d’armes à jeu, et, sur la terrasse, il y a un canon. L’eau de la mer baigne le pied de la tour, située au fond d’une crique où les bateaux sont à 1’abri de toute surprise.
Les bords de l’Adriatique et les côtes de la mer Ionienne sont couverts de ces sortes de tours. Plusieurs de ces édifices sont antiques ; les autres ont été construits pour s’opposer aux invasions des Turcs et des Barbaresques qui infestaient souvent ce rivage. On y entretient des soldats, et même les habitants y trouvent des armes pour leur défense. Ces tours sont très rapprochées, et, à la vue d’un bâtiment ennemi, le canon tire de proche en proche sur toute la ligue. Les troupes se mettent partout sur la défensive, et se disposent à se porter sur le point menacé.
On m’a cité des exemples de bravoure et de présence d’esprit qui fait honneur à ces garde-côtes ; l’un d’eux fit une défense forte ingénieuse. Après avoir épuisé presque toutes ses munitions, se voyant de plus en plus resserré par les ennemis, et prêt de succomber sous le nombre, il imagina de jeter sur eux des essaims d’abeilles renfermées dans des ruches qui étaient rangées sur la plate-forme de la tour. Cette armée ailée que les assiégeants n’attendaient pas, et dont ils furent harcelés et couverts en un instant, leur causa tant d’effroi et de si cuisantes douleurs, qu’ils furent obligés de lever le siège ; et, pour se débarrasser de ces ennemis, ils se jetèrent à la mer, où le garde-côte eut encore la facilité de les coucher en joue, et d’en tuer un grand nombre avant qu’ils eussent rejoint, leurs embarcations.
Installé dans la tour, où j’étais fort bien, je comptais m’y rétablir aisément de mes fatigues, et continuer ensuite ma course. Le garde-côte m’engagea à écrire au gouverneur de Brindes pour demander un autre passeport qui m’était indispensable ; il écrivit lui-même. L’exprès partit ; je me couchai et dormis profondément le reste de la journée, toute la nuit et le lendemain jusque trois heures.
Le 8 septembre.― Le gardien de la tour me remit une lettre et me présenta un homme de Brindisi, qui venait me chercher, et m’amenait un bon cheval. La lettre était de don Pippo ; il me témoignait la plus grande inquiétude sur ma santé et sur celle de mon compagnon, qui avait aussi la fièvre, et il m’engageait à revenir sur-le-champ. Il était tard, cependant je me disposai à partir.
Pour reconnaître les soins de mon hôte, je lui laissai mon sabre qu’il avait tant admiré ; il pouvait à peine croire à cet acte de générosité, et il me demanda un certificat qui lui en assurât la propriété, en constatant que je le lui avais en effet donné. Je pris son adresse, et promis de lui écrire de Brindisi. Il m’embrassa, les larmes aux yeux. Je serai donc sûr, me disait-il, d’avoir un ami dans le monde. Monsieur Stanislas, ne m’oubliez pas ! Je le lui promis encore, et me mis en route.
Nous marchâmes jusqu’au coucher du soleil ; alors, commençant à avoir froid, je demandai à mon guide où nous trouverions une maison pour passer la nuit. Il me mena à une petite ferme où je m’étais déjà rafraîchi ; on me reconnut, on m’y fit accueil. Je mo couchai, mais je passai une bien mauvaise nuit ; j’attendais impatiemment que le soleil devînt assez chaud pour continuer mon voyage vers Brindisi, où j’arrivai le lendemain.
LETTRE XIII.
Couvent de Notre-Dame del Casale. ― Départ de Brindisi. Le 10 octobre, du couvent de Notre-Dame del Casale.
Je reprends la plume. Notre état de faiblesse ne nous permettait pas encore de partir pour Naples ; cependant nous désirions quitter le séjour malsain de Brindisi, pour aller respirer aux environs de cette ville un air plus salubre. Nous consultâmes notre ami Philippe They, dont la complaisance était inépuisable, et qui, pendant notre maladie, avait acquis de nouveaux droits à notre éternelle reconnaissance. Il nous conseilla de nous faire transporter au couvent de Notre-Dame del Casale, situé, à quelques milles de la ville, sur une hauteur. Cet endroit, sans cesse balayé par les vents, était considéré comme le refuge des personnes atteintes de fièvres opiniâtres. Les moines de Saint-Paschal, qui l’habitaient, étaient connus par leur humanité, et même par leurs connaissances en médecine. En général, les monastères isolés sont pourvus de toutes les drogues nécessaires, que les religieux savent administrer avec le talent que donne une longue expérience et des observations suivies. Ils y joignent un zèle où l’on reconnaît l’esprit de charité qui les anime. On pourrait les comparer aux Asclépiades, descendants et élèves d’Esculape ; comme eux, ils étudient les symptômes et la marche des maladies auprès du lit des malades, et leur savante routine est souvent préférable à la brillante théorie des médecins spéculatifs.
On nous mena donc chez ces bons religieux, qui avaient consenti à nous recevoir de bien meilleure grâce que nous ne nous y attendions en notre qualité de Français, et ils nous montrèrent l’intérêt le plus vif pour notre parfaite guérison. Dans les différents entretiens que nous avons eus avec ces respectables hospitaliers, ils nous ont raconté l’histoire de la fondation de leur église.
En 1322, Philippe, prince de Tarente, frère du roi Robert, revint de Constantinople, où il avait épousé la fille de l’empereur Baudoin, comte de Flandre. Il débarqua sur les côtes voisines de Brindisi, auprès d’une petite chapelle où l’on vénérait une image miraculeuse de la Vierge. Le prince acheta ce terrain, dépendant d’un vieux château dont on voyait encore les vestiges en 1670 et fit construire une église autour de la chapelle qu’on entoura elle-même d’un treillage de fer. Dans la suite, l’image miraculeuse fut transportée, avec le mur sur lequel elle était peinte, au maître-autel, pour qu’elle fût plus en vue.
Cette église et le monastère qui en dépend prirent le nom de Notre-Dame del Casale (du Château) ; ils furent cédés, en 1566, aux Zoccolanti : et les habitants de la ville s’engagèrent à leur donner tous les ans 60 écus pour leur vêtement ; ce qui fut observé jusqu’à ce que les moines furent remplacés par ceux de la réforme de Saint François. Ceux-ci, apparemment moins pauvres, quoique d’un ordre mendiant, construisirent le monastère qu’on y voit, l’embellirent de peintures et de sculptures, et y joignirent de beaux jardins plantés d’orangers de citronniers et de toutes sortes d’arbres dont les fruits sont très recherchés. D’ailleurs l’air de ce couvent est moins insalubre que celui de la ville et la vue dont on y jouit, surtout du côté de la mer, est fort pittoresque.
Tous les ans, au mois de septembre, on célèbre ici la fête de la Nativité de la Vierge, avec beaucoup de pompe et au milieu d’un grand concours de toutes les classes. L’accomplissement d’un vœu, le désir de perpétuer la mémoire de leur pèlerinage, à l’exemple de l’impératrice épouse du fondateur, dont on aperçoit la statue sous un riche baldaquin, y ont souvent attiré des princes qui ont fait peindre ou sculpter leurs noms et leurs armoiries sur les murs de l’église. Le jour même de la fête on tient en ce lieu une foire assez considérable, à laquelle affluent les habitants de la province. De Brindisi on y va par terre mais la route est longue et fatigante aussi préférait-on de s’y rendre par mer. Les mariniers se font un défi à qui arrivera le premier. Ces barques, ornées de tendelets et de pavillons de diverses couleurs, allant avec rapidité et cherchant à se dépasser mutuellement, offrent un spectacle qui égaie un moment ces rivages presque solitaires le reste de l’année. De la plage au couvent, il reste à parcourir un espace d’environ huit cents pas ; mais le chemin est ombragé par des vignes, des oliviers et d’autres arbres plantés exprès, et qui forment, grâce aux bons religieux, une promenade fort agréable.
Je ne ferai pas la description de ce couvent ; j’étais trop faible pour songer à le voir en détail. Je ne me représente, avec quelque netteté, que ses cloîtres percés d’arcades, qui entourent une vaste cour ombragée par un quinconce de beaux orangers, et dont un bassin, rempli d’une eau limpide et sans cesse renouvelée, occupe le centre. Je vois encore ces arbres touffus, chargés de feuilles d’un vert luisant, de ces belles pommes d’or, dont le poids courbait l’extrémité des rameaux et d’une multitude de fleurs, dont j’aspirais avec tant de plaisir les suaves parfums, quand j’ouvrais le matin l’étroite fenêtre de ma cellule, ou le soir en me promenant à pas lents et mal assurés sous les silencieux portiques, pavés de pierres sépulcrales, et ornés de peintures qui retraçaient les mystères de notre religion. Nous y étions presque toujours seuls ; les discrets cénobites n’y troublaient pas nos méditations ; ils passaient auprès de nous en s’inclinant et se perdaient bientôt comme des ombres dans l’enfoncement des longs corridors du monastère. Parfois retenu au lit, et absorbé par l’accablement de la fièvre, j’éprouvais néanmoins une sorte de jouissance à entendre les accords de l’orgue adoucis par l’éloignement, et les sons graves de la voix des religieux qui psalmodiaient les prières aux différentes heures du jour et de la nuit.
Cette existence paisible, mais fort monotone, ne pouvait longtemps nous convenir ; aussi prîmes-nous la résolution de partir pour Naples. L’ayant communiquée à don Pippo, qui passait peu de jours sans nous visiter, il la combattit avec ces raisonnements qu’inspire l’amitié ; mais notre parti était pris : nous aimions mieux courir le risque de succomber à la fatigue, que de mourir lentement d’ennui, et dans une triste et mortelle apathie.
On n’a pu trouver ni voiture, ni vetturino pour nous conduire à Naples : il faut envoyer chercher l’un et l’autre à Lecce, capitale de la province. Brindisi est en quelque sorte immobile au milieu d’une sphère d’activité ; les voyageurs s’en écartent comme d’un lieu pestiféré, et les habitants n’ont presque aucune communication avec le reste de leurs compatriotes.
20 octobre. ― Ce matin on nous a enfin annoncé qu’une voiture nous attendait à la porte du couvent. C’est un cabriolet à deux places de la forme la plus gothique, et qui remonte sans doute à l’invention de cette machine chez les modernes. Quoiqu’il porte encore les traces d’une antique magnificence, il n’en est pas pour cela plus commode ni plus doux mais on y est à couvert, passablement clos, et tel qu’il est, il nous semble dans notre position, un bienfait du ciel. D’ailleurs la saison est favorable, les chaleurs sont passées, l’atmosphère est plus pure ; nous respirons surtout le baume de l’espérance ; il circule dans nos veines, et semble y porter avec la joie tous les trésors de la santé.
Nous remercions nos bons moines de Saint-Paschal de leurs soins empressés, de leur touchante sollicitude ; et c’est avec peine que nous leur faisons accepter le tribut de la reconnaissance. Ils nous accompagnent de leurs vœux, et vont se mettre en prières pour conjurer toute maligne influence, et nous recommander à leur saint protecteur.
Nous avons d’autres adieux bien plus difficiles à prononcer. Il faut nous séparer de notre excellent ami Philippe They. Il nous attendait chez lui pour achever les préparatifs de notre voyage. Nous devions dîner avec sa respectable famille. Qu’il a été différent, ce repas, de celui dans lequel on avait célébré notre délivrance de la quarantaine ! Aussi l’avons-nous abrégé, ainsi que la pénible scène des adieux. Notre attendrissement mutuel a été le garant de la sincérité et de la vivacité de nos regrets, et le présage d’une séparation peut-être éternelle. L’amitié est si rare ! pourquoi la semer ainsi sur la route de la vie et dans des contrées lointaines, où l’on ne fait que passer sans espoir de retour ?
Nous avons eu, longtemps après, le chagrin d’apprendre que, par suite de fâcheux évènements, Philippe They avait été forcé de venir en Provence, chez des parents, où il aura trouvé, sans doute, les vertus hospitalières dont il avait fait lui-même le touchant essai sur des compatriotes malheureux. S’il existe encore, et si cet ouvrage tombe entre ses mains, qu’il y retrouve l’expression des sentiments de gratitude que nous lui avions voués et que nous lui conserverons toujours.
LETTRE XIV.
Voyage pénible. ―San-Vito, tour de Sainte-Sabine.― Foresterie.― Séjour à Monopoli.― Ruines d’Egnazia.― Notes historiques.― Polignano, Mola, etc.
20 octobre.
En sortant de Brindisi, nous étions plongés dans une sorte de stupeur et de malaise qui provenait autant de la faiblesse que nous avait laissé la maladie, que de notre manière de voyager dont nous avions absolument perdu l’habitude. En effet, nous nous étions embarqués en partant de France, et ce trajet avait duré plusieurs mois. Nous avions encore pris la voie de la mer en quittant Constantinople, et nous avions fait toutes nos autres courses à pied ou à cheval. Aussi, les cahots de la voiture, le bruit des roues sur un pavé inégal, et même la rapidité du mouvement qui nous empêchait de fixer les objets, et semblait les faire courir eux-mêmes en sens inverse, tout cela nous paraissait étrange et il a fallu quelque temps pour nous habituer de nouveau à ces sensations d’abord pénibles, et qui ont fini par nous être agréables et salutaires.
Nous avons suivi, laissé, repris ou traversé plusieurs fois la voie Trajane et plusieurs autres routes antiques qui se dirigent toutes vers Brindes. Dans une autre circonstance elles auraient été un objet de curiosité et d’étude : elles sont à présent le sujet de nos lamentations ; et si Trajan a eu droit à la reconnaissance de ses contemporains pour avoir construit ces beaux et utiles ouvrages, il n’inspire plus les mêmes sentiments aux pauvres voyageurs dont la marche est sans cesse entravée par les obstacles que leur présentent les restes ruinés de ces antiques chemins. Si l’on est forcé de s’en servir pour éviter les endroits bas et fangeux, alors rien de plus horrible que cet amas de grandes pierres irrégulières qui, n’ayant aucune adhérence entre elles, laissent des interstices larges et profonds que les chevaux ne franchissent pas sans difficulté, et où les roues s’engagent et menacent à tout instant de se briser.
Cependant mon compagnon de voyage n’a pu revoir sans une sorte de jouissance mêlée d’attendrissement ces mêmes lieux où naguère il avait éprouvé toutes les angoisses de la douleur et de la maladie. Il me les montrait avec empressement. Voilà, me disait-il, le figuier dont les fruits m’ont désaltéré, et à l’ombre duquel j’ai cherché un abri contre la chaleur ; là j’ai doublé le pas pour fuir, mais en vain, l’orage qui me menaçait. Ah ! je crois apercevoir, vers la droite, hors et loin du chemin, la bienheureuse maison blanche, vers laquelle je me suis dirigé, et où j’ai trouvé, comme chez le nomade du désert, la rustique mais franche et bienveillante hospitalité. Pas un buisson, pas une pierre qu’il ne me fit remarquer. Je partageais son enthousiasme et jetant moi-même un coup d’œil sur le passé, je me représentais ce que j’avais eu à souffrir ; et mon cœur, débarrassé d’un fardeau bien pesant, jouissait de l’idée consolante d’un nouvel avenir. Pourquoi les lieux où l’on a connu le malheur sont-ils de ceux que l’on revoit ensuite avec le plus d’empressement ? Pourquoi éprouve-t-on même un certain plaisir à se rappeler d’anciennes tribulations ? L’homme est-il comme l’animal fidèle qui vient lécher la main qui le corrige ? Ou comme l’enfant qui souvent préfère ceux qui lui montrent une juste sévérité, à ces bonnes âmes qui le gâtent en l’accablant de caresses ? Ne serait-ce pas plutôt un retour sur nous-mêmes, qui nous fait apprécier d’autant mieux la sécurité présente, qu’elle contraste davantage avec la peine passée ? Arrivés au port, ne jetons-nous pas un regard satisfait sur le spectacle d’une mer en courroux, et n’éprouvons-nous pas une sorte de jouissance au souvenir des dangers auxquels nous avons échappé ? Cette contradiction de l’esprit humain, que l’on n’ose souvent pas avouer, car il y entre peut-être un peu d’égoïsme n’en est pas moins constante, et elle mérite d’occuper le moraliste.
Nous aurions bien désiré faire une visite au bon garde-côte qui avait recueilli mon ami dans sa tour ; mais notre route s’écartait de plus en plus des bords de la mer : la nuit approchait, et nous avions besoin de repos pour être en état de partir le lendemain matin avant le jour.
Il était trop tard lorsque nous sommes arrivés à San-Vito della Macchia, pour nous flatter de voir cette petite ville qui, nous a-t-on dit, en aurait valu la peine. Elle se nomme aussi San-Vito degli Schiavi, parce qu’on prétend qu’elle a été construite au commencement du quinzième siècle par les Esclavons, qui y ont érigé une église magnifique et un beau palais. Nous n’avons pas été à même d’en juger mais ce qu’il y a de sûr, c’est que les fondateurs n’ont pas étendu leur munificence jusqu’aux foresteries, car celle où nous nous sommes arrêtés, la meilleure ou plutôt la seule qu’il y eût, était fort misérable ; cependant la population s’élève à près de 4000 âmes. Au reste ; cette ville se glorifie, avec plus de raison, d’avoir donné naissance au célèbre compositeur Léonard Leo, rival de Durante, et maître de Pergolèse.
21 octobre.― Le vetturino n’a pas manqué de nous réveiller une heure avant le départ pour que nous ne le fissions pas attendre et nous a annoncé une longue journée de trente-cinq milles.
Le soleil, en se levant, nous a découvert un pays assez agréable : la chaîne de l’Apennin était à notre gauche le sommet bleuâtre de ses montagnes se découpait d’une manière pittoresque ; sur la droite, la mer brillait de tous les feux du soleil qui semblait s’élancer du haut de la tour antique de Sainte-Sabine, l’une des plus fortes de la côte. Çà et là on voyait quelques arbres, des cahuttes de bergers, et des troupeaux qui s’acheminaient vers les pâturages. Nous apercevions aussi la petite ville d’Ostuni, située sur une colline entourée de bois, où les habitants des environs se procurent les plaisirs de la chasse. L’aspect du pays, le beau temps, le grand air, l’exercice, avoient déjà un peu ranimé nos forces et aiguisé notre appétit. Nous sommes arrivés dans ces dispositions à Ottara, où nous devions dîner.
La voiture s’est arrêtée dans la cour de la foresterie la plus dépourvue et la plus délabrée qu’il soit possible de se figurer. Le vetturino nous a prévenus qu’ayant encore beaucoup de chemin à faire, il ne pouvait s’arrêter qu’un instant, et il s’est occupé aussitôt de ses chevaux beaucoup plus que de nous. II a donc fallu courir de maison en maison pour acheter les tristes provisions d’un dîner plus triste encore, et, pour surcroît d’embarras, faire à la hâte et nous-mêmes notre cuisine.
Il était néanmoins fort tard lorsque nous sommes arrivés à Monopoli, et nous avons eu même beaucoup de peine à nous en faire ouvrir les portes.
22 octobre.― Devant nous reposer un jour entier dans cette ville, nous n’avons pu résister au désir d’aller contempler les ruines de l’antique Egnatia, d’où on prétend qu’elle est sortie. C’était une promenade très-agréable dans cette saison. Nous nous sommes donc dirigés vers l’abbaye de Saint-Étienne, commanderie des chevaliers de Malte, à travers des bosquets odorants, composés d’orangers et de citronniers qui l’entourent. À quelque distance, et sur les bords de la mer, il existe un petit fortin garni d’artillerie, et gardé par un détachement de soldats toujours prêts, au signal de la guardiamarina, à se diriger vers le point de la côte qui est menacé. Peu après nous sommes arrivés sur l’emplacement d’Egnatia.
Le spectacle d’une ville en ruines et privée d’habitants est un de ceux qui doivent le plus intéresser l’historien, l’observateur et l’artiste. L’un y trouve des souvenirs, l’autre des sensations, le troisième des effets pittoresques ; et tous déplorent le sort d’une puissante cité dont le désastre, sans doute éclatant, n’a point laissé de traces certaines dans la mémoire des hommes.
On ne connaît pas en effet l’époque exacte de la destruction de cette ville. Les uns pensent qu’elle eut lieu vers le milieu du neuvième siècle, sous l’empire de Lothaire en Occident, et de Michel Porphyrogénète, dit l’Ivrogne, en Orient, lorsque les Sarrasins, ayant envahi la Sicile et la Calabre, vinrent dévaster cette partie de la Puglia. D’autres croient que cet événement arriva vers 968 pendant la guerre qui divisait les deux empires. Les citoyens d’Egnatia flottant entre le parti d’Othon et celui de Nicéphore Phocas, il fut facile aux Barbares de profiter de cette conjoncture pour dévaster et détruire cette malheureuse ville. Le petit nombre d’habitants échappés au désastre se réunit aux Grecs, et transporta ses pénates dans le site de Monopoli, beaucoup plus avantageux que celui qu’ils quittoient, et qui fut abandonné sans retour.
Dans les temps antiques, une nymphe, nommée Hyppone, eut un culte particulier à Egnatia. C’est peut-être aux cérémonies qui se pratiquaient dans son temple, qu’Horace fait allusion dans le passage suivant de l’agréable relation de son voyage de Rome à Brindes. « Egnatia est bâtie, pour ainsi dire, en dépit de l’eau douce qui y est très-rare. Les habitants nous apprêtèrent fort à rire. C’est bien le plus sot peuple qui soit au monde ; ils nous débitaient sérieusement, et de manière à vouloir nous persuader que l’encens posé sur une pierre sacrée à l’entrée de leur temple, se fond et se consume de lui-même sans feu : Cela est bon à dire au juif Apella ; pour moi, je n’en crois rien. Épicure m’a appris que les dieux s’embarrassent fort peu de ce qui se passe ici-bas, et qu’ils n’interrompent point leurs plaisirs pour mettre la main aux opérations de la nature qui nous paraissent tenir du miracle. »
Dans ce passage, plus que philosophique, Horace avance que l’eau douce était très-rare à Egnatia. Cependant il existe encore, auprès des antiques murailles qui la ceignaient du côté de la mer, des sources d’une eau pure et limpide, que les habitants des environs nomment les fontaines d’Agnazzo, et qui sont, dit-on, les plus vantées de cette côte.
Suivant Strabon, le nom de cette ville fut donné non seulement à la voie qui de Bénévent menait à Brindes, mais encore à celle qui partait de la rive opposée de l’Adriatique et se dirigeait vers la Macédoine et la Thrace. Les voyageurs et les milices s’embarquaient souvent au port d’Egnatia pour passer à Dyrrachium sur la côte de l’Épire, séparée de celle de l’Italie par l’Adriatique. Cicéron dit que c’était une voie militaire, et qu’elle ouvrait aux troupes le chemin de la mer Ionienne et de l’Hellespont. Ce port, qui devait être de quelque importance, est sans doute comblé ; car nous en avons à peine aperçu les traces vers la tour d’Agnazzo, qui ne protégé qu’une crique où des bateaux seulement peut jeter l’ancre.
On reconnaît facilement les vestiges de l’antique château et des murailles de la ville ; mais nous n’avons ni retrouvé le temple dont parle Pratili, ni pénétré dans le lieu qu’il nomme il Parco et qui avait un corridor souterrain, voûté, éclairé par des lunettes. Ces constructions, qui dévaient servir de salles de thermes, et les autres monuments qui consistent en tombeaux, conserves d’eau, etc., n’offrent plus qu’un amas confus de pierres à moitié recouvertes de plantes parasites. Ces ruines n’ont point répondu à notre attente, malgré le désir que nous avions en arrivant de tout admirer ; et n’y ayant même reconnu qu’un intérêt pittoresque très secondaire nous nous sommes hâtés de revenir à Monopoli.
Les habitants doivent plutôt se glorifier de leur origine grecque, indiquée par le nom de cette ville, que de la devoir aux Egnatiens dont Horace fait un portrait si peu flatteur. Au reste, ce nom de Monopolis (ville unique, singulière), fait voir que, dès son origine, on en faisait beaucoup de cas, du moins dans le pays où elle était située, et où probablement elle était la seule remarquable. Du temps des Normands, qui se divisèrent la Pouille, elle tomba en lot à Ugon Ottobon, et ce ne fut qu’à l’extinction de cette famille, que la ville revint au domaine royal. Sa population s’élève aujourd’hui à dix-neuf mille habitants. Elle est située sur les côtes de l’Adriatique, et entourée de jardins remplis d’arbres fruitiers, qui en rendent l’aspect fort agréable. Les fortifications sont disposées en boulevards garnis d’artillerie. Les rues sont droites, les maisons bien construites. Plusieurs églises sont d’une bonne architecture la cathédrale surtout est un fort bel édifice. Il était d’abord consacré à saint Mercure, et on a bien fait de changer cette dénomination pour celle de la Sainte-Vierge, dont l’image sans doute en bois, fut apportée de Constantinople au temps de la persécution des iconoclastes par un nommé Euprasio, qui la cacha sur le rivage de la mer dans la crainte qu’elle ne fût brûlée. L’intérieur de cette église est fort riche, et on y voit de bonnes statues qu’on attribue à Ludovico Fiorentino. Mais quel est ce Louis de Florence ? c’est ce qu’on n’a pu me dire. La plupart des artistes célèbres ne sont connus en Italie que par leur prénom auquel on joint quelquefois un sobriquet ou le nom de leur ville natale ; et cette circonstance jette beaucoup de vague et d’indécision dans les annales des arts. Cependant il serait intéressant de restituer ces statues à leur véritable auteur ; car elles ne sont pas sans mérite. Je crois donc pouvoir les attribuer, et cela sans lui faire tort, à Ludovico Salvetti, élève de Pietro Tacca de Florence. Ce Salvetti avait des talents très variés ; il travaillait aussi bien le stuc et le marbre que le bronze. Il restaura plusieurs statues antiques ; il fut ensuite nommé ingénieur, et remplit cette place avec distinction ; Spirituel, galant et aimable en société, il était en outre grand chasseur, et il imitait, en sifflant, le cri ou le chant de toutes sortes d’oiseaux.
23 octobre. ― De Monopoli à Polignano, nous avons suivi les bords de la mer où l’on voit, de distance en distance, les tours de garde. Le pays est plus fertile que pittoresque ; il est planté d’oliviers et de vignes.
Polignano est une jolie petite ville dont le nom grec indique qu’elle est construite sur une élévation. Les rochers qui la supportent sont percés d’immenses cavernes où les eaux de la mer s’introduisent, et où l’on peut se promeneur en bateau ; on y descend de la ville par des escaliers taillés dans le roc. La population, qui ne s’élève pas à quatre mille âmes, compte un grand nombre de familles aisées ; les vivres y sont abondants ; les environs produisent du bon vin, des fruits ; et son port, d’excellents poissons.
Il n’y a pas longtemps qu’on a découvert, dans les environs, un tombeau qui devait être celui d’un gastronome car on y a trouvé plus de soixante vases de différentes formes, dont quelques-uns étoilent d’une énorme grandeur ; ils paraissaient destinés à contenir des aliments et des boissons.
A peu de distance du rivage, on aperçoit l’écueil de Saint-Antoine, sur lequel existait, du temps de la domination des Grecs, un célèbre monastère. On ne voit plus que les ruines de cette grande fabrique ainsi que de l’ancienne église, maintenant abandonnée. Enfin, à deux milles de la ville, se trouve l’abbaye de San-Vito, où les étrangers sont si bien reçus, et dont les jardins, ornés de bassins, de fontaines et de statues, servent de promenade aux habitants de Polignano.
Mola où nous avons dîné et qu’on nomme Mola di Bari, pour la distinguer de Mola di Gaëta, située sur le chemin de Naples à Capoue, est un château bâti, par une colonie d’Athènes, sur une pointe avancée en mer. Les habitants, au nombre de huit mille quatre cents, n’ont rien conservé du bon goût et de la politesse de leurs ancêtres. Les rues sont étroites et obscures ; plusieurs manufactures de savon et de cuirs contribuent à les rendre sales et infectes. Il y a aussi un bureau de douane et un entrepôt de sel. La tour de guardia-marina est très forte ; elle a été construite, il y a environ deux siècles, par le marquis de Polignano, de la famille de Toraldo. Enfin, après avoir fait, dans la journée, près de trente milles sur un chemin assez plat, mais extrêmement pierreux et très fatigant, nous sommes arrivés à Bari, l’une des villes les plus intéressantes de cette côte.
LETTRE XV.
Ville de Bari ; son histoire.― Chemin royal. ― Culture bien entendue.― Giovinazzo. ― Bisceglia. ― Maisons de païsans très ―remarquables. ― Trani, capitale de la province.
Bari, 24 octobre.
Chacune des petites villes que nous rencontrons sur notre route se vante, peut-être avec raison, de l’importance que lui donnent ou son ancienneté, ou les faits historiques dont elle a été le théâtre. Les habitants ne manquent pas de raconter toutes les révolutions, les vicissitudes et les désastres dont ils ont conservé le souvenir; de nommer les empereurs, les rois, les évoques, en un mot les personnages importants dont ils ont eu à se louer ou à se plaindre, et surtout les grands hommes dont ils se glorifient. Moins prolixes qu’eux, nous ne pouvons cependant passer sous silence les principaux traits historiques relatifs à ces villes, et qui se lient si intimement à l’histoire générale du royaume. Nous n’avons que l’embarras du choix dans nos matériaux, car il n’est pas de village qui n’ait ici son chroniqueur. Nous avons eu la patience de lire ou d’écouter les détails souvent fastidieux de ces longues histoires ; et le lecteur, en nous tenant compte de la peine que nous avons prise pour les abréger, nous saura peut-être gré de lui en donner un extrait.
La ville de Bari, surtout, pouvait fournir la matière d’un volume, qui n’aurait même pas été sans intérêt, puisqu’elle est l’une des plus antiques cités de la contrée, et que son nom est mêlé à tous les faits importants de l’histoire ancienne et moderne.
La fondation de Bari remonte aux temps fabuleux ; on prétend que cette ville, dont les anciens auteurs parlent souvent, portait autrefois le nom de Iapige, fils de Dédale, et son fondateur ; qu’elle devint la capitale de la province de Iapigie, et s’appela ensuite Bari, de Barione, général des milices Peucéziennes dans la grande Grèce. Elle fut une de ces villes autonomes qui se gouvernaient par leurs propres lois, et qui nommaient leurs magistrats. À la mort d’Alexandre, roi d’Épire, les autres villes de la Puglia et de la Lucanie s’étant soumises au peuple romain, Bari suivit cet exemple. Restée depuis fidèle à la république, elle conserva ses privilèges, devint ville municipale, et, sous les premiers empereurs, elle était considérée comme l’une des plus importantes cités d’Italie.
Par la suite, elle tomba au pouvoir des ducs de Bénévent, qui la gardèrent jusqu’à l’arrivée des Lombards.
En 839, le repos dont elle jouissait fut troublé par les démêlés d’Adelgisio et de Siconolfe. Ce dernier ayant appelé les Sarrasins à son aide, ils arrivèrent sur cette côte l’année suivante ; reconnurent secrètement la place ; et le traître Pandon, qui en était gouverneur, leur en ayant ouvert les portes pendant la nuit, les habitants, sans défiance passèrent du sommeil à la mort, ou du réveil à l’esclavage. Les Sarrasins se maintinrent environ trente ans dans le pays, y résidèrent avec leur prince : et la Puglia, la Lucanie et la Calabre ne cessèrent d’être infestées de leurs pirateries jusqu’en 870. À cette époque, l’empereur Louis II vint en Italie, s’empara de Bari après un long siège et les en chassa. Mais craignant qu’après son départ ces barbares n’y rentrassent, il appela, en 886, les Grecs au secours des malheureux habitants de la Puglia. Les empereurs d’Orient y nommèrent un magistrat suprême avec le titre de catapan ou stratico, officier qui gouvernait en leur nom leurs possessions d’Italie.
Lors de la décadence de l’empire grec, cette contrée étant tombée au pouvoir des Normands ; Bari, à l’exemple de plusieurs autres villes, se donna au comte Onfroy, qui, étant mort peu de temps après à Venosa, laissa son héritage à son fils Abagelard, sous la tutelle de son oncle Robert Guiscard. Mais ce dernier, faisant valoir l’usage des princes normands dont l’hérédité passait aux frères, au détriment des enfants, s’empara des États de Onfroy. Le neveu opprimé recourut à l’empereur Constantin qui nomma un nouveau catépan. Celui-ci s’empara de Bari, où Robert Guiscard le tint assiégé par mer et par terre, pendant quatre années entières. Enfin, les habitants, contraints par la famine et par les malheurs inséparables d’un long siégé, se rendirent à Guiscard, par le conseil d’Argirizzo Joannaci, chef de leurs magistrats. Le vainqueur traita la ville avec douceur et humanité : il dédommagea même les habitants de toutes les pertes qu’ils avaient éprouvées, et partit peu de temps après, avec un bon nombre de troupes et une flotte de cinquante vaisseaux, accompagné des vœux et de la reconnaissance publique. Il courut à la conquête de Reggio et de Palerme qui gémissaient sous le joug des Africains, s’empara de ces deux villes, et revint établir à Bari le siège de sa puissance.
Le roi Roger Ier, à l’exemple des princes normands, ses ancêtres, considérant cette ville comme la capitale de son royaume, voulut y être couronné en grande pompe, l’an 1130, par l’antipape Anaclet dont il avait embrassé le parti. Guillaume Ier, dit le Mauvais, ayant succédé à Roger, les barons de la Puglia, et particulièrement les habitants de Bari, se révoltèrent. Le monarque implacable fit raser la ville en 1155, et mettre à mort un grand nombre de nobles. À peine était-elle reconstruite, qu’elle fut encore ruinée par l’empereur Frédéric II. Enfin, rebâtie pour la troisième fois, dans le même lieu, elle devint beaucoup plus riche, et fut considérée comme l’une des plus importantes cités du pays, quoique depuis elle ait déchu de son rang de capitale, et qu’elle ne donne pas même aujourd’hui son nom à la province.
Le duché de Bari ayant été réuni au royaume de Naples, les souverains le donnèrent à l’illustre famille de Caldara ; ensuite à Louis Sforce de Milan, avec la principauté de Rossano, pour le récompenser d’avoir rétabli la maison d’Aragon sur le trône. Enfin, les droits sur cette ville passèrent, vers 1550, en la personne de Bonne, fille de la célèbre Isabelle d’Aragon, à la Pologne, qui la rendit après à la couronne des Deux-Siciles.
La mémoire de cette Bona, mariée à Sigismond-le-Grand, roi de Pologne, s’est conservée dans le pays. À la mort de son époux, elle s’était retirée à Bari, qui avait également servi de retraite à sa mère. Bayle prétend « qu’elle y suivit en tout l’exemple d’Isabelle, et qu’après avoir, suivant ses expressions, fait banqueroute et de biens et de réputation, elle finit par y mourir dans la misère et l’infamie. » Sans vouloir dissimuler les torts de cette princesse, et nous établir ses chevaliers, nous blâmerons Bayle d’avoir écouté et cru trop légèrement les malignes insinuations de quelques historiens. Bona était une femme d’un grand caractère, et qui conserva, jusque dans ses désordres, une sorte de magnanimité et de grandeur. Bienfaitrice de la ville qui lui servit de retraite, elle la décora et l’enrichit des trésors qu’elle avait apportés de la Pologne.
La duchesse Isabelle avait commencé à augmenter, à embellir et à fortifier la ville de Bari qu’elle vint habiter en 1501. Elle voulut l’isoler entièrement, en faisant couper l’isthme qui la liait à la terre ferme ; et elle fit construire plusieurs ponts sur le canal rempli des eaux de la mer. Mais, obligée par les circonstances de retourner à Naples, où elle mourut en 1522, ce grand ouvrage ne fut point terminé. Quarante-sept ans après, et à la suite d’une forte tempête, les ponts furent emportés ; le canal resta obstrué, et il se forma un petit lac qui conserve encore le nom de mer d’Isabelle.
Ce ne fut qu’en 1554, et à l’âge de soixante-treize ans, que Bona se retira dans sa principauté et, quoiqu’elle n’y ait vécu que deux ans, au milieu d’une cour nombreuse et brillante, elle fortifia le château comme on le voit par une inscription en grandes lettres de bronze fixées sur la corniche au pourtour du préau. Ella continua les travaux commencés par sa mère, bâtit plusieurs églises, et deux citernes pour recueillir les eaux dont manquaient les habitants. Sur la porte de l’un de ces établissements utiles, on lit cette inscription :
BONA, REGINA POLONIÆ. PRÆPARAVIT PISCINAS.
PAUPERES SITIENTES.
VENITE CUM LÆTITIA ET SINE ARGENTO.
Elle fit aussi de très-riches dons aux religieux de la célèbre église de Saint-Nicolas, et leur donna, entre autres, des tapisseries représentant les Sept Œuvres de Miséricorde. Enfin, par son testament, elle établit une fondation perpétuelle de mille écus, pour marier, chaque année, dix pauvres orphelines. Elle fonda aussi un monastère pour les autres enfants abandonnés.
On voit que cette princesse ne finit pas ses jours dans la pauvreté ; et le magnifique tombeau qui existe dans le chœur de l’église de Saint Nicolas, prouve le respect qu’on eut pour sa mémoire. Il fut érigé par l’une de ses filles, qui avait aussi épousé un roi de Pologne (Étienne Ier). Les murs de la chapelle sont revêtus de marbres précieux. On y voit cinq statues d’un beau travail : l’une, qui est à genoux, offre la figure de la reine Bona ; la seconde et la troisième, assises, représentent le royaume de Pologne et le duché de Bari ; et les deux autres, debout, saint Stanislas et saint Nicolas. L’autel, surmonté d’un grand bas-relief représentant la Résurrection de Notre-Seigneur, est orné d’une profusion de colonnes de marbres divers. On en fait surtout remarquer le sarcophage, qui est d’une matière noire dont le poli imite le cristal.
Nous ne ferons pas la description du temple dans lequel on vénère, depuis plus de sept siècles, les ossements miraculeux de saint Nicolas. Ils ne cessent de distiller une manne sacrée qui guérit, en dépit de la médecine, une foule de maux : aussi le concours des pèlerins de toutes les classes est continuel. L’église est magnifique, et le trésor très riche. Le château est entouré de fossés et de quatre fortins munis de canons. Le port est commode, et l’arsenal en bon état. La ville fait un commerce assez étendu ; elle a des fabriques de verre et de chapeaux. Enfin la population s’élève à près de dix-neuf mille habitants.
Toutes les vicissitudes que Bari a éprouvées doivent l’avoir privée de ses monuments antiques. On n’y voit plus qu’une colonne milliaire, marquée pour être la cent vingt-huitième ; ce qui se rapporte assez avec la ligne non interrompue décrite par Pratili. Cette colonne est couchée à terre, sur le môle du port, et d’ailleurs fort maltraitée par le temps.
25 octobre.― En sortant de Bari, et à quelque distance de cette ville, nous avons trouvé un bas-fond marécageux, où l’on voit un magnifique pont ; il se lie au chemin royal que l’on construit en ce moment, et qui deviendra fort utile pour assurer les relations commerciales sur cette côte. Il est large, bien nivelé, et ferré dans un encaissement de maçonnerie très-solide. Malheureusement pour nous, cette route n’étroit pas achevée et, lorsque nous étions forcés de la quitter, le chemin devenait affreux. Cependant nous avons joui de la beauté de ce pays, partout cultivé, et semé, pour ainsi dire, à des distances très rapprochées de petites villes bien bâties, toutes situées sur le bord de la mer, avec des ports commodes pour le cabotage, et entourées de belles propriétés rurales, de casins et de maisons de plaisance, qui font présumer que les habitants sont riches et industrieux. Nous distinguions, dans ces jardins, des bosquets d’orangers et de citronniers, des berceaux de vignes, des charmilles de lauriers, des haies de grenadiers, des parterres entourés de bordures de buis taillé, et renfermant les fleurs de la saison. Nous avons aussi traversé des forêts de grands oliviers, qui s’avancent jusqu’au bord de la mer, et des champs couverts de la plante qui produit le coton. Le long du chemin on rencontre fréquemment de grands abreuvoirs pour les troupeaux voyageurs qui s’acheminent vers le Tavoliere (pâturages royaux dont je parierais bientôt) ; et, au milieu des champs, on a construit diverses usines, telles que des pressoirs et des moulins, où chacun porte le produit de sa récolte. À cette époque de l’année particulièrement, un grand nombre d’Albanais traverse le golfe, et vient sur cette côte pour aider les habitants dans leurs travaux. Plusieurs familles même s’y établissent ; et, comme elles ont conservé leur costume, nous avions beaucoup de plaisir à retrouver en Italie les habitudes et les mœurs de la Grèce. Enfin, ce spectacle de l’activité et de l’aisance, résultat de travaux dirigés avec intelligence, était fait pour nous intéresser. Les bourgeois et les paysans que nous rencontrions sur la route étaient proprement vêtus et bien montés ; ils nous saluaient amicalement ; ils avoient l’air heureux, et nous en inférions qu’ils étaient gouvernés sagement. L’administration municipale est en effet bien combinée : chacune de ces petites villes renferme des établissements publics respectables, tels que des instituts pour la jeunesse, des hôpitaux pour les pauvres, les infirmes et les enfants trouvés ; des monts-de-piété, etc.
Giovinazzo, la première de ces villes qu’on rencontre après Bari, est antique et bâtie, dit-on, sur les ruines de Natiolo ou Netio ; mais l’époque de sa construction est incertaine. Elle est entourée de murailles ; sa cathédrale est d’une bonne architecture. La population s’y élève à cinq mille deux cents habitants, et elle a donné naissance aux deux Spinelli, l’un historien estimé, l’autre jurisconsulte, et surnommé le Papinien de son temps. À quelques milles plus loin on trouve Molfetta, ville moderne, dont les habitants, au nombre de treize mille, sont très-industrieux ; il y a quatre cents métiers de toile de lin, et une fabrique de savon : on exploite plusieurs nitrières dans les environs. C’est la patrie d’un peintre du siècle passé, nommé Corrado Giaquinto, élève de Solimène et du Conca ; il travailla beaucoup dans les États du pape ; il passa ensuite en Piémont, et de là en Espagne, au service de la cour, où il adopta le style expéditif et maniéré du Jordans, qui était pour lors à la mode dans le royaume.
Bisceglia, qui vient ensuite, est bâtie sur un rocher baigné des eaux de la mer. Suivant Guillaume de Puglia, cette ville doit son origine à Pierre, comte de Trani, l’un des douze capitaines normands qui firent la conquête du royaume de Naples dans l’onzième siècle. Mais un géographe napolitain fait dériver le nom de Bisceglia de celui de Vigiliœ, que les anciens donnaient aux corps-de-garde militaires situés sur ces côtes ; et il prétend que cette ville fut prise par Annibal, reprise par Fabius, et possédée successivement par les Romains, les Lombards, les Sarrasins et les Normands. Les boulevards portent le nom de Frédéric Barberousse, qui lés construisit ; et on y voit un théâtre voûté qui peut contenir plusieurs milliers de spectateurs.
On remarque dans ces cantons des maisons de paysans, toutes bâties sur le même modèle, et que nous avons prises d’abord, sur le rapport d’autres voyageurs, pour des tombeaux antiques dont ils retracent la forme, assez singulière pour que je la représente ici. (Planche VIII.) Elles sont isolées, et s’élèvent çà et là au milieu des champs et des pâturages car c’est ici que commence le Tavoliere. Voici l’origine de ces constructions singulières, la même peut-être que ces nombreux tumulus qui couvrent certaines contrées. Pour débarrasser la surface des champs et des prairies de l’excessive quantité de pierres qui les recouvrent et qui semblent sortir chaque année du sein de la terre, les paysans en forment des tas qui s’élèvent quelquefois à une grande hauteur. Quelques bergers plus industrieux, et profitant des longs loisirs que leur laisse la garde de leurs troupeaux, s’occupent à arranger ces pierres de manière à s’en faire un abri contre la chaleur et les autres intempéries de l’air. La forme la plus simple et la plus convenable pour lier et donner quelque solidité à cette bâtisse grossière était, sans aucun doute, la forme ronde; ensuite, pour la couverture de ces huttes, dont ils ne pouvaient trouver les éléments sous leurs mains, puisque ces plaines sont dépourvues d’arbres et même de buissons, ils durent s’industries pour exécuter des voûtes avec les mêmes pierres; et, pour cela, il fallait les arranger de manière à rétrécir les cercles concentriques à mesure que les murs s’élevaient, et à en former un cône creux, et arrondi par le haut, qui ne tirait, comme chez les Sauvages, du jour que de la porte. Enfin les plus industrieux surent ménager une ouverture au sommet de l’édifice pour établir un courant d’air et donner une issue à la fumée ils façonnèrent cette coupole en forme elliptique régulière semblable à ces voûtes que les Arabes ont construites en Sicile et que Leandro Alberti (Descript. de la Sicile) compare à une pomme de pin creusée. Cette voûte repose sur une terrasse assez large qui fait le tour de l’édifice et à laquelle on arrive par des escaliers, qui se développent de droite et de gauche, en rampant le long des murs circulaires. Ces terrasses, communes dans tout le pays, sont motivées par le besoin naturel de s’élever le plus possible au-dessus du sol, soit pour respirer la fraîcheur, soit pour y exposer, à l’abri de l’humidité, et à l’action du vent ou de la chaleur, les plantes légumineuses, le linge et autres objets qu’on veut faire sécher. Ces mêmes terrasses peuvent encore être le résultat de l’instinct naturel à l’homme de s’élever pour découvrir de plus loin les dangers dont il est menacé, prévenir les surprises ou tout au moins dominer ses propriétés et pouvoir en embrasser l’étendue d’un coup d’œil.
On voit que les paysans de la Puglia, sans avoir des connaissances en architecture, ont naturellement employé le premier procédé connu pour exécuter des voûtes, procédé qui est bien antérieur à l’invention des claveaux et aux secrets de la coupe des pierres. Il existe plusieurs exemples de monuments antiques de cette manière primitive de construire les voûtes, en Egypte, en Grèce, dans l’Inde, et jusqu’à la Chine et l’on peut dire que « l’ignorance nous a valu les travaux les plus durables de l’architecture, et affirmer que la science du trait vaudra à nos descendants la perte du plus » grand nombre de nos travaux. » Au reste, c’est, je crois, à ce premier tâtonnement des architectes qu’on doit attribuer la forme des arcs et des voûtes ogives, plutôt qu’à l’imitation de l’entrelacement des branches des arbres sacrés qui abritaient les mystérieuses cérémonies de nos druides. Ce caractère distinctif de l’architecture dite gothique dont l’origine hyperboréenne est-tout au moins fort douteuse, ne sera plus, à ce qu’il nous semble, que le tâtonnement de l’ignorance ou la déviation du bon goût, provenant du mélange des peuples occidentaux avec ceux de l’Orient, et de l’adoption des modes, des usages, et enfin des arts dépravés de l’Inde, qui ont infesté, de proche en proche, toute l’Europe…
Nous échafaudions ainsi peu à peu notre nouveau système sur l’origine de l’architecture gothique, et nous le fortifions à l’envi de nouvelles preuves. Mais nos idées ont pris un autre cours en entrant dans la ville de Trani, capitale de la province.
Bâtie, dit-on, par Tirennius, fils de Diomède, agrandie et ornée par Trajan qui lui donna le nom de Trajanopolis, l’origine de cette ville est, suivant quelques autres écrivains, absolument inconnue, puisque Strabon et Pline n’en font pas mention. Quoi qu’il en soit, elle existait du temps des Normands ; elle tomba en partage au comte Pierre et elle fut détruite, suivant Baronius, par Roger Ier, en 1133, pour s’être révoltée. Rebâtie quelque temps après, l’empereur Frédéric Il y fit construire un château fort qui existe encore, et que l’on considère comme l’un des meilleurs boulevards de la Puglia. Pendant la guerre entre Ferdinand Ier d’Aragon et Jean d’Anjou, un certain Giacomo Piccinino, qui suivait le parti de ce dernier, chercha à s’emparer de la place par trahison, en promettant une grosse somme au gouverneur. Ferdinand, averti à temps, appela d’Albanie Georges Castriot (le célèbre Scanderberg), qui arriva bientôt avec une armée, mit en fuite les Angevins, s’empara du château de Trani, et le rendit à son légitime possesseur. Charles VIII, roi de France, lors de son invasion dans le royaume de Naples, et sous le prétexte, comme on sait, des droits que Renauld, duc d’Anjou, lui avait légués sur la couronne de Naples, fit assaillir la ville de Trani par les Vénitiens, ses alliés ; ils s’en emparèrent en 1493 et y mirent, pour la garder, tous les mauvais sujets et les Juifs chassés d’Espagne. Après le départ du roi de France, Trani passa sous la domination de la maison d’Aragon. Cette ville, ainsi que toutes celles qui bordent la côte, est construite en belles pierres d’une teinte jaunâtre qui ne noircit jamais, et qui donne un aspect agréable à l’ensemble de ses fabriques, de ses murailles, qui ont deux milles et demi de tour, et de ses monuments dont plusieurs nous ont paru remarquables ; entre autres la cathédrale, vaisseau à trois nefs, orné de peintures et de colonnes de marbre. On y voit un magnifique tombeau qui contient les reliques de plusieurs Saints : le campanille, couvert de sculptures, a cent vingt palmes de haut et trente palmes sur chacune de ses quatre faces. L’architecture extérieure du théâtre public est élégante, et le parterre peut contenir nous a-t-on dit, huit cents personnes assises. La grande place est belle et spacieuse on y tient trois foires dans Tannée les rues sont larges, propres et pavées de grandes pierres carrées. La noblesse est nombreuse elle se réunit dans quatre sedille comme à Naples ; ce sont des bâtiments, ou casins où l’on se procure les amusements ordinaires de la société c’est-à-dire la conversation le jeu et des bals. La population s’élève à quatorze mille âmes ; mais la ville est moins commerçante que Barlette, où nous sommes arrivés fort tard, et où nous devons séjourner un ou deux jours.
LETTRE XVI.
Ville de Barlette, salines royales, statue colossale de bronze.― Conjectures à cet égard.
Barlette, 26 octobre.
Jusqu’a présent nous avons suivi les bords de l’Adriatique en nous élevant vers le nord-ouest. À notre départ de Barlette [Barletta] nous couperons la péninsule dans sa largeur, directement vers l’ouest, et nous n’arriverons à Naples qu’en redescendant vers le sud-ouest. Nous aurions donc fait un coude, qu’on pourrait peut-être éviter en suivant une route plus directe mais il faudrait pour cela que le port de Brindes redevînt aussi important qu’il l’était autrefois et que le gouvernement napolitain, plus puissant, s’occupât davantage des intérêts du commerce. Du temps des Romains, la grande Grèce était traversée d’une infinité de routes ; et, quoique la voie Appia fût la plus célèbre, on en connaissait plusieurs autres toutes praticables et toutes construites avec le même soin telles que la Domitienne, l’Herculéane, celle de la Campanie ou Consulaire, la Nolane, la Latine, l’Egnatienne et la Brusiane qui menait à Reggio, dans la Calabre. Ces routes avaient leurs embranchements particuliers. La différence est grande aujourd’hui il n’y en a plus qu’une principale qui traverse le royaume, et encore est-elle mal entretenue. Quoi qu’il en soit, nous avons parcouru la moitié du chemin que nous avions à faire pour arriver à Naples ; et si cette partie de la route, tracée dans des plaines interminables ne nous a offert qu’un faible intérêt pittoresque, nous devons en être dédommagés dès que nous mirerons dans les montagnes, affreuses aux yeux du vulgaire, mais qu’un paysagiste doit trouver admirables.
La ville de Barlette fut construite dans l’onzième siècle par Pierre, comte de Trani, proche parent du comte Drogon (Dragone suivant les Napolitains), l’un des douze capitaines normands qui conquirent le royaume de Naples. Devenue l’une des plus belles et des plus grandes villes de la Puglia, Ferdinand Ier d’Aragon voulut y être couronné par le légat apostolique, envoyé par le pape Pie Il. Gonzalve, général de Ferdinand-le-Catholique, fit de cette ville une place d’armes lorsqu’il chassa du royaume les partisans de la maison d’Anjou.
Les rues de Barlette sont droites et bien pavées ; les murailles, qui ont un mille de tour, sont construites solidement, et le château est assez fort. On fait remarquer aux étrangers l’Orfanosio, hôpital des Orphelins, les deux Écoles de belles lettres et quelques églises. C’est ici la résidence du Reggio Portolano qui sous les ordres de la chambre royale de Naples, a l’inspection du chargement des vivres qui se tirent de la Capitanate et de la terre de Bari. Le conseil royal du commerce y réside, ainsi que l’administrateur général des sels, et le grand prieur de Malte, qui y tient les assemblées où les chevaliers viennent faire leurs preuves de noblesse. La population s’élève à près de seize mille âmes. La plus forte branche de commerce de ses environs consiste dans les sels qu’on retire des salines royales situées à six milles de Barlette, de l’autre côté de l’Ofanto. Nous nous sommes procuré sur cet objet quelques détails qui ne seront pas sans intérêt pour quelques-uns de nos lecteurs.
Ces salines sont situées dans la vaste plaine bordée par le golfe de Manfredonia, et auprès du lac de Salpi. Leur forme est un carré, long de deux milles sur une largeur de deux tiers de mille. Le terrain est composé, à sa superficie, d’une couche de sable moins épaisse à mesure qu’elle s’éloigne de la mer ; et, en creusant d’environ quatre palmes, on trouve l’eau. A l’entrée des salines, du côté de Barlette, on a pratiqué un canal (foce), par lequel on introduit l’eau de la mer ; vers le milieu il y a un autre canal tortueux qui parcourt le terrain en tous sens et répand l’eau sur toute sa superficie.
Les procédés employés pour obtenir le sel semblent se rapprocher de la simplicité primitive ; d’ailleurs ils diffèrent en plusieurs points de ceux dont nous nous servons : c’est ce qui m’engage à entrer dans ce détail, qui ait pu être passé sans inconvénient.
On divise les salines en cinq portions, et chacune est partagée en espaces appelés oasi, parce qu’ils sont aplanis et entourés d’un bourrelet de terre de la hauteur d’une palme et demie et de quatre palmes de base ; les premiers bassins contiennent le reste des eaux salées de l’année précédente ; les seconds la plus grande quantité possible d’eau nouvelle, et les troisièmes sont destinés à la confection du sel.
Au commencement de mai, on débarrasse l’entrée des canaux du sable qui s’y était amoncelé pendant l’hiver et pour que l’eau puisse y couler aisément et en plus grande quantité, on forme à leur embouchure deux palissades composées de pieux et de paille entrelacés, qui s’étendent assez avant dans la mer. On nettoie ensuite et on répare tous les bourrelets (siepi) des bassins ou conserves d’eau ; enfin, avec un râteau de bois, on enlève la boue et les vases qui salissaient le fond de ces bassins, et on laisse le terrain exposé au soleil pendant plusieurs heures, pour qu’il se sèche et se durcisse.
Tout étant ainsi préparé, on introduit les eaux nouvelles, qu’on mêle avec une portion de celles de l’année précédente, qui contiennent beaucoup plus de sel en dissolution ; et on a soin de remplir les conserves de manière à en fournir successivement aux bassins où le sel doit se former. Cette eau, étendue sur une grande superficie, ayant peu de profondeur, s’évapore en deux ou trois jours suivant que la chaleur du soleil ou l’action des vents en accélère la dessiccation : alors elle se consolide, comme si elle était gelée, sur une épaisseur d’une ligne et demie. Dès que cette première couche de sel est formée, on introduit de l’eau nouvelle qui dépose une autre couche de sel et successivement, jusqu’à ce que la croûte se soit accrue jusqu’à l’épaisseur de près de trois onces, à peu près deux pouces, ce qui est le point de maturité. Alors on fait écouler l’eau surabondante dans des bassins vides : à coups de pioche on rompt cette croûte, et avec des pelles de bois on l’amoncèle en tas pyramidaux dans les bassins même. On transporte ensuite ce sel dans des sacs de laine, et à dos d’hommes, sur le bord des salines ; on en forme des meules qu’on recouvre de paille ou de planches.
Cette première récolte faite, on essaie une seconde opération, si la saison le permet; mais elle réussit rarement : alors, quoique toute l’eau soit entièrement évaporée, comme le sel n’est pas mûr, c’est-à-dire assez épais, on introduit dans les bassins de l’eau nouvelle, qui n’en sera que plus fortement saturée pour l’année suivante ; enfin, on vide les autres bassins, on en ferme toutes les issues, ainsi que l’embouchure des canaux, pour rompre toute communication avec la mer, et l’on attend le printemps suivant pour recommencer sur nouveaux frais.
II y avait autrefois des salines sur les côtes voisines de Tarente mais on n’en fait plus d’usage. Il existe aussi deux mines de sel gemme : l’une dans la province de Cosenza, à Lungro et à Altomonte ; et l’autre dans celle de Catanzaro à Attiglia.
Barlette nous a offert dans l’une de ses places un objet plus intéressant pour un artiste ; c’est la célèbre statue colossale en bronze, qui a été le sujet de tant de discussions parmi les antiquaires. Signorelli résume les opinions, et considère cette statue comme un monument incontestable de la sculpture au huitième siècle. Mais il s’agit de savoir, dit-il, I°. si elle est l’ouvrage des Grecs ou des Lombards ; 2° quel est le personnage qu’elle représente. Après avoir examiné ce qu’en rapportent Gio, Villani, Beatillo, Della Noce, l’Ammirato et Giannone, il est très-difficile de prononcer sur ces deux questions.
Au temps de Villani, c’est-à-dire de Charles II d’Anjou cette statue gisait dans le port de Barlette, et était, comme aujourd’hui, nommée par les habitants Arachio. L’historien de Florence pensait qu’elle offrait la représentation du roi Rachi, qu’il nomme Eracco, et qu’elle fut érigée par les Lombards de Bénévent. Scipion Ammirato dit que les habitants de Barlette l’avoient élevée en l’honneur d’Héraclius, lorsqu’il construisit le môle qui ferme le port de leur ville. Giannone argumente contre la première opinion ; et il ne lui semble pas vraisemblable qu’une statue aussi magnifique eût été érigée à Barlette par les Lombards, cette ville étant pour lors de peu d’importance en comparaison de Bénévent, Salerne, Capoue et Bari, qui auraient été naturellement préférés. D’ailleurs, dit-il, le menton de la figure est rasé, l’habillement est grec, et elle soutient d’une main la croix, et de l’autre le globe, indices et marques distinctives d’un empereur d’Orient plutôt que d’un roi lombard, qu’on aurait dû représenter avec une longue barbe, la chlamyde, le sceptre et la couronne. Il ajoute, contre l’opinion de l’Ammirato, que le môle de Barlette fut construit bien longtemps après Héraclius, et qu’il est postérieur à l’agrandissement de la ville. La critique qu’il fait de ces diverses opinions est judicieuse, mais nous laisse dans l’incertitude. D’un autre côté le nom corrompu d’Arichio a autant de rapport au nom grec d’Héraclius qu’à celui de Rachi, Lombard et plus encore à celui d’Arachi, dernier duc et premier prince de Bénévent, auquel ses successeurs pouvaient avoir érigé cette statue, exécutée dans un pays lointain par quelque artiste de mérite. On ne peut rien inférer de la croix et du globe, marques de la puissance impériale car Arachi pouvait être jugé digne par ses contemporains de porter ces attributs qui le rendaient l’égal des empereurs, comme il les égala en effet en faisant des lois, en battant monnaie à son effigie en créant des comtes, et surtout par l’éclat dont il environna sa cour, qu’il nommait sacro palazzo ; enfin par les monuments magnifiques qu’il érigea dans plusieurs villes de son royaume.
Cosimo della Rena, dont Signorelli ne parle pas, éclaircit ce point de l’histoire des arts, en rapportant d’anciens vers latins conservés dans les archives de la ville, et d’après lesquels cette statue serait celle de l’empereur Héraclius, qui la fit fondre par le fameux statuaire Polyphorbas, vers l’an 624, le treizième de son règne, après avoir vaincu Cosroès, roi de Perse, et avoir rapporté le bois de la Sainte Croix à Jérusalem. Cette figure resta à Constantinople jusqu’en 1204; à cette époque, les Vénitiens, coalisés avec les autres princes latins, s’étant rendus maîtres de cette ville, chargèrent leurs vaisseaux de plusieurs monuments de sculpture antique, entre autres des quatre chevaux de bronze qui décorèrent depuis le palais ducal, et de cette statue colossale d’Héraclius. Mais le vaisseau qui la portait, ayant été surpris par une tempête, fut jeté sur le rivage de Barlette, où cette figure mutilée et à l’abandon resta enfouie pendant plusieurs siècles. Enfin, en 1491, les habitants appelèrent un fameux sculpteur, nommé Fabio Albano, qui raccommoda, tant bien que mal, les jambes et les bras de cette figure et la dressa à l’endroit où on la voit aujourd’hui.
Cet artiste, très inconnu d’ailleurs, était un ignorant, qui a eu au moins le bon esprit d’en convenir tacitement, et de se rendre justice, en dissimulant le plus qu’il a pu, et au risque de pécher contre le costume, les nus de sa figure. Il a couvert les bras jusqu’au poignet d’une manche grossière, et les jambes entières d’une espèce de botte à revers sans aucun ornement. Son ignorance se manifeste encore plus dans la forme cagneuse des jambes, qui sont d’un tiers trop courtes. Si elles étaient en proportion, la figure ne serait point mal car le torse et la tête sont d’un assez bon goût ; la cuirasse est bien ajustée ; l’inflexion du corps a de la souplesse, et le jet du manteau de la grandeur. Au reste le visage fortement caractérisé, et la singularité de la coiffure, qui consiste en un diadème orné de perles, avec une grosse pierre précieuse au milieu, et les cheveux qui s’en échappent des deux côtés et tombent sur les joues en deux boucles rondes ; ces caractères, dis-je, doivent aider, par la confrontation des médailles et autres monuments, à faire reconnaître positivement à quel siècle remonte l’exécution de cette statue colossale, qui n’a pas moins de quinze pieds de hauteur. Si les jambes étaient en proportion, elle en aurait même seize et demi, sans compter la croix qu’elle tient de la main droite, et qui s’élève encore de plus de deux pieds. Enfin, cette figure, restaurée et placée sur un piédestal élevé, serait propre à orner la place publique d’une ville plus importante que Barlette.
Je conclus en ajoutant une foi implicite à la tradition conservée dans le pays ; et je crois, autant que je puis en juger par la nature du travail et le style de ce monument, qu’il n’est pas postérieur au temps d’Héraclius, s’il ne remonte pas au siècle de Constantin.
LETTRE XVII.
Champ de bataille de Cannes.― Plaine de l’Ofanto. Tavoliere de la Puglia.― Système pastoral.― Ses désavantages.
Ordona, le 28 octobre.
ON nous a conduits sur le célèbre champ de bataille de Cannes. L’expression consacrée pour désigner le théâtre de cet événement mémorable où l’orgueil du peuple-roi fut humilié, peint bien les profondes traces que cette horrible catastrophe a laissées dans les esprits, l’effroi qui a saisi les contemporains, et qui s’est perpétué dans leur postérité. Le lieu se nomme encore il Campo di sangue ! Nous ne chercherons pas à deviner les évolutions des partis contraires et à expliquer avec quelques auteurs, par la configuration du terrain, les causes du désastre des armées romaines ; seulement, à l’aspect de ce lieu, qui n’a de remarquable que son nom, nous nous demandions pourquoi la Muse de l’histoire, se plaît-elle dans les brillants récits de conquêtes et de grandes révolutions, tandis qu’elle ne semble tracer qu’à regret le tableau des vertus paisibles, des arts de la paix, de la prospérité et du bonheur des peuples. C’est le même sentiment qui inspira au Dante les vers sublimes de son Enfer, et qui fit paraître faibles et décolorés ceux qui peignent le séjour de la béatitude. Il faut donc, pour intéresser les hommes, mettre en jeu les passions exaltées et les actions barbares ; il faut de l’inquiétude, des dangers, de la terreur pour les remuer, et ils laisseront toujours la représentation d’une pastorale pour courir en foule et applaudir à une tragédie. Il semble cependant que celle qui s’est jouée autrefois dans la plaine de Cannes ait converti pour toujours ce lieu en une vaste solitude parsemée de tombeaux. Cet espace est vide ; les villes et les villages y sont clairsemés : des ruines s’élèvent çà et là. Ces villes contenaient une population nombreuse qui n’est plus. Le pays était couvert d’arbres, de jardins, de terres cultivées, il est maintenant nu, stérile, et il n’y existe plus que de maigres pâturages foulés par des bestiaux et par leurs grossiers conducteurs, sans cesse errants dans ce désert ; il est même redouté des voyageurs qui se réunissent en caravanes pour le traverser. À notre départ de Barlette, nous avons été suivis, ce qui ne nous était pas encore arrivé par plusieurs voitures qui dévoient marcher de compagnie avec la nôtre jusqu’à l’entrée de la province de Lucera.
Après avoir laissé, à droite, l’Adriatique pour ne plus la revoir, et la tour de Barlette située à quelques milles de cette ville, à l’embouchure de l’Ofanto, nous avons traversé ce fleuve sur un pont. C’est l’ancien Aufide qui, dans la fatale journée de Cannes, roula tant de cadavres ; il prend sa source dans la province de Matera, au territoire de Torella. Quoiqu’il soit peu considérable dans son long cours, les pluies l’augmentent d’une manière effrayante, et il inonde les campagnes, surtout vers son embouchure. Anciennement il était navigable jusqu’à Canosa, ville de commerce renommée du temps de Strabon.
Au-delà du fleuve, nous sommes entrés dans une plaine immense, et où la vue, aussi loin qu’elle pouvait s’étendre n’apercevait pas un seul arbre. Nous n’avions d’autre distraction que la marche de nombreux troupeaux disséminés à perte de vue sur ce terrain stérile. Depuis le matin jusqu’au soir l’air retentissait de l’aboiement des chiens, des cris des bergers et du son rauque des cornets qui se répondaient l’un à l’autre, et appelaient les troupeaux sous la houlette du pasteur.
On traverse quelques bourgs et villages fort misérables San-Cassano, Latomba, Cirignola. Nous avons fait un triste dîner dans ce dernier endroit. Entre Cirignola et la Stornara, l’on traverse les deux branches du Tratturo delle pecore, qui, de Foggia, capitale de la province, se dirigent l’une vers Ascoli, l’autre vers Canosa. Nous sommes arrivés fort tard à Ordona, foresterie entourée de quelques chaumières, où l’on n’a pu nous procurer que des joncs pour nous coucher. Ayant été prévenus de l’absolu dénuement de cet endroit, nous avions apporté des provisions qu’il aurait été impossible de s’y procurer.
Il est temps de parler du Tavoliere de la Puglia que nous venons de traverser en grande partie. On nomme ainsi l’espace de terrain compris entre l’Adriatique et l’Apennin, et qui s’étend depuis Civitare jusqu’à Andria, sur une longueur de soixante-dix milles, et sur trente milles de largeur. Cette vaste plaine offre un seul pacage fréquenté par un peuple nomade qui en dévore successivement toutes les parties. Cependant elle pourrait nourrir un plus grand nombre d’habitants agriculteurs qu’elle ne supporte de bestiaux, si le système pastoral, favorisé par le gouvernement qui y trouve une ressource pécuniaire assurée, ne prévalait malgré les continuelles réclamations (tes partisans de l’agriculture.
Les riantes idées que l’on se forme d’un peuple pasteur, et les tableaux dont les Eglogues de Théocrite, de Virgile et de Gessner présentent les agréables détails, ne peuvent donner qu’une fausse connaissance de la condition des peuples anciens et modernes qui ont été, ou sont encore pasteurs. Il paraît que cette chimérique idée ne peut se réaliser complètement, et qu’une nation ne saurait allier l’existence nomade avec la civilisation. Nous n’en voulons d’autre preuve que l’exemple de la Puglia en Italie, et de l’Estrémadure en Espagne, contrées qui sont aussi désertes et aussi sauvages que les habitants en sont pauvres et malheureux, parce qu’on a voulu y établir un régime subversif de tout état policé, régime dans lequel le gouvernement trouve un intérêt éventuel qui lui fait perdre sa vraie richesse, une nombreuse population.
Les défenseurs du système pastoral objectent qu’il est fort ancien, et qu’il remonte au temps des Romains. Oui ; mais il est la suite de la dépopulation occasionnée par les guerres ; et lorsqu’une contrée est ruinée, que les villes sont détruites, que leurs habitants ont péri, ou sont enlevés à leurs pénates, cet infortuné pays, converti en une solitude, ne peut plus en effet servir de retraite qu’à des pasteurs errants mais, dès que les traces de ces anciennes calamités sont effacées, il se repeuple de nouveau. Ces mêmes pasteurs se fixent s’ils sont encouragés ; ils se construisent des habitations stables ; ils défrichent le terrain et recommencent enfin à jouir de tous les bienfaits de la civilisation.
Entrons dans quelques détails sur cette branche factice de l’industrie, qui nous semble si contraire au bonheur et à la prospérité des peuples : les endroits montueux de l’Abruzze qui se revêtent d’excellents pâturages en été, et les plaines de la Puglia, dont la température est très-douce pendant l’hiver, dévaient favoriser la propagation des troupeaux, et leur transmigration de l’une à l’autre de ces contrées suivant les saisons. Varron est le plus ancien écrivain qui fasse mention de cet usage ; et, de son temps, le passage des bestiaux du Samnium dans l’Apulie payait un droit à la république et aux publicains qui résidaient à Sepino et à Bojano ; ils avoient la faculté de confisquer les bestiaux de ceux qui s’affranchissaient de cette taxe.
Lors de l’invasion des peuples barbares, qui détruisirent le despotisme romain en Italie, et qui divisèrent ces provinces en petites principautés, la transmigration des troupeaux fut sans doute interrompue ; mais lorsque les princes normands mirent toute cette contrée sous leur domination, ils réunirent les plaines de la Puglia au domaine royal, et les habitants des Abruzzes et de la Marche d’Ancône reprirent l’habitude d’y conduire leurs troupeaux pendant l’hiver.
Le roi Roger réprima quelques abus, et arrêta les exactions commises par les officiers qui avaient la garde des pâturages publics. L’empereur Frédéric fit aussi des lois relatives à cet objet. En 1254, ces pâturages rendaient au fisc 5,200 onces (62,400 fr.). On trouve dans les archives, qu’en 1327 on payait deux florins d’or pour le seul droit d’entrée d’un cent de moutons étrangers dans le royaume. Le roi Ladislas, qui vendait tout, aliéna la plus grande partie des domaines fiscaux de la Puglia et mit, en 1411, un droit sur tous les bestiaux paissant dans les diverses provinces, à l’exception de la Calabre. Ce droit était de 20 ducats pour cent têtes de bœufs, et de 2 ducats pour les moutons. Les peuples supportaient avec peine cette lourde taxe, et ils en obtinrent l’abolition en 1443 ; mais, l’année suivante, Alphonse ler s’occupa de l’organisation du système pastoral ; il augmenta l’étendue des pacages qui appartenaient au fisc ; il s’arrogea même le droit d’y joindre momentanément ceux qui appartenaient aux barons, à l’Église et à divers particuliers lorsque le concours des troupeaux étrangers serait plus nombreux que de coutume, et que les pâturages royaux ne suffiraient pas. Enfin, il forma ce qu’on nomme le Tavoliere de la Puglia, et le divisa en locazioni générales et particulières. Chaque location fut partagée en un certain nombre de poste stabili, sortes de parcs ou bergeries qu’on nomme aussi siti ou ocili avec leurs pâturages respectifs en terre salda c’est-à-dire qui n’a jamais été labourée, et dont l’herbe est très estimée. On les entoure d’une haie de ferole, plante de la nature du fenouil ; car il n’existe pas même un buisson dans ces solitudes. On couvre la terre d’une couche de fumier de brebis, desséché, battu et durci de manière à former un sol dur et sec. Les troupeaux n’ont pas d’autres bergeries, même pendant la nuit et les temps froids et pluvieux. Il en résulte que, dans les hivers rigoureux, la mortalité s’étend sur les moutons particulièrement ; les brebis perdent leur lait et leurs agneaux ; mais cela est rare. D’ailleurs, entre la Puglia et les montagnes, on a réservé quelques pâturages d’automne, dits riposi, pour que les animaux puissent y multiplier et s’y reposer, jusqu’à ce qu’on les ait distribués dans les pâturages d’hiver.
Le meilleur de ces riposi est le saccione, situé entre les fleuves Sangro et Fortore, sur le rivage de l’Adriatique ; le second, les pacages de Minervino, d’Andria, de Corato, de Ruvo et de Bitonto. Le troisième est le mont Gargano qui a été ajouté par Ferdinand Ier. Le Tavoliere n’est pas partout d’une égale bonté. Les meilleurs pâturages sont ceux que nous avons traversés vers Cirignola, et ceux de Foggia, Orta et Ascoli ; ceux de Salpi et de la Trinité sont les plus mauvais, parce qu’ils sont couverts de lentisques ; et ceux de Bari, etc., dits Murge, sont pierreux et arides.
Alphonse établit aussi trois larges chemins pour faciliter la transmigration des troupeaux étrangers. On les désigne sous le nom de Tratturi. Ils enlevaient originairement un espace immense à l’agriculture partout où ils passaient car il fallait que les troupeaux trouvassent leur pâture en voyageant. On les limita depuis à soixante pas napolitains de largeur, environ trois cents pieds. Alphonse créa plusieurs places, entre autres celle d’un douanier qui était obligé de parcourir le Tavoliere dans tous les sens, et qui fixait le temps des foires ; enfin, il accorda beaucoup de facilités et de privilèges aux marchands étrangers. Les droits que le gouvernement tirait de ce régime pastoral étaient très-considérables. Pour cent moutons on payait 8 écus vénitiens, pour cent vaches ou juments, 25 écus. Ce droit se percevait en mai, au départ des troupeaux de la Pouille, et après la foire de Foggia. Cette foire attirait des marchands de l’Ombrie, de la Romagne, et même de la Toscane, qui s’y pourvoyaient de moutons. Mais tel était l’état déplorable du pays, que ces négociants avoient besoin d’une escorte et de la protection spéciale du souverain pour s’y rendre.
Cependant les pâturages absorbaient les meilleures terres ; un grand nombre de villes et de villages qui avoient été détruits ne se reconstruisaient pas. Les habitants de la Puglia firent enfin parvenir leurs réclamations au pied du trône, et obligèrent le roi Alphonse à leur laisser quelques pièces de terre pour la culture c’est ce qu’on nomme encore terra da portata, c’est-à-dire appartata (détachée de la Salda). Et, en 1457, le souverain fut encore forcé d’accorder la permission d’étendre la culture.
L’entrée des troupeaux étrangers en Puglia était d’un si grand avantage pour le gouvernement, que Ferdinand, fils d’Alphonse, ne trouvant pas les pâturages du fisc suffisants, y joignit beaucoup de propriétés particulières.
En 1474, le nombre des moutons qui payèrent le droit s’éleva à un million sept cent mille. Depuis, heureusement, il n’a jamais été aussi considérable car si le Tavoliere s’était encore étendu, toute la contrée serait devenue aussi déserte que la Tartarie. En 1536, la nation supplia l’empereur Charles-Quint de rendre la liberté à l’agriculture dans la Capitanate ; les locati (fermiers) demandèrent au contraire, d’en restreindre les progrès ; et les vœux de ceux-ci furent exaucés. Les pasteurs et les agriculteurs continuèrent à être en dispute enfin le royaume ayant été exposé à une famine, le gouvernement permit, en 1555, de cultiver de plus grandes portions de terrain, qu’on augmenta encore en 1745. En ce moment, le Tavoliere nourrit douze millions de moutons, et les droits du fisc s’élèvent à 425,600 ducats.
La Pouille n’est pas le seul pays où le système pastoral, adopté par le gouvernement, fasse gémir les malheureux habitants de la campagne ; il en est de même dans l’Espagne, qui est dévorée par plusieurs milliers d’animaux conjurés contre la prospérité de ce beau royaume. Cette imprudente condescendance du gouvernement n’est utile qu’à un petit nombre de particuliers, et surtout à la mesta, société de grands propriétaires, composée de riches monastères, de grands d’Espagne, d’opulents capitalistes, qui trouvent leur avantage à faire nourrir leurs moutons aux dépens du public dans toutes les saisons de l’année, et qui ont fait sanctionner, par des ordonnances peu réfléchies, un usage introduit d’abord par nécessité dans les temps reculés, et dont la convenance se convertit bientôt en droit. Enfin lorsque l’abus commença à paraître intolérable, il avait jeté de profondes racines. Il en est résulté, depuis plus d’un siècle, une lutte continuelle entre les associés de la mesta d’un côté, et de l’autre les Estremenos, habitants de l’Estrémadure, province qui souffrait le plus de ces vexations, et qui a eu pour avocats tous les amis du bien public. Aussi, cette malheureuse Estrémadure, qui pourvoirait à la subsistance de deux millions d’hommes, contient à peine cent mille feux.
Il est donc bien reconnu que ce qui était avantageux il y a mille ans ne convient plus aujourd’hui. Le régime pastoral ne peut subsister que chez des peuplades errantes et peu civilisées l’agriculture est préférable à cet état incertain et précaire. L’industrie des troupeaux ne peut être avantageuse qu’autant qu’elle sera exercée comme en Angleterre où le peuple est pasteur et cultivateur en même temps. Il semble qu’on ne peut mettre en question, si, dans la Puglia, des prairies valent mieux que des champs cultivés. Cependant l’ambiguïté des faits et des résultats offerts par les partisans de Tune ou de l’autre opinion, l’esprit de parti qui les anime, les fait se contredire tellement, qu’il est difficile de trouver la vérité. L’habitant de la Puglia veut devenir agriculteur, celui de l’Abruzze ne veut que des pâturages ; les uns prétendent que les plaines seraient converties en solitudes sans les troupeaux qui les animent, et que tous les éléments y contrarient la propagation de l’espèce humaine les autres accusent le système pastoral d’avoir fait déserter le pays. Quel parti prendre au milieu de ces opinions et de ces intérêts divers qui se froissent ? Le seul convenable serait, sans doute, de donner aux habitants la liberté d’agir à leur gré, et de ne consulter que leurs propres intérêts dont la réunion devra toujours former l’intérêt public. Abolissez toutes les lois prohibitives vendez en propriété absolue toutes les terrés, et en petits lots, aux anciens locataires ; accordez aux propriétaires quelques exemptions et vous verrez bientôt que les hommes prendront la direction la plus avantageuse, même pour le gouvernement. Ils peupleront ces plaines arides ils les couvriront d’arbres et de moissons si le terrain y est propre, et ils ne laisseront des troupeaux qu’aux lieux dont ils ne pourront tirer aucun autre parti. Mais il faudrait éviter surtout que les fonds ne soient réunis entre les mains des spéculateurs car ce serait au détriment de la prospérité publique et de l’industrie.
Enfin dans l’espace d’un petit nombre d’années, on serait à même d’apprécier les résultats de cette tentative, qui, nous aimons à le croire, présenterait bientôt au gouvernement, dans l’accroissement rapide de la population dans la prospérité de l’agriculture et du commerce, une augmentation progressive de force, de richesse et de puissance.

Les protagonistes de l'imaginaire et leurs Oœuvres

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