P. [non identificato], in AA.VV., L’Italie, la Sicile, les Iles Eoliennes, l’Ile d’Elba, la Sardaigne, Malte, l’Isle de Calypso, etc. Sites, monuments, scènes et costumes […], Audot père, 6 parti, 2 voll., 1834-1836, vol. 2, Royaume de Naples, pp. 209-216
Mais il est temps de nous diriger sur la Pouille, féconde en oppositions de terrain, différentes en tout de celles qu’offrent l’Abruzze, et d’y aller puiser de nouvelles émotions.
Rien ne ressemble moins, en effet, à la première de ces provinces que celle dans laquelle nous allons entrer ; mais nous n’en goûterons que mieux le plaisir des contrastes.
Après quelques jours de trajet au travers de montagnes, les unes arides, les autres fécondes, mais toutes vastes, hardies, imposantes, intersectées de vallées aussi variées dans leurs formes que fertiles en paysages ravissants, nous voici parvenus à l’antique Equatuticum, citée, non seulement dans l’itinéraire d’Antonin, mais dans le sixième livre des lettres de Cicéron à Atticus, et le huitième de Virgile ; elle nous annonce à la fois Luceria [Lucera] et Foggia villes, toutes deux importantes de la Pouille, et même Troya, qui, placée sur la dernière éminence de l’Apennin expirant, n’a de célèbre que son nom.
Ces belles contrées n’ont point d’hiver, et l’on est en droit de les doter, sans hyperbole poétique, d’un éternel printemps. À l’époque où nous les saluons, il s’offre à nous dans toute sa grâce et sa magnificence ! Arrivés dans Lucera, nous nous retrouvons sur le sol désolé des Samnites, qui là, virent se consommer leur infortune : car Pontius, leur général, qui fut pour eux ce que Camille fut pour les Romains, y subit à son tour le supplice qu’endurèrent ces derniers dans la vallée de Caudium. Singulier autant que malheureux destin ! Lucera, située dans un territoire inépuisablement fertile, se releva de ses ruines ; mais l’aïeul de l’immortel Julien, l’empereur Constance et les Lombards, les plus féroces des barbares, la détruisirent de nouveau, et depuis ce temps elle n’a pu recouvrer sa splendeur passée.
Charles II d’Anjou, roi de Naples, a doté Lucera d’une, cathédrale bâtie des décombres de la cité des Samnites, et bien que frustes, une foule de statues, que l’on trouve encore parmi ces décombres, attestent l’art étrusque et campanien, qui a plus d’un rapport avec celui de la vieille Egypte.
Voici la ville où mourut le vainqueur inhumain de la maison de Souabe, et Foggia, dans laquelle nous entrons, console de sa mémoire sanglante par le tableau aussi riant qu’animé qu’elle offre aux regards du voyageur.
Assise au milieu d’une plaine de vingt milles d’étendue, située entre la mer Adriatique et la mer Méditerranée, et l’entrepôt des denrées, tant exotiques qu’indigènes, du royaume de Naples, Foggia sourit en effet à l’œil de l’ami de l’humanité; et la foire qu’elle tient dans l’été a pour objet d’écouler la foule de produits agricoles qu’elle renferme dans ses murailles : toutes les populations y accourent, et reine pour ainsi dire de la Pouille, elle verse au loin les trésors du commerce et de l’abondance ; en vain le terrain que l’on foule en sortant de ses murs est pulvérulent dans l’été; il n’en est pas moins fertile, et d’innombrables moissons d’épis y surgissent de toutes parts. Des chiens énormes sont les gardiens de troupeaux immenses, et tout annonce sinon l’opulence, du moins une aisance, garant du bien-être de ses habitants. Véritables transhumantes, les moutons, qui tels que les flots écumeux de la mer recouvrent son territoire, la quittent dans l’été pour aller paître sur les Apennins, et reviennent, au printemps et dans l’hiver, engraissés par la lavande et le thym dont ils se nourrissent dans les montagnes.
Nous voici foulant à chaque pas le sol des héros, tant du moyen que de l’ancien âge. À peu de distance de Foggia est Manfredonia, dont le nom rappelle le digne et malheureux rejeton du fier Frédéric II, et nous saluons à la fois et ses murs et les ruines de Sipuntum [Siponto], cité fondée par Diomède, à son retour du siège de Troie.
Manfredonia est bien percée et commerçante, sinon autant que Foggia, mais à proportion de sa population de moitié moins grande que celle de cette dernière ville ; Diomède, surnommé le bâtisseur de villes, construisit Sipuntum auprès des ruines de laquelle s’élève le Monte Gargano, où Saint-Ange, célèbre par les pèlerins nombreux qui y allaient visiter un des premiers sanctuaires de la catholicité.
Rentrés dans la brûlante plaine de la Pouille, nous allons l’explorer sur ses points les plus importants ; et Cannes, où Rome fut à la veille de périr à son berceau par les mains d’Annibal, va fixer pendant quelque temps nos pas.
Campo del Sangue, où Champ du Sang, tel est le nom que porte encore de nos jours Cannes et son territoire, si douloureusement célèbre ; nous y arrivons, et décrirons succinctement le combat qui ne lui a que trop bien mérité cette épithète.
Représentez-vous une plaine immense, unie et rase, tel que l’est le plancher d’un salon, et que sillonne seulement de ses ondes indigentes et paresseuses l’Offanto [Ofanto], qui seul la divise et ne l’arrose qu’imparfaitement. Annibal, le plus rusé, en même temps que le plus intrépide des capitaines de son temps, n’a que cinquante mille hommes à opposer à Rome, dont l’armée en compte quatre – vingt mille ; mais son expérience, sa duplicité, sa valeur, lui sont un garant que Terrentius Varro, qui commande ses ennemis, doit succomber aux embûches de son adresse, aux pièges que lui tend son génie.
Les deux armées sont, aux premières clartés d’un beau jour, déjà rassemblées sur le théâtre du duel que vont se livrer, d’une part, la maîtresse des mers, de l’autre la maîtresse de la terre, et Annibal voit d’un œil satisfait que Varron accepte la bataille dans le lieu même où il a su si adroitement l’attirer. Un vent, dont le nom peint toute l’impétuosité, le vulturne s’élève, ainsi qu’il l’a prévu, sur la plaine aride et brûlante ; il enveloppe les Romains de sa poussière subtile et cuisante ; il le tourne contre eux, et cet auxiliaire puissant, que le ciel semble lui envoyer, jugé faible par Varron contre ses légions jusqu’ici indomptables, est ce qui doit assurer à son rival la plus brillante comme la plus sanglante des victoires.
Les armées s’ébranlent, Varron fait passer le fleuve à ses troupes, et bientôt elles sont en présence des Gaulois, des Espagnols et des Numides, qui composent l’armée carthaginoise.
Ô fortune ! tu trahis les Romains dès les premiers coups que leur portent leurs adversaires ; Paul Emile, le seul homme qui consul et commandant sous Varron, peut empêcher leur perte, est mortellement blessé, et quelle que soit la valeur des légions, leur dévouement et le bruant désir qu’elles ont de faire triompher Rome et la venger de la mort de l’un de ses plus grands citoyens : vains efforts ! Un piège horrible leur est tendu par Annibal, qui, avec le vent qui les aveugle, va rendre infructueuses tant de vertus et de bravoure !
Au milieu même de l’action, et pendant que Romains et Carthaginois s’acharnent tels que des vautours les uns contre les autres, qui le croirait ! Annibal prescrit à cinq cents de ses Numides de cacher leurs armes sous leurs tuniques, feindre de déserter ses rangs et de se présenter aux Romains, « tels que des transfuges qui viennent se réunir à eux, las qu’ils sont de servir Carthage, prodigue de leur sang, et qui n’acquitte par aucune récompense celui qu’ils ont déjà versé pour elle » Leur air indigné, et jusqu’aux larmes qu’ils feignent de répandre, trompent les Romains qui les reçoivent parmi eux ; mais que font les faux déserteurs ? Ils ouvrent avec leurs dagues, jusque-là cachées, les flancs des chevaux de la cavalerie romaine, et, privé qu’est Varron d’un nombre considérable de ses cavaliers au moment où les Numides débordent ses ailes de toutes parts, il donne en frémissant le signal de la retraite pour sauver au moins le peu de Romains qui lui restent.
Paul Emile, deux proconsuls, vingt-neuf tribuns militaires, plus de quatre-vingts sénateurs et soixante-dix mille hommes meurent à cette bataille, tandis que, dans les rangs carthaginois, il ne périt que quatre mille Gaulois leurs auxiliaires, et quinze cents Africains ou Espagnols.
Mais laissons cet horrible champ de carnage, dont les ossements semblent encore se dresser pour accuser les deux ambitions les plus funestes à l’humanité dans l’ancien âge : l’ambition de Rome et celle de sa rivale, et saluons en passant, pleins d’amour et de respect, les restes du palais de cette opulente Apulienne qui reçut et sauva si généreusement ce que comptaient de plus illustre les débris de l’armée romaine. Busa, femme sublime et courageuse ! Ton nom, que nous a transmis Tite-Live, fut digne des honneurs que Rome reconnaissante te rendit lors qu’elle vit rentrer, grâces à toi, dans ses murs une foule de jeunes hommes, enfants de ses plus dignes patriciens auxquels tu prodiguas tout, trésors, vêtements, et surtout ta bienfaisante et touchante pitié.
Après Cannes, Venosa, autrefois Venusium, se montre à nos regards. Là, respira l’auteur de l’Art poétique, le chantre de la philosophie et des grâces ; c’est là que fut son berceau, d’où semblent s’exhaler encore les vers, doux interprêtes de son âme. Les Grecs eux-mêmes n’eurent pas de poète plus suave, plus pénétrant ; il s’élève dans l’ode aux immenses hauteurs de Pindare, tandis que dans ses épîtres il descend au langage le plus facile et le plus intime.
Barletta va nous consoler des champs de Cannes. Cette ville, où l’on entre au retour de notre excursion, est sans contredit une des mieux bâties du royaume de Naples. Larges, bien pavées, ses rues répondent aux palais et aux églises qui les décorent, tout annonce l’aisance, si ce n’est l’opulence dans ses habitants ; son architecture est de la renaissance ; elle dut cette splendeur aux princes de la maison d’Arragon, successeurs des princes angevins, et aux dominateurs normands. L’intrépide Mainfroy y tint les états généraux de son royaume pour s’arracher à la détresse dans laquelle il était ; mais ses efforts furent sans fruit. Le seul monument remarquable de Barletta est la statue colossale en bronze que l’on voit adossée à l’un de ses palais, et que les uns disent être Rachis, un des rois lombards qui opprimèrent l’Italie au lieu de la faire fleurir, mais qui est bien reconnue pour être un Héraclius. Aussi mal dessinée que mal posée, cette statue est ignoble et sans grâce, et la croix qu’elle tient dans les mains et qu’elle semble montrer au peuple de l’antique Bardulurn, assemblé autour d’elle, loin de lui imprimer de la grandeur, ajoute encore à son manque de dignité.
Trani, distante seulement de six milles de Barletta, fut, dit-on, bâtie par Tirennius, fils de Diomède ; agrandie et ornée par Trajan, qui lui donna le nom de Trajanapolis, elle rivalise avec Barletta d’élégance dans la construction de ses maisons et de ses places publiques. Le commerce considérable qu’elle fait en blé, ainsi qu’en sel, est la source de son aisance. Sa cathédrale est un gothique-saxon, et date au moins de six siècles ; elle s’élève au-delà de son port exigu et de peu d’utilité. Quant à son château, dramatiquement célèbre, on le cite surtout par le supplice qu’osa y faire endurer, au fils du doge de Venise, Tiépolo, Frédéric II, qui le fit pendre à la vue même des galères de la république !
C’est encore à Trani qu’eut lieu le grand duel de douze Français de l’armée du duc de Nemours, et de douze Espagnols de celle de Gonsalve de Cordoue, dont il ne resta que six Espagnols et quatre Français.
Soutenir l’honneur de leur pays fut le seul sentiment qui guidait ces braves en champ clos lorsqu’ils y furent chercher la mort, et les quatre Français qui y surgirent se firent tellement remarquer par leur bravoure, qu’on les vit se faire un rempart des corps de leurs généreux coursiers tombés à leurs pieds, plutôt que de rendre leurs armes.
Bisceglia [Bisceglie], autrefois Vigilium, parce qu’elle servait de sentinelle au camp des Romains du temps de Pyrrhus, et Molfetta, sont deux villes opulentes que l’on trouve au sortir de Trani ; mais Molfetta l’emporte sur sa voisine, car elle est une des plus commerçantes de la Pouille et ne le cède qu’à Bari, sa métropole, pour la richesse de son territoire.
Piscosi moenia Bari, ville poissonneuse, disait Horace, de cette cité peu distante de Venusium sa charmante patrie, et Bari est célèbre à plus d’un titre.
Un catapan, ou vice-roi des Grecs du Bas-Empire, y fit longtemps sa résidence au nom de l’empereur son maître ; et quand de simples gentilshommes normands, fils du sire de Hauteville, l’en chassèrent, pour se fonder un trône dans la Pouille, Tancrède et Boëmond, illustre dans les Annales dramatiques de France, et l’autre dans l’épopée du Tasse, régnèrent dans une ville où l’on croit entendre encore retentir leurs noms héroïques. Bari a une population analogue à l’inépuisable fertilité de la Pouille, et sa cathédrale se fait remarquer par le plus haut clocher de toute la contrée. L’église de Saint-Nicolas renferme une chapelle souterraine tellement pittoresque et saisissante, que nous nous sommes empressés d’en reproduire l’effet aussi neuf que piquant dans la Pl. 80. Des myriades d’oliviers, au feuillage pâle et décoloré, ombragent de toutes parts les environs de cette ville animée et commerçante ; mais la monotonie de leur teinte grisâtre est agréablement coupée par le vert éclatant des orangers, des citronniers, qui marient leurs rameaux à leurs troncs épais et noueux. Ces ombrages sont on ne peut plus secourables au voyageur sous un ciel tout de flamme, et ce n’est que là qu’il trouve la fraîcheur aussi douce qu’elle est rare : ils s’étendent à perte de vue, et l’on en est couvert jusqu’à Polignano et Monopoli, ville riante que l’on croit être l’antique Egnatia ou Egnaticulum, jadis célèbre dans l’Apulie. Chaque bourgeois des champs recueille ici plus de salines d’huile que celui de la Campanie, quelque féconde qu’elle soit en pampres, n’en recueille de vin. Mais il est temps de nous diriger vers Brindisi, autrefois Brundusium, avant d’aller plus loin ; car cette ville, qui jadis eut tant de retentissement dans le monde romain, est empreinte de ses plus puissants souvenirs. De là, continuant notre pèlerinage jusqu’à la grande Grèce, nous atteindrons le terme de notre excursion.
Au bout d’une route, tantôt riante parce qu’elle est fleurie, et tantôt importune parce qu’elle est poudreuse, apparait Brindes, où Rome tout entière se transporta, pour de là se ruer avec ses légions, Pompée, César, et son sénat divisé, dans les plaines de Pharsale, d’où elle ne surgit que pour subir le joug du plus dangereux de ses citoyens. Il en est des villes comme des individus, et souvent leur seul aspect suffit pour exprimer aux yeux du voyageur intelligent les vicissitudes qu’elles éprouvèrent. Triste, et n’offrant que des ruines, de ce nombre est celle où nous entrons, fameuse à la fois par ses gloires et ses misères. Une colonne colossale est d’abord ce qu’on y aperçoit, puis des maisons d’où s’élancent des touffes de palmiers au feuillage toujours vert ; des dûmes, des clochers, se groupent à ce tableau architectural, et suffisent pour le rendre imposant et grandiose. Brentus, fils d’Hercule, fut, dit-on, le fondateur de Brindes, où deux collines, séparées par une étroite vallée, s’élevaient pour en rendre l’intérieur aussi pittoresque qu’il était vaste. Deux temples, l’un dédié à Apollon et l’autre à Diane sa sœur, y brillaient à l’envi, et c’est dans la place qu’occupait ce dernier que s’élève de nos jours la cathédrale bâtie au douzième siècle par Roger, d’abord duc, et ensuite roi de Sicile. Indépendamment de la colonne, haute de soixante-trois pieds, de laquelle nous venons de parler, deux autres, du fût le plus élégant et du marbre le plus pur, brillent à l’entrée du port, jadis rempli des trirèmes romaines. Virgile y mourut, Agrippine y rapporta les cendres de Germanicus, et Cicéron qui y promena sa cruelle incertitude, alors qu’il attendait les sanglais résultats de Pharsale, apparaissent successivement dans ces murs, où l’on croit encore les voir errer.
Au sortir de Brindes, fouler le sol de l’antique Japigie, à laquelle un fils de Dédale donna son nom, est l’espace qui nous reste à franchir avant de quitter la Pouille. Lieux célèbres qui réveillent, comme on voit les plus grands et les plus touchants souvenirs, Virgile les chante au troisième livre de son Épopée, et Lictius Idomeneus, un des héros vainqueurs de Troie, fonda, dit-on, la cité dans laquelle nous entrons, après un trajet aussi rapide qu’il a été riant.
Plus splendide encore que ne le sont Barletta, Trani et Bari même, et placée entre les mers Adriatique et Ionienne, Lecce possède, indépendamment de son territoire, aussi fertile qu’il est vaste, des rues larges, aérées, bien pavées, et, entre autres monuments, un cloître appartenant à un ancien couvent de dominicains que l’on s’empresse de voir, tant refit en est saisissant et l’aspect grandiose! Une place publique s’y bit aussi remarquer par une statue du despotique Philippe II, ainsi qu’un vaste marché, dont nous donnons le tableau à la 81e de nos planches. L’olive, l’orange, le safran, la plante du tabac, croissent en abondance autour de cette ville, et elle doit les édifices, aussi solides qu’élégamment construits dont elle s’enorgueillit, au tuf, qui porte son nom, pierre aussi dure qu’elle est abondante. Ce fut dans cette ville que descendit Auguste, alors Octave, lors qu’il accourut d’Apolonie à la nouvelle de l’assassinat de César, qui lui laissa le monde pour héritage ; Godefroi, un des douze fils du sire de Hauteville, en fit bâtir la cathédrale au douzième siècle. Tancrède, un de ses descendants, y naquit, et Frédéric II, prince aussi célèbre que malheureux, y fut élevé et la gouverna longtemps. Nous ne sortirons point de Lecce sans prévenir nos lecteurs, qu’éloignée de la mer à une distance considérable, elle n’est point l’antique Salente qui existait, selon toutes les probabilités, au village appelé Soletta, près des ruines d’Hydruntum et de Monopoli. Mais il est temps de nous rendre à Otrante, cité qui, non moins illustre que celle où nous sommes, nous invite à la visiter.
Au fond de la plus belle des Péninsules, lieu vulgairement appelé le Talon de la Botte, c’est là que s’élève Otrante, tellement proche de l’Épire, que non-seulement on en voit le rivage, mais que Pyrrhus y voulut faire construire un pont qui aurait joint la Grèce à l’Italie : nous y entrons au jour naissant, et n’avons qu’à nous féliciter de la plus flatteuse et douce des visites.
Il est peu de villes qui soient plus illustre qu’est Otrante, appelée jadis du nom grec d’Hydrus ou Hydruntun, à cause des sources qui surgissent limpides sur son territoire. L’illustre secrétaire de Théodoric, Cassiodore, lui donne encore celui de Tyr des Italiens, ensuite de l’innombrable quantité de murex que nourrit la mer qui baigne ses murailles, et l’on sait que ce coquillage teint les étoffes du pourpre le plus vif. Onze stades suffisaient à peine dans ces temps à faire le circuit de l’enceinte d’Otrante, que protégeaient cent tours dont on voit encore les restes dans notre 82e planche. Mais tombée depuis ce temps du faîte de la gloire, le moyen-âge sonne le glas funèbre de sa mort, et Mahomet II, que ne craignirent pas de soulever contre elle et Venise et Florence, jalouses de sa fortune, après l’avoir fait assiéger par Géduc, un de ses bachas, l’ensevelit sous ses ruines, et depuis ce temps Otrante n’eut pour se consoler de sa chute que les richesses rurales de son territoire, un des plus fertile de l’Italie. La vigne s’y marie au peuplier, le caroubier au palmier gigantesque, et l’on y voit briller ensemble, et la végétation de l’Europe et celle de l’Asie ; mais la Grèce, sa voisine, se restaure, Athènes se reconstruit, et les jours de prospérité reviendront peut-être. Toutefois n’oublions pas, avant de quitter cette ville, un trait de courage de l’un de ses défenseurs, digne de figurer à côté de celui des Decius et de Regulus.
Marco était le nom de ce citoyen ; il commandait dans la cité quand Géduc en faisait, au nom de Mahomet, le siège. Déjà une grêle d’immenses boulets de pierre avait presque écrasé Otrante, et tout annonçait qu’elle allait succomber, quand Géduc en fait demander les clefs au gouverneur par un parlementaire ; mais celui-ci au lieu de les donner, les jeta dans la mer, et dit au député d’aller porter cette nouvelle à son maitre.
Mais, après Otrante, Tarente, dont les rivages sont les plus suaves de tous ceux de ces belles contrées, nous invité à l’aller visiter, gisante qu’elle est aussi dans la poussière : nous nous rendons aux vœux de l’illustre veuve, et, passant successivement devant Mandurium, l’une des métropoles de l’antique Messapie, et Monopoli, riante ville moderne, nous entrons dans ses murs aussi humbles de nos jours qu’ils étaient jadis superbes.
Reine de l’Italie, avant que Borne surgît, pour l’opprimer et en agrandir la gloire, Tarente était majestueusement assise aux bords de son golfe, qui le dispute d’étendue et de beauté avec celui de Naples. Tara, fils de Neptune, en fut le fondateur, et Phalante jeune héros, envoyé de Sparte, vint en accroître la puissance en y versant le trop-plein de la population de sa patrie ; depuis ce temps jusqu’aux jours où Rome devint à son tour florissante, la fortune ne cessa d’ajouter à la gloire comme au bonheur de Tarente. Des temples, des palais, des forums et des théâtres s’élevaient de toutes parts dans son enceinte, et métropole de la confédération des républiques de la grande Grèce, Architas, à la fois porte, orateur, géomètre, philosophe et grand capitaine, non seulement la gouvernait, mais quand Platon vint le visiter, il conduisait à la victoire les essaims de fantassins et de cavaliers qu’elle nourrissait dans ses murs. Bientôt Rome devint jalouse de tant de grandeur et de tant de gloire, et déjà toute puissante. Il fallut, pour la combattre, appeler d’abord Alexandre Molosses, roi d’Épire, et ensuite l’habile et intrépide Pyrrhus, l’un de ses successeurs. Le compagnon de Cinéas fut vaincu par Fabricius ; Annibal lui succéda dans sa haine comme dans sa fortune, et Fabius Maximus vengea Rome en étouffant sa rivale. Il l’assiégea et l’arracha aux mains du héros carthaginois, et Tarente vit non-seulement trainer en esclavage trente mille de ses citoyens, mais les monuments de ses arts allèrent, tels que ceux de Corinthe, embellir la ville éternelle ; la statue colossale d’or, ouvrage de l’immortel Lisippe, fut de ce nombre, et elle cessa d’appeler l’univers civilisé dans la grande Grèce. En vain les barbares vinrent plus tard venger Tarente en se ruant sur Rome, que telle qu’une victime ils immolèrent ; Tottila l’enlève aux Grecs de Constantinople, et Narres à Tottila, sans la rendre plus heureuse, et pour combler ses infortunes dans le moyen-âge, comme Rome les avait comblées dans l’ancien, le roi sanguinaire, qui causa par sa tyrannie les vêpres sanglantes de Sicile, fit peser sur elle son sceptre de fer, sans que rien la soulage de ses disgrâces !
Mais que dis- je ! le Galèse, aux bords duquel Virgile composa plus d’une de ses Bucoliques, et ses coteaux où croissent encore des pampres rivaux de ceux de Falernes, chantés par Horace, lui restent avec son ciel suave, l’air balsamique que sa végétation exhale, et les innombrables essaims de poissons, tous exquis que lui fournissent tant sa grande que sa petite mer, et nul n’est malheureux avec de tels trésors.
Nous ne quitterons pas Tarente sans rappeler ce qu’en dit l’amant de Lalagé
Ille terrarum rnihi præter omnes
Angulus ridet; ubi non Hymette
Mella decedunt, viridique certat
Bacca Venafro.
Ver ubi longum, tepidaque præbet
Jupiter brumas; amicus Aulon,
Fertile Baccho, minimum falernis
Invidet uvis.
Ille te mecum locus, et beatæ
Postulant arces : ibi tu calentem
Debita sparges lacryma favillam
Vatis amici.
Ce petit espace de terre m’est plus agréable que tout autre pays ; le mont Hymette ne produit pas de meilleur miel, ni Venafro d’olives plus délicates ; le printemps y est presque continuel, et le pire des saisons y tempère le froid pendant les hivers ; aussi les vins qu’on cueille dans les environs et sur le coteau d’Anion, si favorisé de Bacchus, ne le cèdent-ils en rien aux vins de Falerne.