Léon Palustre de Montifaut, De Paris à Sybaris. Études artistiques et littéraires sur Rome et l’Italie méridionale. 1866-1887, Paris, Lemerre, 1868, pp. 285-366.
LETTRE XXVI
FOGGIA ET LE MONT GARGANO
Foggia, 17 mars. 1867
Un moine du mont Cassin, Guaifre de Salerme, nous représente dans un de ses poëmes un pèlerin normand qui, venu dans la Pouille pour visiter le monastère de Saint-Michel, au mont Gargano, ne pouvait s’empêcher de jeter un regard d’admiration et de convoitise sur le beau pays dont ses compatriotes devaient plus tard devenir les conquérants. J’avoue n’avoir nullement partagé les sentiments enthousiastes du pieux voyageur, et s’il m’est permis de dire en prose ma véritable pensée, jamais je n’ai encore parcouru une contrée comparable à l’antique Apulie pour la tristesse, la désolation et la laideur. Figurez-vous une plaine immense, à peine ondulée, sans arbres, et n’offrant à la vue qu’un monotone et interminable pâturage. En été, le sol est aride et desséché, et les nombreux ruisselets qui l’entrecoupènt sont entièrement privés d’eau ; en hiver, au contraire, la terre humide et revêtue de luxuriants herbages. Une légère couche d’humus repose partout sur un lit argileux quelquefois riche et profond, mais le plus souvent atteignant seulement deux pieds d’épaisseur. Au-dessous se trouve tantôt un calcaire analogue à celui de l’Apennin, tantôt une sorte de conglomérat ou de brèche crétacée. Certes, en présence de terrains ainsi constitués, il est difficile de nier l’existence en ce lieu d’un vaste golfe à une époque relativement moderne. Peut-être même les flots venaient-ils battre le pied des monts, depuis les gorges du Minervino jusqu’aux collines élancées de Campobasso, et le Gargano aux bois de chênes séculaires, travaillés par les aquilons entièrement séparé du continent, formait une île montagneuse, poste avancé dans la mer.
Quoi qu’il en soit, cette longue plaine a son histoire, et longtemps elle a possédé une constitution, une organisation propre, dont la triste influence se fait encore sentir. Son nom de tavoliere lui vient bien moins, à mon avis, de la configuration de son sol plat, uniforme et comme balayé par un courant inconnu, que de la division de sa surface en pâturages distincts et réguliers, véritable échiquier légal et tyrannique, inventé par l’esprit de fiscalité et maintenu presque jusqu’à nos jours. Les bergers samnites, à l’époque de leur liberté, avaient coutume de descendre l’hiver de leurs montagnes, et de s’établir avec leurs troupeaux au nord de l’Aufidus, entre l’Apennin et la mer. Devenus maîtres de l’Italie méridionale, les Romains changèrent un déplacement volontaire en une migration forcée et régulière, l’obligation de se transporter chaque année dans la plaine fut grevée encore d’un lourd tribut.
Les Lombards, les Grecs et les Normands laissèrent subsister un régime source pour eux de considérables profits, et ils se contentèrent d’accorder de temps en temps aux bergers quelques privilèges destinés à leur faire oublier la primitive exaction. Bientôt néanmoins la législation subit une profonde modification sur ce point. Sous les derniers princes de la maison d’Anjou, Ladislas, Jeanne II et le roi René, les bergers recouvrèrent leur ancienne liberté, les migrations redevinrent volontaires, à la condition de payer une redevance fixe pour chaque tête de bétail, et le nouvel impôt, non plus, comme l’ancien, particulier à la Pouille, fut étendu au royaume entier. En 1446, l’année même qui suivit l’événement d’Alphonse Ier d’Aragon, le pâturage de nouveau fut rendu obligatoire, et le système plus doux qui lui avait succédé fut partout aboli. Montluber, l’habile ministre du prince, crut assez faire pour les fermiers, frustrés dans leurs droits les plus chers, en leur accordant certains avantages qu’il serait trop long de relater ici.
L’État, d’autre part, prenait à sa charge l’entretien de certains chemins, ouverts dans la montagne dans le but de faciliter la marche des troupeaux, et sa prévoyance intéressée allait même jusqu’à fixer les lieux de repos et la durée des séjours. En revanche, il n’était point permis de s’écarter du chemin désigné ; il fallait, aussitôt arrivé dans la plaine, que chaque pasteur fit constater le nombre des animaux confiés à ses soins, ce qui n’exemptait nullement de nouvelles et fréquentes déclarations, toujours suivies de vérifications sévères et minutieuses. Les bergers devaient se rendre aussi, tôt en un lieu déterminé, ne jamais le quitter sans autorisation ; et quiconque se fût permis de retourner dans la montagne sans en avoir préalablement avisé les inspecteurs de Foggia, eût été sévèrement puni.
D’après des calculs fort curieux que Montluber lui-même a eu soin de nous laisser, les plaines de la Pouille pouvaient annuellement nourrir neuf cent vingt-deux mille moutons. Un bœuf, une vache, un cheval ou un mulet étaient comptés pour dix brebis, un âne pour cinq, et un porc pour deux et demi ; trois veaux étaient considérés comme l’équivalent de deux vaches, et deux jeunes agneaux, d’une brebis nouvellement passée sous la main du tondeur. On le voit, la réglementation et la statistique n’ont pas pris naissance de nos jours. Le domaine de l’État ne suffisant bientôt plus, les terres des seigneurs, celles des villes et des couvents lui furent assimilées par l’avide souverain, uniquement préoccupé du soin de remplir un trésor épuisé.
Ce régime odieux attendrit un jour le cœur de Lemos, vice-roi vers l’an 1602, et les propriétaires furent autorisés dès lors à se substituer aux officiers du fisc pour le dénombrement de leurs troupeaux. Qu’arriva-t-il ? Le nombre des animaux déclarés subit aussitôt une réduction de moitié, et le vice-roi, afin de rétablir l’équilibre, doubla les taxes de sa propre autorité. Les abus augmentant chaque jour, une sévère enquête fut ordonnée au siècle dernier, et le roi Ferdinand cherchait le moyen de remédier au mal quand la Révolution française vint bouleverser ses États. Les fermiers de biens appartenant au Domaine furent déclarés propriétaires du sol dont ils étaient détenteurs, moyennant un léger tribut, et les bergers, sous la même condition, entrèrent en possession des terres assignées come pâturage à leurs troupeaux.
Les Bourbons, en 1817, au lieu d’accepter le bénéfice des amélioration opérées par un gouvernement étranger, et qu’eux-mêmes avaient souhaitées jadis tout en étant impuissants à les réaliser, rétablirent l’ancien ordre de choses, avec tous ses inconvénients reconnus. L’insurrection de 1820 vint leur montrer le danger de retomber dans de vieilles erreurs condamnées depuis longtemps. Il me paraît incontestable que la haine engendrée chez les populations méridionales par l’institution tyrannique et impopulaire du tavoliere fut pour beaucoup dans la facilité que les sociétés l’époque trouvèrent à l’exécution de leurs projets de ruine et de bouleversement. Heureusement le gouvernement, convaincu désormais de la fausse route dans laquelle il s’était engagé, s’il ne revint pas au système français, abolit au moins la migration forcée, et laissa les fermiers conduire volontairement leurs troupeaux dans la plaine, ainsi qu’ils l’auraient toujours fait si un aveugle esprit de fiscalité ne s’était imaginé d’imposer une chose naturelle dans le but d’en faire son profit.
Le régime foncier dont je viens d’esquisser brièvement l’origine et l’organisation n’était pas, à mes yeux, simplement une atteinte portée à la liberté individuelle, ce qui eût déjà suffi à le frapper de mort; il devait encore, avec le temps, engendrer une double plaie morale que rien ne saurait guérir, En effet, l’ingérence du gouvernement dans les affaires des particuliers, les tracasseries continuelles du pouvoir, ne devaient pas seulement irriter la population des campagnes, elles devaient encore faire naître en elle l’esprit de ruse et de dissimulation. Propriétaires de troupeaux et officiers de la couronne, en présence des facilités nombreuses qu’ils avaient chacun de leur côté de commettre des fraudes et des détournements, devaient bien souvent sentir faiblir leur intégrité et s’élargir leur conscience, et de là résultaient un abaissement des caractères et une profonde démoralisation. Les effets du système adopté dans la Pouille avaient dans tout le royaume de lointains contrecoups, et le mal gagnant de proche en proche, le pays à la fin s’affaissa dans une entière corruption morale dont l’abîme fut à peine sondé par les esprits le plus clairvoyants. Déguiser sa pensée fut désormais l’étude principale ; toute franchise disparut, les yeux ne furent plus les serviteurs prompts et infaillibles de l’esprit, et l’Italie devint le pays de l’oculo torvo et de la jettatura. Aussi, au commencement de ce siècle, Napoléon, qui connaissait la Péninsule, put-il écrire à son beau-frère Murat « Le trait dominant des Italiens est l’intrigue et la fausseté, » parole flétrissante que tout malheureusement semble encore justifier. Ah ! Combien ce peuple devrait méditer ces lignes d’un de nos grands poètes « L’œil de l’homme est ainsi fait qu’on y aperçoit sa vertu. Notre prunelle dit quelle quantité d’homme il y a en nous. Nous nous affirmons par la lumière qui est sous notre sourcil. Les petites consciences clignent de l’œil, les grandes jettent des éclairs. Si rien ne brille sous la paupière, c’est que rien ne pense dans le cerveau, c’est que rien n’aime dans le cœur. »
On se demande souvent, et moi-même je me suis parfois adressé cette question : comment se fait-il que le brigandage soit endémique dans l’Italie méridionale ? N’en cherchez pas les causes ailleurs que dans les migrations forcées auxquelles ce peuple fut contraint pendant plus de deux mille ans. En règle générale, toutes les nations nomades sont adonnées au pillage et à la déprédation. Pourrait-il en être autrement, surtout lorsqu’une forte éducation morale fait complétement défaut ? L’homme qui a un domicile fixe et assuré hésitera longtemps avant de commettre un larcin au détriment d’un voisin en face duquel peut se trouver chaque jour. Celui-là au contraire qui mène une vie vagabonde, soit volontairement, soit par ordre d’autrui, peu à peu se laissera entrainer à considérer tout ce qui est à portée de sa main comme faisant partie de son propre domaine. Bientôt même il ne se contentera pas d’un vol inoffensif, il convoitera tout ce qui brillera à ses yeux, tout ce que son esprit même ne fera que soupçonner et il ne reculera pas devant un crime pour satisfaire, ses désirs. Or, s’il est une loi physiologique parfaitement constatée, c’est qu’une habitude perpétuée chez un peuple pendant plusieurs siècles finit par pénétrer si profondément les esprits, que rien ne saurait non-seulement la déraciner, mais l’ébranler tant soit peu. Suivant les calculs les moins exagérés, un dixième environ de la population entière du royaume de Naples restait six mois chaque année loin de ses foyers, abandonnant dans la montagne une égale quantité d’habitants livrés aux mauvais conseils de la misère et de la faim. Après cela, il n’est point surprenant que le brigandage ait pris dans l’Italie méridionale une considérable extension, et soit jusqu’à ce jour demeuré rebelle à toutes les tentatives faites pour l’anéantir.
Sans parler jusqu’ici de Foggia, j’ai cependant retracé tout au long son histoire. Cette ville n’a rien de commun avec Diomède, auquel on fait jouer dans cette contrée le rôle de Lycaon en Grèce. Son aspect seul indique assez son origine. De tout temps ce fut une cité commerciale, dont le développement suivit l’extension du tavoliere. Résidence des officiers de la couronne chargés de surveiller la stricte exécution de la loi sur les pâturages, son rôle était celui d’un entrepôt général, d’un marché perpétuellement ouvert. Aussi, Foggia donne au premier abord l’idée d’un immense campement. À l’exception de deux ou trois rues, réservées aux principales autorités de la province et que l’on pourrait appeler officielles, toutes les maisons sont basses, sales, et servent de demeures aux gens de la campagne, qui forment la plus grande partie de la population. Du reste dans la péninsule il n’existe point de villages, en général, c’est-à-dire des agglomérations de mille à quinze cents individus.
Les villes, au contraire, de vingt-cinq à trente mille âmes, s’élèvent à des distances très-rapprochées les unes des autres, surtout dans les provinces méridionales, où les dangers perpétuels auxquels se trouvent exposées les personnes isolées ou groupées en petit nombre ont forcé les cultivateurs à venir le soir chercher dans la cité la plus voisine un abri et une protection. Aussi les villes napolitaines ne renferment-elles qu’un chiffre très-restreint de citadins. Le jour il y règne le plus morne silence, tandis que le soir on circule au milieu d’une vraie fourmilière de contadini. Le dimanche surtout, il faut voir la piazza, rendez-vous obligé de tous les hommes valides, et sur laquelle, malgré ses proportions considérables, il est impossible de circuler. La foule n’ondule pas, comme chez nous ; elle demeure immobile. L’Italien n’a qu’à tendre la main pour trouver tout ce que nécessite sa nourriture : une laitue verte, une orange et un peu de fenouil. La viande est pour la plupart chose inconnue, et certes nul autre peuple ne pourrait être comparé à celui-ci pour la sobriété. Les anciens Romains aimaient la bonne chère, nous dit-on ; il fallait cependant que le bien-être chez eux ne fût pas si général, puisque les poètes se sont empressés de chanter comme des exceptions les quelques citoyens dont la table était bien servie. Auguste lui-même, le maître du monde, ne prenait à ses repas, si j’en crois Suétone, qu’un peu de pain trempé dans de l’eau, un morceau de pastèque (cocomero), une tige de laitue ou un fruit acide. Un anachorète eût pu sans scrupule être plus exigeant.
S. Angelo, 18 mars.
J’avais vu, il y a quelques années, dans l’église de Sainte-Scholastique, à Subiaco, une vieille fresque du XVe siècle qui avait fortement intrigué mon esprit. Un taureau y était figuré à l’entrée d’une grotte ouverte dans la montagne, et semblait le point de mire des arcs nombreux d’une foule affolée, sur laquelle l’animal impassible laissait tomber des regards de dédain. À l’aveu de mon ignorance du sujet, on me répondit que le peintre avait voulu représenter l’apparition de l’archange saint Michel sur le mont Gargano. Fort bien ; mais comment s’est-il montré aux faibles humains ce terrible ministre des vengeances du Seigneur ? A-t-il revêtu la forme d’un taureau, par hasard ? J’en étais là de mes suppositions, lorsque, ce soir, je gravissais lentement mille circuits habilement tracés qui devaient me conduire au lieu même du prodige, et que mon impatience trouvait d’une interminable longueur. Je n’apercevais ni ville, ni village, et la route montait, montait toujours. Un instant je m’arrêtai, et je fus comme ravi moins de la grandeur que de la variété du tableau qui se déroulait sous mes yeux. Qui songerait aux plaines de la Pouille, en présence de cette belle chaîne des Apennins que le regard suit bien au-delà du poétique Vulturne ? Qui ne sentirait se réveiller tous les souvenirs de sa classique enfance à la vue du cours de l’Ofanto, sur les rives duquel Rome une dernière fois fléchit devant Carthage ? Cannes n’existe plus que dans les récits de l’histoire, mais au-delà ne vois-je pas, au bord de la mer, Barletta et Trani, tandis que près de moi mon œil plonge dans les rues de la ville née d’un caprice de l’infortuné Manfred ? Et puis, ne suis-je pas sur les collines de Matine, dont le thym odorant nourrit les abeilles auxquelles Horace aimait à se comparer, et mon imagination ne peut-elle voir errer sur le rivage l’ombre attristée du philosophe Archytas, et s’écrier avec le poète : « O vanité de la science ! La vôtre embrassait dans leur ensemble les deux pôles du monde et les vastes espaces du ciel… Vous voilà mort. » Où suis-je ? Non, pas même à Damas je n’ai vu des rues aussi nauséabondes et un peuple aussi déguenillé ! Je n’eusse jamais cru que dix-neuf mille chrétiens pussent être plongés dans une pareille fange sans aspirer à en sortir. Si Hercule revenait sur la terre, son courage serait capable de fléchir devant ces nouvelles étables d’Augias. Par malheur, il est tard, l’église Saint-Michel est close, et je n’ai que le temps de jeter un coup d’œil sur une belle rotonde normande et sur un château ruiné du XVIe siècle, avant d’aller me renfermer dans une maison que j’ai louée tout entière pour deux francs.
Foggia, 19 mars.
Mon hôtesse a un fils, et ce fils me prend pour un Italien. S’il ne me l’avait pas dit, son air seul me l’indiquerait assez. Je crois même qu’à ses yeux je représente quelque peu le lointain gouvernement de Florence. Aussi tout va bien à Sant-Angelo, le peuple est heureux et les habitants semblent avoir hérité de leur part du paradis. Je me nomme, je fais connaître ma nationalité et j’apprends que j’avais ouï seulement un lambeau de langage officiel. Le syndic est un homme pervers, qui n’a pour lui que l’appui du gouvernement. Le couvent des Capucins vient d’être fermé, ce qui met à la charge des pauvres familles ceux de leurs membres dont elles espéraient tirer quelques secours. Trois cents réfractaires tiennent la campagne dans les gorges du Gargano et reçoivent des habitants des secours effectifs en vivres et en argent. Les prisons de Barletta regorgent d’innocentes victimes, jeunes gens pour la plupart. Les chemises rouges de l’endroit, lors de la création de la garde nationale, se sont transportées à Naples, et ont adressé à chaque ouvrier un magnifique uniforme, accompagné d’une traite de seize ducats. L’évêque de Manfredonia, rentré depuis huit jours dans son diocèse, a refusé de chanter un Te Deum le jour de la fête du roi…. J’allais oublier Saint-Michel.
Une grille ouverte sur la rue donne entrée dans une vaste cour, à droite de laquelle s’élève un haut clocher bâti par Robert d’Anjou. Au fond, sous un portique, commence l’escalier, dont les cinquante-cinq marches taillées dans le roc conduisent à un petit atrium entouré d’un double étage de galeries, vestibule de la grotte où l’archange voulut être invoqué. Négligeons de magnifiques portes de bronze, sur lesquelles nous reviendrons plus tard, et entrons de suite sous les arceaux gothiques qui forment une vaste nef en avant du miraculeux séjour. J’ai vu en Grèce l’antre de Trophonius, j’ai vu en Syrie la caverne de la pythonisse d’Endor, et certes ni l’un ni l’autre de ces lieux obscurs, consacrés par la Bible ou la Mythologie, ne m’ont semblé aussi effrayants que la grotte de Saint-Michel. Je ne saurais peindre l’effet au milieu du silence, de l’eau tombant goutte à goutte de l’immense rocher qui s’arrondit en voûte au-dessus d’un autel dont les mille flambeaux font scintiller l’or des ex-voto. Ce point, splendidement lumineux, grâce à l’obscurité de tout ce qui l’entoure acquiert encore un plus vif éclat, et l’archange apparaît comme au milieu d’une gloire céleste et d’une véritable couronne de feu.
Est-ce ainsi que l’envoyé de Dieu se montra à l’évêque Laurent de Siponto ? Écoutons la légende, la discussion ne doit venir qu’après.
Vers les dernières années du Ve siècle, sous le pontificat du pape Gélase, comme des bergers faisaient paître leurs troupeaux sur les hauts plateaux du Gargano, un taureau disparut tout à coup et fut trouvé, après de longues recherches, immobile à l’entrée de la grotte indiquée plus haut. Dans un but qu’il serait difficile d’expliquer, il arriva que l’un des pasteurs lança une flèche contre l’animal, et le trait, par une action divine, au lieu de suivre la direction donnée, se, tourna contre l’agresseur. À cette vue, toute la montagne fut frappée de stupeur, et personne n’osant plus s’approcher de la caverne enchantée, une députation fut envoyée à l’évêque de Siponto. Aussitôt le pieux prélat ordonna trois jours de jeûne et de prières, afin d’obtenir l’explication de ce fait merveilleux. Ce temps écoulé, l’archange saint Michel avertit l’évêque que cette grotte était sous sa protection, et qu’il avait témoigné par ce qui était arrivé son désir de voir un culte rendu à Dieu en ce lieu, sous sa propre invocation et celle des saints anges. Sans plus tarder, le vénérable pontife, suivi de nombreux habitants de la cité, se dirige alors vers la montagne, où il va célébrer le divin sacrifice et la tradition raconte que, durant le trajet, des aigles, planant au-dessus de la tête des pèlerins, garantissaient leurs crânes dénudes des ardeurs d’un brûlant soleil.
Tel est le récit légendaire, dans lequel il n’est nullement question de l’apparition de saint Michel sur le mont Gargano, à moins, encore une fois, que le terrible archange ne se soit caché sous la forme d’un taureau. Si le messager divin s’est montré quelque part, c’est à Siponto assurément, bien que rien n’indique autre chose qu’une simple révélation, un avertissement du ciel. L’histoire en cette circonstance encore ne viendrait-elle pas à notre secours ? À l’époque de la domination romaine, la grotte du Gargano servait de retraite à un oracle fameux, que le christianisme avait tout intérêt à anéantir. Le meilleur moyen était de faire prendre au culte dont ce lieu était le théâtre une autre direction, et le récit supposé de l’apparition de saint Michel vint servir la foi sans blesser les esprits.
En dehors d’un antique siège épiscopal, l’intérieur de la grotte ne renferme rien, au point de vue de l’art, qui mérite d’être signalé. Les vantaux de bronze, au contraire, placés à l’unique entrée, sont une œuvre remarquable, sous le double rapport de la provenance et de l’exécution. « Je vous supplie vous tous qui venez ici afin d’y prier, dit une inscription, d’examiner d’abord un si bel ouvrage, et, après être entrés, d’implorer à genoux le Seigneur pour l’âme de Pantaleone qui commanda ce travail » Et dans la crainte que l’avis ne fût oublié ou que les âmes simples ne conçussent de l’embarras à formuler leurs vœux, le donataire attentif a eu la précaution, au-dessus de sa supplique, de faire graver cette invocation « O grand prince Michel, nous te demandons, nous qui venons implorer ta faveur, d’exaucer nos prières pour l’âme de celui qui commanda ce travail afin qu’il jouisse avec nous et en même temps des joies éternelles, lui qui fit ainsi orner ces portes pour sanctifier ton nom. »
Les vantaux sont divisés en vingt-quatre panneaux, sur chacun desquels se trouve figuré un fait relatif aux diverses apparitions des anges Michel et Gabriel. Empruntées la plupart aux saintes Écritures, ces représentations n’ont qu’un secondaire intérêt. Deux compartiments seulement ont trait à l’histoire de la grotte. Dans l’un, l’archange apparaît en songe à l’évêque Laurent de Siponto et lui fait entendre ces paroles : « Tu as bien fait ; tu as demandé à Dieu ce que les hommes ne pouvaient découvrir ; » et dans l’autre, le même saint Michel s’adressant au prélat, lui dit : « Tu n’as pas besoin de dédier cette grotte, que j’ai dédiée ; car celui qui a fondé a aussi dédié. »
Le travail du bronze ne ressemble ici en rien à ce que nous sommes habitués à retrouver ailleurs. Les panneaux, parfaitement polis, ne présentent aucun relief, et l’artiste s’est contenté de tracer profondément dans l’airain les contours des figures qu’il voulait nous offrir. Puis, son travail achevé, il a introduit dans toutes les parties creuses un fil d’argent, destiné à faire de loin reconnaître les sujets. Sans doute le dessin est partout répréhensible, les visages et les corps sont démesurément allongés, les contours sont heurtés, la composition est diffuse. Toutefois, à un certain point de vue l’effet décoratif n’est nullement altéré par ces défauts. Et puis ne faut-il, pas se rappeler que ces portes ont été à fondues à Constantinople, en pleine décadence de l’art, sous une influence hiératique aussi funeste à la forme qu’elle était mortelle pour l’imagination ? Quoi qu’il en soit, l’excellent Pantaleone, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, tenait à cet ouvrage, et il a recommandé avec insistance aux recteurs de l’église Saint-Michel de faire nettoyer ces portes au moins une fois l’an, afin qu’elles soient toujours claires et resplendissantes. Il est inutile d’ajouter que depuis plusieurs siècles, il n’est fait nul droit aux désirs de ce généreux bienfaiteur.
Les rues droites ne sont certes pas d’invention moderne, et toute ville rapidement bâtie par l’effet d’une puissante volonté offre inévitablement l’aspect d’un damier plus ou moins régulier. Eh quoi ! L’uniformité est antipathique à notre nature, et cependant nous sommes poussés vers elle tout d’abord ! Il nous faut le temps, la réflexion, pour reconnaître ce qui est le plus conforme à notre esprit, à nos tendances et à nos goûts. Il y a vraiment là un problème psychologique fort intéressant à étudier. Toutefois, comme je ne saurais librement à cette heure me livrer à cet examen, je quitte Manfredonia et je cours à Siponto.
De ville, n’en cherchez pas, elle a depuis longtemps disparu ; la vieille cathédrale seule est demeurée debout au milieu du désert. D’ailleurs, ce vénérable témoin d’un célèbre passé peut amplement suffire à nous consoler de l’anéantissement complet d’une antique cité. C’est un édifice unique au monde, je ne crains pas de l’affirmer. Aux trois cercles concentriques de certaines rotondes citées comme raretés, correspondent ici trois carrés, et cette disposition se répète deux fois d’une manière identique, dans la crypte et au-dessus du sol. Quatre forts piliers intérieurs s’élèvent aux angles intérieurs du premier collatéral, et l’air circule de tous côtés sous de sveltes arcades appuyées sur des colonnes de marbre blanc. Une petite coupole se dresse au centre de la voûte et verse sur l’autel des flots de lumière et de jour. O vous qui ne retrouvez plus que des formes connues, vieux archéologues blasés, venez à Siponto ! Jeunes architectes qui recherchez une conception nouvelle, venez encore à Siponto !
Je ne parlerais pas de l’abbaye de Saint-Léonard, l’ancienne demeure des Templiers, le seul endroit habité de la mer à Foggia si la cuisine du couvent n’offrait une disposition analogue à celle que nous trouvons, en France, au monastère de Fontevrault. Au moins ici on ne prend pas des foyers à rôtir pour des chapelles ; il est vrai qu’en Anjou on n’est pas obligé d’être savant. Le terrain est entièrement oolithique, et l’extraction des pierres se fait par incisions régulières, comme en Sicile aux environ de Marsala. Le soir, après deux jours d’absence, j’étais de retour à mes pénates provisoires, fatigué, mais heureux et content.
Foggia, 20 mars.
Dans un poëme sur la vie de saint Secondin, évêque de Troja, cette dernière ville est mise en parallèle avec la célèbre cité des bords du Simoïs. Sans doute le pieux disciple des Muses s’était laissé entraîner par la similitude des noms, car jamais il n’y eut au monde deux situations aussi dissemblables. Tandis que du haut de la citadelle de Pergame, assise sur des rochers escarpés, l’œil plonge dans un profond ravin, capable de donner le vertige , explication suffisante de dix années de siège et de combats, ici tout est ondulations insensibles et molles dégradations ; je trouve un simple mamelon, et rien de plus. Et puis, où sont les deux torrents qui sillonnent la plaine de l’Asie Mineure, où est le blanc sommet de l’Ida, où chercher surtout cette vue splendide sur les flots brillants de la mer Égée et le rocher de Ténédos ? La colonie grecque qui au XIe siècle de notre ère donna à la ville son nom actuel n’avait sans doute jamais vu la patrie d’Hector et de Priam, pas plus que les pionniers américains n’ont l’idée d’Athènes ou de Memphis, lorsqu’ils imposent ces noms vénérés à leurs campements industriels.
Par elle-même la ville de Troja est très-insignifiante, et son église seule mérite examen. Aussi est-ce un des plus beaux édifices religieux de l’Italie du sud, un type parfait de l’architecture normande dans cette contrée. Il n’existe aucune incertitude sur l’époque de sa construction, car une inscription que nous avons nous-même relevée sur le mur extérieur du transept en fait honneur à Guillaume II, prélat, qui vivait sous le règne du petit-fils de Robert Guiscard. Dans la crainte de ne pas recevoir de compliments, l’évêque y déclare lui-même les habitants de Troja heureux de posséder un pareil monument. Il eût fallu qu’ils fussent bien difficiles, en effet, pour n’être pas satisfaits. Quiconque connaît la Toscane peut se faire aisément une idée de cette riche ornementation dont Lucques et Pise possèdent les plus beaux spécimens. Il est facile de se figurer à l’extérieur, ici de hautes arcatures reposant sur des piliers plats, sous lesquelles se creusent des losanges aux retraits multipliés, là des colonnes appuyées sur des lions, plus loin de petites croisées romanes contournées par de grotesques médaillons. L’intérieur, plein de sévérité et d’une mâle élégance, à ma grande surprise vient de subir une remarquable restauration. Gloire à l’architecte napolitain, Frédéric Travaglini, qui a dirigé les travaux, et à l’évêque dominicain Thomas Passero, qui les a laissés s’accomplir ! Enfin voilà donc une église qui ne sent pas le boudoir ! Réveille-toi, vieux, Guillaume, « modérateur de la tranquillité publique, libérateur de la patrie, » ton œuvre, après six cents ans, reparaît au jour brillante de jeunesse, plus éclatante que jamais !
Troja possède aussi des portes de bronze d’un style analogue à celles du Gargano. L’une d’elles, la plus ancienne, a malheureusement subi, à deux reprises, de suspectes réparations ; l’autre, au contraire, est demeurée intacte jusqu’à ce jour. Outre leur valeur intrinsèque, toutes les deux, en nous faisant connaître le nom de leur auteur, acquièrent encore un plus haut prix. Elles attestent que, dès les premières années du XIIe siècle, il existait en Italie des artistes capables de couler le bronze et de le ciseler avec autant d’art qu’à Byzance. Le progrès n’est pas considérable, je l’avoue, mais au moins l’art est né, il ne lui reste plus qu’à se développer ; il ne vole pas encore, mais il commence à agiter ses ailes. Aussi ai-je recueilli avec bonheur le nom d’Oderisio de Bénévent, qui ne fut pas seulement un homme de talent, mais encore un grand citoyen. « C’est lui, dit une inscription, qui, pour protéger la liberté, démolit la citadelle et entoura la ville de murailles et de fossés. » Ce fait seul, si les peuples étaient reconnaissants, eût dû suffire pour son immortalité.
De Troja l’œil distingue nettement, vers le nord, un immense château qui domine la plaine et forme un des points les plus curieux de l’horizon. Deux heures à peine séparent de ces ruines colossales derrière lesquelles s’abrita longtemps toute une étrange population transportée d’Orient. Ce fut en effet à Lucera que Frédéric II établit une colonie de soldats sarrasins et créa une ville musulmane dont les chrétiens furent exclus. En plein XIIIe siècle, au milieu de la catholique Italie, sous la protection d’un souverain germanique, on vit s’élever une mosquée, et la voix du muezzin put librement, du haut d’un minaret, appeler trois fois par jour les croyants à la prière. Bien plus, le fils d’Henri VI et de las pieuse reine Constance voulut vivre lui-même parmi les sectateurs du Coran, et c’est alors qu’il fit bâtir la forteresse que nous visitons. Une colline entière est couverte par cette construction gigantesque, pentagone irrégulier, flanqué de tours à éperons, dont le sol est labouré en citernes et qui semble encore menacer les pays d’alentour.
Un soir, Frédéric n’était plus, la sentinelle sarrasine s’entendit héler du dehors en arabe, et bientôt elle put ouïr ces mots : « Voici votre seigneur et votre prince, le fils de votre empereur, qui vient suivant vos désirs se confier à votre loyauté ; baissez les ponts-levis et ouvrez-lui les portes.» L’enthousiasme aussitôt gagne tous les cœurs, car on avait reconnu la voix de Manfred, ce royal fugitif qui ne trouvait plus où reposer sa tête là où ses pères avaient régné. Néanmoins le gouverneur Marchisio refuse de livrer les clefs et de recevoir son ancien maître. Que faire ? Un soldat indique alors un conduit destiné à l’écoulement des eaux par lequel on peut pénétrer dans la place. Manfred descend de cheval aussitôt et se jette résolûment dans l’étroit passage. Peu après il apparaît dans la citadelle, et les soldats africains, ivres de joie à la vue du fils de celui qu’ils appelaient le grand Empereur, méconnaissent la voix de leurs chefs, brisent les portes, et conduisent en triomphe par les rues de Lucera le prince qui à leurs yeux est toujours souverain.
Quelques jours plus tard, une veuve désolée et deux enfants venaient aussi chercher un refuge au, milieu des Sarrasins ; Manfred avait péri dans une sanglante bataille à Bénévent, où il ne pouvait pas même trouver un tombeau. Les Musulmans, de leur côté, voyaient se clore pour eux la longue série de leurs beaux jours, et ils ne devaient pas survivre, en Italie, à la race de leur protecteur. La dispersion de la petite colonie fut le premier acte royal de Charles d’Anjou.
En dehors de son château, la ville de Lucera n’offre aucun intérêt, mais elle est propre et élégante et elle présente une apparence de bien-être plus rare en Apulie que partout ailleurs. On dirait un de ces lieux retirés de la province, séjour de la magistrature et des petits rentiers. Pendant que je foulais aux pieds les larges dalles de ses rues, au milieu d’un silence que rien ne venait troubler, je repassais dans ma tête la singulière histoire du roi Frédéric II. Quels que soient les reproches que l’on puisse faire à ce prince, il faut incontestablement le reconnaître pour une des plus grandes figures de son temps. Dans ses luttes avec la cour de Rome, les torts ne furent pas toujours de son côté. La papauté mit parfois à la poursuivre un acharnement singulier, au point que le roi de France qui plus tard devait être saint Louis, malgré son entière soumission à l’Église et à ses chefs, ne craignit pas, au concile de Lyon, de se porter défenseur, contre Innocent IV, du souverain injustement attaqué. Et s’il introduisit les Musulmans dans ses États, n’est-ce pas dans ces fâcheux débats qu’il faut en chercher la cause ? En présence d’un ennemi dont le pouvoir spirituel était plus à craindre que les armes et qui lui faisait redouter une désertion de ses sujets, n’est-il pas naturel qu’il ait cherché les moyens de se créer des défenseurs ?
Frédéric n’était pas seulement un habile guerrier, il était encore philosophe et poète. Chose prodigieuse pour son temps, il parlait six langues avec facilité. Le normand, le teuton, l’arabe, le grec, le latin et l’italien, lui étaient également familiers. Il s’efforça de donner de sages lois à ses peuples, et on peut voir encore aux archives de Naples le manuscrit de ses « Constitutions ». Passionné pour les arts autant que pour les lettres, il couvrit ses États de splendides constructions. Toutefois l’antique Parthénope et son golfe enchanteur ne semblent pas avoir fait une vive impression sur son esprit. S’il commença le castel d’ell’Uovo, ce fut dans un but de défense bien plus que d’agrément. Les premiers gradins de l’Apennin inclinés vers l’Adriatique le charmaient surtout par l’épaisseur des forêts et l’extraordinaire abondance du gibier, car la chasse était son plaisir favori. Aussi, en dehors du palais de Foggia et de la forteresse de Lucera, dispersa-t-il partout ses châteaux dans la montagne. Apricena, à l’entrée des gorges du Gargano ; Castel di lago Pesole et Ascoli, sur les flancs du Vulturne ; Castel del Monte, au milieu des rochers du Minervino, furent autant de demeures édifiées dans un même et unique but. Esprit élevé et sage, ce prince fut néanmoins dans son siècle un partisan déclaré de l’astrologie, et il ne sut souvent pas se roidir contre de vaines superstitions. On lui avait prédit dans sa jeunesse qu’il finirait ses jours sur le territoire florentin, aussi ne voulut-il jamais entrer dans Florence, persuadé que la capitale de la Toscane lui porterait malheur. Lorsqu’il tomba malade à Castel Fiorentino, près de San-Severo, la prophétie lui revint à l’esprit et il attendit patiemment son destin, dans la conviction que l’oracle allait s’accomplir. Il mourut en effet dans ce lieu le 13 décembre 1250, à l’âge de cinquante-six ans, après avoir porté trente et un ans la couronne impériale et régné cinquante-deux années sur Naples et la Sicile.
LETTRE XXVII
LES NORMANDS SUR L’ADRIATIQUE.
Venosa, 21 mars 1867,
Le bonheur est à mon avis essentiellement une chose d’imagination. Je suis heureux parce que que je crois l’être, indépendamment de tout précepte et de toute règle. S’il en était autrement, la félicité serait une chose absolue, tandis qu’elle n’est que relative. Ce qui fait plaisir à l’un, le plus souvent chagrine l’autre, et cependant par des moyens différents on atteint le même résultat. Aussi, docteurs, à quelque secte que vous apparteniez, gardez pour vous tous vos enseignements ! Ne venez pas, je vous en prie, par vos formules et vos prescriptions, déranger le calme de mon existence ! L’art d’être heureux n’est pas un art chiffré, et toutes vos paroles redondantes ne pourraient que troubler mes esprits.
Sans doute il faut admettre certains principes fondamentaux ; cette nécessité de tout temps a fait loi, et je ne suis pas assez fantasque pour en repousser l’acceptation. Je dirai volontiers avec Horace : « La vertu est la seule condition du bonheur, il faut la suivre et planter là toutes les vulgaires voluptés. » Seulement il est aussi difficile de s’entendre sur ce nouveau point que sur le premier. Il y a tant de manières différentes de comprendre la vertu que le même homme peut être un saint pour certaines personnes, et pour les autres un mécréant. D’ailleurs, que l’on ne se méprenne point sur le sens des mots ; je n’ai aucunement l’intention de soulever un sujet gros d’orages ni de discourir contre-temps. Mes paroles ne sauraient franchir les limites accordées au caprice, à la juste dispute et au libre choix. Je réprouve néanmoins cette école qui veut nous imposer ses tyranniques volontés, emmailloter notre esprit et diriger systématiquement notre intelligence dans telle ou telle voie. Si Dieu nous a livré la nature, s’il nous a donné la faculté de créer tout un monde fantastique afin d’élargir le cercle où nous sommes enserrés, faut-il ne pas user de cet admirable privilége et nous condamner à dessein à l’indigence et à la pauvreté ? Fables et mensonges ! Direz-vous. Et qu’est-ce qui n’est pas mensonge ? Est-ce surtout, dites-le-moi, l’inquiète et maussade réalité qui doit servir à votre bonheur ? Chassez, chassez cette triste compagne, voilez-la tout au moins, et faites comme les Romains qui couvrent leurs édifices de briques et de plâtre d’un revêtement de marbres précieux. Les choses ne sont pas simplement telles qu’elles sont, elles sont encore telles qu’elles semblent être ; c’est ce qui explique la diversité des impressions et des récits. J’ai ouï dire qu’un de nos peintres célèbres apercevait toutes les couleurs à travers une certaine teinte grise qui donnait à ses tableaux une apparence d’uniformité. L’imagination opère en nous tous, mais diversement, suivant les sujets, une analogue altération. Par l’éducation nous agrandissons encore notre horizon, nous venons tous à un égal degré au partage du riche patrimoine laissé par les hommes de génie. Nous vivons de la vie d’autrui autant que de la nôtre, nous décuplons nos facultés et nous nous préparons un nouvel élément de bonheur. Ainsi, aujourd’hui, au point de vue matériel, tout semble s’être réuni pour s’opposer à mes projets, et cependant je rie ne me sens nullement malheureux. Pourquoi cela ? Est-ce le plaisir que fait toujours éprouver une difficulté vaincue ? Non assurément ; le cas n’en vaut pas la peine. Mais j’ai tout oublié, souffrances physiques et ennuis moraux, en présence des lieux chantés par un grand poète, et qui depuis quinze ans me sont plus familiers que ceux même où j’ai reçu le jour.
Ces plaines présentent un interminable guéret ! — Je le sais depuis longtemps. Horace ne me l’avait-il pas dit en m’apprenant qu’ici Daunus régna sur un peuple de laboureurs ? Il n’y a point de pont sur l’Ofanto — Pourquoi m’en étonner : je n’ignore pas la violence de ses eaux. — Le Vulturne est déboisé, et ses flancs offrent l’aspect d’une triste et désolante aridité ! — Oui, mais écoutez ceci « J’étais encore enfant, un brave enfant, visiblement entouré de la faveur des dieux ; un jour, sur le mont Vultur, aux confins de l’Apulie, las de jouer je m’étais endormi. Glorieux prodige ! Des colombes, oiseaux des poètes, pour éloigner de moi le venin des vipères et la dent des ours, vinrent me couvrir, durant mon sommeil, des feuilles naissantes du myrte et du laurier sacré. » Étonnant prodige en effet qui de nous n’eût voulu en être témoin ? Ce fait m’annonce que j’approche de l’antique Venouse et triple mon attention. Quelle belle et douce nature ! Les mamelons s’entassent les uns sur les autres, tous arrondis, tous cultivés, et forment comme un jardin continu. L’arbre de Minerve, le pâle olivier, règne en maître dans la contrée, et étend son ombrage découpé sur l’innombrables ceps de vignes auxquels des roseaux plantés en faisceaux servent de frêles soutiens. Ce pays ne m’est point inconnu, et je puis facilement me croire au pied des collines Albaines, aux environs de Frascati.
Canosa, 22 mars.
QUE suis-je venu chercher à Venosa ? Évidemment un souvenir et rien de plus. Il ne reste aucune trace de l’époque du poète auquel la ville doit son lointain renom, et les quelques débris romains encastrés dans les murs de l’abbaye normande de la Sainte-Trinité sont postérieurs au temps où il vécut. Certes, si je me fusse seulement posé les questions adressées par Horace à son ami Vala, mon voyage fût toujours demeuré à l’état de projet. Mais que m’importent l’état des chemins, la qualité du pain et celle du vin même ? Le corps n’est jamais fatigué lorsque l’intelligence est satisfaite. Je professe avant tout le dilettantisme des choses de l’esprit, et un pays acquiert pour moi d’autant plus d’intérêt qu’il a été sacré par un plus grand nombre d’hommes de génie. J’ai surtout un faible marqué pour les poetes. Tout ce qui se rapporte à la vie d’un favori des Muses a le don particulier de me charmer profondément. J’aime à visiter les lieux où ces êtres privilégiés ont reçu le jour, et il me semble que j’apprécie mieux leur langage lorsque j’ai pu moi-même contempler la nature dont la vue a jadis éveillé leurs premiers sentiments.
Une place à Venosa porte le nom d’Horace, mais rien ne justifie particulièrement cette appellation. Je ne me suis au reste nullement enquis de l’endroit précis où le poète est né : les habitants eussent été capables de me l’indiquer aussitôt, et je sais trop en Italie ce que vaut une pareille assertion. D’ailleurs la demeure d’un affranchi devait être bien modeste, et tout nous incline à penser qu’elle était déjà tombée en d’autres mains, bien avant que l’ami d’Auguste et de Mécène eût acquis fortune, gloire et honneurs. Cet excellent père que les Satires nous ont appris à aimer, dut sans doute être obligé de vendre son petit patrimoine afin de subvenir aux frais ruineux de la brillante éducation dont son fils sut retirer de si excellents fruits. Horace est, je crois, le seul poëte au monde dont la famille n’ait pas contrarié les penchants. Aussi, comme ce fils pieux a saisi toutes les occasions de se montrer reconnaissant ! « Si mes défauts sont en petit nombre, dit-il, et si mon naturel est vraiment bon (la belle affaire de relever quelques taches légères sur un beau corps); si personne à cette heure encore n’est en droit de me reprocher l’avarice et ses hontes, la luxure et ses bassesses ; si ma vie à tout prendre est honnête et pure (il faut bien me passer ma propre louange) ; enfin si mes amis trouvent en moi un ami véritable, c’est à mon père, à lui seul, que je le dois.
« Il vivait du revenu très-restreint d’un petit domaine, et pourtant il trouva indigne de monsieur son fils l’école publique de Fabius, où se rendaient chaque jour de tout petits centurions, portant, suspendus à leur bras gauche, la bourse aux jetons, leurs cahiers d’étude, et chaque mois les minces honoraires du maître d’école.
« Encore enfant, ce père intrépide me conduisit à Rome, où il me fit partager l’éducation réservée aux fils de nos chevaliers, de nos sénateurs ! À me voir traverser la foule ainsi vêut douté accompagné et suivi de mes gens, qui donc eût douté qu’il eût sous les yeux l’unique héritier d’un riche patrimoine ? Infatigable surveillant de mes moindres actions, ce digne père m’accompagnait chez tous mes maîtres. Il fit mieux : il m’éleva dans cette extrême innocence, la première fleur de l’honnêteté. Grâce à lui j’évitai non-seulement le renom, mais l’apparence même du vice. Ainsi, tout de suite il se mit à l’abri du reproche de n’avoir si bien élevé qu’un simple crieur de vente à l’encan ou le digne héritier de sa petite charge. Au fait, de quel droit me serais-je plaint d’entrer dans la condition de mon père ?
« Plus il a fait pour moi, plus je lui dois de reconnaissance et de respect. Aux dieux ne plaise aussi, tant que je serai dans mon bon sens, que je ne sois pas fier d’un tel père, et que je cherche, à la suite de tant d’ingrats, une excuse à mon origine, en disant : « Ce n’est pas ma faute !… » Honte à ce triste langage, à ces raisonnements impies ! » Horace, en effet, en maints endroits, nous répète qu’il est le fils d’un affranchi, et ce n’est peut-être pas toujours sans un certain orgueil qu’il nous fait connaître l’humble condition dans laquelle il est né. Il avait, il faut l’avouer, quelque raison d’étaler une certaine fierté. Les gens de sa race ne parvenaient généralement à s’élever à une haute position que par l’intrigue et la duplicité : lui, au contraire, il se distingua toujours par la franchise et le désintéressement. Dépourvu d’ambition, il n’eut toute sa vie qu’un culte, celui des beaux vers. Aussi quelle idée ne nous donne-t-il pas de son art !
« La poésie, dit-il, est une institutrice admirable. Elle excelle à façonner les premiers bégayements d’une bouche enfantine ; elle accoutume l’oreille aux saines paroles ; elle abonde en sages conseils utiles à notre esprit, à notre cœur ; le méchant caractère, elle le corrige, et l’âme irritée, elle la dompte ! Elle enseigne à se méfier de l’envie, à honorer les grands hommes ; elle instruit l’avenir par l’exemple du passé ; elle est une allégeance dans la maladie, une espérance dans l’adversité. »
Et ailleurs : « La poésie est la santé, la force et l’abondance ; la paix en vient. Elle apaise également les dieux d’en haut et les divinités d’en bas.»
Horace revint-il jamais visiter les lieux de son enfance ? II est permis d’en douter. Il ne songea pas même, lors de son voyage à Brindes, à se détourner de quelques pas. Il parle souvent de sa chère Venouse, mais seulement pour rappeler des souvenirs lointains. Tibur, Baïa, la Sabine, lui offraient assez d’agréables lieux de repos. Que fût-il venu faire dans une lointaine province où il n’eût retrouvé ni parents, ni amis ?
Onze siècles plus tard cette petite ville, qu’une brillante auréole poétique indiquait seule au respect de tous, acquit tout à coup une nouvelle célébrité. Les Normands établis à Melfi, au pied du Vulturne, choisirent son sol pour y élever une immense basilique destinée à recevoir les dépouilles de leurs chefs. Pendant quelques années une prodigieuse activité régna à Venosa, mais à la mort de Robert Guiscard le silence reprit son empire, et rien ne vint plus l’interrompre désormais. L’abbaye de la Sainte-Trinité vit ses travaux pour toujours délaissés, et les successeurs de l’immortel conquérant de l’Italie méridionale n’eurent pas même la pudeur de lui élever un convenable tombeau. Il est impossible de ne pas rougir à la vue de ce massif informe qui recouvre les cendres du vaillant guerrier. Il dort à côté de ses frères, Guillaume Bras de-Fer, Humphrey et Roger, tandis que sa première femme, Aberarda, la mère de Bohémond, est séparée de lui après sa mort comme elle le fut de son vivant.
Bien souvent on s’est plu à célébrer l’abnégation de Philippe-Auguste, qui, au moment de livrer la bataille de Bouvines, offrit de céder au plus digne la couronne dont son front était orné. Tous les faits de ce genre sont sans doute remarquables, et nous pourrions les admirer encore plus si les souverains qui se permettent de faire une semblable proposition n’étaient certains d’avance que personne n’osera l’accepter. Quoi qu’il en soit, plus d’un siècle auparavant, Robert Guiscard avait déjà usé de ce puissant stratagème. Entouré à Durazzo par soixante mille hommes sous les ordres de l’empereur Alexis, il craint pour ses soldats l’inquiétude et l’effroi. Aussitôt, rassemblant les chefs, il leur dit : « Nous ne pouvons nous sauver que par l’obéissance et l’union, et je suis prêt à céder le commandement à un général plus habile. » Ces paroles redoublent la confiance que chacun avait en lui, et la victoire lui demeure fidèle malgré le petit nombre de ses soldats, qui eurent à lutter un contre six.
Les Normands, au reste, avaient chez les peuples du midi une réputation de courage qui suffisait presque à disperser leurs ennemis. On raconte que lorsque les fils de Tancrède de Hauteville parurent en Sicile, sous la conduite du patrice George Maniacès, ils déployèrent une telle valeur, que les Grecs et les Lombards les prirent pour des êtres surnaturels. Aussi ne leur fut-il pas difficile, sous prétexte de services mal récompensés, de s’emparer de la Pouille et de la Calabre et de se substituer à la place de leurs anciens protecteurs. La vigueur corporelle ne suffirait pas cependant pour expliquer un si prodigieux succès. Robert Guiscard, en particulier, dont le surnom en normand signifie fin et adroit, était doué, suivant les historiens du temps, d’un jugement exquis, de beaucoup de pénétration et de capacité. Il était généreux reconnaissant ; il traitait paternellement ses soldats, et on le vit au siège de Bari, pendant les quatre années qu’il fut retenu sous la place, partager volontairement les fatigues du dernier de ses compagnons d’armes. Il resta tout le temps nous disent les chroniqueurs, dans une mauvaise baraque faite de branches et couverte de paille, exposé aux rigueurs de l’hiver et aux traits de l’ennemi. Malheureusement une ambition excessive dépara toutes les nobles qualités de ce célèbre conquérant. Poussé par ses instincts despotiques, il abolit les formes populaires du gouvernement dans ses États et châtia les comtes et les barons qui refusaient de se soumettre à sa tyrannique autorité.
Je ne veux point ici établir une comparaison entre un grand poète et un grand guerrier, entre le favori d’Auguste et de Mécène et le fondateur d’une puissante dynastie qui a jeté sur l’Italie du sud un long et brillant éclat. Le parallèle, je le crains, ne serait pas favorable à l’aventurier normand. Il est bien souvent de mode, en France, de traiter d’hommes inutiles les enfants d’Apollon ; mais, je le demande, à quoi les militaires ont-ils jamais servi ? Quel rôle social ont-ils joué ? On nous parle parfois d’armées civilisatrices : et pourquoi ne nous entretient-on pas de la lumineuse obscurité ? Ce dernier accouplement de mots ne jure pas davantage que le premier. Je connais l’adage « Si vis pacem, para bellum. » Qui ne voit que parler ainsi c’est tourner dans un cercle vicieux. Tout notre temps se passe à préparer la guerre en vue de la paix, et à troubler la paix parce que la guerre est préparée. Que l’on me montre un grand général qui n’ait jamais fait la guerre par ambition, qui n’ait tiré son épée que pour défendre une cause juste, qui se soit arrêté son devoir accompli, et, soyez-en certain, je l’admirerai avec sincérité. Je ne puis au contraire accorder mes éloges aux tristes personnages qui cherchent dans les combats les moyens de s’élever et de s’enrichir ; à plus forte raison à ceux pour qui la bataille est uniquement une jouissance et un plaisir. Ces derniers, je l’avoue, s’il en existe, me font horreur.
Les enfants aiment à voir défiler des soldats : cela est tout naturel. Les peuples barbares ne connaissent pas d’autres amusements que le maniement de l’arc ou celui du fusil. Prétend-on nous prouver que l’état de la société à son origine soit l’idéal qu’il nous faut pratiquer ? Parfois les chefs d’armée, sans s’en douter, exercent une importante mission : c’est lorsqu’ils frappent une société décrépite, comme Alexandre, Gengis-Kan et Napoléon. Ceux-là sont des instruments, et à un certain point de vue on ne saurait leur en vouloir. Les principes n’en restent pas moins les mêmes, et personne ne parviendra jamais à me prouver que la guerre presque toujours ne soit pas une barbarie, et que le métier militaire, accepté comme état permanent, et non comme devoir en certaines circonstances, ne soit pas un non-sens, pour ne rien dire de plus.
Le rôle du poëte est bien différent. Il exerce sur la terre un véritable sacerdoce, sans lutte et sans effusion de sang. Il donne un corps palpable aux hautes spéculations des philosophes, et il est l’intermédiaire par lequel toute vérité tend à se généraliser. Il n’existe pas d’idée vraiment grande et généreuse qui, avant d’être acceptée, n’ait été mise en vers. Si l’on veut trouver le vrai caractère d’une époque, c’est chez les poëtes qu’il faut l’aller chercher. Ils reflètent l’esprit de leur temps, souvent même ils en sont les directeurs ; ils savent sous une forme concise et badine, faire accepter les enseignements utiles et les sévères leçons. Non, ces hommes-là ne sont pas inutiles et un peuple doit être fier de les posséder. L’amour de la patrie ne vibre nulle part plus profondément que dans leurs cœurs : on l’a vu bien souvent. N’est-ce pas aussi par leur voix que toute noble action reçoit sa récompense et que s’ouvrent les portes de l’immortalité ?
Tout en réfléchissant de la sorte en mon for intérieur j’étais revenu à la pauvre osteria, où depuis la veille j’avais trouvé à peu près le confortable offert par Horace à Torquatus : « Un repas plus que modeste, un lit rustique, une vaisselle en terre cuite, des légumes sans trop d’apprêts… rien de plus. » J’espérais au moins pouvoir y méditer à l’aise sans trouble et sans tracas, lorsque je vis entrer deux carabiniers du roi, dont l’air embarrassé ne laissa pas aussitôt que de m’égayer un peu. Ils venaient, bien malgré eux, dirent-ils, demander le passeport de ma Seigneurie, et ils tenaient à m’expliquer la raison de cette mesure. J’écoutai donc. Mon arrivée, tout à fait à mon insu, avait produit une certaine sensation dans Venosa, et les têtes fortes de l’endroit s’étaient demandé avec inquiétude ce qu’un étranger, non commerçant, pouvait venir faire dans leurs murs. Le souvenir d’Horace n’avait point jailli de leur esprit. On m’avait vu errer au hasard de tous côtés, n’était-ce point assez pour être suspect ? Les plus zélés ou les plus peureux s’étaient empressés d’avertir le syndic, et ainsi s’expliquait la visite officielle que j’avais l’honneur de recevoir. Ce récit, je l’avoue, n’était pas capable de rompre ma bonne humeur, aussi, longtemps après, je riais encore en moi-même, tout en me dirigeant rapidement vers Canosa.
Cette dernière ville, étagée sur les flancs d’un cône irrégulier, attire de loin les yeux, et ses maisons d’une blancheur de chaux lui donnent un aspect tout particulier. On dirait une cité orientale transportée sur le sol italien, et la pensée à sa vue se reporte instinctivement vers la pittoresque Syra. Tout au reste vient confirmer la première impression et le fidèle Eumée, « l’illustre gardien des porcs », ne saurait ici se trouver étranger. Il serait en effet difficile de rencontrer sur la terre un lieu habité où l’odorat fût plus désagréablement blessé. Sant-Angelo ne m’avait pas donné le dernier mot de la malpropreté de ces contrées ; je pense au moins dorénavant n’avoir plus d’écoles à supporter. Diomède peut bien être le fondateur de cette ville : à défaut de l’histoire, son extérieur parlerait assez haut. Les Argiens, retour de Troie, se reconnaîtraient dans leurs descendants.
Qui pourrait s’imaginer que l’un des griefs de l’Italie révolutionnaire contre la France est l’achat des jardins Farnèse par Sa Majesté Napoléon III ? La noble pensée qui a dirigé cette transaction n’a pu être saisie de ce côté des monts. Faire des fouilles dans l’unique but d’être utile à la science, une pareille idée n’a jamais pu ici germer dans les esprits. Chercher des trésors, à la bonne heure ! Aussi, comment le roi de Naples a-t-il pu livrer le sol de la patrie à un prince étranger ? Pour ce seul fait, il mériterait son malheureux sort. Eh bien ! Je viens de voir ce dont est capable ce peuple jaloux et vantard uniquement livré à ses inspirations. Qui n’a entendu parler des hypogées de Canosa ? Qui ne s’empresse, aussitôt arrivé, de se diriger vers la célèbre nécropole ? Hélas ! Désormais il est impossible de fournir ce chemin sans être péniblement attristé. Le sol a été partout bouleversé, trituré, avec un acharnement fébrile, avec une incroyable âpreté au gain. On ne s’est pas contenté d’enlever les objets portatifs, on a mutilé les murailles, brisé les colonnes, anéanti à dessein tout ce qui pouvait être de quelque intérêt. Avec une pareille manière de procéder, toutes les questions résolues de nos jours pourront être agitées de nouveau par nos arrière-enfants : les preuves disparues, pourquoi nos assertions auraient-elles quelque valeur à leurs yeux ?
Nous nous étonnons parfois de la richesse étalée par les anciens dans leurs sépultures. Cette splendeur cependant est toute naturelle : elle est le résultat des idées auxquelles tous les esprits étaient alors soumis. L’homme, se disait-on, ne descend dans le cercueil que pour ressusciter et reprendre un jour une vie nouvelle. À proprement parler, il n’est pas mort, mais appesanti par un long sommeil. Le rêve de chaque homme était donc non-seulement de se préparer un tombeau à l’abri des déplacements et des profanations, mais encore d’orner cette dernière retraite et d’apporter tous ses soins à son embellissement. Car le sépulcre était avant tout une demeure, et une demeure pour l’éternité.
À Canosa, plus qu’ailleurs peut-être, ces principes avaient reçu une large application. Les sépulcres creusés dans le sol étaient formés de plusieurs salles, précédées le plus souvent d’un élégant portique où le rude coussinet dorique se voyait souvent rapproché des gracieuses volutes d’Ionie. Tous les murs étaient tendus de toile de lin brodée d’or des festons de fleurs descendaient des plafonds, et tout autour des appartements étaient rangés des statues de marbre, des bustes de terre cuite et des vases d’une grande dimension et d’une rare beauté.
Comme si les plaisirs de la table étaient les plus grands que nous puissions goûter, les chambres funéraires affectaient en général l’apparence d’un triclinium. Au centre, sur des tables, étaient disposés avec art des plats de formes diverses, des tasses, des coupes, des lampes, des fleurs et des fruits. Sur des lits de bronze, aux pieds d’ivoire richement travaillés, les défunts à demi couchés, semblaient prendre part à un éternel banquet. Tous les costumes étaient de drap d’or, et les femmes, la tête ceinte de la tiare ou du diadème, étalaient un nombre prodigieux de colliers et de bracelets. Telles étaient, en quelques mots, la disposition et l’ornementation des hypogées les plus remarquables de Canosa, et si l’un d’eux seulement fût demeuré intact, rien peut être dans l’immense bagage de l’antiquité n’eût pu lui être comparé pour l’intérêt, la richesse et la beauté. Aujourd’hui tout est détruit. Il ne reste plus ici qu’un souvenir, et tous les objets, même ceux de la plus médiocre valeur, barbarement ravis à leur destination, sont dispersés sur les étagères d’un musée, ou entassés obscurément chez des amateurs ignorés. Je rentrai en ville le cœur navré de cette violation des tombeaux que je rencontre partout en Italie. L’intérêt de la science pourrait à peine l’expliquer ; la cupidité au contraire lui donne un caractère odieux.
Barletta, 23 mars.
À une époque où la direction des affaires publiques passe de main en main avec tant de rapidité, on peut concevoir, jusqu’à un certain point, que des récompenses soient accordées à des actes d’une moralité douteuse par ceux-là mêmes qui en ont profité. Le nouveau prince, dans la persuasion qu’il n’a fait que rentrer dans ses anciens droits, peut être aveuglé sur les moyens plus ou moins licites dont on a usé pour favoriser son avènement. Il donne un mauvais exemple en agissant ainsi ; mais après tout cela le regarde, et si quelqu’un doit ressentir les effets pernicieux de ces encouragements mal sonnants, ce sera lui. Là tout au moins doit s’arrêter l’indulgence la plus illimitée. Quand donc un pays en est arrivé à franchir ces bornes trop larges déjà, quand il en est venu à récompenser le crime, on peut dire que le niveau moral est bien bas, que tout sentiment d’honneur, de justice, de loyauté est banni. Or qu’ai-je vu à Canosa ? Le nom de Pisacane donné à une des principales rues de la ville. Un assassin honoré comme un héros ! Passent encore les frères Bandiera : ceux-là ont arboré l’étendard de la révolte, mais jamais ils n’ont levé le poignard. Que les habitants de cette fangeuse cité aient eu jadis des griefs contre Ferdinand II, je l’admets volontiers. Était-ce une raison pour élever sur une sorte de piédestal l’homme vil et lâche qui a tenté de se débarrasser de la personne du roi par des moyens criminels ? Le crime est toujours crime, quelle que soit la personne destinée à périr. Aussi ai-je besoin, pour me calmer un peu, de songer que je suis dans la patrie de la vénérable matrone Busa et du valeureux Bohémond.
Il est décidé toutefois que ce peuple-ci ne saurait en aucune manière rester dans la mesure qui convient. Si d’un côté il s’abaisse jusqu’à glorifier les plus noirs attentats, de l’autre, en présence d’un héros véritable, il pousse ses éloges jusqu’à la profanation. « De quelle race sortait Bohémond, dit une inscription, et quel homme il était, la Grèce l’atteste et la Syrie le raconte. Il a vaincu celle-là, il a protégé celle-ci contre l’ennemi. Aussi les Grecs se réjouissent de la perte que tu fais, ô Syrie !
« Que cette joie de la Grèce que cette douleur de la Syrie qui pleure son héros, soient pour toi, juste Bohémond, des motifs de salut.
« Bohémond a surpassé les richesses des rois et des puissants et par le droit de son épée a mérité le titre de seigneur. L’univers n’aurait-il point cédé à l’homme qui a rempli la terre de son nom ? Je ne puis l’appeler homme, et je n’ose l’appeler Dieu. »
Et le Tasse n’a donné, dans son poëme, qu’une place secondaire au fils d’Aberarda ? C’est une méprise assurément.
Le tombeau du célèbre prince d’Antioche, situé dans une petite cour étroite, est adossé à l’église de San Sabino. C’est un monument complet, dans lequel il faut reconnaître le style latin modifié par l’influence orientale. Il m’a semblé voir au premier abord un de ces nombreux turbeh, si promptement familiers en orient à tous les voyageurs. La forme est celle d’un cube surmonté d’une pyramide dont la pointe se dérobe sous une étroite coupole à laquelle un tambour élevé sert de soutien. La construction, tout entière en marbre, par son éclatante blancheur, donne un remarquable relief à la sombre patine de deux portes de bronze aux dessins capricieux. Le style des ornements est franchement arabe, et si la figure humaine ne se montrait de temps en temps incisée dans l’airain, on pourrait croire à quelque trophée enlevé aux Sarrasins. Le chef normand repose encore dans la riche sépulture que lui éleva la piété maternelle ; on m’a même montré quelques débris de ses ossements. On ne craint pas ici de spéculer sur les morts ; vraiment l’ignominie ne saurait aller plus loin.
J’avais hâte de partir. À peine pris-je le temps de jeter un coup d’œil sur l’intéressante église de San Sabino, qui rappelle, par ses coupoles multipliées et la richesse de ses colonnes de vert antique, la fameuse basilique de Saint-Marc. Le vieil édifice, au reste, est depuis longtemps condamné disparaître, et les Italiens ont déjà commencé son rajeunissement. Que verrons-nous bientôt à sa place ? Il est facile de le deviner. Heureusement à cette heure les travaux sont suspendus ; puissent-ils l’être toujours !
Une heure à peine me séparait du champ de bataille de Cannes. Il faudrait n’avoir jamais lu Polybe, que dis-je, il faudrait être plongé dans la bienheureuse ignorance des habitants de la campagne, pour ne pas être agité quelque peu par ce souvenir ; aussi je n’avais garde de passer indifférent. La plaine où se déroula ce grand drame, un des plus célèbres de l’histoire du monde, est parfaitement connue, et il n’existe à cet égard aucun doute chez les savants. Seulement, si chacun est d’accord pour admettre que le combat a été livré dans le voisinage immédiat de l’Aufidus et à l’est de Canosa, entre cette dernière ville et la mer, quelques dissentiments se sont élevés à propos du lieu précis de l’action. Sans doute les Romains et les Carthaginois, pendant les opérations préliminaires de la lutte, se répandirent au nord et au sud de la rivière ; mais sur quel bord le coup décisif fut-il porté ? Là est la question. Je comprends, loin du théâtre du carnage et dans le silence du cabinet, que l’on puisse avoir quelques doutes ; mais ici l’incertitude ne saurait subsister. Voici pourquoi :
Annibal, suivant le récit des historiens, après avoir passé l’hiver au nord de l’Apulie, aux environs de Campo-Basso, lève subitement son camp à l’approche des beaux jours, et, par un soudain mouvement, vient se poster à Cannes, dont la forteresse, avec ses réserves de blés et ses autres approvisionnements, tombe aussitôt en son pouvoir. La petite ville antique n’existe plus, mais j’ai pu moi-même facilement retrouver ses traces au sommet des collines arrondies, couvertes de thym et de plantes aromatiques, qui ondulent au sud de l’Ofanto, et parallèlement à son cours. Les généraux romains, ayant reçu l’ordre de livrer un engagement général, suivirent Annibal à quelque distance et dressèrent d’abord leurs tentes à cinquante stades de l’ennemi. Mais bientôt après Varron insista pour s’approcher encore, et deux camps furent alors établis : l’un sur le côté de la rivière où les Romains se trouvaient déjà, et l’autre formé d’un détachement d’élite sur le bord opposé, à une égale distance du principal centre d’opération et de la position des Carthaginois.
Le jour décisif, nous le savons pertinemment, à son tour Varron lui-même traversa l’Aufidus avec son plus considérable corps d’armée, et, toutes ses forces aussitôt réunies, il rangea ses troupes en bataille, provoquant son adversaire au combat. Annibal, du haut de sa colline, avait suivi tous les mouvements des consuls, et la disposition de l’armée romaine, faisant face au midi, fut pour lui comme un éclair de génie. Il saisit de suite tout le parti qu’il pouvait tirer de la condition désavantageuse dans laquelle se trouvaient ses ennemis par la faute de leurs chefs, et, franchissant le torrent avec rapidité, il vint chercher les légions sur le propre terrain. En effet, un vent violent soufflait ce jour-là des gorges du Vulturne et soulevait un tel flot de poussière que les Romains étaient comme aveuglés. Cette circonstance n’avait point échappé à l’habile Carthaginois ; elle avait au contraire hâté sa détermination. On sait le résultat de cette lutte formidable ; les sept collines eurent à pleurer la perte de soixante-dix mille citoyens, et le fils d’Amilcar put croire un instant son rêve accompli.
Annibal sut-il profiter de sa victoire ? Ne compromit-il point au contraire ses succès prodigieux par d’impardonnables lenteurs ? Je n’ai point ici à examiner ce débat. Il me suffit de voir si nous possédons maintenant les éléments nécessaires pour asseoir notre opinion sur la question exposée plus haut. À cet égard, nul doute n’est plus désormais permis. Les deux armées campèrent d’abord, il est vrai presque côte à côte, sur les collines de Cannes, au sud de l’Ofanto ; mais il est incontestable aussi que le combat n’eut point lieu dans cet endroit. Il serait impossible autrement d’expliquer comment les Romains, puis les Carthaginois, franchirent la rivière, et ces derniers au moment même où l’action allait s’engager. J’irai plus loin : il est même facile d’être plus explicite encore. Voyez la courbe immense que décrit l’Ofanto dans la plaine. Après avoir suivi quelque temps la direction de l’est, ne se tourne-t-il pas brusquement vers le sud ? Évidemment c’est là l’unique lieu où l’armée romaine put à la fois regarder le midi et appuyer sa droite à la rivière. Il me semble donc être parvenu à la certitude la plus grande que l’on puisse désirer sur ces lointaines questions. De Cannes à Barletta la transition est toute naturelle. Mais faut-il encore déduire de la parenté de ces deux ville la conséquence que Frédéric II ne craignit point de tirer de son temps ? Non certes. Je ne vois point ici plus rustres qu’ailleurs. Je soupçonne le roi de s’être vengé par une boutade de quelque déconvenue dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir. Pour ma part, je remporterai de mon rapide séjour une excellente impression. L’œil n’est point, à Barletta, affligé par le voisinage immédiat de la misère ; on ne voit point de rues bordées de ces grands palais délabrés qui font d’autant plus sentir les malheurs présents qu’ils rappellent les grandeurs du passé. Cette ville, au contraire, respire l’aisance générale, et il y règne une certaine propreté bien douce au sortir de Canosa. Je ne parlerai du port que pour mention ; quelques bricks à peine pourraient s’abriter derrière un môle insuffisant. Le château, jadis une des trois plus célèbres forteresses de l’Italie, aujourd’hui tombe en ruines, et ne mérite, à mon avis, guère la peine d’être conservé.
Il n’en est pas de même de l’église Sainte-Marie, édifice d’un haut intérêt pour l’histoire et pour l’art ; car il représente non-seulement deux époques de l’architecture nettement caractérisées, mais encore deux influences diverses, qui ont eu également l’une et l’autre leur point de départ dans notre pays. La tradition normande se perpétue dans la nef, avec des modifications analogues à celles qui s’opéraient alors dans la mère patrie. Nous ne sommes plus au temps où les successeurs de Guiscard se contentaient du titre de ducs de Pouille et de Calabre ; tout annonce qu’ils ont ceint déjà la double couronne de Naples et de Sicile. Aussi, au-dessus des archivoltes qui séparent le vaisseau central de ses collatéraux, si le mur est découpé en triforium, il n’existe pas néanmoins de galerie de premier étage, A Eu et à Rouen on ne construisait pas autrement. Le chœur, au contraire, svelte, élancé, inondé de lumière, est évidemment l’œuvre de la dynastie d’Anjou. Sans doute notre belle architecture gothique en traversant les monts a bien reçu quelque échec ; nulle part, toutefois, l’esprit de l’art ogival n’a été mieux compris dans la Péninsule. Il y a là une jeunesse de conception, une énergie de croyance que l’Italie n’a jamais manifester.
Mais, quelle est cette statue colossale négligemment dressée sur le bord du chemin ? Le bronze est bien conservé, malgré les injures que ne lui épargnent point les passants. Le costume est celui d’un général d’armée, rien n’y manque, pas même le paludamentum. Toutefois le bandeau perlé sur les deux bords, dont la tête est ornée, m’apprend que je contemple un empereur, car j’ai reconnu un diadème. Le globe ne m’étonne plus alors ; mais pourquoi cette croix que le bras droit tient levée si haut ? C’est là sans doute une fantaisie moderne. Peut-être a-t-on voulu se donner à peu de frais un magnifique saint Jean ? Nonobstant, mon guide Murray m’apprend que j’ai sous les yeux une statue d’Héraclius. N’en déplaise à la science cosmopolite de ce savant éditeur, je ne puis admettre cette attribution. Un Héraclius sans barbe, cela ne s’est jamais vu. Je me trompe, cela s’est vu une fois. II existe en effet une monnaie, une seule monnaie, perdue dans je ne sais quel cabinet italien, mais dont la gravure est connue au moins de tout numismate, qui nous représente ainsi l’empereur fraîchement rasé. Non, ce n’est pas là le vainqueur de Chosroès ; je m’inscris en faux contre cet Héraclius. Cette figure maigre, presque desséché ; ce front droit, ce menton comprimé, ce nez fortement aquilin, m’indiquent plutôt un Théodose, et, jusqu’à preuve contraire, je m’attache à cette opinion.
Je ne veux point quitter Barletta sans parler d’un fait glorieux et bien digne de mémoire. Tous, nous connaissons l’histoire des Horaces, et nos cœurs ont souvent battu au récit de la victoire du dernier de ces nobles Romains, surtout lorsque Corneille venait y mêler ses sévères accents. Qui s’est imaginé toutefois de chercher dans nos annales un fait presque identique ? Cependant il s’y trouve, et Bayard en est le héros. En effet, durant la lutte de Louis XII contre Ferdinand le Catholique pour la possession du royaume de Naples, le duc de Nemours vint mettre le siége devant Barletta, occupée alors par le célèbre Gonzalve de Cordoue. Des deux côtés, la même habileté et la même vaillance faisaient craindre que la guerre ne se prolongeât indéfiniment, lorsque les deux chefs résolurent de remettre à un tournoi la décision de leurs mutuelles prétentions. De part et d’autre, la brave et chevaleresque noblesse, l’élite des deux camps, présenta aussitôt onze valeureux champions, et la France put compter, pour la défendre, sur Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, d’Urfé, seigneur d’Orose, Torcy, La Palisse et Mondragon ; tandis que l’Espagne remettait ses destins à Don Alonzo de Sotomayor, Don Garcia de Paredes et Diego de Vera. Les Vénitiens, maîtres alors de Trani, et à l’impartialité desquels il était permis d’avoir foi, furent priés de constater la victoire, et le lieu du combat fut fixé à Epitaffio, au sud de Barletta, entre Andria et Corato. Au premier choc, les Français, au nombre de sept, mordirent la poussière ; mais Bayard et ses trois compagnons se défendirent, malgré leur infériorité, avec une telle bravoure, que les juges, après un combat de six heures, séparèrent les ennemis et déclarent le résultat égal. Nonobstant, un incident remit de nouveau la lance au poing de l’illustre Bayard. Sotomayor, son prisonnier, s’était enfui au mépris de sa parole, et cherchait à voiler son infamie sous la prétendue sévérité dont il aurait été victime entre les mains de son vainqueur. Un dernier combat singulier, en présence des deux armées, décida la querelle, et le trépas de Sotomayor fut applaudi même par les Espagnols, qui virent un jugement de Dieu dans la punition infligée à la mauvaise foi de leur concitoyen.
Trani, 24 mars.
J’AI déjà signalé la passion de Frédéric II pour la chasse. Toutefois est-ce à cette fureur cynégétique que nous devons réellement Castel del Monte ? Je l’avoue, j’ai infiniment de peine à partager cette opinion. La contrée ne semble nullement propice à cet exercice barbarement royal. Je n’ai vu, pour ma part, à une grande distance, aucun abri qui puisse seulement servir à un misérable renard. L’œil de tous côtés n’aperçoit que des pierres dont la teinte grise contraste de temps en temps avec le vert foncé d’une belle touffe de fenouil sauvage. Le château occupe le sommet d’un immense mamelon, et rien ne peut arrêter le regard, qui se porte à son gré, soit vers les Apennins, soit vers cette riche bande de terrain cultivé, semée de villes populeuses, parallèle à l’Adriatique de Barletta à Bari. Malgré la splendeur de ce vaste horizon, la tristesse s’empare rapidement des esprits en face d’une large zone désolée, aussi triste à voir de loin qu’elle est ennuyeuse et difficile à franchir. L’eau, cet élément indispensable dont les pays méridionaux connaissent seuls le prix, manque absolument ici, et je doute, sous ce ciel presque toujours bleu, que les vastes citernes creusées sous la cour pussent être facilement remplies par le double rampant des toits, malgré l’habileté avec laquelle les tuyaux d’écoulement étaient disposés dans l’épaisseur des murs, afin de ne pas laisser perdre une goutte du liquide précieux. Je suppose que cette élégante et vaste demeure, bien digne d’abriter une couronne, servait moins de rendez-vous de chasse que de lieu de réunion pour les opérations astrologiques auxquelles le fils de Henri VI aimait à se livrer. Quel plus bel observatoire eût-il chosi ? Aussi l’art de Chaldée dut-il être ici plus en faveur que les sauvages pratiques des descendants de Nemrod, et le cours des astres fit sans doute bien souvent oublier les taillis lointains du Minervino.
Quel que soit le motif qui ait guidé le grand empereur, ce château n’en est pas moins l’édifice le plus important élevé en Italie sous les Hohenstaufen. Par la régularité de son plan, la beauté de l’appareil, la richesse de certains matériaux et l’homogénéité de la construction, cette royale demeure mériterait de se trouver entre les mains d’un peuple plus intelligent de son passé. Son abandon ne s’explique guère, même en présence du mépris reconnu de tous les Italiens pour tout ce qui ne rappelle pas « la grande architecture romaine. » Figurez-vous un immense octogone, serré entre huit tours de forme semblable qui surpassent d’un étage sa propre élévation. La cour intérieure reproduit son enveloppe, et autour d’elle se superposent trois fois huit appartements irréguliers. La légèreté et l’élégance de ces salles gothiques nous transportent à la plus belle époque de l’art ogival. Les nervures toriques à bec saillant de leurs belles voûtes d’arête reposent sur des colonnettes de marbre blanc réunies en faisceaux sous un vaste chapiteau feuillagé. Les cheminées, tracées sur un plan circulaire, creusent dans l’épaisseur des murs leur gigantesque éteignoir, tandis que les fenêtres découpent en trèfles un pan du ciel.
La porte d’entrée offre seule une réminiscence du passé. Ce fronton aigu, peu proéminent, soutenu par des consoles aplaties, ces pilastres cannelés, tout ce vieil attirail, si disgracieusement déployé sur la sévère façade, sont un sacrifice évident fait au goût faux et bâtard de ces peuples méridionaux. On dirait une simple silhouette du porche avignonnais de Notre-Dame des Doms. La même influence se fait remarquer des deux parts, l’application de principes étrangers diffère seule, et Castel del Monte ne peut, sous ce rapport, entrer en lutte avec son rival éloigné.
Au lieu de revenir directement à Trani, je pris à Corato la route d’Andria. La contrée est superbe et offre cette placidité d’aspect propre aux régions du midi. En présence de cette nature doucement mélancolique, de ce ciel toujours pur, de cette végétation si maigre en apparence, mais si riche par ses produits ; de ce sol calcaire longuement trituré, devenu fécond à force de sueur ; de cette lumière si profondément transparente qu’elle double l’existence par l’étendue qu’elle donne au regard, qui ne voudrait fixer ici sa tente et passer en paix d’heureux jours? Je comprends la paresse en ce noble pays. Prêter l’oreille au bourdonnement de l’abeille ou au murmure des flots, respirer les effluves embaumés de l’oranger, contempler les courbes gracieuses des collines et des monts, sentir le calme de l’âme au niveau du contentement du corps, n’est-ce pas la plus grande jouissance que l’homme puisse rêver ? Et qu’importent les bruits du dehors, la hideuse ambition, l’amour fiévreux du gain ! Sommes-nous faits pour vivre dans l’orage, et l’état de crise peut-il jamais être normal ? La tempête, d’ailleurs, convient-elle à tous les cœurs ? Non ; laissons les esprits d’élite s’enivrer au spectacle des merveilles de la création, et ne leur tous disputons pas leur inaltérable bonheur.
De Brosses raillait agréablement les Romains, dont la plus chère distraction est de se promener au pas, en voiture découverte, dans l’étroite rue du Corso, où ils décrivent un cercle sans fin. Qu’eût dit le spirituel président, s’il eût vu dans les petites villes de province deux ou trois familles, seules assez riches pour posséder un équipage, se montrer ainsi en public pendant quelques heures de l’après-midi ? Telle est pourtant la vaniteuse ostentation dont je viens d’être témoin. Mon Dieu ! quel doit être le vide de tête de ces gens-là !
Un autre trait de mœurs. J’étais allé visiter l’église della Porta Santa, le seul édifice d’Andria qui empêche de regretter le peu de temps même consacré à cette cité. Après avoir examiné sur les pieds droits d’un riche portail de la Renaissance les intéressants portraits de Frédéric II et de son fils Manfred, je pénétrai à l’intérieur afin de jeter un coup d’œil sur les deux belles coupoles ou lanternes octogones à nervures saillantes, élevées sur pendentifs, qui couvrent un vaste parallélogramme divisé en deux carrés égaux. Dans le moment on chantait les vêpres ; néanmoins mon apparition fut aussitôt remarquée par la pieuse assemblée, qui parut oublier le motif de sa réunion. Le sacristain négligea ses cierges à moitié allumés et vint m’offrir un crayon pour prendre des notes ; le maître de chapelle délaissa le lutrin dans le but de me donner des explications dont je n’avais nul besoin, et je vis l’instant où le curé lui-même allait suspendre ses prières et ses chants.
Bari, 25 mars.
DANS son épître à Fuscus Aristius, Horace se plaint des citadins de son temps qui traitaient la nature en hôte importun. Le même reproche peut s’adresser encore à l’Italie moderne ; aussi ai-je été surpris de trouver à Trani un vrai jardin conquis sur la mer où, il soit permis de se promener à l’ombre et de reposer ses yeux sur une végétation à l’abri jusqu’ici d’un fer meurtrier. Assurément une telle merveille ne peut être attribuée qu’à l’origine étrangère des habitants. Nonobstant, ce lieu est charmant et permet de dominer à la fois les flots écumeux de l’Adriatique et le petit port qui se déroule en demi-cercle, dominé par une haute muraille de maisons, et derrière une étroite jetée à l’extrémité de laquelle s’élève un phare lilliputien. Le reste de la ville ne dément point cette bonne impression. Certes, le siège d’une cour royale ne pouvait être mieux choisi, et les magistrats n’ont nullement à se plaindre d’un pareil séjour. Ce n’est plus un vaste campement comme Foggia, et il y a au moins une certaine fixité apparente dans les demeures, s’il n’y en a pas dans les esprits. De longues discussions ont eu lieu souvent, en France, à l’occasion de l’abbaye de Séguret, plus connue sous le nom de Saint-Michel d’Aiguilhe, dont l’effet est si pittoresque au milieu de l’admirable bassin du Puy. Un tout petit détail malheureusement négligé eût suffi depuis longtemps à trancher la question en litige, au moins pour la plus grande partie du monument. Qui n’a remarqué au-dessus de la porte deux figures étranges, moitié poisson, qualifiées de sirènes par les antiquaires velauniens ? Au lieu des compagnes de Circé, il fallait reconnaître une double image de la Vénus syrienne, désignée le plus souvent sous le nom de Vénus Dercéto. D’où il faut conclure que la façade historiée de l’édifice contesté est postérieure à l’invasion des pays philistins par les Croisés et à la bataille d’Ascalon. J’ai retrouvé à Trani la même représentation de la divinité asiatique, se détachant en relief sur les magnifiques portes de bronze, don splendide fait à la cathédrale par les souverains normands. En dehors même de cette particularité, tout contribuerait à faire assigner au XIIe siècle ce remarquable travail, bien supérieur aux œuvres semblables de Pise et de Montréal, qui n’a de rival qu’à Bénévent. Ce n’est pas ici, comme à Sant-Angelo et à Troja, un simple dessin au trait, mais toute une suite de sujets en ronde bosse admirables quelquefois par la délicatesse et le fini. Je citerai surtout une vierge-mère et le groupe de l’Incrédulité de l’apôtre Thomas. Par une singulière intrusion, Hercule étouffant le lion de Némée se trouve mêlé à divers épisodes empruntés au Nouveau Testament ! Que signifient aussi ces hommes à cheval et ces archers qui lancent des javelots ? Assistons-nous à la lutte des Normands contre les Sarrasins ? Je ne sais, mais je serais encore moins capable d’expliquer la conduite de Sa Grandeur l’évêque de Trani, qui, en plein XIXe siècle, il y a quatre mois à peine, vient de faire badigeonner en vert foncé ces vénérables vantaux. À quelle époque croyez-vous donc vivre, Monseigneur ? Ces mutilations-là ne sont plus de notre temps, et, pour ne pas enfreindre la modération du langage, je dirai seulement que cet exemple, tombé de si haut, fait peu d’honneur à votre goût.
Ce chef-d’œuvre était jadis abrité sous un porche, dont il est facile de distinguer les débris. Là se borne d’ailleurs la dégradation subie à l’extérieur par cet immense édifice, que des arcs, bandés à une grande hauteur sur les contreforts latéraux, font ressembler au couvent de Saint-François à Assise, ou au palais pontifical d’Avignon. Comme toutes les églises bâties en Italie par les successeurs de Guiscard, la cathédrale de Trani a la forme d’une croix potencée ou d’un tau, sur la traverse duquel viennent s’appliquer trois petites absides semi-circulaires d’une insignifiante saillie. La voûte est remplacée par un plafond de bois, comme dans les basiliques ; le transept paraît d’autant plus étroit qu’il est plus élevé, et une large galerie ou triforium court sur les bas-côtés, que de hautes colonnes accouplées séparent du vaisseau central. L’ensemble serait sévère et ne manquerait pas d’une certaine harmonie, si on eût conservé à la pierre sa couleur naturelle, ou si, comme à Troja, on l’eût au moins revêtue de tons adoucis. Mais les Italiens, quand ils ne sont pas riches, veulent toutefois le paraître, et ils ont enseveli tout l’intérieur du monument sous une épaisse couche de peinture destinée à reproduire tous les marbres connus et inconnus. Cette brèche rose manquait assurément au savant catalogue de l’ancien ministre belge auprès du gouvernement pontifical ; et que dirai-je de cette serpentine, sans analogue dans la création ?
Pour nous consoler, descendons dans la crypte, dont la disposition rappelle les mosquées arabes des premiers siècles de l’islamisme. Divisée en huit petites nefs, avec quatre travées de profondeur, cette église souterraine avec sa forêt de colonnes offre l’aspect le plus saisissant. Là enfin le recueillement est permis et les yeux n’ont pas trop à souffrir. Afin d’être complet, je devrais aussi parler du haut clocher carré qui signale au loin la maison de Dieu ; mais le temps me presse et je cours à Molfetta.
J’arrive, et, sans m’en douter, je tombe au milieu d’un village de trente mille habitants. La population est si compacte qu’à peine il est possible de circuler sur les places et les chemins. La foule n’ondoie pas, on la dirait rivée à un sol de granit. Les malheureux, ils demeurent tout le jour immobiles sous un soleil ardent, debout et enveloppés dans de longs manteaux, tellement secs, tellement râpés, que je n’oserais en approcher une allumette de peur qu’elle ne prit feu. Quelles âmes peut-il y avoir dans de pareils corps ? L’engourdissement physique doit entraîner l’abrutissement moral, et ces tristes humains ont mérité, dit-on, par leur activité commerciale, d’être surnommés les Allemands de la terre de Bari ! Mais c’est une moquerie ! Non, non, n’en croyez rien, ce n’est pas là l’origine de ce dicton local. Ne la trouverais-je pas plutôt dans cette église dédiée à saint Conrad, duc de Bavière ? Si le bienheureux est étranger, la construction ne l’est pas moins. Évidemment cette coupole basse et aplatie, élevée sur des trompes, que surmonte un petit tambour ajouré de nombreuses ouvertures, est un emprunt fait à Constantinople et à Sainte-Sophie en particulier. Cet édifice fut donc bâti par des Germains au retour des croisades, et le nom de la patrie est resté à leurs descendants. Ennuyé et fatigué de tout ce que je voyais, je partis pour Ruvo où je voulais examiner une collection de vases italo-grecs. Le maître était absent, et je ne trouvai même pas pour ne consoler une de ces belles monnaies à l’épi d’or, symbole de la fertilité de l’antique territoire de Rubi. Le soir j’arrivai à Bari par des chemins excellents, en dépit des vers d’Horace preuve que la voirie publique a fait depuis ce temps quelques progrès.
Bari, 26 mars.
ON lisait jadis sur une des portes de Bari cette sanglante invective, inscrite par ordre de l’empereur et roi Frédéric II : « Bari, ville infidèle, promet « beaucoup en paroles, et aussitôt revient sur ses paroles avec impudence. Retenez bien dans vos cœurs honnêtes ce que je viens de dire. Ayez soin d’éviter les habitants de Bari, comme on cherche à éviter des épées ; si l’un d’eux vous dit « Salut », défiez-vous-en comme d’un ennemi. »
Ce jugement est sévère et serait probablement sujet à révision. Toutefois, comment réunir les pièces d’un nouveau procès ? Il est difficile en Italie d’approfondir les caractères, et lors même que mes loisirs me l’eussent permis, mon peu de goût pour cette étude psychologique m’en eût aussitôt éloigné. Si je m’en tiens aux simples dehors, je trouve une population presque laborieuse, tranquille, mais atteinte d’un malaise profond au milieu de splendeurs qui l’entourent. Car Bari est une ville superbe, percée de larges boulevards plantés de beaux arbres et bordés de grandes et riches habitations. Les rues sont droites, propres, et étalent un luxe que Naples seule dans le royaume semblait pouvoir offrir. Je parle des nouveaux quartiers, bien entendu : la vieille cité, au contraire, refoulée dans sa presqu’île, offre plus que partout ailleurs un inextricable labyrinthe de ruelles étroites et de passages obscurs. En plan, les deux villes réunies rappellent à un certain degré Alexandrie d’Égypte, depuis que les ensablements séculaires ont réuni l’île de Pharos au continent. Il y a, comme dans cette dernière, deux ports, ou plutôt deux mouillages naturels, séparés par une langue de terre allongée sans cesse par de nouvelles alluvions et dont l’étroite surface renferma longtemps tout Bari. Le vieux château, destiné jadis à défendre, du côté de la terre, cette vaste agglomération de pêcheurs, existe encore, mais triste et délabré, délaissé par la civilisation moderne, qui se rit de ses airs farouches et de ses inutiles créneaux.
Au IXe siècle, l’empereur Louis II, dont nous avons parlé déjà à propos de Casauria, traîtreusement abandonné par les Grecs dégénérés de Constantinople sous les murs de Bari, où il fut attardé quatre ans, écrivit à son allié Basile cette lettre éloquente, qui respire la plus noble indignation « Nous étions en petit nombre, dit-il, et pourquoi cela ? Parce qu’après une ennuyeuse attente de votre arrivée, j’avais renvoyé mon armée et retenu seulement une poignée de guerriers d’élite, afin de continuer le siége de la ville. S’ils se sont amusés à donner des fêtes en face des dangers et de la mort, ces fêtes ont-elles nui à la vigueur de l’entreprise ? Est-ce par vos jeûnes que les murs de Bari ont été renversés ? Les Francs valeureux, affaiblis comme ils l’étaient par la fatigue et la maladie, n’ont-ils pas repoussé et vaincu les trois, plus puissants émirs des Sarrasins ? Et leur défaite n’a-t-elle pas précipité la chute de la cité ? Maintenant Bari est tombée ; Tarente tremble ; la Calabre sera délivrée, et, si nous commandons la mer, la Sicile peut être arrachée aux mains des infidèles. Mon frère, accélérez vos secours maritimes, respectez vos alliés et chassez vos flatteurs !» Cette lettre empruntée à Gibbon, indique une grande liberté d’esprit chez un fondateur de monastères. Elle nous fait aussi connaître une fois de plus l’habituelle tactique de Byzance, mélange de ruse et de lâcheté, et nous révèle que les barbares du Nord, même dans le siècle le plus obscur, savaient revêtir leurs idées d’un caractère de fierté et de jeunesse inconnu à la décrépite Italie et à ses pâles rhéteurs Mais tous les faits historiques pâlissent ici devant le sou_ venir de saint Nicolas. L’évêque de Myre jouit à Bari et dans tout le midi du royaume d’une vénération égale au moins à celle dont saint Antoine est l’objet à Padoue et le mendiant d’Assise dans l’Ombrie tout entière. Lors de sa fête, au mois de mai, la foule innombrable des pèlerins se dispute la manne miraculeuse distillée de son corps, qui devient une matière d’exportation recherchée par l’Espagne et par la Russie même. Je ne veux point ici approfondir la cause de cette abondante sécrétion, qui peut être fort respectable au fond, mais dont l’abus, tout au moins, était déjà blâmé, il y a plus de deux siècles, par le sévère Bellarmin. Le but tout artistique de mon voyage me détourne d’une semblable discussion.
Quoi qu’il en soit, le corps du saint évêque, apporté de la Lycie par les marins du pays, repose sous un magnifique autel revêtu de bas-reliefs d’argent, livre toujours ouvert où chacun peut venir étudier sa légende. Le monument occupe le centre d’une crypte, inférieure à celle de Trani, dont elle n’est qu’une pâle copie. Néanmoins l’imagination des Italiens s’est donné libre carrière à ce sujet et cette église souterraine, basse, écrasée , aux colonnes de marbre maigres et grêles , à la voûte surchargée, au siècle dernier, d’ornements du plus mauvais goût, a été emphatiquement comparée à la célèbre mosquée de Cordoue, en Espagne. Le rapprochement n’est pas heureux, et nul ne reconnaîtrait ici l’art plein de vie et d’expansion de l’époque des Almanzor, non plus que la Giralda de Séville dans cette haute tour carrée, terminée par un court pyramidon. Nous retrouvons encore là un trait caractéristique de ce peuple stupidement orgueilleux. De tout temps, dans la Péninsule, on a aimé à mettre en parallèle les médiocrités nationales et les chefs-d’œuvre de l’étranger. Ainsi, dans un autre ordre d’idées, le plat Goldoni est partout appelé le Molière italien, et le père Lacordaire voit à cette heure, à Rome, sa sublime éloquence assimilée aux discours incohérents d’un père Cocozza.
Laissons la crypte de Saint-Nicolas et cherchons si l’édifice supérieur peut nous offrir une valable compensation. De tous les monuments élevés par la dynastie normande, celui-ci est le plus grand, il est vrai, mais il est aussi’ incontestablement le plus défectueux. Que signifie cette large façade qui déborde sur les côtés de toute l’épaisseur des tours ? Pourquoi ces trois arcs bandés dans la nef principale qui viennent détruire toute harmonie des lignes et toute proportion ? Que veut dire ce transept sans saillies vers l’orient et contenu entre les murs des collatéraux, qui donne à l’église un aspect renversé ? Et puis à l’intérieur tout est inégal tout est lourd, tout est heurté, confus, tout indique une grande hésitation dans l’esprit qui a conduit les travaux.
J’espérais être plus heureux à San Sabino. La cathédrale me réservait, hélas ! une bien autre déception. Devant sa façade mutilée, des bustes de femmes à la pose amollie, aux regards provocateurs, étaient déjà un fâcheux indice qui eût dû arrêter mes pas. Qu’allais-je voir dans un édifice religieux que précèdent les statues de prétendues saintes dévorées par tout autre chose que l’amour divin ? En effet, le style Pompadour a ici lâché bride, à ses caprices les plus malséants. Le rococo règne en maître et se prélasse comme dans un domaine incontesté. On dirait un sanctuaire préparé pour recevoir les joyeux pèlerins de Watteau. La chaire, les tambours des portes, les confessionnaux eux-mêmes sont peints en vert et blanc, et l’on ne saurait déposer dans ces boites engageantes autre chose que des péchés mignons. Tout cet intérieur est mou, lâché, affadissant ; véritable boudoir propre à faire les délices des dames et à exciter la répulsion de tous les gens de goût.
Je sortis écœuré, et, afin de me relever au spectacle d’une admirable nature, je partis en voiture découverte pour Bitonto. Qu’elle est belle en effet cette contrée, avec son soleil resplendissant, sa chaleur douce et pénétrante, son air de perpétuelle jeunesse et d’éternelle gaieté ! La végétation y est partout maigre, nous dit-on ; oui, mais cette maigreur est pleine de vie et de fécondité. La sève, épuisée en fleurs et en fruits, n’a plus de force pour élargir les feuilles et grossir les rameaux. La pondération est détruite au profit de notre utilité comme de nos plaisirs, et je ne vois pas quels reproches nous pourrions élever. L’homme lui-même n’offre-t-il pas le même phénomène ? Aux arbres improductifs une expansion vigoureuse, comme aux esprits inertes un corps luxuriant. L’âme ne saurait percer une épaisse enveloppe ; l’intelligence est obscurcie par un développement physique trop accentué. Si la tête au contraire absorbe presque seuls les esprits vitaux, le dépérissement matériel, l’alanguissement extérieur, doivent se manifester aussitôt. La réalisation d’un parfait équilibre, une belle âme dans un beau corps, est une utopie, réalisable seulement au Paradis.
Le même spectacle désolant m’attendait chez les Bitontins. « Cette race d’ânes » ne pouvait manquer de surenchérir sur ses voisins de Bari. Au moins les Italiens modernes, grâce à un défaut particulier à leur tournure d’esprit, ne sont heureusement barbares qu’à demi. Ils méprisent souverainement l’extérieur d’un édifice, dans leur incapacité native de comprendre une œuvre complète et de la réaliser. Aussi, s’ils ne sont pas appelés à bâtir, mais seulement à transformer un sanctuaire issu d’un art étranger tandis qu’au dedans ils s’empressent de faire table rase, le plus souvent le dehors demeure tout à fait intact. C’est ainsi qu’à Bitonto, quiconque serait assez bien inspiré pour ne pas franchir le seuil de la cathédrale pourrait jusqu’à un certain point s’abstenir de lancer l’anathème et de fulminer son courroux. Peut-être trouverait-il étrange cette galerie normande dont les murs sont couronnés, et qui se découpe sur l’azur du ciel comme un balustre grec ; mais là pourrait se borner sa surprise. À l’intérieur, au contraire, je défie l’homme de goût le moins difficile de ne pas se sentir étourdi à la vue de cette invasion de la fausse correction romaine, de cet entassement d’ornements les plus disparates, de tout ce dévergondage impossible à décrire, aussi mortel aux nobles aspirations du cœur qu’il est blessant pour les yeux. Non content de plâtrer toujours, de plâtrer partout, l’architecte a voulu rapetisser l’édifice à son niveau. Après avoir abaissé les voûtes, il est allé chercher les croisée dans le triforium, et ce sanctuaire réduit et mesquin, ramené aux proportions des sentiments des fidèles, a reçu l’universelle approbation.
Un riche ambon du XIIIe siècle, miraculeusement échappé à la destruction, rappelle, par ses charmants détails : la célèbre cuve du baptistère de Pise et fait regretter d’autant plus le stupide aveuglement qui a dirigé les dernières restaurations. Une chaire élevée sur de gracieuses colonnettes présente aussi un délicieux exemple de l’art byzantino-normand à sa plus belle époque, tandis que les rampes des deux escaliers qui descendent à la crypte, découpées à jour, sont évidemment inspirées de l’art classique modifié par un esprit fécond. Poursuivi par le malheur, je me hâtai de quitter une ville qui semble se plaire dans sa fange et ne mérite à aucun égard le moindre intérêt.
Brindes, 17 mars.
LE libéralisme de nos jours se distingue à un singulier caractère. Il consiste surtout à approuver tout ce que fait l’Italie nouvelle et à lui sacrifier la France au besoin. Aussi à peine la Péninsule se fut-elle unifiée violemment, qu’une certaine presse, com-complaisante ou vendue, s’empressa d’annoncer les développements surprenants et inattendus dont nous allions être témoins. On eût dit qu’il suffisait de frapper du pied ce sol appauvri pour enfanter des merveilles.
Nous étions, disait-on, bien à tort fiers de notre Marseille ; Brindes allait avant peu supplanter le grand port méditerranéen. Ce thème était devenu particulièrement favori, et il nous fallait chaque jour l’entendre exposer. Malheureusement l’Italie, depuis qu’elle a mis en oubli son vieil adage, depuis qu’elle désire aller vite, ne va pas du tout. Incapable d’agir par elle-même, elle ne veut pas, par un orgueil d’ailleurs légitime, permettre aux étrangers de se substituer à sa direction, et ainsi s’explique sous certains rapports son infériorité comparativement aux pays les plus déshérités. Les côtes d’Italie, par exemple, sont les moins éclairées du continent, le fait est connu de tous les marins. En Orient, chez les peuples soumis au Grand Seigneur, la France a pu élever des phares à ses frais et assurer la navigation. Allez donc à Florence faire une semblable proposition ! La fibre nationale se révoltera, on criera à l’insulte ; mais s’occupera-t-on de remédier au mal ? Point du tout. Une pareille vétille ne saurait absorber d’aussi nobles esprits. Brindes rivaliser avec Marseille, quelle mystification ! Faudrait un demi-siècle à une grand, puissance pour obtenir ce résultat ; quant à l’Italie, elle n’en viendra jamais à bout. Après sept années d’occupation, le gouvernement nouveau ne sait pas encore quelle est l’importance du port, et il vient d’envoyer, il y a quelques jours à peine, deux officiers supérieurs chargés d’examiner si l’on pourrait facilement y embarquer des soldats. La position est superbe, je l’avoue, mais la nature a aussi laissé à l’homme sa part de travail. Il ne faut pas surtout s’imaginer qu’il suffise à une rade d’avoir été célèbre dans l’antiquité pour le devenir encore de nos jours. Les conditions ne sont plus les mêmes, et il faut avoir égard aux immenses progrès opérés principalement depuis cinquante ans. J’ai vu en Grèce le port d’Aulis, où douze cents vaisseaux pouvaient, au temps d’Homère, évoluer librement ; dix frégates de nos jours, avec difficulté, y trouveraient un abri. Brindes n’est pas dans ces conditions, la rade est vaste et belle, mais il faudrait cent millions peut-être pour achever son appropriation. Figurez-vous qu’à cette heure, non-seulement il n’y a point de phare à l’entrée du goulet, mais il n’y a pas même une misérable lanterne pour guider les marins pendant la nuit. La passe est étroite et insuffisante. Si César ne réussit jadis qu’imparfaitement à fermer la rade et ne put empêcher l’évasion de Pompée, toutefois les travaux entrepris par le grand ennemi de la liberté eurent une grande influence sur le sort futur de ce chenal naturellement assez médiocre et même dangereux. Les sables bientôt achevèrent de rendre ce passage impraticable, et, malgré les draguages commandés il y a peu d’années par Ferdinand II, les navires sont encore exposés à échouer sur des bas-fonds, Au reste le port entier manque profondeur presque partout, et ne peut être, dans son état actuel, que d’un bien faible secours.
Aussi n’ai-je vu à l’ancre qu’un seul bâtiment à vapeur, le premier qui se soit offert à mes yeux depuis plus de huit jours qui je suis les côtes de l’Adriatique. Est-il étonnant, d’ailleurs, que le commerce ne se dirige point vers un lieu où rien n’est préparé pour lui faire un convenable accueil ? Qui le croirait ? Il n’y a pas de quais pour débarquer les marchandises, pas de magasins pour les recevoir, et si un vaisseau avait subi quelques avaries, on ne saurait où le faire réparer. L’orgueilleuse Italie est obligée d’envoyer radouber sa marine à Trieste, ce qui, même au point de vue financier, est un déplorable résultat. Encore s’il existait une véritable ville ! Mais puis-je donner ce nom à un amas confus d’ignobles masures d’où l’on voit de temps en temps sortir quelques pâles figures, infortunées victimes d’un climat meurtrier ? Le sol est à moitié abandonné aux serpents et aux figuiers d’Arabie, et on dirait le campement d’une tribu de Bédouins au milieu des ruines d’une cité célèbre de l’Orient sacré. D’innombrables forçats traînant leurs chaînes font seuls un peu de bruit dans les cours du château de Frédéric II et de Charles-Quint, et de ce point élevé le voyageur peut jeter un regard mélancolique sur ce morne paysage, si bien fait, semble-t-il, pour la vie et l’activité. Vit-on jamais position plus belle, si les hommes savaient s’en servir ? Outre un port extérieur en partie défendu par des îlots, un étroit goulet donne entrée dans une vaste rade inaccessible aux vents. La mer, après s’être déployée sur un immense espace, pousse à une presqu’île presque carrée, qu’elle enserre de ses deux bras. Ainsi placée entre deux golfes profonds, la ville s’avance comme une reine au milieu des flots, de son seul côté accessible, par un large fossé, isolée du continent. Ce port ne pourrait jamais être Brest, même entre des mains viriles, mais ce serait presque Toulon.
L’ouverture d’une ligne de fer parallèle à l’Adriatique parut ouvrir à Brindes un brillant avenir. Les Anglais, toujours remplis d’une extrême bienveillance à notre égard s’empressèrent de prendre la route du port italien. Leur attente fut déçue, et, satisfaits d’une première tentative, Marseille vit de nouveau leurs vaisseaux flotter sur ses bassins. La marine britannique reviendra-t-elle à résipiscence ? Il est permis d’en douter, surtout si le gouvernement nouveau persiste dans son impardonnable incurie. Le canal de Suez, une fois terminé, ne pourra apporter aucun changement, puisque rien n’est préparé pour recevoir ses bienfaits. C’est ainsi qu’un grand pays demeure, toujours par sa faute en dehors du progrès. Comme il n’a su rien prévoir, il est toujours surpris par les événements, et il se traîne dans la révolution, sous prétexte de courir après la liberté.
Qu’avais-je à faire au milieu de ce sépulcre ? Rien évidemment. Le souvenir du trépas de Virgile ne pouvait seul me retenir ; car autant j’aime à voir où les grands hommes sont nés, autant je m’inquiète peu de savoir où ils sont morts. S’il importe de connaître sous quelles influences s’ouvrit une jeune intelligence, à quoi peut nous servir de visiter les lieux où un homme de génie rendit le dernier soupir ? Aussi m’empressai-je de partir pour Lecce, berceau retiré du vieil Ennius. Ce père de la poésie épique chez les Latins ne parle pas, à vrai dire, beaucoup à mon imagination. Je connais de lui quatre vers seulement, et ceux-là justement qu’il avait ordonné de graver sur son tombeau. Cicéron, dans ses Tusculanes, nous a conservé ce fragment précieux, et l’abbé d’Olivet traduit ainsi cette épitaphe :
Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux ;
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.
Qu’on ne me rende point de funèbres hommages,
Je deviens immortel par mes doctes ouvrages.
Le bonhomme, on le voit, avait le sentiment de sa valeur. L’admirable auteur des dialogues consacrés à la recherche des moyens d’être heureux nous donne la raison de ce penchant des anciens à assurer leur mémoire. « Nous avons au dedans de nous, dit-il, je ne sais quel pressentiment des siècles futurs ; et c’est dans les esprits les plus sublimes, c’est dans les âmes les plus élevées, qu’il est le plus vif et qu’il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers ? Et que cherchent les poètes, sinon à éterniser leur souvenir ? Tout ce qu’Ennius demande pour avoir chanté la gloire des pères, c’est que les enfants fassent vivre la sienne. »
À Brindes, j’avais été affligé par le douloureux spectacle d’une irrémédiable décadence pire que la mort ; à Lecce, au contraire, j’ai trouvé avec un infini plaisir une prospérité matérielle inattendue, un bien-être extraordinaire et général dont il serait impossible de n’être pas charmé. Que l’on ne s’imagine pourtant pas une de ces cités fiévreuses où l’amour du lucre ne connaît aucun frein. Non, ici tout est calme et tranquille. Il n’y a point de commerce ou plutôt point d’industrie, et cependant la misère nulle part ne vient étaler ses haillons. Nous sommes au milieu d’une ville de riches propriétaires, qui de toutes les parties de la terre d’Otrante semblent s’être donné rendez-vous sur ce point. J’ai cru un instant être transporté sur les bords de la Loire, à Blois par exemple, moins les accidents de terrain, car Lecce est située au milieu d’une immense plaine où l’œil ne peut surprendre la plus légère ondulation. Une pierre blanche, analogue au calcaire turonien, employé dans toutes les constructions, achève la ressemblance, et on découvre jusque dans les plus petites demeures une certaine recherche que j’avais en vain demandée partout ailleurs. J’ai même vu çà et là quelques fleurs aux fenêtres, signe évident que les bons habitants se plaisent dans leurs foyers, aiment la vie de famille et ne vont pas sur la place publique dévorer leur ennui. L’existence d’un jardin botanique, très-bien tenu, indique aussi des goûts distingués, l’amour de la science uni à celui de la nature, le sentiment de l’utile et du beau. En résumé, cette petite ville repose agréablement l’esprit ; on est heureux en parcourant ses rues d’oublier le passé et de prendre des forces pour supporter l’avenir.
LETTRE XXVIII
TARENTE ET LES VILLES GRECQUES DE SON GOLFE.
Tarente, 28 mars.
UN de nos vieux écrivains du XVIe siècle, parlant des Romains, stigmatise justement « leur ambition et insatiable faim de gloyre, qui tachoint, non seulement à subjuguer, mais à rendre toutes autres nations viles et abjectes auprès d’eux. » Aucune ville peut-être n’eut plus à souffrir que Tarente de cet égoïste et inqualifiable système, plus fait pour amoindrir un peuple que pour l’élever aux yeux de la postérité. Si la vieille colonie lacédémonienne était faible et inaguerrie, quelle gloire y a-t-il à l’avoir subjuguée ? D’ailleurs, insulter un ennemi vaincu est le comble de la lâcheté : on l’ignorait donc sur les bords du Tibre ? Au reste, est-il vrai que les Tarentins méritassent les graves reproches formulés par les Latins, historiens ou poètes ? Faut-il prendre à la lettre l’indignation de Juvénal contre la licence effrénée de cette ville, dont les citoyens, couronnés de pampres, se plongeaient dans de continuelles délices ? Que Tarente, adonnée au commerce et au culte des beaux-arts, ne fît pas de la guerre le but principal de ses institutions, je l’admets volontiers. Les yeux tournés vers la mer d’où lui venait toute sa richesse, entrepôt obligé de toutes les marchandises échangées entre la Grèce et l’Italie, elle n’avait pas besoin, pour être prospère, de chercher querelle à ses voisins ni de les subjuguer. Toutefois, son bras n’était pas incapable de soutenir l’épée ; on le vit bien dans la guerre de Pyrrhus contre Rome. Une phalange de soldats pesamment armés, sortie tout entière de son sein, se distingua brillamment à la bataille d’Ascoli. Tite-Live lui-même, malgré sa partialité n’avoue-t-il pas le courage et l’habileté déployés par la marine de cette puissante cité durant la seconde guerre punique ? Bien plus, sa cavalerie légère avait chez les anciens acquis une telle célébrité, qu’Alexandre et ses successeurs conservèrent à une partie de leurs troupes à cheval la dénomination de tarentines. En voilà assez, il me semble, pour repousser une malveillante accusation. Mais insulter un adversaire, le calomnier perfidement, c’était peu pour les Romains. Nul peuple ne sut avec une aussi incroyable habileté intervertir les rôles et se poser en victime, lorsqu’il n’était qu’un impudent agresseur. Qui n’a frémi au récit d’une population tout entière s’arrachant aux plaisirs du théâtre pour courir sus à une flotte pacifique, la piller, et, non contente de cet acte barbare, traitant ignominieusement les ambassadeurs envoyés pour demander réparation de cet odieux outrage ? Si nous ne connaissions d’autres écrits que ceux du peuple vainqueur, nous battrions des mains à la ruine de Tarente, car jamais insuccès n’eut été mieux mérité. Heureusement pour cette dernière ville, tous les documents qui n’ont pas puisé leurs inspirations au Capitole viennent justifier sa conduite et déverser le blâme sur ses ennemis.
Un traité, conclu bien antérieurement au fait dont nous venons de parler, avait stipulé qu’aucun vaisseau romain ne devait dépasser le cap des Colonnes, autrefois le cap Lacinien, à six milles au sud de Crotone, limite méridionale du golfe de Tarente. Ce fut donc une rupture directe de cette convention, lorsqu’une escadre de dix vaisseaux, sous les ordres de Lucius Cornelius, s’avança en vue de la cité. Les dispositions hostiles à peine assoupies se réveillèrent alors, et la flotte parjure, vigoureusement attaquée, fut bientôt en partie coulée ou prisonnière. Tel est le fait historique dans sa simplicité. Au lieu d’un drame émouvant, nous ne trouvons qu’une action ordinaire terminée par le triomphe du bon droit. On aimait à parler sur les sept collines de la mauvaise foi des Grecs ; et la foi romaine, comment la qualifierons-nous ?
Pourquoi Tarente ne sut-elle conserver dans sa victoire un esprit de modération ? Pourquoi, enivrée par un juste succès, se laissa-t-elle emporter à d’indignes violences envers les envoyés de sa rivale ? Une guerre s’ensuivit ; cela devait être. Pyrrhus, que les lauriers d’Alexandre empêchaient de dormir, se laissa facilement entraîner à prendre part au conflit, mais bientôt, distrait du premier motif de la lutte, il délaissa ses alliés sans secours. Seule devant Rome outragée, la ville capitula et se soumit non sans frémir au joug de l’étranger.
Mon premier soin, en arrivant ici, fut de chercher les débris de l’antique théâtre, témoin des événements rapportés plus haut. Nul dans la ville ne soupçonnait leur existence et un vieil ecclésiastique, auquel je m’adressai, n’en avait jamais ouï parler. Toutefois, après maintes courses de différents côtés, je découvris comme par hasard au milieu d’un champ de fèves, en dehors de murs actuels, une cavea parfaitement caractérisée et dont la destination ne peut être sujette à débats. Les gradins, suivant la coutume des Grecs, étaient taillés dans les flancs de la colline, et une vue admirable se déroulait sous les yeux des spectateurs. L’œil peut de là suivre, les courbes de la côte depuis le cap San Vito jusqu’à l’embouchure du Bradano, dont les eaux baignaient Métaponte, et, plus près, le regard se repose sur les îles Saint-Pierre et Saint-Paul, les antiques Choerades, disposées dirait-on, exprès pour protéger Tarente et lui créer un immense avant-port. Quelle splendide situation ! Ce peuple, si heureux de vivre, voulait pour lui que tout fût fête, et nul ne sut jamais multiplier avec plus d’art ses jouissances, ni savourer plus délicatement ses plaisirs.
Je me suis toujours défié de l’exagération des anciens, et s’il s’agit surtout de l’étendue de leurs villes, je me sens malgré moi porté à l’incrédulité. Tarente, nous dit-on, n’occupe de nos jours que l’emplacement de l’antique citadelle. — L’histoire n’est pas nouvelle ; depuis Strabon on se plaît à la répéter. D’ailleurs, le fait est acquis pour les archéologues italiens : toute ville au passé glorieux, quel que soit son présent état, se doit renfermer dans la vieille acropole. Malheureusement Polybe, le seul historien qui puisse avec Tacite être loué pour son exactitude et sa sincérité, nous a laissé une minutieuse description de la riche cité commerciale au temps de sa plus grande puissance, et rien dans son récit ne vient confirmer les prétentions ambitieuses dont le géographe du temps d’Auguste s’est lui-même fait l’écho,
Pour retrouver les anciennes limites, il n’est presque point nécessaire de s’éloigner des modernes remparts. Si j’avais à déterminer la primitive enceinte, je la placerais seulement un peu au-delà du théâtre, et je serais fort tenté d’assigner au tombeau d’Hyacinthe l’emplacement de l’immense couvent qui à gauche de la route de Brindes domine le mare piccolo. Vers le milieu d’une forte muraille courant de l’une à l’autre mer s’ouvrait la porte Téménide, celle-là même que les conjurés livrèrent à Annibal. De là partait une large rue tracée d’abord sur la hauteur, et bientôt divisée en deux branches dont l’une, sous le nom de Bathea, descendait vers le port intérieur et suivait la plage ; l’autre se prolongeait au centre de la ville, gagnait l’agora, au milieu de laquelle s’élevait une statue de Jupiter, inférieure au seul colosse de Rhodes par ses gigantesques dimensions. Sur cette place, à. peu près à l’emplacement de la cathédrale actuelle, se voyait le Musée, vaste édifice destiné surtout aux fêtes et aux repas publics. Un peu au-delà se dressait la Citadelle, ensemble de constructions moins formidable que Tite-Live ne l’a prétendu, bien qu’empruntant à sa position de faciles moyens de repousser l’ennemi. Le large fossé creusé par Ferdinand Ier pour isoler la ville et la protéger contre les Musulmans désigne assurément l’endroit choisi par l’ingénieux Annibal pour faire passer, à la surprise des deux camps, la flotte tarentine du port où elle était bloquée dans la mer libre et ouverte à tous.
Ainsi, nous pouvons suivre pas à pas l’histoire de cette ville célèbre, dont la conquête opéra une véritable révolution économique dans le monde romain. L’abaissement subit de la valeur des métaux précieux par toute l’Italie ne peut être que le résultat du pillage de Tarente et proteste contre la prétendue modération de Fabius. Ne savons-nous pas d’ailleurs qu’un Hercule de Lysippe vint orner le triomphe du vainqueur et fut placé au Capitole, où, il périt dans un incendie à l’époque de Sylla ?
Quoi qu’il en soit, toutes les œuvres d’art ravies par les la barbares conquérants romains rappelaient uniquement la Grèce, cette inépuisable patrie du beau. Les Tarentins étaient trop riches pour être autre chose que de généreux Mécènes ; seulement ils retenaient de leur origine un goût exquis, et par là ils différaient essentiellement des vulgaires commerçants. Riches presque sans rien faire, uniquement par l’admirable situation de leur ville, le seul port naturel qui existât sur la côte méridionale de la vaste péninsule, ils voyaient sans cesse grandir leur puissance et augmenter leurs revenus. Rome, qui ne pardonnait jamais, non contente d’avoir subjugué la fière colonie, voulut encore précipiter son inévitable déclin. Brindes fut fondée, et Tarente, esclave déjà demeura pauvre désormais.
Si les artistes font défaut, trouverai-je au moins des poètes, des philosophes, sur cette côte si favorisée du ciel ? Non, car il doit être presque sans fortune celui qui veut courtiser les neuf sœurs. Pythagore, dédaignant la cité spartiate, garda toute sa prédilection pour les villes achéennes de Métaponte et de Sybaris, et je ne sais pourquoi Raphaël a placé dans son école d’Athènes la figure d’Archytas. Sans doute la bonne fortune d’avoir sauvé Platon des fureurs de Denys lui a valu cet honneur. Seul, Léonidas de Tarente mérite d’être cité, et j’aime infiniment ce poète, car il me rappelle nos troubadours français. Le pauvre exilé, après avoir chanté les victoires de Pyrrhus, se vit réduit pour vivre à composer des épigrammes et à se mettre au service d’un public presque aussi dénué de ressources que lui. Nul pourtant ne chérissait davantage la tranquille existence. « Vivre ainsi errant, ce n’est pas vivre, » dit-il dans ses poésies ; et ce cri, échappé à un cœur souffrant, nous émeut encore et nous prévient en faveur du malheureux enfant d’Apollon.
La ville moderne occupe, comme je l’ai dit, l’emplacement de l’antique cité. Elle s’étend sur une étroite et longue presqu’île rocheuse, au sol inégal, relevée brusquement du côté de la mer, qu’elle semble tenir en suspicion, et inclinée au contraire vers un golfe profond, l’ancien port de Tarente petite rade intérieure qu’un pont jeté à son entrée rend parfaitement inutile aujourd’hui. Si d’un côté on s’est efforcé de rattacher ce promontoire à la cote, de l’autre on a cherché par une large coupure à l’isoler du continent. Un château, œuvre de Charles-Quint, commande ce fossé récent, tandis que près du pont se dresse une tour carrée, vieille de cinq cents ans. Ainsi prise entre deux forteresses, la ville se déploie triste et maussade, malgré l’éclat de son ciel et le charme de sa position. Une mer sans navires, une cité sans avenir, un peuple qui végète, tel est ce spectacle affligeant. N’étaient les souvenirs anciens, qui viendrait en ce lieu secouer sa poussière ? On aime cependant à retrouver chez les descendants des Parthéniens cet amour du luxe et du bien-vivre qui fit la réputation de Tarente aux jours de sa splendeur. Les pâtissiers et les tailleurs se partagent presque la population et échangent entre eux les riches vêtements et les plats doux.
Il y a quelques années, j’étais à Baja, et un hasard, qui se renouvelle peut- être chaque jour, me fit assister à une danse singulière, heureux mélange des nonchalantes inflexions de corps empruntées à l’Orient et des bonds hardis, du vif entrain, particuliers au peuple espagnol. Le spectacle se passait dans la belle rotonde ruinée connue sous le nom du temple de Vénus, et je ne pouvais voir exécuter la Tarentelle dans un lieu mieux approprié à ce délassement ambigu. Je n’ai pas eu ici le même plaisir, et peut-être ce joyeux exercice a-t-il disparu avec la maladie qui lui demandait sa guérison.
Curieuse affection que celle du tarentisme, et encore inexpliquée jusqu’à ce jour ! La piqûre d’un insecte, innocente aujourd’hui, ne pouvait être dangereuse autrefois. Permis au vulgaire de rendre ainsi raison d’un désordre intérieur qui se manifestait surtout par le désir extrême de danser au son des instruments, et un besoin immodéré de musique et de bruit. De nos jours il est généralement admis, même chez les habitants du pays, que l’imagination avait la plus grande part dans cet étrange bouleversement physique et moral. Il serait même permis de voir, avec certains écrivains dans les moyens employés pour le soulagement du souffrant, un reste des orgies observées dans la célébration du culte de Bacchus. Une personne était-elle atteinte du mal, aussitôt commençaient les réjouissances et les fêtes, et l’expansion allait si loin, dit-on, parfois, que plusieurs maris refusèrent à une aussi dure condition de rendre leurs femmes à la santé.
La patiente d’abord, vêtue de blanc, couronnée de pampres et de rubans, une épée nue à la main, était conduite en cérémonie sur une terrasse par ses amis les plus chers ; puis, la tête inclinée dans ses mains, elle demeurait quelque temps assise pendant que des musiciens choisis essayaient par leurs accords de répondre à ses caprices et à ses goûts. Comme subitement frappée par une mélodie inconnue, bientôt la malade se levait et peu à peu elle arrivait à conformer sa démarche aux sons des instruments. Les musiciens alors accéléraient imperceptiblement la mesure, et amenaient avec habileté l’air de la Tarentelle, le signal de la danse et de la folle gaieté. Aussi longtemps que sa respiration et ses forces le lui permettaient, la souffrante suivait l’orchestre avec frénésie, ne quittant un danseur que pour en prendre un autre, et, afin d’augmenter ses forces, arrosant souvent son visage d’une eau glacée qu’elle puisait dans un vase placé à portée de sa main. Enfin, lorsque épuisée, elle voulait indiquer, la remise de la fête au jour suivant, elle versait sur elle un seau d’eau tout entier, et s’inondait de la tête aux pieds. Incontinent alors ses compagnes s’empressaient de la déshabiller et de la déposer dans son lit. Pendant ce temps les autres invités s’efforçaient en dévorant un substantiel repas, toujours préparé pour la circonstance, de contribuer pour leur part à sa guérison.
Tarente, 29 mars.
L’ostréiculture, autour de laquelle on a fait tant de bruit de nos jours, date au moins de Sergius Orata, le contemporain de Néron, si elle n’est pas antérieure encore. Que j’eusse voulu arroser d’un vieux falerne des huîtres nourries dans les eaux du Lucrin ! Mais le lac depuis trois siècles a presque entièrement disparu, et nous sommes obligés de croire les anciens sur parole, ce qui pour eux n’est jamais un malheur. La moule, cet autre mollusque, plus intelligent que le premier, suivant un naturaliste, aurait-elle été oubliée des Grecs et des Romains ? M. Coste l’affirme, et je ne demanderais pas mieux que d’ajouter foi à ses doctes leçons. Que Walton, échoué dans la baie de l’Aiguillon près de la Rochelle, ait eu le premier dans cette région du continent l’idée de la mytiliculture, je ne saurais le contester. Rien ne prouve toutefois qu’ailleurs, avant le pauvre naufragé irlandais, des esprits réfléchis n’aient pas profité d’un fait qui n’a pu évidemment être isolé. Toujours est-il que je trouve ici de bouchots, c’est le mot technique, bien différents de ceux de l’Océan. Rien ne rappelle le double V initial du nom de l’inventeur, et le naissain se développe sur des cordes tendues auxquelles il donne bientôt l’aspect de noirs chapelets. Je serais fort tenté d’admettre deux découvertes parallèles, et d’accorder même à Tarente la priorité de l’invention. Le magnifique golfe profondément découpé dans les terres au nord de la ville à laquelle il servait de port jadis, et que son immense étendue a fait appeler la petite mer, il mare piccolo, a toujours été connu par l’extraordinaire abondance de ses coquillages et la variété de ses produits. De temps immémorial l’industrie des moules ainsi que celle des huîtres est ici soumise à des lois particulières réunies en code sous le nom de Livre rouge, il Libro rosso, Que la mytiliculture soit sur ce rivage une science locale, tout le fait donc supposer. Je ne vois aucune bonne raison pour reporter uniquement à Walton l’honneur de ce fécond procédé. Le hasard, cependant, m’a seul amené à faire cette longue et fastidieuse digression, car un tout autre motif m’avait entraîné sur les bords du mare piccolo. Qui n’a entendu quelquefois parler de ces étoffes légères, si célèbres dans l’antiquité, dont le byssus fournissait la matière et qui offraient l’éclat et les couleurs de l’or ? Les filaments, d’une égalité de grosseur remarquable et d’une complète inaltérabilité de couleur, qui servent à un mollusque acéphale désigné sous le nom de pinna nobilis pour s’attacher aux corps sous-marins, auraient, dit-on, servi à fabriquer ces tissus précieux. Ce bivalve, connu dans toute la Méditerranée, se rencontre surtout aux environs de Tarente, et je désirais vivement faire connaissance avec lui. J’entretins un pêcheur de l’objet de mes recherches, et bientôt je me vis en possession d’un certain nombre de ces grandes coquilles de forme triangulaire brune et rugueuses au dehors mais assez semblables, à l’intérieur, à de l’écaille de tortue, luisante et polie aux mouchetures de feu. À l’extrémité inférieure terminée en pointe, une sorte de raquette fine et soyeuse, d’une belle couleur brune ou mordorée, produite par la sécrétion d’une glande intérieure, fixe au rocher l’animal, qui se trouve ainsi comme à l’ancre agité par les eaux. Cette houppe de filaments a valu dit-on, à ce mollusque son nom de pinna, à cause de sa ressemblance avec l’aigrette ou plumet que les soldats romains attachaient à leur casque. Cette étymologie est ingénieuse sans doute, mais me sera-t-il permis d’en présenter une autre plus vraisemblable peut-être encore ? Le plat, la lame d’un gouvernail s’appelait aussi pinna chez les anciens, et le pied soyeux dont nous parlons ressemble bien plus à un appareil nautique qu’à un ornement de combat.
Quoi qu’il en soit, cette touffe, d’une finesse et d’une beauté merveilleuses, sert encore de nos jours aux Napolitains et aux Maltais pour façonner de moelleux tissus, Mais est-il vrai qu’il faille en reconnaître l’emploi dans les habits de gaze légère portés par les jeunes danseuses figurées sur les murs de Pompei ? Est-il vrai surtout que le byssus n’eût pas d’autre origine, et qu’en vain on essaye de le chercher ailleurs ? Certains esprits, je le sais, n’ont pas admis l’identité des deux substances. Suivant eux, le byssus était simplement le produit d’une plante dont la culture diminua à mesure que la soie du bombyx prit de l’extension. Mais quelle est cette plante ? Ce ne peut être le coton dont la couleur terne ne saurait convenir aux brillantes descriptions que nous connaissons tous. Les filaments de la pinna n’offrent point, d’autre part, l’éclat que l’on serait en droit de leur demander s’ils avaient servi à l’usage que l’on prétend leur assigner. Le champ est donc encore ouvert aux conjectures, et la solution du problème présente, il faut l’avouer, plus d’une difficulté.
À peine avais-je vu, retourné, examiné mes précieuses coquilles, que mon esprit volait ailleurs. Adieu l’histoire naturelle pour le moment, adieu la conchyliologie ! Pouvais-je quitter Tarente sans avoir contemplé, ne serait-ce qu’un instant, « le rivage hospitalier du Galèse, où tant de gras pâturages nourrissent les plus blanches toisons? Ce riant petit coin du monde, dit le poète de Tibur, est pour moi d’un charme ineffable. Ici l’abeille distille un miel égal au miel de l’Hymette ; ici l’olive est comparable aux olives de Vénafre ; un printemps de six mois, un hiver de six jours ; un coteau, mon voisin, cher à Bacchus, dont la vigne et le vin sont dignes des treilles de Falerne. »
Virgile, il est vrai, est moins prodigue d’éloges, et ses vers néanmoins ont bien plus contribué à la célébrité de ce petit ruisseau. Pourquoi cela ? C’est que le chantre des Géorgiques ne s’est pas contenté de nous offrir une pompeuse description, il a animé la scène en plaçant au milieu de son paysage la figure de l’homme, but unique de la création. Écoutez son récit :
« Non loin des murs de la superbe Tarente, aux lieux où le noir Galèse arrose de brillantes moissons, j’ai vu, il m’en souvient, un vieillard cilicien possesseur de quelques arpents d’un terrain longtemps abandonné, sol rebelle à la charrue, peu propre aux troupeaux, peu favorable à la vigne. Toutefois au milieu des broussailles le vieillard avait planté quelques légumes bordés de lis, de verveine et de pavots. Avec ces richesses il se croyait l’égal des rois ; et quand le soir assez tard, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés.
« Il avait même disposé en allées régulières des ormes déjà vieux, des poiriers durcis par le temps, des pruniers dont la greffe a changé la nature sauvage et des platanes qui abritaient les buveurs sous leurs rameaux hospitaliers.
« Le tilleul et le pin lui offraient partout leur ombrage. »
Ce charmant tableau est encore vrai aujourd’hui. Rien n’y manque, pas même le vieillard, représenté par un capucin à barbe blanche, d’un âge indéfinissable. Assurément cet homme-là n’a jamais été jeune, et, n’en déplaise à Pythagore, je croirais volontiers ici à un effet de la métempsycose renversée. Comment le gouvernement italien a-t-il eu le courage de venir dans ce lieu retiré troubler le calme d’une si douce existence ? Au nom de la poésie je proteste contre cette iniquité.
Oui, il fait bon ici et l’on aimerait à y dresser sa tente. L’univers est étroit, mais il est complet. Existe-t-il sur la terre un plus gracieux ermitage, une plus charmante oasis ? C’est un royaume en miniature, une délicieuse retraite pour la pensée et le malheur. Comme forme, on dirait un cirque dont les gradins sont voilés sous des ondulations cultivées, tandis qu’à la place des carceres se déroule la splendide perspective du mare piccolo. L’arène est un jardin fertile, et au centre, au lieu de spina, un courant d’eaux profondes, transparentes, de ces eaux qui émergent puissantes du sol et qui sont à leur naissance ce qu’elles demeureront toujours. Les anciens avaient donné une âme à ces nappes de cristal : quoi de plus naturel ? La vue de ces poétiques ruisseaux coulant sur leur lit d’émeraude, qu’ils s’appellent l’Anapus, le Timave, ou le Galèse, me fait toujours, malgré moi, rêver aux temps décrits par le poète, où
Les nymphes lascives,
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,
Et d’un éclat de rire agaçaient sur les rives
Les faunes indolents couchés dans les roseaux.
Virgile devait aimer cette tranquille et douce nature. Cette aimable solitude devait sourire à son imagination. Aussi, même en dehors de la politique, trouverions-nous de suffisants motifs pour expliquer son volontaire exil. Properce, le sensible poète, le précurseur du second Homère, ne nous dit-il pas dans des vers charmants : « O Virgile, tu chantes aussi aux pieds des pins de la rive ombreuse du Galèse Thyrsis et Daphnis, et leurs pipeaux usés par leurs lèvres, et les dix pommes par lesquelles fut séduite une jeune fille, et le chevreau enlevé aux mamelles de sa mère. Heureux Tityre, tu achètes de quelques fruits les baisers de celle que tu aimes ! Tout ingrate qu’elle puisse devenir, chante-la toujours. Heureux Corydon ! Tu voulus surprendre, l’innocence d’Alexis, les délices de son maître. Mais, ô Virgile, bien que fatigué, tu laisses reposer tes pipeaux, les faciles Hamadryades n’en répètent pas moins tes louanges. Tu redis les préceptes du vieux poète d’Ascrée, dans quelles plaines, sur quelles collines mûrissent le blé et la vigne. Tu composes des chants pareils à ceux qu’Apollon module sur sa docte lyre.
« Tous, et le novice et le maître en amour, trouvent du charme à tes premiers vers, car le souffle du génie s’y fait déjà sentir ; et lors même qu’ils seraient inférieurs à tes autres chants, ô cygne mélodieux, tu n’en fais pas moins taire le stupide oison »
Policoro, 30 mars.
De tous les mythes religieux légués par l’antiquité, celui d’Hercule est peut-être le plus simple sous l’apparence la plus compliquée. Ce héros se retrouve partout, mais partout il tourne dans un cercle de travaux analogues à ceux opérés par toute société