Jules Gourdault, L’Italie illustrée de 450 gravures sur bois, Paris, Hachette, 1877, pp. 265-277.
Pouille, Basilicate et Calabres.
À Ponte di Bovino on sort de la montagne pour entrer dans la plaine d’Apulie ou tavoliere di Puglia. C’est un pays plat, sillonné à peine de quelques terrasses basses, et dont l’aspect rappelle celui de la Campagne de Rome. La tavoliere embrasse, dans la Capitanate et une partie de la province de Bari, une étendue de vingt-cinq lieues de long sur douze environ de large. Desséchée en été, elle se couvre en hiver d’herbages abondants que viennent paître les innombrables troupeaux descendus des montagnes voisines. J’ai parlé ailleurs de ces pâtres à demi sauvages, quelque peu cousins des brigands, qui « transhument » suivant les saisons, d’un district de pacage à l’autre. Qui veut bien connaître ces singuliers nomades doit traverser les plaines de la Pouille. C’est par millions que l’on compte les tètes de bétail qui émigrent dans cette région presque exclusivement pastorale.
Sur ce versant de l’Adriatique, les centres de commerce ne font pourtant pas défaut, grâce à la voie ferrée qui court vers Brindisi et Otrante ; tels sont : Foggia, peuplée de prés de 30.000 âmes ; San Severo, Cerignola. Apricena, Lucera, Cagnano. Mais si l’on s’avance vers le golfe de Manfredonia et vers le Monte Gargano, — le Garganus battu de l’aquilon dont parle Horace, — on retrouve des districts solitaires inhospitaliers et littéralement fermés au voyageur qui tient à ses aises. Et pourtant quels sites enchanteurs présentent les contours mollement recourbes de ce promontoire qui figure l’éperon de la botte italienne ! D’un côté, ce sont les îles bleues de Tremiti, le lac de Lesina, celui de Varano, au fond duquel repose, dit-ou, une antique cité ensevelie ; en deça Vico, Peschici, Rodi, tous nids pareils à ceux de la Sabine et qui ne mériteraient pas moins que ceux-ci d’attirer des bans entiers de paysagistes. Sur la côte croissent en bordure des forets d’orangers et de limoniers ; il y a même sur les pentes inferieures du Gargano une véritable futaie vierge avec des chênes quinze fois centenaire, d’énormes troncs abattus ou branlants et tout un monde de lianes, de broussailles, d’épines et de plaides grimpantes, telles qu’on penserait n’en trouver qu’en Amérique. Dans les clairières mystérieuses de ces forêts paissent, l’eté, les troupeaux revenus des plaines apuliennes, et l’on voit, au passage, briller à travers la sombre frondaison de grandes flambées, qui sont sans doute des feux allumés par les pâtres, à moins que ce ne soient les bivacs de bandits campés là sans souci de la maréchaussée.
En continuant de longer les peules boisées du Monte Sant’ Angelo, on arrive par mille volutes à l’antique Sipontum, rebâtie sous le nom de Manfredonia par Manfred. C’est un port d’escale des bateaux à vapeur qui font le service d’Ancône à Messine. Une cathédrale ruinée et de vastes catacombes rappellent encore l’importance de cette ancienne colonie romaine. Passé Manfredonia, on entre sur une côte plate, sillonnée de lagunes insalubres, qui ressemble au littoral des Marais Pontins. Ce territoire putride s’étend jusqu’à l’embouchure de l’Ofanto (Aufidus), près du joli port de Barletta ; à l’ouest duquel se trouve le célèbre champ de bataille de Cannes, le Champ du Sang (Campo di Sangue), comme on l’appelle. Les autres villes les plus importantes de la côte, en descendant encore vers le sud, sont Trani, Molfetta, Bari. Monopoli et Fasano, où l’on pénètre dans la Terre d’Otrante.
À l’intérieur, en remontant le cours de l’Ofanto, on rencontre Canosa (Canusium) avec son château moyeu âge, Lavello, Melfi et enfin Venosa, la patrie d’Horace : cette dernière, située à un point très-important du monde romain, sur la grande route qui reliait le Samnium e Tarente, a été jadis un emporium, considérable ; il n’y reste que des traces, insignifiantes d’antiquités ; en revanche on a mis à découvert, dans le voisinage, des catacombes juives très curieuses qui paraissent dater du quatrième siècle de notre ère.
Nous sommes ici au pied du mont Vultur, volcan éteint qui dépasse en diamètre et en hauteur le Vésuve lui-même. Depuis sa dernière éruption, antérieure à l’époque historique, ses flancs ont eu tout le loisir de se recouvrir d’une luxuriante végétation, d’épaisses forets de chênes et de hêtres où, de tout temps, ont cohabité fraternellement ours et bandits. Sur les pentes du mont sont les deux petits lacs cratériformes de Monticchio et quelques nids rocheux. La perspective qu’ou découvre d’en haut rappelle assez celle du Monte Cavo ; la ressemblance est complétée par la présence d’un cloître à l’aspect romantique, le couvent de capucins de San Michele, M. Élisée Reclus a remarque que le Vultur s’élève sur le prolongement d’une ligne tirée d’Ischia (où se trouve l’Epannée) au Vésuve, et que c’est mur la mène ligne, à mi-chemin du Vésuve et du Vultur, que se trouve la source carbonique la plus abondante de l’Italie, celle de la mare d’Ansanto, au bord de laquelle les Romains avaient élevé un temple à « Junon Méphitique ». C’est à propos de ce méme Vultur qu Horace e rappelé un souvenir poétique de son enfance :
Me fabulosæ Vulture in Apulo
Aitricis extra limen Apuliæ,
Ludo fatigatumque somno
Fronde nova puerum palumbes
Tevere ….
À l’angle nord de la péninsule d’Otrante, Brindisi, l’ancienne Brundusium, où mourut Virgile, commence à redevenir la grande intermédiaire du commerce de l’Orient avec l’Occident et semble destinée à être un jour une des stations les plus importantes de l’Adriatique. Cette ville, où aboutissait autrefois la route principale de l’Italie, la voie Appienne, est aujourd’hui, par le fait, la grande tète de ligue du chemin ferré le plus considérable de l’Europe, celui qui relie les Indes à la Grande-Bretagne par Turin, le Mont-Cenis, Paris et Calais. La rade de Brindisi est excellente ; deux îles et une ligne de roches l’abritent des mauvais vents. Le port où l’on pénètre par un goulet, dessine dans l’intérieur des terres deux baies allongées en forme de bois de cerf, d’où le nom, d’origine messapienne que porte la ville, dit M. Elisée Reclus.
Plus bas au delà de Lecce, l’ancien chef-lieu administratif de la province, se trouve sur la même côte orientale, à l’endroit où s’arrête le tracé actuel de la voie ferrée, le port iapygien d’Otrante, bien autrement déchu encore de son ancienne splendeur. Ce n’est plus en réalité qu’une crique de pèche que désole la malaria. Une route pittoresque qui longe une suite de villas et d’enclos conduit d’Otrante au promontoire de Santa Maria di Lenca, qui forme le talon de la botte italienne. De là, comme d’Otrante on aperçoit par un temps clair, les côtes de la Grèce et les monts Acrocérauniens. En remontant par la rivé opposée, on rencontre d’abord Gallipoli plantée au milieu des flots sur un rocher qu’un pont rattache au continent puis, sur une autre île, entre sa « petite mer » (mare piccolo) à l’est, et sa « grande mer » (mare grande) à l’ouest, la vieille cite grecque de Tarente. Celle-là non plus n’a pas gardé grand vestige de sa splendeur passée. Ses petites rues étroites, entassées sur le rocher calcaire où s’élevait autrefois l’Acropole, suffisent amplement à contenir sa population, la plus indolente, dit-on, de toute l’Italie moderne. Qui reconnaîtrait, dans ce pays dénué d’industrie et presque de civilisation, les rivages tant célébrés de la Grande-Grèce?