Charles Yriarte, Les Bords de l’Adriatique et le Monténégro. Venise. L’Istrie. Le Quarnero. La Dalmatie. Le Monténégro et la rive italienne, Paris, Hachette, 1878, pp. 593-626
Chapitre dixième
Foggia
Le pays, de Lorette à Foggia. — Pescara. — Foggia. — La ville. — Les fosses à grains — Les Croce. — Le Tavogliere de la Pouille. — Excursion dans les environs de Foggia. — Ruines sarrasines et normandes. — Manfredonia. —Lucera. — Le Monte Gargano.
I
De Lorette je me dirigeai vers Pescara. Une circonstance que je relaterai plus loin m’a décidé à pousser jusqu’à Foggia ; je n’ai donc pas fait de halte entre Lorette et Foggia, les trains mixtes s’arrêtant assez longtemps aux endroits de quelque importance pour permettre de jeter un rapide coup d’œil sur les localités qu’on traverse.
Pendant dix heures nous côtoyons encore la mer Adriatique sans la perdre un instant de vue ; et c’est décidément un des grands attraits de ce voyage. Parti de Lorette à dix heures trente-huit du matin, nous ferons notre entrée à Foggia à dix heures du soir.
Nous traversons d’abord Porto Recanati, détruite par Lautrec, Porto Civitanova, San Elpidio a Mare, Capra Marittima, Grottamare, dont les noms seuls indiquent des petits ports de pêcheurs. Le premier arrêt un peu long s’effectue à San Benedetto ; nous constatons trente-cinq degrés de chaleur; le temps est étouffant, le ciel est bleu, la mer paisible; la brise marine rafraîchit cependant un peu l’air qu’on respire.
C’est un grand anniversaire politique, une date importante dans l’histoire de l’Italie moderne : la fête du Statuto ; partout sur notre passage on célèbre le jour où, légalement, par la ratification plébiscitaire, a été accomplie l’œuvre de l’unité italienne. Toute la petite flottille des pêcheurs de San Benedetto est à l’ancre à la plage, et des troupeaux d’enfants nus jouent sur le sable, où la vague les roule en les faisant disparaître dans la blanche écume. Les barques de péche et de cabotage, qui avaient beaucoup de caractère au-dessus de Ravenne, entre Comacchio et Chioggia, avaient perdu tout cachet spécial depuis Pesaro jusqu’à Ancône ; celles que nous voyous ici portent une belle frise colorée comme les galères grecques antiques, et la forme des voiles rappelle celles du Nil ; de très-longues flammes blanches, agitées par le vent, flottent aux mâts de la flottille groupée au rivage.
Après San Benedetto, la nature du pays se transforme et l’aspect change; voici quelques pâles oliviers. Le pays se mouvemente, surtout vers Silvi et Montesilvano, dont les noms indiquent aussi la conformation géographique. Les rives ont perdu leur aspect vert, et les dunes ont succède aux vergers de Lorette et de Recanati. Nous faisons halte à Pescara, à quatre heures.
Notre résolution première était de nous y fixer pour deux jours au moins; nous avions fondé des espérances sur cette ville et pris notre billet seulement jusque-là. À peine en gare et nos bagages dégagés, nous avisons un voyageur d’un aspect élégant et qui doit être en villégiature dans quelque villa de la côte ; nous lui demandons si nous avons des chances de trouver ici une bibliothèque, des archives, un vieux savant ou un jeune érudit. On nous dira sans doute où fut le château de la belle marquise de Pescaire, celle que Michel-Ange a rendue immortelle par son immortel amour, cette grande Vittoria Colonna dont le nom traversera les âges, parce qu’un artiste inspiré a écrit son nom dans ses vers ; l’impérissable beauté, sur le front de laquelle, alors que sou corps était déjà refroidi par la mort, Buonarroti regretta toute sa vie de n’avoir pas osé coller ses lèvres, « chaste baiser dont il aurait, disait-il, gardé le funèbre souvenir jusqu’à son heure dernière.»
L’élégant jeune homme connaît bien Michel-Ange de réputation, mais quant à Vittoria Colonna, il doute qu’elle habite ici, et ne connait pas de famille de ce nom à Pescara, où il n’y a ni château, ni bibliothèque, ni archives, ni quoi que ce soit qui, de loin ou de près, me puisse intéresser. On m’indique une autorité du lieu, syndic ou coadjuteur du syndic, qui ouvre de tels yeux en entendant mes propos étranges, que je renonce à l’interroger ; enfin un jeune abbé à lunette, tout grelottant de fièvre, à la face spirituelle et pleine de caractère, nous assure que nous ne devons pas consacrer plus d’une heure à Pescara, où rien, pas même une ruine, pas même une charte, un manuscrit, une conversation, ne nous attachera et ne pourra nous retenir. La fortification est rasée, rien ne reste de la ville ancienne ; un port-canal, sans quais, la relie à la ville, ou passe le fleuve sur un pont de bateaux, et tout du long de son cours s’élèvent des casernes pour la garnison. Pescara se compose de trois rues, le chemin de fer s’arrête au bourg. C’est une ville assez misérable, carrée, sans commerce autre que celui des bestiaux ; trois fois l’an s’y tient une foire assez suivie. Des groupes de paysans vêtus de blanc et coiffés de chapeaux de feutre, portant tous un sac sur le dos et une faucille en bandoulière encombrent la gare et vont partir avec nous pour faire la moisson dans la Pouille : ils se réunissent pour remplir un wagon destiné aux chevaux, et on les transporte pour un franc jusqu’à Foggia ; c’est un trajet de cent soixante-seize kilomètres.
À Pescara, un tronçon de chemin de fer mène à Aquila dans l’intérieur; nous repartons donc pour Foggia, traversant Ortona, Vasto, Campe Marino, Poggio Imperiale, San Severn et Motta. Nous suivons encore la mer, et s’il est possible, nous la côtoyons de plus près; Ortona devrait avoir un port, mais c’est un pays rocheux tout remué par des cataclysmes, et qui rappelle les bords de la Méditerranée vers Cannes. Ce ne sont que petites baies dominées par des roches rougeâtres très-déchiquetées, et la voie, qui jusqu’ici n’offrait aucun travail d’art et dont les rails reposaient sur un sol au niveau de la mer, s’engage de temps eu temps sous des séries de petits tunnels qui nous font passer de baie en baie. Les contre-forts du chemin s’escarpent à mesure que nous avançons, la terre se colore et le paysage prend du ton : les oliviers reparaissent.
Vasto est un petit port de pêcheurs assez fertile ; nous prenons des paniers fermés comme des boîtes à couvercle tout humides et qui contiennent le poisson encore vivant pour alimenter Foggia. De longues escouades de moissonneurs se joignent à notre train, parlant pour recueillir les riches moissons du Tavogliere de la Pouille. Si le port est petit, le pays est assez important ; il est joliment situé sur la hauteur, et, en pensant au marquis del Vasto illustré par le pinceau du prince des peintres, je regrette de traverser aussi vite un pays où peut-être je trouverais des souvenirs historiques.
Campo-Marino se présente aussi d’une façon très-pittoresque, et j’ai le temps d’y faire un croquis dont la disposition tenterait un aquarelliste : le pays est sur la montagne et s’encadre à souhait entre deux superbes groupes de grands peupliers d’Italie, dont les troncs s’élèvent en plaine, et dont les cimes, dans la perspective, arrivent à la hauteur des clochers de la ville. Un dernier point, Chienti, présente un aspect assez caractéristique, la grève s’y fait lande, le pays devient maquis, puis le Tavogliere commence, et nous apercevons Foggia, où nous arrivons à la nuit close. J’entre dans la ville aux éclairs d’un feu d’artifice tiré pour les fêtes du Statut.
Les rues sont d’une largeur démesurée, et les maisons, extrêmement basses, ont toutes des terrasses à l’italienne; la ville flamboyait tout à l’heure : à l’extrémité de la longue rue qui part du chemin de fer, les grandes baies du théâtre, encore illuminé, éclatent dans la nuit qui nous entoure. On dirait que tous les habitants de la ville dorment à la belle étoile ; car nous nous avançons ; entre deux interminables files de dormeurs couchés dans leurs manteaux sur les trottoirs convertis en dortoirs. Le trajet de la station à l’hôtel est encore long et partout dans les rues que nous traversons le spectacle est le même : quelques rares groupes de promeneurs encore debout se dispersent pour venir se ranger, eux aussi, le long des murailles, et chacun dresse son lit pour la nuit sous la voûte étoilée. On nous explique que ces lazzaroni inattendus campent ici depuis trois jours au nombre de plus de deux mille ; ce sont les paysans des Abruzzes venus pour faire la moisson. Notre train leur amène un renfort de trois cents compagnons ; la ville leur doit depuis leur arrivée une animation extraordinaire ; dès le jour ils sont debout et bivouaquent sur les places : là les fermiers de la Pouille, les intendants, les petits propriétaires et les grands possesseurs des terres viennent à la ville faire leurs contrats et les embaucher pour la moisson. De longues charrettes, où ils se tiennent debout en chantant avec un accent plaintif et guttural, les conduisent dans le Tavogliere. C’est le nom de ces immenses plaines qui sont le grenier d’abondance de l’Italie ; depuis Annibal elles ont nourri les armées des envahisseurs, elles alimentent encore toute la région méridionale et celle du nord. J’ai eu le temps d’examiner à mon aise ces moissonneurs : ils sont maigres et hâves, bien découplés, très bronzés de peau : un grand nombre grelottent la fièvre et sont d’un teint verdâtre ; ils n’ont pour tout bagage qu’un petit sac et une grande faucille usée et à lame très mince. Ils errent tout le jour par les rues, tristes, sains chaleur et sans vie, l’œil éteint et, comme les fellahs d’Égypte, le regard vague. De temps en temps, quelques-uns font retentir l’air de cris et de chants singuliers. Ils n’ont ni la vivacité du Napolitain ni l’ampleur des contadini de la campagne de Rome, mais les attaches sont fines, et quelques-uns, nerveux et bien pris, sont faits comme des statues antiques.
Foggia me semble une ville intéressante par de tout autres raisons que celles qui recommandent les villes que j’ai décrites jusqu’ici. L’art ne vient qu’en dernière ligne, et je ne constate qu’un seul monument de quelque intérêt : encore est-ce une ruine engagée dans une maison moderne et surtout remarquable par une inscription qui consacre la présence des empereurs d’Allemagne dans cette cité qui fut ville royale et résidence illustre de l’empereur. La cité est neuve, bien disposée, d’un abord très ouvert, d’un aspect très large, et d’une circulation très facile ; mais elle a un caractère très tranché et très écrit. L’impression qui reste, c’est celle produite par ces maisons basses qui n’ont pour la plupart qu’un rez-de-chaussée et qui contrastent par leur peu de hauteur avec la largeur des voies. Tout a sa raison d’être en voyage ; Foggia est victime de tressaillements du sol, qui ont souvent ruiné la ville : le tremblement de terre de 1731 en a fait un centre tout moderne ; de plus l’habitude qu’on a de passer toutes les maisons au lait de chaux, donne à la ville un cachet tout oriental. Ce qui est neuf ici est conçu dans des proportions assez grandioses, et nulle part l’espace n’a été ménagé ; on sent une ville riche et prospère. On pense beaucoup à Naples en regardant le ciel, et au coin des rues, des marchands de bebite, glaces, limonades, boissons fraîches et fruits de toute nature, installés dans des constructions en bois à jour, ornées de miroirs et curieusement décorées, rappellent les trink-hall imités par les Allemands avec leur goût et leur tempérament, mais dont les exemples les plus caractéristiques s’élèvent dans la via di Toledo à Chiaja et sur la place de San Carlo de Naples.
Les petits palais aussi me frappent par leur disposition. Ils ont un rez-de-chaussée et un premier sur la rue, avec une très-large porte donnant accès à une cour dallée qui fait vestibule ; dans le fond, deux escaliers assez monumentaux accèdent aux appartements principaux, et, ce qui est un motif très-singulier, des vaches ou des chevaux au repos, dans ce vestibule d’une assez belle tournure architecturale, y sont couchés sur la litière entre les deux départs d’escaliers menant au palier principal. La différence est grande entre la région d’où je viens et celle-ci : je suis en Orient, l’Italie méridionale s’affirme par son ciel, son climat, la couleur de son paysage ; la chaleur est intense, trente-sept degrés à mon thermomètre. Je travaille tout le jour à la bibliothèque, qui est riche, et où je suis accueilli par un bibliothécaire d’une affabilité charmante et pleine de courtoisie. Là du moins on respire et tout est clos avec soin, mais il m’est impossible de dessiner en plein air avant l’heure du coucher du soleil. Je n’ai ici aucune ressource au point de vue de la photographie, pas une vue n’existe, et tout ce dont j’ai besoin pour illustrer la ville, je le devrai à mon crayon.
L’hôtel est plus que simple : on sent que les voyageurs qui viennent ici ne veulent qu’un lit pour dormir et un coin pour s’abriter ; ils ont à faire au dehors et circulent tout le jour. On voit rarement un voyageur venir pour son plaisir ou pour un motif d’étude. Déjà je constate l’habitude de faire la sieste : tout se ferme à partir de une heure, et les rues sont désertes, tous les magasins sont clos, pour ne se rouvrir qu’à la fin de la journée, et il est impossible d’acheter un timbre ou un cigare pendant quatre heures de la journée. On vit bien dans cette ville et on oublie la famine qui règne à Lorette ; si ou connaissait à fond les coutumes locales, on vivrait mieux encore, car les magasins sont admirablement approvisionnés surtout ceux qui fournissent les comestibles. Les grasses mortadelles, les pâtés appétissants, les saucissons violacés parés d’argent, les fromages d’une blancheur rassurante, les conserves de toute nature, les bouteilles coiffées de cires variées et soigneusement étiquetées, montrent le souci qu’on a du bien-être de la table. Au restaurant de la Picella on se nourrit à bon compte proprement, dans un local large, commode et bien servi.
C’est la première fois depuis les villes d’Afrique et celles du Maroc que je constate de visu l’habitude qu’ont les habitants des pays méridionaux fertiles en grains de les conserver dans des silos. Une des portes de la ville donne sur une vaste place (Piano della Croce ou Piazza delle Fosse), sous le sol de laquelle s’ouvrent plus de mille fosses ou puits à grains, en forme de cuves, dont l’ouverture est au niveau du sol et se recouvre d’un plancher et, sur le plancher, d’une couche de terre, se raccordant ainsi, se confondant à un tel point avec le plan de toute la place, que les voitures y stationnent, les chevaux et bestiaux la foulent, et qu’il serait impossible d’en soupçonner l’existence suas la petite borne pourvue d’un numéro qui la désigne.
J’ai eu la chance de voir ouvrir un de ces silos, et j’ai pu représenter la scène d’après nature. Celui qui achète le grain et celui qui le vend se tiennent au bord de la fosse, et le chariot qui portera les sacs est arrêté. Les sfossatori, armés d’outils, enlèvent la terre qui recouvre les planches fermant l’entrée et la rassemblent en un tas. Cela fait, ils lèvent le couvercle planche par planche et lancent dans la profondeur un seau muni d’une corde, exactement comme dans un puits. Un des misuratori assermentés, accroupi au bord, verse le contenu du seau dans une mesure appelée tomolo ; chacun de son côté, acheteur et vendeur, munis d’une sorte de chapelet dont les grains sont assez espacés, et qui rappelle la patience des Arabes, comptent un grain par chaque tomolo. Les vendeurs sont tout à fait des messieurs ; ils sont généralement accompagnés d’un homme de confiance ou d’un intendant. La quantité vendue une fois livrée, on recouvre, on étend la terre, on piétine, et, sans la borne, ceux qui ne connaissent point l’usage ne reconnaîtraient certainement pas la place. J’ai dit qu’il n’y a pas moins de milles fosses à grain sur cette place, et dans le dessin les petites saillies des bornes sont presque invisibles. La plus grande de ces fosses contient trois mille tomoli, la plus petite deux cents environ. La profondeur de la plus grande est de trente-trois palmes italiennes, et la plus petite n’en mesure pas plus de douze. Toutes sont admirablement cimentées à l’intérieur, et le grain s’y conserve de la façon la plus complète. C’est le dépôt de la richesse publique ; cette curieuse institution repose sur la foi de tous, et sa sécurité résulte de l’intérêt général.
C’est le 19 mars 1725 qu’on a réglementé l’usage des fosses ; il est général en certaines parties de l’Orient ; nous l’avons constaté, pour notre part, dans tout le Maroc, et on sait que dans l’Algérie le même usage est suivi. À Foggia, à la suite d’un accord entre les Massari di Campo, qui labourent et récoltent, et les négociants de la ville, qui trafiquent et achètent leur blé, on a constitué une corporation spéciale qui jouit d’une grande considération. Il existe deux compagnies de sfossatori : celle de San Rocco et celle de San Stefano. Chaque compagnie a à sa tète deux caporaux (caporali), deux sous-caporaux et un secrétaire (scrivano). Vingt-quatre misuratori sont chargés de constater la quantité enfouie et celle qu’on extrait. Les négociants intéressés nomment par an trois députés commissaires, et, de tous les points du territoire, on apporte dans ces silos la richesse publique des grains. Les fosses sont propriétés privées ; ou les fait construire pour son usage ou on les loue.
Cette place, qu’on appelle Piazza delle Fosse ou Piano della Croce, emprunte son premier nom aux silos, ou fosses, et le second à la croix qui forme le premier plan à gauche du croquis. Une légende s’attache à cette croix. Elle fut plantée par un fils qui aurait retrouvé son père à cet endroit même, âpres avoir été séparé de lui depuis plus de vingt ans, engagés qu’ils étaient dans les croisades en Terre-Sainte, et séparés par les vicissitudes du temps. La joie du vieillard aurait été telle qu’il serait mort sur la place.
Le Croce, les croix, à la sortie de la ville, vers San Severo, ressemblent beaucoup à un calvaire en plaine. C’est un long jardin étroit et clos de murs auquel on accède par une belle porte monumentale, et dans lequel s’élèvent des pavillons en perspective, tous dans l’axe, et couronnés de coupoles. Il y a quelque chose d’indien dans la silhouette de ce monument ; tout au fond s’ouvre une église ou chapelle, et le tout, dans le style rococo particulier à la région, est blanchi à la chaux comme les santons du Maroc. J’ai fait là un croquis d’un singulier effet, à l’heure où se couchait le soleil. Sur cette plaine de la Pouille, le moindre accident prend une valeur énorme : le soleil était à l’horizon et les coupoles, qui se superposaient dans la perspective, se détachaient dans une ombre bleuâtre sur un fond d’or pur. J’ai pensé au peintre de Nittis en face de ces colorations étranges ; ces terrains blanc d’argent, ces blés jaunes, ces montagnes bleues ou couleur d’améthyste, ces bœufs gris-poussière, qui se marient en une harmonie puissante, composent des tableaux d’un cachet napolitain qui nous rappelleront souvent ce peintre estimé.
Foggia capitale de la province de Capitanate (katapan, gouverneur), est avant tout agricole. J’aurais beaucoup à dire sur cette ville au point de vue de l’histoire, mais c’est dans les plaines de la Pouille même, l’ancienne Apulie, qu’un trouve surtout les traces d’origines historiques. Ce sont les Grecs qui les premiers out rendu le pays florissant par l’agriculture. Célèbre sous les Romains comme grenier de l’Italie, la province fut le principal théâtre de la guerre punique. Affaiblie sous les Goths, divisée en fiefs sous les Lombards, et vassale des Grecs d’Orient, qui en revendiquent constamment la suzeraineté, elle est absolument ruinée par les Sarrasins, qui out fait leur repaire du Monte Gargano, l’éperon de la botte italienne. Ces derniers y laissent de nombreuses traces de leurs conquêtes sous la forme de châteaux forts, qui dominent encore les plaines de la Pouille. Les Normands s’en emparent, et, dans la mesure du temps, lui donnent un gouvernement régulier qui eut sou heure de puissance. Charles d’Anjou, appelé par les papes y vient à son tour rétablir le pouvoir pontifical ; puis viennent les empereurs d’Allemagne, qui résident à Foggia même, et, par eux, les vice-rois, délégués par Charles-Quint, jusqu’à Charles III roi de Naples et d’Espagne. Les Français y règnent en maîtres jusqu’au moment où la coalition triomphe et rend le pays aux Bourbons de Naples. Après eux la Capitanate a le même sort que l’Emilie, la Sicile, les Marches, l’Ombrie et l’Italie tout entière : elle est conquise et elle se donne au roi Victor-Emmanuel.
Les plaines ou plateaux parallèles de faible élévation qu’ou appelle Tavogliere (Tables) de la Pouille s’étendent à droite et à gauche de cette voie ferrée qui, depuis Rimini jusqu’à Otrante, longe, l’Adriatique dans un parcours de près de sept cent cinquante kilomètres; et dans la seule partie où on perde de vue la mer, depuis la station de Ripalta jusqu’à celle de Trinitapoli, sur la longueur, et des derniers mamelons des Apennins, de Monte Auro et Monte Sidino jusqu’à Manfredonia et le lac de Lesina, sur la largeur. Comme aspect, c’est la Vieille-Castille, où un chardon en premier plan prend les proportions d’un chêne, tant les horizons sont plats. Mais l’œil, aux horizons extrêmes, embrasse les pentes du Gargano, et la terre est fertile si on veut l’amender et la conquérir à la culture. L’ensemble comprend cinq cent mille hectares sur le territoire de deux provinces, et ces Tables, qui sont de nature argileuse, séparent décidément les Apennins du massif du Monte Gargano, péninsule montagneuse qui forme l’éperon, de la botte italienne et s’avance sur l’Adriatique, formant un promontoire très-élevé. Nous avons quitté la mer un peu au-dessus de Ripalta ; mais nous la reverrons au-dessous de Manfredonia, où la voie nous ramène à la grève, près de Barletta.
Il y a là trois régions distinctes : la plaine des Tavogliere ; la Subapennine, qui est légèrement montueuse et formée des derniers contreforts des Apennins, et la Garganica, qui forme les pentes du Monte Gargano, dominant les Tables de la Pouille. Comme il y a trois configurations différentes, il y a trois climats, trois cultures ; et les mœurs et les habitudes varient avec ces configurations.
La Pouille est très-riche, et elle ne peut pas ne pas l’être, parce qu’avec ses trois divisions elle a trois expositions différentes pour trois cultures qui l’enrichissent. Les Poggi et les montagnes donnent du bois, des essences, du goudron, des caroubiers, des arbousiers et des plantes odoriférantes dont on fait un miel exquis. Les collines douces, longues rampes exposées au soleil, donnent les vignes et l’olivier, et les vastes plaines grises, qui se dorent dès le mois de juin sous les blés mûrs, donnent aussi des légumes et du coton. Enfin, de Manfredonia à Trinitapoli, le pays s’ouvre sur la côte et regarde la mer : vers Barletta, la Dalmatie, et, vers Brindisi, l’Orient. La mer, voie toujours ouverte pour alimenter la Dalmatie si dénuée, le chemin de fer de la côte pour porter ses produits dans toutes les directions; enfin de grands centres à proximité comme débouchés dans le pays même, voilà bien des conditions de prospérité pour l’ancienne Apulie.
Placée au centre de provinces étendues, la terre de Bari et la Basilicate, la Capitanate forme la septième province du royaume par son étendue, et l’élément agricole y domine tous les autres éléments. Elle compte cent mille agriculteurs contre trente mille industriels ; huit mille commerçants, cinq mille habitants adonnés aux professions libérales, deux mille cinq cents au culte, douze cents aux services administratifs, près de quatre mille aux services domestiques. Les propriétaires sont au nombre de douze mille, et cent quarante-six mille habitants, parmi lesquels il faut compter les femmes et les enfants, n’exercent pas de profession. Le nombre des pauvres constaté par l’État est d’un peu plus de trois mille.
Les céréales sont donc le plus grand élément do la richesse de ce pays, et leur culture occupe le quart de la superficie totale de la province. L’exposition du Tavogliere proprement dit n’est pas très bonne, quoiqu’elle soit propice à la culture du blé, et les conditions agricoles des pentes du Gargano et de celles des Apennins qui viennent mourir au Tavogliere sont beaucoup meilleures, le sol étant mieux protégé. D’ailleurs, la propriété y étant beaucoup plus divisée, elle est naturellement mieux soignée. Une seule année très prospère peut enrichir les habitants de la plaine ; mais il faut dire que ces régions, si favorisées d’autre part, sont exposées à de graves accidents météorologiques.
Le Tavogliere même est soumis à une législation exceptionnelle, qui paralyse en grande partie les conditions productives de cette région, et le travail de l’homme n’a pas encore le droit de la faire fructifier. Un cinquième du sol seulement est livré à la charrue, les quatre autres sont réservés aux pâturages nomades, sans qu’ou ait le droit de faire passer un terrain d’un usage à l’autre. La fièvre décime la population malgré les efforts qu’on a faits pour assainir la région.
L’industrie manufacturière n’existe pas ; on fait quelques tissus et de la poterie commune. La vapeur, qui centuplerait l’activité des moulins dans un pays de céréales, est si peu en usage, qu’on ne compte que quatre moulins à vapeur, dont deux à Foggia, un à Cerignola et le dernier à Saline. Sur les neuf cents autres, cent vingt-quatre sont mus par des cours d’eau et le reste par des moteurs animaux.
La grande ressource du voyageur parisien pour sa nourriture en ces régions, c’est la pâte italienne sous toutes ses formes, et à Foggia les macheroni, spagetti, tagliatelli, faits à la main et non par la machine, sont très-appréciés : toute la province de Naples où on en consomme tant, se fournit de grains durs dans la Pouille, et on en exporte de grandes quantités dans les provinces supérieures.
J’avais visité la Capitanate et les Abruzzes en 1861, à la suite de l’armée italienne ; je dois constater que les choses ont bien changé depuis : les écoles sont beaucoup plus nombreuses, et cette préoccupation de répandre l’instruction s’affirme chaque jour dans les conseils des provinces. Le loto est toujours en honneur dans les basses classes ; je vois dans les statistiques que le nombre des joueurs a doublé depuis dix ans, et, entre deux années consécutives, les documents officiels que j’ai eus entre les mains constatent en faveur de la dernière une augmentation de cinq cent mille francs à un million ; c’est-à-dire, que toutes ces pauvres gens d’une seule province qui avaient perdu cinq cent mille francs en 1875, ont perdit un million en 1876. Les statistiques donnent toujours de curieuses conclusions : la plaine est moins morale que la montagne ; mais il est nu point consolant ; les Trovatelli (enfants exposés), qui l’armée dernière étaient au nombre de mille deux cent soixante-douze peur toute la province, ne sont plus cette année que de mille cinquante quatre.
À Foggia nous sommes au centre d’une région qui offre au point de vue de l’histoire un intérêt hors ligne. S’il n’y avait pas une pondération nécessaire à établir dans le récit d’un voyage comme celui-ci, et si la rente n’était encore longue à parcourir, ce serait le cas d’écrire ici quelques pages d’une histoire où la France joua un grand rôle. Résumons donc en quelques ligues la promenade archéologique que nous avons faite en Apulie, au sortir de Foggia, et rendons hommage à la mémoire de l’archéologue distingué, du grand seigneur libéral, du vrai Mécène dont l’œuvre nous a servi de guide : nommé le duc de Luynes.
Je n’ai point à revenir sur les grandes transformations historiques des premiers siècles dans l’Italie méridionale. Après avoir été soumis aux empereurs grecs, dont les représentants, les Katapans (Capitanate), gouvernent le pays, l’Apulie passe aux mains de Charlemagne, empereur d’Occident. Son empire démembré, les Césars de Constantinople affichent sur l’Apulie des droits déjà anciens, tandis que les empereurs allemands, comme successeurs de Charlemagne, élèvent des prétentions et réclament l’hommage féodal des princes lombards. On ne saurait nier que cette côte de l’Adriatique, depuis Ancône jusqu’à la pointe de Leuca, au-dessous d’Otranto, n’ait un cachet oriental. Les villes blanches, avec leurs blanches terrasses se découpant sur l’azur des golfes, la terre grise et la végétation puissamment colorée, nous rappellent la rive opposée et les grandes cités assises aux rives du Bosphore ; mais jamais, depuis le grand coup qu’en lui avait porté, le pouvoir des Grecs n’y recouvra cependant sa sécurité : c’est n’était plus qu’un souvenir. La vanité byzantine avait bien tiré du Monte Gargano à la haie de Salerne une ligue idéale qui indiquait la limite de son pouvoir ; à Bari, à Otrante, les Katapans gouvernaient encore, mais les Sarrasins Aglabites, maîtres de Malte et de toute la Sicile, puissants sur les deux mers, et passant de la Méditerranée à l’Adriatique, de Palerme à Tarente, à Bari, à Otrante, à San Angelo, disputaient le pouvoir aulx deux compétiteurs, l’empereur d’Orient et relui d’Occident. C’était l’anarchie, c’était surtout le morcellement et l’Italie méridionale offrait une proie facile aux audacieux.
Il se passa alors en Apulie un fait historique si invraisemblable qu’il ressemble à une de ces légendes héroïques inventées par les bardes. C’était vers 1006 : on vit débarquer à Salerne quarante chevaliers normands, suivis de leurs écuyers et de leurs hommes d’armes revenant de Palestine. Arrivés sous les murs de la ville au moment où une armée sarrasine, dont les tentes étaient dressées, célébrait dans une orgie la reddition de Salerne et le payement de sa riche rançon, ils s’indignent de voir des infidèles insulter aux chrétiens vaincus, rassemblent les milices, donnent du cœur aux Salernitains et taillent les Sarrasins eu pièces. Se faisant les auxiliaires, tantôt des Grecs et tantôt des Allemands, on les voit combattre tour à tour pour Henri II et pour le Katapan. Ils prennent Aversa, puis Messine et Syracuse, appellent à eux d’autres Normands, les fils du sieur de Hauteville, reçoivent des titres et les font confirmer par l’empereur.
Bientôt, au nombre de sept cents chevaliers, ils représentent une force énorme et montrent de l’audace et du génie. Après mille péripéties, ils fondent des dynasties, s’intitulent Ducs d’Apulie et des Calabres, puis Rois de Sicile, et combattent contre le pape et l’empereur, ou au besoin protègent le pontife coutre le césar.
Robert Guiscard représente la personnalité la plus fière parmi tous ces chevaliers. Un moment il rêva de revêtir la pourpre impériale ; il prit Durazzo, fit trembler Constantinople, et mourut en en faisant le siège. Les documents irréfutables sur lesquels s’appuie cette légende extraordinaire sont visibles à chaque pas dans les campagnes de l’Apulie ; pas une ville qui n’y renferme un souvenir de la puissance des Sarrasins, de celle des Normands ou de celle des Hohenstauffen.
J’ai vu à Lucera les fortifications sarrasines encore debout, frustes, il est vrai, mais parfaitement visibles dans leur disposition et leur plan, dominant sur les collines ces immenses plaines grises où les paysans faisaient la moisson. À quelques lieues de là, l’attrait est plus grand encore, parce que la forme est plus exacte : ou voit les tours des Normands, leurs résidences fortifiées, vastes constructions octogones avec des tours d’angle, de grandes salles au centre, une porte monumentale en granit rouge et des barbacanes étroites. Il n’est même pas besoin de restaurer les monuments par la pensée pour se rendre compte des moyens de défense et de l’effet ; il n’y a qu’il compléter le tableau en appelant les hommes d’armes aux créneaux et les arbalétriers à la poterne.
À Venosa repose Robert Guiscard, et on lit sur son tombeau l’épitaphe suivante :
« Ce Guiscard, la terreur du monde, a chassé de Rome celui que les Liguriens, les Romains et les Allemands ont pour roi. Les Parthes, les Arabes, la Phalange macédonienne n’ont pu protéger Alexis, mais seulement sa fuite. Quant aux Vénitiens, ni la fuite ni la mer ne les out sauvés. »
Bohémond, le propre fils de Guiscard, prince d’Antioche, qui eut une fortune si extraordinaire en Orient et qui est un des héros de la Jerusalem délivrée, repose dans la cathédrale de San Sabino, à Canosa, à quelques pas du champ de bataille de Cannes, et on lit ces mots sur sa tombe :
« Le prince magnanime de la Syrie gît sous ce dôme ; nul plus brave que lui ne naitra désormais dans l’univers. La Grèce quatre fois vaincue, le pays des Parthes, le plus vaste État du monde, ont éprouvé longtemps le génie et les forces de Bohémond. Avec ses troupes, il a vaincu Antioche. »
Ce tombeau est fermé par une porte de bronze, d’un caractère arabe avec tètes d’animaux et incrustation d’émaux ; elle est signée Rogerius fecil has jamiax et candelabrum et c’est un monument d’art d’une période bien particulièrement curieuse.
Foggia elle-même quoique moins bien partagée que les autres villes près du Gargano, a cependant aussi ses titres, et, sur un palais privé où reste engagé un arc d’un assez beau travail, on peut lire l’inscription suivante, qui atteste qu’elle fut à un moment donné, à la fin du douzième et au commencement du treizième siècle, la résidence des empereurs d’Occident. L’inscription est en latin, et je la traduis de l’original :
« Tel César ordonna que cet ouvrage fût fait, tel Barthélemy, surintendant, l’a construit, l’an de l’Incarnation 1223, au mois de juin, la troisième année du règne de notre vénéré seigneur Frédéric, empereur des Romains, toujours auguste, et la vingt-sixième de sa royauté de Sicile. Cet ouvrage a été heureusement commencé par les ordres dudit seigneur. »
« Frédéric a ordonné que cela fût fait pour que Foggia fût ville royale et résidence illustre de l’empereur. »
Il faut diviser ses excursions : un jour suffit pour aller de Foggia à Lucera et voir les ruines sarrasines et normandes ; mais il faut revenir à la ville pour se diriger vers Manfredonia, qui est tout à fait à la côte, et où la voie ferrée n’arrive pas. En quelques heures, par mille routes sablonneuses à travers la plaine, on gagne la mer et Manfredonia. Mon but, eu y allant, était surtout de me rapprocher du Monte Gargano, dont je ne devais pas faire l’ascension. Il faut passer le Candelaro, qui forme une sorte de fosse ou de vallée, et la ville de Manfred se présente au bord de la mer, enceinte de fortifications du treizième siècle dont les matériaux ont été, dit-on, pris dans les ruines romaines de la ville de Sipontum. Le port est pittoresque et il est excellent ; mais il faut fuir la ville quand on a le tempérament fiévreux ; ce fossé du Candelaro et le lac, ou Pantano, Salso, dont le nom même indique un marécage, confirment tout en qu’on m’avait dit de la position de cette jolie petite ville.
Ce Monte Gargano semble un, oppidum antique, et le Monte Calvo (mont Chauve) qui le domine autrefois plante d’épais fourres, a longtemps caché les repaires des Sarrasins, déjà chassés de la Péninsule, mais dont quelques hordes s’adossaient à la mer, de ce côté, pour s’adonner à la piraterie ; tandis que du haut du Calvo, protégées par la vallée du Candelaro qui leur faisait comme un retranchement, elles pouvaient fondre sur la plaine, où elles voyaient leurs anciennes forteresses aux mains des Normands. Une des cimes s’appelle encore Monte Saraceno. On m’engageait fort, à Manfredonia, à pousser jusqu’à Monte San Angelo, dont je voyais les pentes très inclinées dominer la partie nord de la ville; j’y devais voir le fameux sanctuaire dédié à saint Michel qui, le 8 mai, devient un lieu de pèlerinage pour toute la région méridionale, et où les marins qui allaient affronter la bora sur les côtes de Dalmatie venaient suspendre leurs ex-voto ; mais il eut fallu faire l’ascension du Gargano, qui mesure près de cinq mille pieds, et j’avoue que les ruines sarrasines et normandes me tentaient plus que ces excursions, un peu inutiles, du moment que je m’étais rendu compte de la forme du promontoire de ce Garganus antique et de la nature de la roche. D’ailleurs, j’étais décidé à ne pas aller par le long de la côte jusqu’à Barletta. Ce chemin est long, fastidieux, sans intérêt, et, de plus, je ne me souciais nullement de respirer pendant de longues heures, et surtout au coucher du soleil, au mois de juin et par une grande chaleur, les émanations du Pantano Salso et du lac Salpi. Des mésaventures de voyage, dans des régions dévastées par la fièvre, m’ont mis sur mes gardes ; je paye mon tribut, et je suis prudent quand il faut l’être. D’ailleurs j’ai peut-être fait cette excursion à une époque de l’année trop avancée ; les premiers jours de juin y sont déjà pénibles à cause de la chaleur.
CHAPITRE ONZIÈME
BRINDISI, LECCE ET OTRANTE
De Foggia à Brindisi, ― Bari. ― La ville de Brindisi. — Ce qu’elle était autrefois. ―Son aspect aujourd’hui. ―La voie Appia. ― Conditions économiques de la ville. — La route des Indes. — Le port moderne. — Le port antique. — Cause de la décadence. — Souvenirs historiques à évoquer à Brindisi. ― Les monuments. — Coup d’œil général sur la région de la province d’Otrante. ― Civilisation successives. — Émigrations orientales. — Ln culture intellectuelle remonte de la partie méridionale au centre de l’Italie. ― Les illustrations de la province. — Histoire. — Littérature. — Lecce. — La ville. — Les monuments. — Impressions du voyageur. — Otrante. — La ville.— Description des monuments. — La cathédrale. — Le port. — Le télégraphe sous-marin. — La Punta di Leuca.
I
Rentré à Foggia après une excursion en Apulie et à Manfredonia, je reprends ma route le long de l’Adriatique et ma première station sera Brindisi ; je quitte Foggia à quatre heures vingt minutes de l’après-midi par la voie ferrée, avec un train omnibus, afin de voir les villes intermédiaires dans un rapide coup d’œil ; à dix heures et demie du soir, j’entre à Brindisi.
Par un soleil ardent encore, je vois, au départ, la scène de la récolte des avoines dans les grandes plaines jaunies par les moissons mûres. Oui, c’est la Beauce, une Beauce chaude et orientale, avec des horizons de montagnes très-basses, parallèles au sol comme des plateaux ; ces fonds, tantôt bleu pur, tantôt couleur d’améthyste, suivant les heures, semblent parfois se volatiliser et se fondre dans le ton du ciel. Une meule sur le paysage aride prend une importance énorme ; les points blancs qui éclatent dans la campagne, et qu’un peintre, dans un panorama d’ensemble, indiquerait d’une vive touche d’argent pur, sont les fermes aux toits plats, en terrasse, et qui rappellent la Véga de Grenade ou les villages d’Orient. De grands troupeaux de bœufs gris à longues cocues, des moutons, des troupeaux de chevaux en liberté, conduits par des conducteurs en selle, armés d’une pique et le fusil au dos, comme dans la Campagne de Rome, telles sont les figures qui animent le tableau. Je vois à ma gauche, pendant quelque temps encore, les lacs Salso et Salpi, et de ce côté, entre la voie et la mer, le terrain est un peu plus mouvementé ; des bosquets d’ormes clairsemés y font des oasis. Nous passons Ortanova, Cerignola, Trinitapoli, et, à l’entrée de Barletta, la culture change ; voici des vignes, des jardins maraîchers et quelques villas coquettes. Nous avons regagné la rive, et nous la côtoierons jusqu’à la fin de notre voyage.
Barletta se présente agréablement au bord de la mer ; c’est une ville de vingt mille habitants, avec un port excellent. Elle est fière de sa cathédrale ; mais sa vraie richesse est une statue antique en bronze, de plus de trois mètres de haut, qui représenterait, dit-on, l’empereur Héraclius. Le port me paraît plus fréquenté qu’aucun de ceux que j’ai vus jusqu’ici ; les fortifications, du côté de la mer, ont un assez beau caractère. Le terrain devient très fertile ; les vergers sont riches et nombreux, la plupart sont clos de murs en opus incertun. Puis vient Trani, une ville neuve qui a succédé à celle qui joua autrefois un rôle. Son port n’est pas sûr ; ses maisons, basses, blanches, carrées, s’échappent dans la plaine, débordant la primitive enceinte. On voit des habitants sur les toits en terrasse. Les villas aux portes de la cité sont d’une végétation luxuriante ; d’énormes figuiers à larges feuilles, aux angles des murailles blanches, les font éclater. Voici les premiers grenadiers en fleur ; le pays vit de ses fruits, et exporte l’huile, les amandes et les figues. Après Trani, c’est Bisceglie. Le terrain, tout d’un coup, s’est relevé : la grève est devenue rocher, et la ville semble une forteresse ; son petit port à ses pieds, est défendu par une fortification. Tous ces rivages voyaient déjà les Turcs faire des incursions ; les pirates venaient les rançonner ; quand l’artillerie fut inventée, des galères venaient s’embosser et bombarder les villes ; il fallait se défendre. Bisceglie semble un lieu de villégiature ; les villas sont très nombreuses ; le pays est célèbre par ses vins, et par ses beaux raisins qui ressemblent au malaga. Après, c’est Molfetta, Giovanizzo et San Spirito Bitonto, en fin Bari. Le pays désormais a son plein caractère ; on ne voit plus que vignes, oliviers et amandiers. Bari s’avance un peu sur une langue de terre et tout à fait à la côte. La ville a un très bel aspect, et semble beaucoup plus importante, vue de loin, qu’elle ne l’est en réalité ; elle donne son nom à la province : la Terre de Bari. Elle a été sarrasine et normande, et sa cathédrale dresse vers le ciel un fier campanile qu’on a orgueilleusement comparé à la Giralda de Séville. La ville est riche ; elle commerce avec Trieste et la Dalmatie, et son port est sûr. Dans ce rapide arrêt, je reconnais, dans un voyageur qu’on vient accueillir à la gare, un personnage que je n’ai pas vu depuis seize aimées, et avec lequel nous avons rompu le pain au bivouac pendant la campagne des Marches et de l’Ombrie : c’était alors le lieutenant-colonel Piola-Caselli, il a fait sou chemin : c’est aujourd’hui le général commandant la division territoriale de Bari. « Seize années ! mon général, depuis le temps où, sur la terrasse du général Cialdini, aujourd’hui ambassadeur en France, sous les orangers et les citronniers en fleur de la plage de Gaète, dans cette belle villa Cicéron, nous regardions, par les nuits limpides, les bombes des assiégés éclater sur le mont Santa Agata. »
À Bari, je salue le premier palmier qui lève sa tête au-dessus d’une terrasse ; le soleil gagne l’horizon, et se couche tout d’un coup, comme dans les régions méridionales : j’éprouve une sensation de frisson ; c’est l’heure de la fièvre. Nous traversons Nola, petit port peu fréquenté ; Polignano, bâti sur un rocher creusé par la mer, où la vague vient se jouer en l’excavant chaque jour ; Monopoli, dont la cathédrale semble importante ; Fasano, la dernière ville de la province de Bari et Ostuni, un peu éloignée de la côte, sur un sommet entouré d’un territoire d’une extrême fertilité. La nuit est close quand nous entrons à Brindisi.
II
Brindisi, comme ville moderne, et sans parler de l’intérêt qu’elle peut éveiller chez ceux qui étudient l’histoire, ne ménage au voyageur qu’une déception sans compensation. C’est une grande illusion nationale caressée pendant longtemps et, il faut le dire, évanouie désormais dans tous les cerveaux pratiques. Mais, pour être juste, il suffirait d’une circonstance, par exemple une guerre de l’Italie en Orient, pour lui donner momentanément une très-grande importance, celle que quelques économistes et quelques esprits prompts à. s’enflammer lui avaient prédite pour toujours.
Le port est vide et constamment vide ; pendant cinq jours, j’y ai vu cinq vaisseaux, dont deux y viennent à jour fixe, puisque l’un fait le service des Indes, et le second celui d’Ancône. La nature a beaucoup fait pour ce port, en ce sens qu’il est bien abrité et qu’il forme un bassin naturel protégé de la haute mer par une longue langue de terre assez élevée pour couper les vents. Le goulet est large et profond, et il tend pour ainsi dire son embouchure aux vaisseaux qui la cherchent ; sa disposition est très heureuse : c’est celle d’une corne de cerf renversée : la naissance figurerait l’entrée, et les deux rainures, les doux bassins, abrités chacun par un promontoire. Cette forme naturelle du plan du port est si frappante, que la ville a pris pour ses armes une corne de cerf ; plus tard, les Espagnols ont ajouté une colonne entre les deux ramures. Je dois dire que, dans toutes les médailles antiques que j’ai vues, c’est un Arion sur un dauphin qui est l’attribut de Brundusium. Ce symbole de la corne ne doit pas remonter très-haut dans l’histoire ; mais il est curieux de voir que tous les écrivains qui parlent du port de Brindisi disent, en parlant des bassins, le Corno.
La position géographique, par rapport à l’orient, est unique, comme voie rapide de communication ; mais ce n’est justement qu’un passage, et c’est un passage si rapide, que les Anglais, partis de Southampton pour Bombay, après avoir traversé la France et l’Italie comme un éclair, ne mettent pour ainsi dire pas le pied à terre à Brindisi, surtout depuis que la malle va jusqu’au quai. Ils s’embarquent sans jeter un regard sur la ville ; on espérait les fixer au retour, et on aurait peut-être pu le faire ; mais il faut observer que, quand un insulaire quitte un bâtiment où il a séjourné dix-sept jours (c’est la durée réglementaire du voyage de Bombay à Brindisi), il n’éprouve pas comme nous, faibles continentaux, le besoin de reprendre des forces sur la terre ferme. La plupart ne font même pas leurs ablutions à terre, puisqu’ils sortent d’une cabine très confortable ; ils n’éprouvent aucun désir de réfection, puisqu’ils ne sont privés de rien ; enfin, n’étant sollicités ni par des curiosités naturelles, ni par des attraits ménages pur l’industrie des habitants, ils pussent outre. Il y a deux autres circonstances qui ont puissamment contribué à empêcher les voyageurs de séjourner à Brindisi. L’hôtel pompeusement désigné sous le nom de Great Eastern India, et qui s’élève sur le quai même, à la descente du steamer, est à éviter avec soin. La Compagnie des chemins de fer méridionaux l’a fait construire, et l’aspect eu est très décent ; mais, outre que les prix seul absolument invraisemblables, il m’a été impossible d’y’ manger ; arrivant à onze heures de la nuit, sans avoir en la précaution de prendre à Foggia de quoi diner en route, j’ai dû, en face d’un couvert propre, d’un matériel décent, d’un personnel de garçons nombreux, me coucher sans même grignoter un biscuit sec et du fromage. L’hôtel étant vide sept jours sur huit, ce huitième est une occasion trop propice pour que, l’Indien qui débarque n’y soit pas écorché jusqu’au sang ; mais il a une vengeance sous la main : il fait de la propagande, et comme les Anglais ne plaisantent point sur cet article, ils évitent soigneusement l’endroit désormais signalé.
Il ne faut pas oublier non plus que les steamers de la Peninsular and Oriental Company ont pour tète de ligue Venise : de sorte que ceux qui ne sont pas absolument à heure fixe aiment mieux s’arrêter dans cette dernière ville, qui a toujours un attrait pour tous ; cet itinéraire leur permettant d’ailleurs de passer un jour à Milan, ils négligent Brindisi, qui n’a rien à leur offrir.
Le passage des voyageurs peut enrichir une ville, sans doute, surtout s’il est continuel et abondant : mais c’est sur le transit que Brindisi avait principalement compté, et la désillusion a été tout aussi grande. Si je cherche une raison pratique, je la trouve dans la position même, si avantageuse pour le voyageur, mais qui l’est si peu pour les marchandises. En effet, Brindisi est le premier port à l’entrée du golfe, et les marchandises expédiées ont tout avantage à arriver dans le fond des golfes, à Trieste ou à Venise. C’est un transbordement d’évité et un plus long parcours dont ou profite.
La trace de cette désillusion sitôt venue pour Brindisi est visible au premier pas que l’étranger fait dans la ville : on dirait qu’elle vient de subir un tremblement de terre, et, sans nulle exagération, un bon quart des maisons ne sont que commencées ; couvertes de paille, les constructions ont été abandonnées à la hauteur des premières assises du premier étage, et un grand nombre de magasins sont fermés. D’ailleurs c’est un grand village largement et nouvellement percé dans sa partie moderne, qui va de la gare au port ; mais la somnolence et l’abandon impriment leur cachet à toute chose : il n’y a là ni monuments, ni places, ni marché. Les rues sont très-mal tenues ; il n’y a pas d’industrie, pas d’autre commerce que celui de l’huile et du vin : la stagnation est complète. Le port désert voit cette partie du quai où abordent les steamers déserte aussi. Quelques anciens établissements, couvents ou palais, relèvent un peu cette mesquine apparence ; une habitation curieuse, la casa Montenegro, voisine du port, ruinée et convertie en imprimerie, montre ce que devait être autrefois l’habitation noble à Brindisi. La partie de la forteresse où est le bagne, quelques vestiges du temps des Espagnols, parlent à l’imagination de ceux qui aiment l’histoire, usais on ne revient point de la désillusion qu’ou éprouve. On voudrait à ce quai une façade extraordinaire ; toutes les nations en voyage y devraient aborder ; des costumes comme à Smyrne, du mouvement comme à Marseille, des portefaix empressés déchargeant des marchandises, des voies ferrées, des camions, en charge, des docks : voilà ce que nous imaginions. L’Orient en Europe enfin, et l’Angleterre active en Italie, c’était là en somme ce que l’amiral Ferragut avait promis, le jour où il pronostiqua l’avenir de Brindisi en jetant les yeux sur l’heureuse disposition de son entrée et de ses bassins.
Ajoutons cependant que nous avons u des compensations ; tontes les nations du monde ont là des consuls, car tons les princes, plus ou moins, passent un jour par là, et le représentant de la France dans ce port, M. Mahon, qui est un peu notre confrère, car il a écrit quelques volumes pleins d’intérêt, nous a consolé de son mieux de notre déception. D’ailleurs Brindes ou Brundusium nous aurait fait oublier la Brindisi des temps modernes.
Voici, à cinq mètres au-dessus du port, sur une petite terrasse, les deux colonnes monumentales qui indiquaient le point de départ de la voie Appia Regina viarum, dit un vers de Stace ; partant de Rome, elle allait jusqu’à Bénévent et, passant par Venosa et Oria, aboutissait an port même. Les armées romaines qui allaient à la conquête de l’Orient, parties directement de la capitale, venaient ici s’embarquer sur les galères. C’était le Cherbourg de l’Italie ou son Toulon. Les Romains faisaient ainsi allusion aux colonnes d’Hercule, et désignaient la façade de l’empire sur l’Adriatique avec une perspective sur la Grèce et les rives de cet Orient que Rome allait soumettre à son empire avant de se voir elle-même rayer de la surface du inonde par les Barbares. Un des chapiteaux est presque intact ; Hercule, Neptune, Pluton et les divinités de la mer s’y jouent dans l’acanthe. Les Sarrasins les avaient mutilées déjà ; en 1528 l’une des deux s’écroula et un de ses morceaux resta transversalement sur la base. La municipalité de Brindisi trouva bon, vers 1660, d’offrir un fragment énorme du fût à San Oronzio, qui, par son intercession, avait fait cesser in peste qui désolait ces parages ; ce fragment existe encore à Lecce.
Si on entrait dans cette voie de l’étude des antiquités et surtout de l’épigraphie, — car en réalité il n’y a pas de monuments romains intacts ou même en ruines, à part les colonnes, — que de souvenirs on évoquerait à Brindes !
Je vois dans la ville un puits qui s’appelle Pozzo Trajano, le Puits de Trajan, et je lis dans Pratillo une inscription du municipe de Brindisi en l’honneur de l’empereur. La flotte romaine stationnait là, et de là partaient toutes les troupes pour l’Orient ; il y avait un arsenal et une école de mousses, on construisait dans le port des galères comme cotre vaisseau-école, dans l’unique but d’instruire les officiers et les marins.
Quant au commerce, les Orientaux y avaient des comptoirs, et dans le musée j’ai vu des cippes, et un entre autres, sur lequel on lit le nom d’un négociant de la Bithynie qui était fixé là, Hostilius Hypatus Bithynus negotiator. On exportait alors comme aujourd’hui, des figues exquises ; et quand Crassus allait s’embarquer pour faire sa malheureuse expédition contre les Parthes, comme les marchands criaient dans les rues : « Cauneas ! Cauneas ! Des figues ! Des figues ! » une certaine inflexion dans la prononciation fit croire à ses soldats superstitieux qu’ou lui criait : Cave ne eas. ― « Garde-toi de partir ! » Et ils eurent le pressentiment du désastre qui les attendait.
Aujourd’hui depuis le prince de Galles jusqu’à lord Lytton et Midhat-Pacha, tout ce qui part pour l’Orient ou les Indes passe par là ; il en etait de même alors. Les généraux, les consuls, les questeurs, les empereurs, quand ils prenaient la tête des armées, traversaient la ville. Le souvenir de Mécène, celui de Pacuvius, de Cicéron et de Virgile est très vivant ici. Mécène y vint réconcilier Antoine et Auguste ; Marcus Pacuvius y a vécu toute sa vie. Pour Cicéron, on suit jour par jour son itinéraire. Il est exilé par la loi Clodia ; il faut, au texte même de la loi, qu’il soit à quatre cents milles de Rome; il vient à Brindisi s’embarquer pour la Grèce. Quand je dis qu’il vient à Brindisi, c’est sous Brindisi que je devrais dire, car il s’y cache jusqu’à ce qu’Atticus soit venu le rejoindre dans les jardins de Lenius Flaccus. Il part pour Durazzo d’Albanie, où il reste un an à peine, et il est rappelé : il revient à Brindisi le jour même de la fête de la colonie, et on l’y porte eu triomphe. Six ans après il rentre encore comme proconsul, puis comme triomphateur avec les faisceaux et le laurier ; et trois fois de suite il y séjourne encore : la dernière, c’est au lendemain de Pharsale.
Quant à Virgile, il est mort à Brindisi, et on y montre sa maison. Elle est au port, presque à cette terrasse où s’élèvent les colonnes. Quoique noble dans ses moulures et grave dans sa simplicité, la demeure d’un poète après tout, en face de cette mer bleue, de ces belles côtes colorées, de cette nature riante, avec une échappée sur l’orient, mon impression première en face d’elle est que sa construction est de la Renaissance : j’entends des belles années, au moment ou les moulures sont si pures qu’il faut interroger la matière plutôt que la forme pour savoir si on est en face d’un monument antique ou d’une construction de la fin du quinzième siècle ou des vingt premières années du seizième. Enfin la tradition est là et certainement il y a quelque chose, car Virgile est revenu de Grèce avec Antoine et Auguste ; il s’est trouvé malade à Brindisi, la mer l’avait beaucoup éprouvé, et il est mort devant le port, le 22 septembre, vingt-huit ans avant la venue du Christ. La maison est définie dans les documents du temps Domus Virgilii Maronis in loco S. Stephani et juxta viam publicam ex Borea. C’est un procès-verbal d’identité comme situation.
Ce qu’était la ville alors, ou le conçoit aisément. Déjà fortifiée, puisque César parle des travaux de siège qu’il fut contraint de faire au commencement de la guerre civile, elle était évidemment pourvue de monuments ; mais Frédéric II, qui a construit le grand château fort qui existe encore, a tout détruit, après les Barbares, pour prendre les matériaux.
On comprend très-bien la décadence de Brindisi : elle a dû tomber tout d’un coup le jour où Rome a cessé d’être l’unique capitale de l’empire, et où Constantinople est devenue la résidence des empereurs. C’en était fait du port militaire. Plus de flottes, plus de rassemblements de troupes pour l’Orient, plus de casernes, plus d’arsenaux, plats de magasins de vivres, partant plus d’exportation ni de commerce : c’est la fin d’un monde, et c’est un point écarté de l’Italie qui n’a plus désormais de concordance. Au quatrième siècle elle a gardé ses proportions comme ville, quoique déserte; mais sous Justinien, au cinquième siècle, Procope la décrit comme désolée, à moitié détruite et privée de ses murailles. Elle n’a pas été préservée des Goths, des Grecs, des Lombards et des Sarrasins ; et ce sont vraiment ces derniers qui ont complété sa ruine. L’anonyme de Trani, qui écrit au onzième siècle, dit que c’est « un petit bourg au milieu de grandes ruines ». En somme, il n’y a debout de tous ces vestiges romains, qui devaient être énormes, qu’une colonne ; le reste se résume en des inscriptions et en quelques pierres d’amphithéâtre et de thermes.
Des autres périodes il reste surtout des constructions utilitaires, faites par Fréderic II et aussi par les Aragonais, dont les armes décorent les portes et les façades. Les fossés de la ville sont convertis en jardins maraîchers où les forçats cultivent les légumes et la fortification ne joue plus qu’un rôle historique.
Je n’ai pas parlé non plus de la plus grave des circonstances qui, naturellement, s’accroît avec la décadence de la ville : la malaria, l’émanation subtile qui engendre la lièvre, guette l’habitant et le couche grelottant et le teint plombé : déjà, du temps de César, elle décimait ses légions campant dans la Pouille et dans la campagne de Brindes au lendemain de Pharsale.
On a beaucoup fait pour améliorer les tristes conditions de Brindisi au point de vue de la salubrité, les marais aux eaux stagnantes ont été convertis en vergers. Charles III, qui fut roi de Naples, s’y était beaucoup employé. Ferdinand II s’en est aussi occupé avec sollicitude ; l’excellent archidiacre Tarentini, qui fut notre guide, nous rappelait le temps où dans le Corso, où nous nous promenions avec lui et M. Mahon, croissaient les joncs dans les marais. On aurait vaincu la nature, mais il eut fallu pour cela que le résultat correspondit aux efforts qu’on a faits pour relever Brindisi, et l’affluence qu’on espérait ne s’étant pas réalisée, la ville s’est fatiguée, la province a renoncé aux sacrifices, et le gouvernement italien, si riche en ports depuis Venise jusqu’à Gènes, n’a pas cru devoir s’imposer de nouveaux sacrifices.
Je ne puis cependant pas dire qu’il n’y ait à Brindisi quelque monument archéologique qui ne soit digne d’intérêt. L’archidiacre Giovanni Tarentini, membre du comité archéologique de la province, m’a fait les honneurs d’une découverte assez récente qui mériterait qu’on s’y arrêtât ; il a publié à ce sujet une intéressante brochure avec un plan circonstancié de l’édifice. C’est une crypte de forme carrée, qui s’ouvre dans l’église de Santa Lucia, et représente certainement un ancien petit temple des premiers temps chrétiens, dédié autrefois à saint Nicolas, évêque de Mira. La crypte daterait sans doute de l’époque où les Grecs introduisirent en Italie le culte de saint Nicolas auquel Justinien venait de dédier un temple à Constantinople ; et j’ai dit que le corps de ce saint est conservé dans l’église de Bari. Les plus sérieux écrivains qui ont décrit Brindisi ont ignoré l’existence de ce petit temple.
Le second monument m’a paru digne d’une illustration. San Giovanni n’est plus qu’un squelette aujourd’hui, mais la ville de Brindisi devrait s’imposer des sacrifices pour en conserver les restes. Il est évident, au seul aspect de ces murs et de ces colonnes de marbre, qu’il y a là des vestiges de l’époque antique. Les portes ne sont plus celles qui y donnaient autrefois accès, le nom même a changé, car c’était l’église du Saint-Sépulcre. Le caractère byzantin cache les formes romaines engagées dans la muraille ; des revêtements épais empêchent de voir les joints à cru, sans chaux ni ciment, qui indiquent une construction aulique dont le plan circulaire légèrement ovale dénonce bien l’origine ; malheureusement la voûte s’est écroulée. Quelques fresques d’un temps très postérieur se voient encore sur les murs tandis que, des fragments de statues de l’époque romaine, des chapiteaux brisés pieusement recueillis par la main de l’excellent chanoine, gisent encore sur le sol.
III
Les villes de Lecce et d’Otrante ont un grand passé historique que les écrivains les plus érudits s’attachent à faire renaître, tandis que, de leur côté des hommes amoureux des choses de l’antiquité, appuyant l’histoire sur les documents de l’archéologie, y fouillent le sol, et nous montrent les couches successives des civilisations qui s’y sont succédé. C’est la région connue tour à tour dans la géographie antique sous le nom d’Iapygie, de Messapie et de terre des Calabres, la péninsule Messapique et la Salentine, occupée un instant par une colonie Crétoise qui s’y établit depuis le confin méridional jusqu’au promontoire de l’Iapygie. On ne craint pas de dire que, si les études locales ont peu à peu dégagé les origines nébuleuses, malgré les efforts des Niebuhr, des Mommseu, des Gregorovius, des Maury, des Nicolucci, et des hommes dont s’honore la ville même de Lecce, les Casotti, les Castromediano, les de Georgis les de Simone, les Botti et tant d’autres savants que je ne puis citer, ce coin du monde est, pour nous Français, « la terre inconnue ». Quand la réalisation du voyage projeté nous a amené dans celle partie de la patrie italienne si féconde en souvenirs, nous n’avons pu que regretter que notre plan fût aussi vaste ; et, semblable au voyageur des ballades allemandes, nous n’ayons fait qu’effleurer le sol et nous éloigner trop rapides, en jetant en arrière des regards pleins de regrets aux amis d’un jour qui nous conviaient à une plus longue étude.
Il faudrait pénétrer sous le sol de Lecce, dans les entrailles de la Lupia antique, retrouver, comme le Simone dans ses Note Iapigo-Messapiche, ces cités grecques qui deviennent latines puis grecques encore, puis normandes, et dont on retrouve les traces dans la plaine de Lecce, il faudrait ouvrir les tombes, étudier les murailles et déchiffrer les inscriptions. Trois cités, Oria. Tarente et Brindisi, symbolisent, pour ainsi dire les trois époques de l’antique Calabre, la Messapique, l’Hellénique, la Romaine. Là on parlait autrefois un idiome dont l’intelligence nous échappe encore; deux célébrités locales, Antonio Galateo et Quinto Marco Corrado, l’avaient déchiffré dès le seizième siècle, mais il était resté un arcane et ou devait attendre plusieurs siècles, avant que des savants comme Giambattisla Taumasi de Gallipoli en 1830 et Mommsen en 1848 et 1850, saisissent le monde savant de la question et, dans une étude sur les dialectes de la basse Italie, missent sous les yeux du public les inscriptions qu’ils avaient rassemblées. En 1871 on publiait à Lecce « les inscriptions Messapiques recueillies par le chevalier Luigi Maggiulli et le due Sigismond Castromediano. » Hier enfin, M. de Simone publiait les inscriptions nouvelles dont il a forme un petit musée dans sa villa San Antonio, et faisait imprimer ses Notes Iapigo-Messapiques.
Le baron Casotti, de son côté, dans la préface de ses Scritti inediti e rari, montrait la civilisation partant de ce coin de la terre d’Otrante pour remonter au centre et dans les régions supérieures de l’Italie, et réclamait pour cette région l’honneur d’avoir possédé antérieurement à la civilisation romaine une langue à elle, des arts, des sciences, en un mot une culture nationale. C’est un point capital pour ce pays et j’y veux insister quoique je ne fasse que passer. L’historien Gregorovius, dont j’ai sous les veux la « Relation faite en 1875 à l’Académie des sciences de Bavière » traduite de l’allemand en italien par l’avocat Leonardo Stampacchio, directeur de l’Ecole technique de Lecce, reconnaît ce titre de noblesse et montre comment, regardant l’Orient : cette partie de l’Italie fut une des premières où se dirigèrent les émigrations venues d’outre-mer, émigrations crétoises, illyriques, pélasgiques, et enfin grecques ; apportant avec elles et la développant sur place, une culture antérieure à la culture hellénique. Jamais la langue grecque ne se perdit entièrement dans la vieille Calabre et, dans ce retour des choses d’ici-bas qui amena encore une fois les Grecs de Byzance dans la Péninsule, elle refleurit tout d’un coup. L’archevêché d’Otrante dépendait du patriarcat de Constantinople, et au neuvième siècle, à Nardo, les Basiliens fondaient un collège grec. C’est à San Nicolo de Casole que le fameux cardinal Bessarion ravit les trésors manuscrits qu’il donna à la Marciana de Venise, et les écoles grecques d’Otrante, de Galatin et de Nardo survécurent à la domination byzantine.
Otrante sous les Byzantins avait été la métropole. Quand les Normands eurent conquis la Pouille et la Calabre, la vieille cité romaine de Lupia (Lecce) lui ravit son rôle de prééminence. On vit un Godefroid, fière du fameux Guiscard, devenir premier comte de Lecce, et c’est de lui que descend cette dynastie de comtes des Altavilla, qui ont gouverné jusqu’à Henri IV.
L’ère de la fondation des comtes de Lecce est contemporaine de l’ère féodale dans la terre d’Otrante, et ce pouvoir local dure sous les Hohenstauffen, sous les Angevins, les Brienne (auxquels un de nos compatriotes, le comte de Sasseuay, a consacré un volume intéressant), les Balzo-Orsini, et les Enghien, jusqu’au jour où le pays tombe aux mains des Aragonais, vers le quinzième siècle.
Marco Corrado, Roberto da Lecce, Galateo, c’est-à-dire un latiniste de premier ordre, un prédicateur et un orateur hors ligne, enfin un homme presque universel, latiniste, philosophe médecin, antiquaire, sont les trois grandes illustrations locales du quinzième et du seizième siècle. Giovan Giovane de Tarente, Ambrosio, Merodio, Girolamo, Marciano de Liverino et Tommaso Albanese di Oria au dix-septième siècle, ont honoré le pays comme historiens et mimographes qui jetaient les bases de l’histoire locale après le Galateo. Scipione Ammorato au seizième siècle s’était distingué comme historien, mais il ne s’était pas voué au récit de la Storia Patria. Domenico de Angelis, Guilio Cesare Infantino dans la Vie des littérateurs salentinus, et dans la Lecce Sacra (1636), où il décrivait les origines de l’Église de Lecce, faisaient œuvre de recherches locales. On pourrait citer bien d’autres noms, mais voilà les ancêtres, et surtout voilà la souche d’où sont sorties pour toutes les générations jusqu’aujourd’hui ces races d’hommes avec des spécialités diverses qui font de Lecce une ville à part dans ce coin de l’Italie où on ne s’attend pas à trouver une telle, culture. Depuis plus de vingt ans, on y publie les œuvres des auteurs nationaux ; ce fut d’abord la Bibliothèque Salentine (1655-1859), puis dès 1867 vint, volume par volume, la Collana di opere scelle edite ed inedite di scrittori di terra d’Otranto, dont on il déjà plus de vingt volumes : elle commence au moyen âge et répond à notre publication française intitulée Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France.
Nous allons voir aussi fonctionner à Lecce une commission d’archéologie instituée en 1869, des Musées, des Écoles, des Lycées, des institutions de toute nature et des Bibliothèques. Naples sans doute a localisé les plus importants documents, mais à part Otrante et Tarente, on trouve, dit-on, dans la plupart des villes de la région, à Nardo, à Brindisi, à Gallipoli, à Oria, des bibliothèques importantes, et il y a vraiment un mouvement littéraire d’un haut intérêt dans cette partie qu’ou croirait abandonnée , comme si la vie se retirait des extrémités d’un corps pour affluer au centre, et comme si Lecce, semblable à la pauvre Otrante bombardée par les Turcs, ne s’était jamais relevée des vicissitudes qu’elle a traversées dans l’histoire. L’excursion, trop rapide, hélas ! et le séjour que nous allons faire dans cette ville, nous prouveront toute la vitalité de la cité, et nous donneront, avec le regret de n’y avoir pas séjourné plus longtemps, la satisfaction d’y avoir assez séjourné pour pouvoir du moins en apprécier le charme.
Lecce n’est qu’à une heure et demie de Brindisi par la voie ferrée ; les pays que l’on traverse, Tuturano, San Pietro Verustico, Iquinzano et Trepuzzi, sont très riches, et la nature, malgré une certaine sécheresse d’impression produite par une extrême chaleur et les rayonnements d’un soleil de feu, a quelque chose de généreux, de riche et de fécond qui remplit le cœur.
Lecce, je l’ai dit, est une oasis dans ces provinces méridionales, et c’est la compensation promise aux voyageurs après Brindisi. Vivante, riche, animée, brillante, confortable et très-avancée, cette jolie ville surprend tout d’abord et bientôt elle vous charme par les mille attraits qu’elle offre.
L’historien Gregorovius, que nous avons déjà cité, le célèbre auteur de tant de beaux travaux sur l’Italie, qui la visitait quelque temps avant nous, a dit de Lecce que c’était « la Florence du rococo ». Il aurait pu dire que c’en était l’Athènes, tant ses bâtiments sont nombreux, spacieux, riches, dans un genre bizarre et tourmenté et tant y sont abondantes les preuves truite culture et d’une illustration qui font de cette petite cité une de celles dont en Italie on garde le meilleur souvenir. Nous avons montré à grands traits les occupations successives et les émigrations qui s’établissent dans la région ; mais Lecce, comme ville, fut longtemps dotée d’une existence autonome avec ses comtes normands, établis Dei gratia, indépendants des souverains de la Sicile et de la Pouille ; elle passe à la maison de Brienne, avec Jean et Gaultier IV. Aux Brienne succèdent les d’Enghien, avec la fameuse Marie, première femme de Ramondello Orsini, puis Ladislas, roi de Naples. Après avoir obéi à Giovanni Antonio, le petit-fils de Marie et de Ramondello Orsini, qui était aussi prince de Tarente, et maître d’une partie du royaume de Naples elle fait enfin partie du dernier royaume de Naples jusqu’à sa chute encore récente.
Il y a là des monuments très nombreux, et on en construit encore tous les jours : des académies nombreuses, des sociétés savantes, des collections et musées, des instituts, des tribunaux, des collèges, des universités et des imprimeries. C’est une des cités d’Italie où l’on fait le plus pour l’instruction. Ce n’est pas assez qu’on y soit riche par le sol, un y est intelligent et actif. La vie sociale y est développée à un tel point, qu’il y a trois clubs ou casinos qui peuvent rivaliser avec les plus beaux des plus grandes villes de la Péninsule. Tout y est largement compris, et on sent là combien l’autonomie peut être avantageuse à un centre.
Présenté par lettre de l’archidiacre Tarentini de Ravenne à l’honorable duc de SigismondeCastromediano, et voyageant sans bagage à partir de Brindisi, je suis tombé le soir même de mon arrivée dans une réception intime et quotidienne du préfet, le duc de Castrogirardi, et là, pour une heure, j’ai eu l’illusion d’un salon de Milan ou de Florence. Les palais sont de proportions colossales, et celui de la préfecture défie la description ; ce sont de ces immenses Hall où l’homme se perd : il faudrait une cour pour les peupler. Tout un peuple brillant, aimable, cultivé, au courant de toue chose, où tout le monde parlait le français avec facilité (ce qui n’est pas habituel sur la côte depuis Ravenne), de savants archéologues, des naturalistes distingués, des administrateurs, de riches propriétaires de la province de Naples en villégiature, de brillants officiers , enfin, des femmes élégantes vêtues à la dernière mode de Paris sans l’exagération si fréquente chez les Italiennes du centre, m’offraient là une causerie savante et substantielle, et par-dessus tout cette bonhomie courtoise et cet accent franc et cordial de l’Italie. Je ne puis dire à quel point, que ce soit dans un musée ou dans un club, dans une visite de monument, dans un salon ou dans une excursion à une villa des environs, j’ai rencontré là des sympathies et j’ai conservé un souvenir à la fois doux affectueux et brillant de cette aimable ville de Lecce.
J’ai eu pour guides des hommes qui seraient supérieurs dans les plus grands centres. Les Castromediano, le géologue et paléontologiste Botti, conseiller de la préfecture, qui dote la ville d’un précieux musée local, et qui se recommande par des découvertes d’un réel intérêt : quelques-uns des membres de la « Commission conservatrice des monuments historiques et des beaux-arts de la terre d’Otrante » et enfin le juge de Simone, l’auteur de tant de travaux variés, auquel on doit Lecce e i suoi monumenti, qui a bien voulu me faire les honneurs des belles collections de médailles et de sa collection privée des inscriptions messapiques dans la villa San Antonio à Arnesano, qui lui sert de résidence d’été.
J’ai fait reproduire le Panorama della ville, la Vue du Séminaire, le Palais de la Prefecture et l’une des rues, la Strada San Severo. Chacun de ces monuments a un caractère bien spécial, et c’est dans la qualité de la pierre qu’on trouve dans toute la localité, la leccese, qu’il faut chercher la raison d’être du parti pris de décoration des monuments. Cette pierre est tellement friable qu’elle se taille comme le gypse et se découpe au couteau : de sorte que les monuments sont vermiculés de la base au faîte, et si richement décorés, qu’il semble que des légions de sculpteurs ont dû pâlir pendant de longues années sur chacun d’eux. Il en résulte une profusion d’un goût discutable, mais qui constitue un caractère. Dans la rue du Palais de la Préfecture est comprise la façade du Dôme ou cathédrale, qui est tout à fait extraordinaire par la profusion de l’ornementation. On ressent à un certain degré l’impression qu’on éprouve en face des monuments hindous. Le Dôme est de 1659, ce qui explique le style de cette façade si touffue ; il est à remarquer que les habitants de Lecce voulaient être autonomes en tout : c’est un certain maestro Giuseppe Zimbalo (le Zingarello), sculpteur de Lecce, qui en eut l’entreprise, et, après avoir mécontenté le chapitre, l’acheva cependant vers 1682, en la complétant par son campanile.
Le Séminaire est pour ainsi dire une annexe, et c’est un certain élève du Zingarello, Giuseppe Cino, aussi de Lecce, qui l’a construit de 1694 à 1709. La Préfecture était autrefois un monastère attribué aux Célestins, qui avaient la charge de l’église Santa Croce, qui s’élève près de là. Ce n’est qu’en 1811 qu’un a concédé le monument à l’intendance, l’ordre des Célestins ayant été supprimé eu 1807. Rien de plus vaste que ce palais, l’escalier est écrasant des proportions, et le préfet qui y réside semble un souverain dans son immense demeure, où, nous disait-il, il échappe assez commodément aux chaleurs dans ces prodigieux espaces. Ce sont encore des Leccesi qui ont construit et orné ces bâtiments ; ou voit combien les habitants étaient jaloux de n’y point employer d’étrangers; ces architectes et sculpteurs sont tous de la région et se nomment Gabriele Ricardi, Francisco Zimbalo et Cesare Penna.
La Strada San Severo donne l’aspect d’ensemble d’une des rues de cette jolie ville. Lecce a une curieuse spécialité, celle des horloges électriques. L’abbé Giuseppe Candido a établi au palais del Sedile le moteur de toutes les horloges de la cité ; c’est une pile à courant continu de quarante éléments qui, en relation d’abord avec une horloge-type transmet le mouvement au cadran extérieur de la place et, simultanément, envoie cent vingt dépêches à l’heure à tous les autres points de la cité. La première expérience en a été faite à Lecce en 1868, et depuis 1872 toute la ville est tributaire de l’horloge-type et reçoit régulièrement l’heure par son initiative.
Je pars de Brindisi à huit heures du matin, me dirigeant vers Otrante où je serai à neuf heures et demie : on voit que ces étapes sont courtes et faciles. Je traverse San Cesario. San Donato, Corigliano et Maglie. Le pays est plat, mais très riche ; les figuiers et les vignes en font la principale richesse ; de grandes carrières, où se voient les assises de cette pierre tendre qui forme les monuments de Lecce, s’ouvrent dans la campagne et, déjà revêtues de cryptogames et billées par le temps semblent les ruines d’une ville souterraine. À Corigliano, les hauts palmiers qui lèvent leurs panaches au-dessus des terrasses et des tours blanchies, donnent à la cité un aspect africain. L’aspect général des terrains est gris ; de petits murs cyclopéens très-bas entourent les jardins, et, de distance en distance, de grands cônes formés de pierres amoncelées servent de refuge aux contadini aux heures brûlantes du jour. Maglie l’opulente a le caractère d’une ville grecque ; un bel Albanais eu costume national attend le train sur le quai, et son costume pittoresque ne détonne point dans ce paysage méridional.
La gare d’Otrante est perpendiculaire à la voie ferrée. C’est un terminus, la tète de la ligne méridionale. On débarque assez loin des murs, et je m’en étonne ; on pourrait vivifier cette cité morte en continuant à peu de frais la voie jusqu’à ses portes, mais la pauvre d’Otrante déshéritée depuis le quinzième siècle, n’a même pas en ce bonheur, une fois la création d’un chemin de fer décidée et enfin réalisée, de voir la voie ferrée arriver jusqu’à ses murs.
Depuis Foggia je ne dépends de personne, je voyage sans bagage ; je me dirige à pied vers la ville en traversant quelques vergers, des terrains abandonnés et l’entrée d’une vallée formée par la rivière l’Itro qui vient se jeter à la plage. Une anse circulaire bordée de maisons basses, où quelques barques de pêcheurs sont échouées sur le sable, forme comme un bourg à l’entrée. Otrante est fortifiée, et ses portes out conservé leur appareil de défense militaire.
C’est une ville bien pauvre et bien triste, mais on m’eu avait exagéré le dénument ; d’ailleurs, le sol étant très riche, s’il n’y a pas d’industrie, il n’y a pas non plus d’habitants tout à fait dénués. Je conseille au voyageur de pousser jusque-là. La vue seule de la ville, prise du promontoire qui ferme la baie au nord, mérite le voyage. Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai trouvé ni photographies ni publications spéciales, et j’ai dû dessiner la vue générale que je présente au lecteur ; elle est prise de la Douane. Au premier plan, dans la mer même, s’élève une de ces roches spongieuses que le flot qui les bat sans cesse, creuse en y sculptant des vermicules et des stalactites ; puis s’ouvre la première baie correspondante aux Paludi enfin la ville se dresse sur son piédestal de fortifications, couronnée par sa cathédrale et son fort, et, au dernier plan à gauche, le promontoire très-bas qui forme là comme un second port plus profond où se balance une seule caravelle venue de Valona d’Albanie. Du haut de la forteresse on me montre dans la brume les monts Acrocérauniens et la côte albanaise ; ou peut en six heures fouler le sol turc, si un veut se confier à ces hardis navigateurs qui viennent vendre à Otrante les petits chevaux de leurs montagnes. J’allais traverser, quoique le voyage n’eût rien à m’apprendre, puisque j’avais visité l’année précédente la rive opposée ; mais le patron de la barque, en m’apprenant le sort de sa navigation à l’aller, me dégoûta du désir d’effectuer avec lui le retour. Chargé de dix petits chevaux qu’il comptait vendre à Otrante, et croyant effectuer le passage en sept heures, il n’avait pris ni vivres ni fourrages ; un vent contraire s’étant levé, il avait couru des bordées pendant vingt-huit heures, et, ses chevaux se tordant au fond de la barque dans une agonie causée par le manque de nourriture, il avait dû jeter sa cargaison à la mer. Le syndic d’Otrante et son honorable adjoint, Don Biagio Fernandez, me font, avec un aimable habitant que je trouve à l’hôtel, les honneurs de la ville dont la cathédrale intéresserait les voyageurs les plus blasés.
Otrante ne s’est jamais relevée de sa destruction par les Turcs en 1480 ; ou trouve encore à chaque pas dans la ville les boulets de pierre lancés par les bombardiers mahométans sous le poids desquels s’écroulèrent la plupart de ses monuments et la toiture de son temple. Ces boulets de pierre ornent l’entrée des maisons et des villas, et servent de bornes sur les places publiques. Un archevêque célèbre, Serafino d’Otrante, entreprit au quinzième siècle la restauration de son beau temple ; une superbe porte d’entrée où se voient sculptés en relief les portraits des suffragants de la cathédrale, indique la date de cette restauration et le nom de l’artiste qui sculpta le marbre, Nicolo Ferrando. Deux choses entre toutes méritent l’attention du voyageur : la fameuse mosaïque dont est formé le sol tout entier de l’église, et sa crypte très importante et admirablement conservée. Nous regrettons vivement de ne pas avoir vu la mosaïque d’Otrante avant d’avoir écrit, dans notre volume intitulé Venise, le chapitre sur la mosaïque : c’est un spécimen probablement unique au monde ; non pas pour la perfection de l’exécution, qui date de la seconde moitié du douzième siècle, mais par la pensée qui a présidé à la composition. Le parti pris embrasse les trois nefs et le presbyterium ; c’est un arbre qui part du seuil du temple comme un arbre généalogique, et lançant ses rameaux à droite et à gauche, se développe jusqu’au maitre-autel. Sur les branches et entre chacune d’elles sont figurés des sujets bibliques, des personnages historiques, des symboles et des animaux. C’est une de ces vastes allégories qui embrassent l’histoire universelle, et, on pourrait le dire, la vie du monde tout entier. Le travail est signé 1163 ; on a mis deux années à l’exécuter : on le doit à l’évêque Jonathas et au prêtre Pantaleone. L’honorable duc de Castromediano, rapporteur de la Commission des monuments historiques auprès du conseil de la province alors qu’on s’occupa de la restauration de ce précieux monument, ne craignit pas d’assimiler la pensée qui a présidé à cette composition aux vastes conceptions qui ont enfanté la Dispute du Saint-Sacrement et l’Ecole d’Athènes.
Le lecteur comprendra que dans un tel voyage je ne puis qu’effleurer tant de sujets si bien faits pour nous passionner : j’ai recueilli cependant les documents les plus circonstanciés, et ou voudra peut-être me suivre dans quelque autre publication spéciale où je traiterai plus à fond ces questions.
Glissons donc et n’appuyons pas. Otrante est encore un point important comme station télégraphique. Comme c’est l’endroit où les deux rives sont le plus rapprochées on l’a choisi pour immerger l’able transatlantique qui relie l’Orient à l’Europe. Toutes les dépêches de la guerre engagée entre les Turcs et les Russes passent ici et, instantanément, un employé annonçant ses collègues de Constantinople la visite d’un étranger, nous avons pu échanger un salut avec la station de Stamboul. Le fil passe à Valona, et de Valona communique avec Constantinople. Une compagnie britannique emploie là vingt jeunes Italiens, sous la surveillance d’un inspecteur de nationalité anglaise. Apportant au milieu de ces méridionaux l’application, l’ardeur de travail, la volonté, le soin et le désir de confortable qui distinguent ses nationaux, cet inspecteur a fait de son jardin d’Otrante et de sa maison une curiosité au point de vue de la tenue, de l’agrément et du confortable. Jamais la démonstration du génie du peuple anglais ne m’apparut d’une façon plus frappante. Le contraste est extraordinaire, et prouve ce que peut créer l’industrie privée d’un seul homme, confinè par ses fonctions dans un centre qu’on regarde comme aussi dénué de ressources que l’est la ville d’Otrante.
Ce n’est cependant pas le point extrême et le talon de la botte italienne ; il faut aller, en suivant la côte, jusqu’à la Punta di Leuca, si on veut véritablement accomplir le voyage jusqu’au Finistère de l’Italie sur l’Adriatique. J’ai bientôt renoncé à suivre les déchirures de la cote déserte ; c’est une tâche ardue autant pour le piéton que pour le navigateur ; il faut aller à Leuca par la route intérieure; on y arrive en quelques heures, en traversant nu riche pays, semé de villas.
M. Botti Ulderico, auquel on doit de beaux travaux de minéralogie et de géologie, a fait à Leuca des découvertes importantes, communiquées au célèbre Capellini de Bologne : c’est une station préhistorique qui a attiré l’attention des hommes les plus compétents. Il y a là des grottes célèbres, celle du Diable et la Zinzalusa, et les travaux des Monticelli, des Belli et de M. de Simone sont à consulter sur ce sujet intéressant des stations préhistoriques.
Punta di Leuca, où s’élève un beau phare qui indique aux navigateurs les écueils de la côte et l’entrée du golfe Adriatique offre un aspect triste et désolé. Assis sur les roches, pendant de vue la région cultivée où s’élèvent les villas entre Leuca et Otrante, ou se sent abandonné dans cette solitude, seulement troublée par le doux murmure du flot de la mer Ionienne qui vient mêler ses eaux à celles de l’Adriatique. À Otrante, la città dolente, on se sentait encore rattaché au monde par cette voie ferrée, qui peut en vingt-quatre heures ramener le voyageur dans les villes les plus riantes et les plus civilisées de l’Italie. Ici c’est bien la fin d’un monde. Nous ne pouvons même plus deviner, dans la brume bleuâtre, la silhouette des monts Acrocérauniens, que nous avons gravis dans la première partie de notre voyage : le seul point de contact que nous ayons avec la civilisation, c’est ce phares dent la base disparait derrière l’échancrure de la côte, et qui indique aux nations en voyage l’entrée du golfe.
Nous venons de faire avec le lecteur le tour de l’Adriatique depuis l’Albanie jusqu’à la pointe extrême de l’Italie ; nous avons contourné toutes les sinuosités de ce beau golfe qui baigne la rive méridionale de la Péninsule, visité les rives de l’Apulie, celles des Marches, la lagune de Venise, l’Istrie, le Quarnero, la Dalmatie, les bouches de Cattaro jusqu’à Dadas, et, escaladant la Montagne-Noire parcouru enfin le pays des Monténégrins jusqu’au lac de Scutari d’Albanie.