François Lenormant, À travers l’Apulie et la Lucanie. Notes de voyages, Paris, A. Lévy, 1883, 2 vol., vol. 1, pp. 17-148
FOGGIA La vaste plaine du Tavoliere, dont la monotonie n’est pas suffisamment rachetée par l’horizon de montagnes qui la termine des deux côtés, est animée seulement pendant les mois d’hiver par les immenses troupeaux qui descendent des montagnes ; le reste de l’année, elle demeure un désert où l’on n’aperçoit pas un seul être vivant. Le sol en est d’une grande fertilité : mixe en culture, elle pourrait être le grenier de l’Italie entière, ou bien devenir facilement un verger de vignes et d’arbres fruitiers, comme la province de Bari qui lui succède immédiatement au sud-est, et où le terroir est de même nature. Au lieu de cela, ce n’est qu’une steppe en majeure partie inculte, qui n’est propre qu’au pâturage et où les défrichements se développent seulement depuis quelques années. C’est la main de l’homme qui a réduit cette plantureuse province à un tel état, produit de l’avidité fiscale et de la honteuse ignorance économique des gouvernements qui ont pesé sur le Napolitain depuis quatre siècles, faisant reculer vers la barbarie la plus magnifique portion de la péninsule italienne, tandis que le reste de l’Europe s’avançait dans la voie du progrès et de la civilisation. De tout temps, par une nécessité de nature, l’industrie pastorale a été la grande ressource des populations qui habitaient la partie de la chaîne de l’Apennin connue dans l’antiquité sous le nom de Samnium. Les hauts sommets des montagnes n’étaient propres qu’à nourrir des troupeaux. En même temps, les neiges qui couvrent ces sommets chaque hiver imposaient nécessairement aux pasteurs le régime de la transhumance ; leurs bêtes ne pouvaient vivre qu’à la condition d’être conduites pour hiverner dans les parties basses et plus chaudes qui avoisinent la mer. C’est là ce qui poussait, autant que l’appât du pillage, les Samnites à se jeter sur les riches cités de l’Apulie pour en entreprendre la conquête. Ils en voulaient les territoires pour les enlever à la culture des céréales, et y faire librement vaguer leurs troupeaux pendant la saison mauvaise. On peut juger de ce qu’était déjà le développement de la pâture transhumante dans les premiers siècles qui suivirent la conquête romaine par un fait que raconte Tite-Live. En 187 avant Jésus-Christ le préteur L. Postumius dut réprimer une grange conjuration pour une révolte servile qui avait été ourdie parmi les pâtres nomades de l’Apulie, et il en condamna à mort jusqu’à deux mille. Pourtant la République avait pourvu aux intérêts du maintien de l’agriculture dans la contrée autant qu’à ceux de la défense militaire par la fondation de nombreuses colonies de droit latin, auxquelles on avait reparti par voie de lotissement une large portion de l’ager publicus conquis sur les indigènes, à condition de le cultiver. Mais pendant la décadence du gouvernement républicain, et encore plus sous l’Empire, il arriva dans cette contrée la même chose que dans le reste de l’Italie. La petite propriété, qui avait fait la force et la base de recrutement des armées romaines, disparut graduellement, absorbée dans les latifundia. Les domaines du fisc s’accrurent de siècle en siècle jusqu’à englober la majeure partie du territoire, et, parallèlement à la marche de la dépopulation, le pâturage vague prit la place de la culture. Le droit perçu par tète sur les bestiaux, qui l’été dans les montagnes et l’hiver dans la plaine, erraient sous la conduite de pasteurs à demi sauvages sur les terres publiques transformées en pâtures et ne connaissant plus le labour, devint en Apulie la principale source de revenus du fisc impérial. Les invasions barbares trouvèrent cet état de choses organisé et le conservèrent. Les rois des Ostrogoths se substituèrent aux propriétés et aux droits du fisc, et sur les terres mêmes qu’ils distribuaient à leurs compagnons d’armes, ils maintinrent à la pâture le caractère d’un droit régalien donnant lieu à la perception de l’impôt par les agents financiers du souverain. Ainsi firent également les Longobards qui distinguèrent les redevances des troupeaux en herbaticum, escaticum et glandaticum, suivant qu’ils paissaient sur les prairies permanentes, sur les terres en friche ou dans les bois. Les Normands et après eux les princes de la maison de Souabe en continuèrent la perception en les réunissant sous le nom commun de fida. On voit par les diplômes de cette époque que, lorsque le souverain concédait un fief dans la Pouille, il se réservait exclusivement, dans toute l’étendue de son territoire, la levée de la fida sur les troupeaux transhumants. C’est le bailli royal de la ville la plus voisine qui avait mission de la percevoir. On lit dans les Constitutions de Frédéric II que, si les bestiaux, sur leur passage ou dans leur séjour d’hiver, ont fait sur les terres des particuliers du dégât dans les arbres ou dans les récoltes, une indemnité sera due aux propriétaires, mais qu’ils n’auront rien à réclamer pour le fait du pâturage de leurs terres non labourées, car l’herbe appartient au souverain, qui seul a droit d’en tirer profit. Le propriétaire du sol, celui à qui il avait été inféodé, ne rencontrait aucune entrave à le mettre en culture quand et comme il voulait ; les agents fiscaux ne devaient ni limiter, ni réglementer en ceci l’exercice de son droit. Mais, sur les terres qu’il négligeait de défricher ou qu’il laissait périodiquement en jachère, la vaine pâture revenait au roi, qui l’affermait aux troupeaux descendant des montagnes moyennant l’acquittement du droit fixé par la coutume. Sous ce régime, le labourage reprit rapidement du terrain et tendit à restreindre la pâture, au grand avantage de la prospérité du pays. Il fut maintenu par les premiers Angevins, qui centralisèrent à Foggia l’administration de la fida. Au cours des troubles qui suivirent la mort de Robert le Sage et remplirent tout un siècle, l’autorité royale fut tellement ébranlée et réduite que la redevance des troupeaux transhumants tomba en désuétude, et les barons de la Capitanate devinrent de fait libres de disposer du pâturage de leurs terres et d’en tirer profit, ainsi que de vendre sans intervention du fisc les terrains spécialement affectés à cette destination. C’est ce dont ils demandèrent la confirmation légale à Alfonse d’Aragon dès qu’il eut ceint la couronne, et ce qu’il leur accorda d’abord tant que son pouvoir fut encore mal affermi. Mais plus tard, quand il se sentit assez fort, il revint sur cette concession et chercha pour son trésor une source de revenus faciles à percevoir en imposant à la Capitanate et à une partie de la Pouille proprement dite le régime du pâturage forcé. Une loi royale délimita dans la plaine un territoire qui reçut alors pour la première fois le nom officiel de Tavoliere et fut affecté à recevoir les troupeaux pendant l’hiver. On le forma sans tenir compte de la distinction des terres du domaine et de celles des particuliers. Ces dernières y furent incorporées d’autorité par une véritable confiscation, et leurs propriétaires ne purent plus y consacrer à la culture qu’une superficie restreinte, invariable et fixée par inscription sur des registres ad hoc. Le reste de leurs terres, et de beaucoup la plus grande part, dut rester en pâturages, occupés par le fisc moyennant une rente que celui-ci déterminait lui-même ; il était interdit, sous les peines les plus sévères, de jamais essayer de les cultiver. Les propriétés ainsi incorporées au Tavoliere se transmettaient par héritage dans les familles ; mais on ne pouvait les vendre qu’avec l’autorisation de la couronne, qui, en pareil cas, possédait un droit de préemption au taux qu’il lui plaisait de fixer pour la valeur du fonds. En même temps, prohibition fut faite de la façon la plus rigoureuse aux propriétaires de bestiaux et aux pâtres des trois provinces des Abruzzes de conduire leurs troupeaux, pour passer l’hiver, ailleurs que dans le Tavoliere. Ils devaient s’y rendre à des époques fixes, sous la surveillance des autorités, et s’y établir dans certains cantons, toujours les mêmes pour ceux qui provenaient de telle ou telle localité, en acquittant par tête de bétail un droit perçu à l’entrée et à la sortie. Un système de chemins spéciaux, désignés sous le nom de tratturi, dut servir aux migrations périodiques des troupeaux. Ces chemins sont garnis de bornes milliaires mesurant les distances à parcourir. Tous leurs embranchements se réunissent dans le tratturo grande, longue artère herbue et sans empierrement, de 80 à 120 mètres de large, qui se prolonge depuis les environs d’Aquila jusqu’au-delà d’Andria. C’est par là qu’encore aujourd’hui, chaque année, descendent en novembre et remontent en mai, en se succédant sans interruption pendant des journées entières, des colonnes de bœufs à demi sauvages, escortés par des pâtres à l’air farouche qui chevauchent armés d’une longue lance, et surtout d’immenses bandes de moutons. Le troupeau de moutons s’appelle une punta et compte généralement 10,000 têtes. Il s’avance par sections de 3 à 400 animaux que conduit un berger à pied, muni d’un long bâton en forme de crosse d’évêque et assisté dans son office par cinq ou six chiens énormes, au poil blanc comme la neige. Le pasteur chef, monté à cheval, parcourt incessamment le flanc de la colonne pour surveiller et activer sa marche. En queue viennent les femmes et les enfants des bergers, montés sur des chevaux et des ânes, qui portent aussi les ustensiles de ménage et le mobilier sommaire des familles, tandis que les poulains les ânons au poil bourru caracolent autour de leurs mères. C’est comme la migration d’une tribu arabe. Pour surveiller les voyages de ces troupeaux nomades et leurs cantonnements, ainsi que pour percevoir les droits sur le bétail, une administration spéciale fut créée par Alfonse, celle de la Regia Dogana della mena delle pecore in Puglia, dont le centre fut placé à Foggia. Elle eut pour premier chef le pupille même du roi aragonais, François Montluber, et le revenu qu’elle fournissait à la couronne finit avec le temps par monter à 380,000 ducats d’or. En effet, les souverains d’origines diverses qui gouvernèrent Naples pendant la durée du XVe et du XVIe siècle, avides de se procurer un revenu certain et facile à percevoir, même au prix de la ruine du pays, poursuivirent incessamment l’extension du pâturage forcé et l’agrandissement du territoire du Tavoliere. Ferdinand Ier en 1467, inaugura ces accroissements, que développèrent à l’envi les premiers vice-rois espagnols. Graduellement, on en vint à prolonger la région soumise à la servitude de pâture jusque dans une partie de la province de Bari, sur la chaîne des Murgie, de manière à, lui faire embrasser une superficie de plus de 300,000 hectares, de Torre-Maggiore à Andria dans une direction, de Troja à Arignano dans une autre. C’était la destruction de l’agriculture sur tout ce vaste territoire, et par suite sa dépopulation ; aussi tous les villages qui le parsemaient au moyen âge disparurent-ils rapidement. Il ne resta que quelques villes où se tenaient des marchés. Sur la faible part du sol qu’on avait réservée à la culture, sur des champs enclavés au milieu des paissances de troupeaux mal gardés, incessamment envahis par eux, on ne pouvait maintenir ni la vigne ni les arbres fruitiers, que leur dent faisait périr. Il n’y avait moyen de produire que quelques céréales, qui mûrissaient et que l’on moissonnait pendant la saison où les bestiaux n’étaient pas là. Encore, dans le printemps, quand les blés étaient en vert, les ravages des troupeaux y étaient tels, que les réclamations d’indemnités, pour lesquelles il fallait s’adresser à l’administration fiscale, donnaient lieu à des litiges judiciaires continuels. On avait coutume de dire qu’avec ces demandes et les contestations pour le loyer dû par la couronne aux possesseurs du sol, les affaires du Tavoliere di Puglia fournissaient la moitié du revenu des avocats auprès des tribunaux suprêmes de Naples. Dans ces conditions, beaucoup de propriétaires renonçaient à labourer la portion de terre qu’ils étaient autorisés à cultiver encore ; ils préféraient la laisser en friche, et, ainsi, elle retombait en pâture. Ce régime n’eut pas dei effets moins désastreux pour les montagnes d’où venaient les troupeaux que pour la plaine qui les recevait. Pour augmenter les produits de la douane de Foggia, les agents du gouvernement poussèrent par tous les moyens les habitants des Abruzzes à substituer l’élève facile des bestiaux en troupeaux transhumants au rude labeur de la culture du sol, offrant ainsi une prime à la paresse. Au temps d’Alfonse, 90,000 moutons descendaient annuellement en Capitanate ; en 1592, il en venait 4 millions ½. Pour suffire à la nourriture de tant de bêtes dans l’été, la vaine pâture ne demeura plus confinée sur les sommets qui n’étaient pas aptes à autre chose. Elle envahit de tous côtés des terrains jusqu’alors bien cultivés, qui donnaient de riches récoltes de vin, d’huile et de grains. Les dégâts des moutons et des chèvres ruinèrent les forêts avec les incendies résultant de l’incurie des pâtres ou même allumés intentionnellement par eux, amenant le déboisement et la dénudation des pentes et livrant le fond des vallées aux ravages capricieux des torrents, qui les rendent inhabitables. Le mal ainsi produit sera peut-être à jamais irréparable. Ajoutons que ce développement sans mesure de la vie pastorale ramenait les provinces sur lesquelles il s’étendait à un état social touchant à la barbarie primitive. Car il y donna naissance à toute une nombreuse population de pâtres farouches, menant une existence à demi sauvage, déshabitués du travail régulier, sans racines dans le sol, adonnés à la vie nomade et faits dès l’enfance à se soustraire au joug des lois, qui n’atteignent sérieusement que les sédentaires. C’est dans cette population que se recruta principalement le brigandage, qui devint le fléau permanent des Abruzzes et de la Capitanate. Organisé, comme nous venons de le dire, par l’avidité fiscale d’Alfonse et aggravé encore par ses successeurs, le désastreux système du pâturage forcé du Tavoliere s’est maintenu pendant plus de quatre cents ans. Ce n’est pas qu’il ne soulevât bien des plaintes. Tous les esprits éclairés du XVIIIe siècle, et ils furent nombreux dans l’État napolitain, signalèrent ce régime comme une honte pour un pays civilisé, un obstacle à tout progrès dans une des parties les plus fécondes du royaume, une monstruosité par rapport aux principes économiques les plus vulgaires, et en réclamèrent hautement l’abrogation. Le gouvernement royal ne les écouta pas. La République Parthénopéenne voulait procéder à l’affranchissement des terres de la Capitanate, mais la trop courte durée de son existence ne lui permit pas de réaliser cette partie du noble programme de Mario Pagano et de ses collègues. C’est au gouvernement de l’occupation française sous le premier empire qu’était réservé l’honneur de le tenter pour la première fois, et ce n’est pas un des moindres titres d’éloges de ce gouvernement imposé par la force des armes, qui, en huit années, sous Joseph Bonaparte, puis sous Murat, racheta par tant de grandes œuvres, tant de progrès accomplis et de bienfaits, la tache de son origine étrangère. Une loi du 21 mai 1806 abolit le régime de la pâture obligatoire et rendit aux propriétaires du Tavoliere le droit de disposer librement de leurs terres en les cultivant et en les vendant ou les affermant comme ils voudraient. Là fut en partie la cause de l’ardeur avec laquelle les pâtres de l’Abruzze, qui se regardaient comme lésés dans leurs intérêts par une telle mesure, se jetèrent dans les rangs des bandes de malandrins soulevées par les partisans du gouvernement déchu et soudoyées par l’or britannique, que le général Manhès réprima avec une si implacable énergie. Pour payer leurs services, les Bourbons, une fois restaurés, abrogèrent par un édit royal de 1817 la loi de 1806 et rétablirent toutes les vieilles prescriptions d’Alfonse d’Aragon, détestable retour à l’une des plus fâcheuses pratiques de l’ancien régime. Les choses restèrent ainsi jusqu’en 1860, enchaînant de force des provinces entières à croupir dans un état social qui les reportait bien en arrière du moyen âge. L’Italie nouvelle ne pouvait les laisser ainsi sans manquer à la mission de relèvement qu’elle avait assumée. On est en droit de lui reprocher de ne pas s’être jusqu’à ce jour suffisamment occupée de porter remède aux poignantes souffrances d’une grande partie de ses populations agricoles ; mais, du moins, en ce qui touche au Tavoliere di Puglia, elle a fait ce qu’elle devait, aiguillonnée là plus qu’ailleurs par la pensée qu’elle portait la hache à la racine même de ce brigandage que, pendant quelques années ; elle avait vu se dresser si redoutable contre elle en se couvrant d’un drapeau politique. Une loi mûrement délibérée par les deux chambres du royaume et promulguée le 16 février 1865 a prononcé l’affranchissement définitif du territoire asservi à la pâture. Celle-ci est devenue facultative, et les propriétaires ont recouvré la libre disposition de leurs terres. En outre, pour encourager le retour à une mise en culture plus productive du sol, l’administration des domaines a reçu le pouvoir d’affermer par parcelles, sous condition de défrichement, les biens de l’État compris dans les anciennes limites du Tavoliere, et de grandes facilités sont données à ceux qui prennent ces parcelles à bail pour se transformer de fermiers en propriétaires en payant des annuités successives. Les heureux effets de cette loi éminemment libérale n’ont point tardé à se faire sentir. D’année en année, la vie tend à revenir dans la Capitanate ; la pâture vague recule devant la culture, qui gagne du terrain ; la production des céréales se développe sur la plus vaste échelle ; en beaucoup d’endroits, on commence à planter des vignes. Pour quelqu’un qui, comme moi, a visité le pays pour la première fois en 1866 et depuis y est revenu à plusieurs reprises, il est facile d’apprécier le progrès accompli déjà. Mais il n’est rien encore à côté de celui qui reste à réaliser. La transformation n’est pas aussi rapide qu’on eût pu l’espérer. Les capitaux manquent, et pour l’achever il faudrait un développement des institutions de crédit agricole qui fait défaut à l’Italie. C’est au centre de la plaine du Tavoliere que s’élève la ville populeuse qui, depuis le moyen âge, est restée le chef-lieu de la Capitanate. Foggia n’a pas une origine antique ; elle a remplacé l’ancienne cité d’Arpi, appelée Argyrippa des Grecs, qui lui donnaient Diomède pour fondateur. Arpi était la cité principale du peuple des Damiens et n’a laissé que des ruines insignifiantes, éloignées de Foggia d’environ 8 kilomètres dans la direction du nord. La substitution d’une ville à l’autre, le déplacement du centre de la population a dû s’opérer sous la domination des Byzantins, mais on en ignore la date précise. En tout cas, Foggia existait déjà lors de l’établissement des Normands, sous lesquels elle prit un rapide essor. Sa fortune a été toute commerciale et administrative ; elle était le principal marché où les pâtres du pays environnant venaient s’approvisionner et vendre leurs troupeaux, le siège des employés du fisc chargés de percevoir l’impôt de la fida. Aussi, dans toutes les guerres qui ont ravagé pendant des siècles cette portion de l’Italie, la possession de Foggia était-elle considérée comme une chose capitale ; elle assurait immédiatement de grandes ressources financières. C’est pour la commander, avec toute la plaine, que Frédéric II choisit Lucera, située à 17 kilomètres de là et regardée comme la clef du pays, pour y établir les cantonnements fixes de ses Sarrasins. Quand Innocent IV voulut prendre possession du royaume à la mort de l’empereur Conrad, le premier soin de l’armée pontificale, à peine débouchée des montagnes à Troja [Troia], fut de se saisir de Foggia. Plus tard ce fut bien autre chose quand Alfonse eut organisé le régime fiscal du Tavoliere. En lisant les récits des luttes entre Français et Espagnols pour la possession du royaume de Naples sous Charles VIII, Louis XII et François Ier, il est impossible de ne pas être frappé de ce que les mouvements des armées y ont d’inexplicable au point de vue purement stratégique. Quel que soit l’état de la campagne en cours d’exécution, quelques résultats que l’une ou l’autre les deux parties semble au moment d’atteindre, brusquement toutes deux abandonnent à l’automne les opérations commencées pour se précipiter sur la Capitanate. C’est qu’elles cherchent à se gagner de vitesse et que la première arrivée des armées lèvera sur les troupeaux, à leur descente des montagnes, le tribut qui constitue le revenu le plus clair de la couronne et permettra le nourrir la guerre pendant une année encore. Il arrive même quelquefois que, lorsqu’une des armées n’a pas assez devancé l’autre et n’est pas en force suffisante pour l’empêcher de s’emparer des péages, elle se jette sur les troupeaux en route et en fait une effroyable boucherie, parce que chaque mouton ou chaque bœuf mort fait du moins un droit qui n’entrera pas dans la caisse de l’ennemi. Foggia compte aujourd’hui bien près de trente-neuf mille habitants. Renversée de fond en comble par un tremblement de terre en 1731, c’est une ville toute moderne, propre et animée, qui plaît beaucoup aux bourgeois et aux commis-voyageurs. Les rues en sont singulièrement larges ; les maisons, solidement voûtées, aux toits plats, n’ont généralement qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Tout ceci est manifestement conçu pour éviter, en cas de nouveau tremblement de terre, le retour d’un désastre pareil à celui que la ville a subi il y a un siècle et demi. Une des curiosités du lieu est la vaste Piazza delle Fosse, dont le sol est entièrement creusé d’innombrables silos destinés à conserver, jusqu’au moment de leur vente, les grains recueillis dans les champs des alentours. En raison de sa destruction au siècle dernier, Foggia n’a gardé que bien peu de vestiges de son brillant passé du moyen âge. Mais ce qui en subsiste a une réelle valeur. La cathédrale, bâtie en 1179 et où Manfred fut couronné en 1258, devait être, parmi les églises normandes de la Capitanate, une des plus grandes et des plus pures de style. Malheureusement il n’en est resté debout qu’un lambeau, la moitié de la façade, que l’on a eu le bon goût, au XVIIIe siècle, de conserver en l’englobant dans la construction nouvelle. C’en est du moins assez pour juger de ce que l’édifice, quand il était complet, avait de majesté simple et d’imposante tournure, et pour faire déplorer la perte du reste. On retrouve à cette façade les mêmes pilastres carrés que nous avons déjà vus à celle de la cathédrale de Termoli. Par-dessous l’église règne une de ces cryptes supportées par une sorte de forêt de colonnes de marbre comme en possèdent tant de basiliques normandes de la Pouille, cryptes où l’influence de l’architecture arabe est si marquée. Celle de Santa-Maria de Foggia a malheureusement été, comme presque toutes les autres, modernisée et défigurée, surtout dans ses voûtes, où l’on a appliqué des ornements du plus mauvais goût. Mais les colonnes, avec leurs chapiteaux et leurs bases, sont demeurées intactes. Il en est surtout quatre, en marbre rouge, qui sont intéressantes par la similitude de leurs chapiteaux avec ceux du bel ambon de Ravello près d’Amalfi, similitude de composition et d’exécution telle qu’il n’est pas possible de douter que les uns et les autres n’aient été exécutés par la même main. Et précisément l’ambon de Ravello porte dans ses inscriptions la signature d’un artiste dont il est tout naturel de trouver des travaux dans le chef-lieu de la Capitanate, puisque c’était sa ville natale, maître Nicolao da Foggia. Tout auprès de l’église un débris échappé aussi au désastre de 1731 marque l’emplacement du palais de l’empereur Frédéric II. C’est un arc de beau style, qui devait en former l’entrée principale et qui est aujourd’hui engagé dans la façade d’une maison particulière. Deux rangs de feuillage finement sculpté en décorent l’archivolte, dont les retombées sont reçues par deux aigles de face, tout à fait pareils à ceux qui sont figurés au revers des belles monnaies d’or de l’empereur désignées sous le nom d’augustales. Chacun de ces aigles repose sur un socle au-dessus d’une imposte richement ornée. Dans la maçonnerie moderne qui remplit l’arceau surmontant la porte de la maison, l’on a encastré une pierre provenant de la façade du palais. Elle porte une triple inscription qui en donne la date, juin 1223. C’est l’année où avait eu lieu, dans le mois de mars, l’assemblée de Frentino, dans laquelle Frédéric s’était rencontré avec Honorius III et avait arrêté le plan d’une croisade, l’année où il se fiança avec Yolande, fille de Jean de Brienne, le roi titulaire de Jérusalem. Déjà Frédéric avait antérieurement passé à Foggia plusieurs mois de 1221. Commencé en 1223, le palais était achevé au mois de mai 1225, époque où l’Empereur vint s’y installer. Désormais ce fut une de ses résidences favorites ; il n’était pas d’année qu’il n’y demeurât plusieurs mois. C’est là que mourut, en 1241, sa troisième femme, Isabelle d’Angleterre, qui fut enterrée dans la crypte de la cathédrale d’Andria, à côté de la tombe où reposait déjà la seconde, Yolande de Brienne. Les deux vers léonins par lesquels l’inscription se termine, Hoc fieri iussit Fredericus Cesar ut urbs sit Foggia regalis sedes inclita imperialis, ont tout à fait la tournure des épigrammes latines, tantôt élogieuses et tantôt satiriques, que Frédéric se plaisait à composer sur les villes de ses États et que certaines d’entre elles, comme Andria, ont fait graver au-dessus de leurs portes ainsi que des titres d’honneur. On ne se tromperait donc pas, je crois, en la comprenant dans le recueil des œuvres poétiques de cet empereur. Mais il y a mieux. Frédéric, intelligence supérieure au travers de ses vices, nature d’artiste en même temps que de politique, esprit singulièrement cultivé pour son temps, épris de tous les raffinements et de toutes les élégances, se piquait d’exercer les arts comme la poésie. Il avait la prétention d’être un maître en architecture. Nous savons par des témoignages formels que c’est lui-même qui donna les plans et les dessins pour la construction du château de Capoue. Il me paraît ressortir formellement de la première partie de l’inscription de la porte de son palais de Foggia qu’il avait fait de même pour cet édifice. Les termes remarquablement précis dont on s’y sert impliquent une telle conclusion : sic Cesar fieri iussit opus istu, proto (magister) Bartholomeus sic costruxit illud. C’est tel qu’on le voit, tel que l’a construit Bartolomeo, que l’empereur avait ordonné de le faire ; la répétition de l’adverbe sic est absolument significative et révèle l’emploi d’un modèle donné par Frédéric en personne. L’arc qui seul a été conservé de ce palais est donc un spécimen, et l’unique parvenu jusqu’à nous, qui fait connaître le style et la manière de l’empereur Frédéric II comme architecte. Ce morceau le classe à un rang distingué dans la liste assez peu nombreuse des souverains artistes par eux-mêmes. Quant au maître d’œuvre qu’il a employé pour l’exécution de ses plans personnels, il était de Foggia et c’était un des plus renommés de la contrée. Bartolomeo da Foggia, qui travaillait pour Frédéric II en 1223, a eu pour fils le Nicolao qui en 1272 était l’auteur de l’ambon de Ravello. Riccardo da Foggia, l’un des architectes de Charles d’Anjou, paraît avoir encore appartenu à la même famille, peut-être avoir été fils de Nicolao. Il ne reste plus rien du château fortifié du Pantano ou de San-Lorenzo, que Charles Ier d’Anjou se fit construire à Foggia en 1269 et 1270, et où il mourut en 1284. L’architecte en avait été Riccardo da Foggia, et celui de la chapelle Pietro di Bonolio, de Barletta. À ce château était attenant un parc où le roi faisait élever des daims et dans lequel il avait le pavillon de plaisance où l’un de ses actes nous fait voir un certain maître Pellegrinus exécutant des vitraux en 1273. C’était probablement un Français du nom de Pellegrin, car l’art du peintre verrier ne s’est jamais naturalisé chez les Italiens ; il est toujours resté exclusivement français.
SIPONTO ET MANFREDONIA
Pour aller de Foggia à Manfredonia, on est condamné à une insupportable route de quatre heures de voiture à travers la steppe du Tavoliere, qui devient un véritable Sahara dans la saison où l’herbe des champs a été brûlée par le soleil de l’été et où les troupeaux sont encore à la montagne. Graduellement cependant on s’approche du Gargano, dont on commence à distinguer les belles forêts de hêtres et de chênes, faisant des taches d’un vert sombre sur les flancs de la montagne, et dont la plus haute cime, le Monte Calvo, s’élevant à plus de 1,500 mètres de hauteur, retient presque toujours autour d’elle une calotte de nuages. On se dirige, en effet, vers le point où ce massif isolé, à l’échine allongée d’ouest en est, se détache de la plaine et commence à plonger dans la mer son flanc méridional. Encore dans la plaine, aux trois quarts du chemin, l’on rencontre l’ancien couvent de San-Leonardo, où Hermann von Salza établit en 1223 une commanderie de l’ordre teutonique, dotée de 20,000 florins d’or de revenu annuel. Les bâtiments conventuels sont transformés en métairie et dans un grand état de délabrement, mais l’église mérité une visite. Son portail surtout, que je n’ai vu jusqu’ici dessiné nulle part, est un beau type du style du milieu du XIIe siècle dans ces contrées ; l’abside est également un morceau remarquable d’architecture romane. Notons encore la superbe cuisine du couvent, qui rappelle par ses dispositions celle de l’abbaye de Fontevrault. Quelques kilomètres encore, et l’on franchit la rivière du Candelaro, tout près de l’endroit où elle se jette dans la lagune appelée Pantano Salso, le lacus Pantanus des anciens, qui reçoit aussi le Cervaro, dans l’antiquité Cerbalus, dont Pline fait à tort la frontière entre les Dauniens et les Peucétiens. À quelque distance de là, sur le bord de la lagune, auprès du goulet par lequel elle débouche dans la mer, une église de style byzantin, toute bâtie en matériaux antiques, est debout au milieu de la campagne solitaire. L’intérieur en a été reconstruit au commencement du XVIe siècle par le cardinal Antonio del Monte, archevêque de Siponto, et son neveu et successeur, le cardinal Giovani Maria del Monte, qui fut ensuite pape sous le nom de Jules III. Naturellement cette reconstruction l’a notablement défigurée, avec des restaurations encore plus récentes, bien qu’on y ait conservé l’ancien plan d’une manière assez fidèle et employé de nouveau les mêmes colonnes. De nombreux ex-votos s’y voient suspendus auprès d’une madone miraculeuse. Le pavé est composé en grande partie de pierres tombales intéressantes. Au-dessous règne une vaste crypte, une église inférieure, qui n’a pas été gâtée comme l’église supérieure, car on s’est borné à refaire les quatre gros piliers ronds de maçonnerie destinés à supporter la construction supérieure. Le plan se répète exactement le même en haut et en bas et est unique dans son genre. Il dessine trois carrés inscrits l’un dans l’autre, séparés par des colonnes de granit dans la crypte, de marbre dans l’église haute, supportant des arcades cintrées d’une forme svelte. L’autel est au centre, sous une petite coupole qui s’appuie sur quatre forts piliers placés aux angles du carré intérieur formant sanctuaire et entouré de deux collatéraux sur les quatre faces. C’est, on le voit, la disposition de certaines églises rondes à trois cercles concentriques, qui cette fois a été transformée en carré. L’église supérieure présente cependant en outre une petite abside du côté de l’est, et la crypte deux, à l’est et au sud. L’extérieur n’a pas été touché dans les travaux de reconstruction du XVIe siècle. Au dehors l’édifice dessine un cube, surmonté au centre d’un petit dôme fermé qui rappelle celui des turbehs musulmans et où l’influence arabe me paraît manifeste. Aux flancs des façades s’appliquent des demi-colonnes engagées, aux chapiteaux à feuillages d’un beau galbe et d’une exécution précieuse, supportant de riches arcatures dont le dessin rappelle de très près celles qui décorent les manuscrits byzantins ; et dans la partie inférieure du champ qu’enferme chacune de ces arcatures se creusent des panneaux en losange remplis par les entrelacs géométriques en relief à la combinaison desquels se sont complu les décorateurs arabes. Le portail qui donne accès à l’église est d’une grande magnificence, avec son tympan garni d’un bas-relief et ses deux colonnes de marbre, reposant sur des lions couchés. Le monument est sans contredit un des plus remarquables spécimens de cette architecture, participant à la fois du byzantin et de l’arabe, qui régnait dans la Pouille avant que la conquête normande y eût introduit les influences françaises. Un semblable style, auquel se rattachent aussi la cathédrale de Canosa et le mausolée (je dirais volontiers le turbeh) de Bohémond, qui y est adjacent, ainsi que certaines parties de la cathédrale de Bari, ne s’est maintenu à côté des données architecturales nouvelles, directement importées de Normandie et tendant de jour en jour à la supplanter, que jusqu’aux premières années du XIIe siècle. Aussi n’est-on pas surpris d’apprendre que l’église que je viens d’essayer de décrire fut consacrée en 1117 par le pape Pascal II, qui y vint de Bénévent, où il tenait alors un concile. Elle avait été certainement commencée, et les plans arrêtés dans le XIe siècle. Cette curieuse église, autour de laquelle on remarque quelques débris d’un temple antique, porte le nom de Santa-Maria-Maggiore di Siponto et a le titre de cathédrale. Elle marque l’emplacement de la ville antique de Sipontum (primitivement Sipoeis, Sipus), dont la légende grecque attribuait la fondation à Diomède. Prise par Alexandre le Molosse, roi d’Épire, en 330 avant Jésus-Christ, colonie de citoyens romains en 194, assiégée par Marc Antoine en 40, lors des guerres civiles, Sipontum est décrite par Paul Diacre, au VIIIe siècle de notre ère, comme étant encore de son temps satis opulentum. Cent cinquante ans plus tard, Constantin Porphyrogénète la mentionne parmi les villes de la partie de l’Italie dépendant de l’empire de Constantinople. Mais il semble qu’elle commençait dès lors à tomber en décadence. L’envasement progressif de la lagune du Pantano, accessible aux vaisseaux dans l’antiquité, tendait à rendre impraticable son port, jadis théâtre d’un mouvement fort actif, et développait les exhalaisons marécageuses qui engendrent la mal’ aria, fléau de tout le district environnant. Cependant il s’y maintenait encore une certaine population, et le port continuait à être le seul qui desservit la Capitanate. C’est encore là, qu’en 1177 le pape Alexandre III s’embarqua pour aller à Venise à l’entrevue où il devait se réconcilier avec Frédéric Barberousse ; et même, en 1252, bien que le tremblement de terre de 1223 eût renversé une grande partie de la ville, c’est à Siponto que débarqua Conrad IV de Hohenstaufen, quand il vint prendre possession de l’Italie méridionale. Après un nouveau et terrible tremblement de terre, survenu en 1255, c’est Manfred qui acheva de ruiner Siponto par la construction de la ville qui reçut son nom. Des fouilles ont été faites il y a peu d’années sur l’emplacement de Sipontum et ont amené la découverte des fondements de l’ancien forum, avec une colonne portant une inscription latine, qui a été transportée au Musée National de Naples. Ce sont ces fouilles, d’une importance secondaire, qui, amplifiées démesurément dans les journaux, y ont donné naissance au récit fabuleux de la trouvaille d’un véritable Pompéi apulien. Une lieue à peine sépare l’emplacement désert de Siponto de la petite ville gaie et tranquille de Manfredonia, coquettement située sur la mer, au milieu d’une végétation qui rappelle la Calabre ou, la Sicile. En espalier au pied du Gargano, le, canton environnant doit à son exposition vers le midi et à la façon dont la montagne le couvre contre les vents du nord, de jouir d’un climat exceptionnel. C’est en 1263 que Manfred décida, la construction de cette nouvelle ville, pour l’emplacement de laquelle il consulta les astrologues et aussi les marins, car cet emplacement fut très bien choisi en vue de ce que voulait réaliser le fils de Frédéric II. La plaine au nord de l’Ofanto et le canton du Gargano étaient dépouvus de port, ceux de Siponto et de l’antique Salapia (aujourd’hui remplacée par le misérable village de Salpi) ne pouvant plus recevoir convenablement les navires. Il décida d’en créer un nouveau, qui servit en même temps à communiquer avec les possessions qu’il venait d’acquérir en Épire. Aucune position n’était plus favorable que celle où il bâtit Manfredonia, dans le fond du golfe que forme la saillie du Gargano, ayant devant soi une vaste rade, très bien abritée et d’une tenue parfaitement sûre. Manfred apporta à cette œuvre utile et bien conçue l’ardeur que l’on met d’ordinaire à une fantaisie. Deux années suffirent à avancer assez la construction de la nouvelle ville pour qu’en 1265 on pût y transporter l’évêque et les habitants de Siponto, auxquels on joignit des colons recrutés de droite et de gauche. C’est alors que disparut tout ce qui avait pu se conserver des ruines de la cité antique, exploitées comme carrière pour ces travaux où le transport des pierres, de la chaux et du sable employait, disent les chroniqueurs, « tous les bœufs de l’Apulie. » Le plan de Manfredonia avait été conçu sur une très large échelle. Le roi prétendait faire de la cité à laquelle il donnait son nom le principal centre commercial de la Pouille et son chef-lieu administratif. Il y établit un hôtel des monnaies et il en donna la direction à deux Amalfitains, renommés pour leurs connaissances pratiques en cette matière, Mauro Pisonto et Nicolo Campanella. Il est probable que ces deux personnages avaient été antérieurement employés à la fabrication des espèces de Frédéric II, qui presque toutes ont été battues à Amalfi. Mais les travaux étaient loin d’être terminés quand Manfred mourut les armes à la main, en 1266. Charles Ier d’Anjou les fit continuer activement, et c’est lui qui acheva la construction de la ville, qu’il ordonna d’appeler Siponto-Novello, voulant effacer jusqu’au nom de l’héroïque vaincu de Bénévent. Mais la conscience populaire se refusa à cette injustice. Malgré les prescriptions et les efforts du farouche vainqueur, le nom de Manfredonia se maintint dans l’usage, et c’est celui que la ville a gardé jusqu’à nos jours. Les écrivains contemporains vantent la splendeur de la cathédrale de Manfredonia, qui aurait reçu les reliques de saint Laurent, évêque de Siponto au Ve siècle, et surtout son magnifique campanile, dans lequel était suspendue une cloche énorme, la plus grosse que l’on eût encore fondue en Italie, dont le son se faisait, raconte-t-on, entendre jusqu’à six milles à. la ronde. Malheureusement, la cathédrale, le campanile et en général tous les édifices de Manfredonia ont disparu dans le désastre qui frappa cette ville en 1620, lorsque les Turcs y opérèrent une descente et la brûlèrent entièrement après l’avoir pillée. Ce qui reste le plus intact des travaux de Manfred, c’est le môle de belle construction, maintenu de chaque côté par de hauts gradins, formés de grands blocs de pierre, qui s’avance fièrement dans la mer avec une longueur de près de 200 mètres. C’est sans contredit l’ouvre d’ingénieur maritime la plus puissante et la mieux combinée qu’ait léguée le XIIIe siècle. En tête de ce môle est le château fort, que Lautrec attaqua vainement dans sa dernière campagne. C’est une construction du règne de Charles d’Anjou, œuvre de son architecte maître Giordano di Monte-Sant’Angelo. Bien qu’en partie remanié et gâté par des appropriations postérieures, découronné de ses créneaux du moyen âge pour recevoir de l’artillerie sur ses plates-formes ; il n’a pas subi de modifications trop profondes dans ses dispositions essentielles. C’est un haut et massif donjon carré, flanqué à ses angles de quatre grosses tours rondes, qu’enveloppe une enceinte extérieure reproduisant le même plan. Les remparts de la ville, garnis eux aussi de grosses tours rondes, subsistent en grande part et embrassent un espace que sont loin de remplir les huit mille âmes de la population actuelle. Avec cette enceinte, en partie vide, qui fait un vêtement trop large à la petite ville rebâtie au XVIIe siècle, Manfredonia est comme une sorte d’Aigues-Mortes de l’Adriatique. Notons, du reste, qu’on a reconstruit la nouvelle Manfredonia sur le plan de l’ancienne, avec les rues régulières se coupant à angles droits, et la disposition en échiquier que l’on observe constamment dans les villes créées de toutes pièces au XIIIe siècle.
MONTE SANT’ANGELO
C’est sur la croupe la plus méridionale du Gargano qu’est située la ville de ce nom, environnant la fameuse grotte où l’on raconte que l’archange saint Michel apparut en 493 et ordonna à saint Laurent, évêque de Sipontum, d’établir son culte dans le sanctuaire naturel qu’il avait consacré lui-même. La légende de cette apparition est tout à fait fantastique. Un riche habitant de la ville, nommé Garganus, avait l’habitude d’envoyer ses troupeaux paître dans la montagne. Un jour, le plus beau de ses taureaux disparut. On le chercha longtemps par les bois et par les ravins, et finalement on le trouva couché à l’entrée d’une caverne. Furieux de la peine qu’il avait dû se donner, Garganus lance un javelot contre l’animal ; mais l’arme revient à son point de départ et le blesse lui-même. Ce prodige est raconté à l’évêque Laurent, qui ordonne un jeûne de trois jours. Le troisième jour, qui était le 8 mai, le chef des milices célestes se manifesta sous une foi me visible à l’évêque, et lui donna ordre de se rendre à la grotte qu’il s’était choisie et d’y inaugurer son culte. Laurent hésita quelque temps ; il fallut pour le décider plusieurs apparitions nouvelles, et surtout une où l’Archange assura la victoire aux habitants chrétiens de Sipontum contre les païens de Naples (!) qui menaçaient leur ville. À la tête d’une procession l’évêque gravit la montagne, et s’enfonçant dans les forêts parvint jusqu’à la grotte. En y entrant, lui et les fidèles qui le suivaient la trouvèrent éclairée d’une lumière céleste ; la main des anges en avait fait une chapelle, et un autel drapé de pourpre se dressait auprès de la paroi nue du fond. Laurent fit immédiatement construire une église en avant de la caverne, et avec le consentement du pape Gélase Ier il la consacra le 29 septembre 493, au jour de la fête de saint Michel. C’était la première fois que le culte de l’Archange prenait pied en Occident ; mais en Orient, il avait une grande importance à Constantinople, depuis la fondation même de cette ville. Il y a donc quelque chose de digne de remarque dans le fait que l’évêque Laurent, fondateur du sanctuaire du Gargano, est donné comme un cousin de l’empereur Zénon, ce qui semble lui assigner une origine constantinopolitaine. C’est seulement en 590 qu’à Rome le pape saint Grégoire le Grand consacra à saint Michel le mausolée d’Hadrien, au sommet duquel on l’avait vu, dit-on, remettre son glaive au fourreau à la fin de la terrible peste qui avait désolé la cité. C’est aussi dans le VIe siècle que fut construite l’église de l’Archange à Ravenne, et la fondation de celle de San-Michele de Pavie est encore postérieure. Au commencement du VIIIe siècle, l’évêque Autbert d’Avranches en Neustrie, à la suite de plusieurs apparitions dont les circonstances légendaires ont une ressemblance singulière avec ce qu’on raconte de celles qu’avait vues Laurent de Sipontum, consacra au chef des légions des anges le mont Tombe, devenu notre célèbre couvent de Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer. La première église de cette localité fut bâtie, dit-on, sur le plan de celle du Gargano, et depuis lors des liens étroits existèrent entre les deux sanctuaires de la Normandie et de la Pouille. Ce dernier était déjà depuis longtemps visité de nombreux pèlerins, et les richesses qu’ils y avaient accumulées attiraient, dès 657, Grimoald, duc de Bénévent, qui vint le piller avec ses Longobards encore païens. La vénération qui entourait le lieu ne l’empêcha pas d’être livré plusieurs fois à de semblables dévastations, et pendant les siècles qui suivirent, saint Michel défendit mal son sanctuaire italien, car il fut pillé à trois reprises, en 869 par les Arabes établis à Bari, en 926 par Michel, roi des Bulgares, et en 952 par une nouvelle horde de Sarrasins. Malgré ces catastrophes, le pèlerinage de Saint-Michel du Gargano fut un des plus fréquentés dans le premier moyen âge, et même après l’ouverture de l’ère des croisades. Parmi ses visiteurs les plus illustres on compta plusieurs papes, Léon IX, Urbain II, Pascal II, Alexandre III; trois empereurs : en 998 Othon III, qui trouva le sanctuaire encore complètement dépouillé par suite de la dernière expédition des musulmans; en 1022 Henri II, qui, d’après une légende, resta boiteux comme Jacob après avoir été touché par l’Archange à la cuisse ; enfin, en 1137, Lothaire II, la grande comtesse Mathilde, saint Bernard, saint François d’Assise, saint Thomas d’Aquin et sainte Brigitte. On y venait des contrées les plus lointaines de l’Occident, particulièrement de la Normandie. C’est comme pèlerins que s’y étaient rendus en 1016 les premiers Normands dont Melo sollicita l’appui contre les Byzantins, ceux qui appelèrent bientôt leurs compatriotes à la conquête de l’Apulie. À la seconde descente des Normands dans le midi de l’Italie, vingt-cinq ans plus tard, ils se montrèrent très pressés d’enlever Monte-Sant’Angelo et son sanctuaire à l’archevêque de Bénévent, qui en avait la seigneurie. Dans le partage fait à Melfi en 1043, cette ville et toute la montagne du Gargano furent assignées à Rainulfe, comte d’Aversa. Aujourd’hui le pèlerinage n’est plus fréquenté que par les populations de l’ancien royaume de Naples. Mais chaque année, à la fête qui a lieu le 8 mai, avant le départ des bergers de la plaine du Tavoliere et qu’accompagne une grande foire, des foules immenses, montant à 20 ou 25,000 personnes, s’y rendent de toutes les provinces voisines. C’en est assez, avec le pèlerinage journalier qui ne s’arrête pas, pour maintenir sur ce sommet, autour du sanctuaire vénéré, une ville d’environ 18,000 âmes, agglomérées dans des rues tortueuses et sombres, presque aussi sales que celles de Termoli, au pied d’un château à demi ruiné du XVIe siècle. La route qui conduit de Manfredonia à Monte-Sant’Angelo traverse d’abord de riches plantations d’oliviers au bord de la mer. Puis, au bout d’une dizaine de kilomètres, commence la montée en lacets serpentant sur le flanc de la montagne. L’ascension est longue, mais on en oublie la durée en présence du merveilleux panorama qui se déploie devant les yeux et dont l’étendue devient plus grande à mesure qu’on s’élève. À l’est la mer étend à perte de vue sa nappe qui brille au soleil; à l’ouest, au-delà de la plaine nue dont on embrasse l’ensemble d’un seul coup d’œil, le regard suis avec admiration les grandioses dentelures de la chaîne des Apennins, depuis le Matese jusque bien par-delà l’endroit où le Vulture dresse son cône volcanique, éteint dès avant le commencement de Loire; au sud, droit devant soi, on voit, au-delà du cours de l’Ofanto, la Pouille s’étendre entre la mer et les montagnes comme un immense et plantureux verger. On suit toute la ligne de la côte jusqu’à Bari : d’abord, de Manfredonia à l’embouchure de l’Ofanto, déserte et bordée de lagunes stagnantes ; puis au-delà parsemée de ces villes si rapprochées les unes des autres dont la série commence à Barletta, et qui dans le lointain apparaissent comme autant de taches d’un blanc éclatant entre l’azur de la mer et la verdure du continent. Monte-Sant’Angelo, outre le sanctuaire de l’Archange, renferme plusieurs églises intéressantes. Santa-Maria Maggiore est un bel édifice du XIIe siècle, du style habituel à cette époque dans la Capitanate, avec une certaine influence toscane dont nous aurons à reparler à propos de la cathédrale de Troja. Le baptistère en forme de rotonde attenant à l’église San-Pietro est de la même époque et compte parmi les bons morceaux d’architecture normande de ce temps. L’église elles-même renferme d’assez remarquables fresques du XIVe siècle, appartenant manifestement à l’école de Giotto. La porte de l’ancien couvent des Célestins est du XIVe siècle et du règne de Charles de Durazzo. Mais je ne m’arrêterai pas à ces différents édifices, car tout ici cède en intérêt à l’église principale. Une cour fermée par une grille sur la rue y donne accès. À droite est un haut campanile octogone de style angevin, élevé en 1274 par Charles d’Anjou, qui manifestait la plus grande piété pour Saint Michel du Gargano, à la protection duquel il rapportait ses victoires de Bénévent et de Sgurgola. Les architectes en ont été Giordano di Monte-Sant’Angelo et son frère Marando. Au fond de la cour, sous un portique daté de 1295, se trouve l’entrée de l’escalier de cinquante-cinq marches taillées dans le roc qui descend à un petit atrium quadrangulaire, entouré de deux étages de galeries, en avant de la paroi de rochers où s’ouvre la grotte sainte. Une nef ogivale, placée transversalement à la direction de la caverne, la prolonge extérieurement et en fait une église assez vaste, dont le chœur, exhaussé de quatre marches, et l’autel sont placés dans la cavité naturelle de la montagne, où saint Michel passe pour s’être manifesté. Cette nef a été construite en 1273, par l’ordre de Charles d’Anjou. Il règne à l’intérieur une obscurité profonde et une grande humidité ; l’eau suinte constamment goutte à goutte avec un bruit monotone du haut de la voûte de rocher, et une source, aux eaux de laquelle on prête des vertus miraculeuses, jaillit à la gauche de l’autel. Le pavé de la nef et du chœur est de marbre blanc et rouge. Au fond de la profonde caverne, l’autel, surchargé de cierges que tient constamment allumés la piété des fidèles, resplendit au milieu des ténèbres. Les lumières se reflètent sur le métal des ex-voto suspendus à la paroi du fond, et la statue de l’Archange, qu’une tradition sans fondement attribue à Michel-Ange, s’enlevant en sombre sur ce champ d’or brillant, semble une apparition entourée d’une auréole éclatante. L’impression qui en résulte est des plus saisissantes. C’est bien évidemment dans cette caverne qu’était, aux temps du paganisme, l’oracle de Calchas au mont Garganus, très vénéré des populations de l’Apulie. Strabon parle de cet oracle et dit que ceux qui venaient consulter le demi-dieu dans son antre devaient passer la nuit en plein air, à l’extérieur, couchés sur la peau du mouton noir qu’ils avaient sacrifié. Ici comme toujours le pèlerinage chrétien a succédé à un pèlerinage antérieur des païens, et l’apparition de l’Archange au Ve siècle dans la période d’agonie de l’ancienne religion, eut pour objet de déraciner le culte qui depuis de longues générations s’attachait à ce lieu, en y substituant une consécration nouvelle. Il est à noter qu’un miroir étrusque à graffito, publié par Gerhard, nous offre, avec son nom inscrit près de lui, la figure de Calchas, non pas envisagé comme le devin de la guerre de Troie chanté dans l’épopée, mais comme le demi-dieu fatidique qu’allaient interroger au Garganus les populations italiques. Il tient à la main le foie de la victime immolée, où il lit l’avenir ; barbu, la chevelure hérissée, son aspect est terrible ; deux grandes ailes garnissent ses épaules. C’est tel qu’il devait être représenté dans la grotte où il avait son oracle ; et il n’a pas fallu un grand changement pour en faire un saint Michel, ministre des colères divines. Mais la merveille de la basilique de Monte Sant’Angelo, ce sont ses portes de bronze. Leurs deux vantaux sont divisés en vingt-quatre compartiments aux cadres saillants, dont chacun comprend un sujet figuré. Ces sujets, disposés d’une manière bizarre et tout à fait irrégulière par rapport à l’ordre et à la succession des faits qu’ils retracent, ont tous trait aux apparitions fameuses des archanges Michel et Raphaël. Dix-huit sont empruntés aux récits de l’Ancien et du Nouveau Testament ; un montre l’ange déposant des couronnes célestes sur la tête de sainte Cécile et de son fiancé Valérien ; un autre est puisé dans l’histoire de saint Martin de Tours ; trois enfin représentent les principaux épisodes de l’apparition de saint Michel du Gargano et de l’établissement de son culte par l’évêque Laurent de Sipontum. Il n’y a en effet que vingt-trois sujets, tous accompagnés de longues inscriptions explicatives dans un latin barbare. Le septième panneau du vantail de droite, en commençant à les compter du haut, est rempli par une inscription en quinze lignes où le donateur, du nom de Pantaleone, s’adresse à ceux qui visiteront l’église. J’aime l’admiration naïve qu’il y exprime pour l’œuvre d’art dédiée par sa piété, la confiance avec laquelle il dit aux dévots qui viendront désormais dans le sanctuaire « de regarder d’abord un si beau travail, » sûr qu’alors ils voudront réciter en sa faveur la prière dont il leur donne la formule. Il y a là toute la simplicité d’un siècle de foi. Le bon Pantaleone tenait beaucoup à ses magnifiques portes ; dans une autre inscription, placée sur la plate-bande horizontale entre les quatre panneaux inférieurs du vantail de gauche, il recommande de les nettoyer chaque année comme il a montré à le faire, prescription qui depuis bien des siècles n’est plus observée. Le travail des portes de l’église de Monte Sant’Angelo est curieux et d’une nature dont on n’a que peu d’exemples, tous dans l’Italie méridionale et presque tous exécutés à Constantinople. Les sujets, au lieu d’être en relief, sont incrustés à plat. Sur la face, exactement planée, de chacun des panneaux, l’artiste a creusé au burin un profond sillon qui dessine le contour des figures ; ceci fait, il a introduit dans le creux de sa gravure un fil d’argent, faisant ressortir le trait par cette incrustation. Les visages, les pieds et les mains sont formés par des plaques d’argent découpées où l’on a gravé les détails. Le dessin, malgré des défauts considérables, a du style ; on y sent l’empreinte d’une grande tradition, pétrifiée par l’esprit hiératique et atteinte déjà de décadence, mais conservant des restes de son ancienne puissance et se rattachant directement par certains côtés à l’antique. Les visages et les corps sont démesurément allongés, les traits anguleux, la pose des figures raide et gauche ; mais les compositions sont claires, bien ordonnées et d’un accent grandiose dans leur naïveté. Elles rappellent étroitement les miniatures des manuscrits grecs des Xe et XIe siècles. En effet ces portes ont été exécutées « dans la ville royale de Constantinople » et par des mains grecques en 1076, ainsi que nous l’apprend l’inscription gravée sur le vantail de droite, dans l’intervalle entre les quatre panneaux d’en bas. Je ne saurais comprendre comment Huillart-Bréholles a pu proposer d’identifier le Pantaleone qui a fait faire les portes de Monte Sant ‘Angelo avec le diacre byzantin Pantaléon, qui écrivit en grec un livre des miracles de saint Michel d’après les traditions de l’Église d’Orient. Il ne peut y avoir de commun entre ces deux homonymes de patries différentes que la même dévotion au chef des milices célestes. Le Pantaleone de la basilique apulienne appartenait à une des plus grandes familles du patriciat d’Amalfi, qui dans tout le cours du XIe siècle eut la spécialité d’offrir aux églises de l’Italie méridionale des portes de bronze, toutes de même style et de même travail, fabriquées à Constantinople où cette famille avait de puissantes relations de commerce. Le plus ancien personnage que l’on en connaisse est un nommé Maurone, l’un des comtes annuels ou consuls de la République amalfitaine au commencement du siècle. Son petit-fils, Pantaleone Ier, a inscrit son nom sur les portes de la cathédrale d’Amalfi, comme les ayant fait faire à ses frais. « L’abbé Didier du Mont-Cassin, dit la chronique de Leone de’ Marsi, étant venu à Amalfi en 1062 pour y acheter des étoffes de soie dont il voulait faire présent à l’empereur d’Allemagne Henri IV, vit les portes de l’église épiscopale et fut si enchanté de la manière dont elles étaient travaillées qu’il envoya sur-le-champ à Constantinople la mesure des portes de l’église vieille, où il eut soin qu’on les fit parfaitement belles. » Ces portes de l’abbaye du Mont-Cassin subsistent encore, et l’inscription qu’elles portent nous apprend que ce ne fut pas l’abbé Didier qui en fit la dépense, comme on pourrait le croire d’après le chroniqueur, mais le noble Amalfitain Mauro, fils de Pantaleone. Leur date est 1066. Mauro, à son tour, eut pour fils un Pantaleone qui fut consul d’Amalfi. Celui-ci fit faire les grandes portes de la basilique de Saint-Paul-Hors-les-Murs à Rome, détruites en partie dans l’incendie de 1823, et sur lesquelles on lit, outre les inscriptions latines du donateur, la signature grecque du fondeur Staurakios, qui l’avait exécutée à Constantinople en 1070. C’est de ce Pantaleone II que naquit Pantaleone III, celui des portes de Monte Sant’Angelo, à la libéralité duquel l’église San-Salvatore d’Atrani, auprès d’Amalfi, doit aussi les siennes, terminées en 1087. Ainsi dans tout le cours du XIe siècle, même après l’établissement des Normands et la rupture des liens de soumission à l’empire byzantin, quand on voulait dans l’Italie méridionale donner à une église de belles portes de bronze, il fallait les demander à l’habileté technique des Grecs de Constantinople ; l’industrie indigène n’était pas encore capable d’un semblable travail. Même en 1099 c’est de la ville impériale que Landolfo Butromilo fit venir les portes de bronze, inférieures à celles dont nous venons de parler, qu’il dédia à la cathédrale de Salerne et qui en ferment encore l’entrée. Mais bientôt après, dans les premières années du XIIe siècle, Canosa nous offre les belles portes de bronze du mausolée de Bohémond, exécutées par Roger d’Amalfi (un artiste au nom normand), portes où les sujets sont encore au trait incrusté d’argent à la mode byzantine, mais où les riches encadrements et les rosaces décoratives commencent à être modelés en relief. L’art du fondeur en bronze se naturalise en Italie et tend rapidement à y surpasser ses modèles constantinopolitains. On en suit le progrès avec Oderisi de Bénévent, qui a signé les portes de la cathédrale de Troja et auquel je n’hésite pas à attribuer celles de la cathédrale de sa ville natale, exécutées en 1150, malgré la tradition orale qui veut qu’elles aient été faites à Constantinople. Dès lors le système des sujets en bas-relief a remplacé celui des incrustations à plat. Cet art atteint enfin son point suprême de perfection pour l’Italie méridionale dans la seconde moitié du XIIe siècle, quant fleurit Barisano de Trani, le grand maitre à qui l’on doit les merveilleuses portes de bronze de la cathédrale de Trani (1160), de celle de Ravello près Amalfi (1179) et des entrées latérales de la cathédrale de Monreale en Sicile (celles du grand portail sont datées de 1186 et signées de Bonanno de Pise).
LUCERA
Quand on a visité la ville de Manfred et gravi le Gargano afin d’y voir le sanctuaire de l’Archange, il faut revenir à Foggia, en faisant de nouveau la même ennuyeuse route, pour se rendre à Lucera. On va en deux heures d’une ville à l’autre par un beau chemin carrossable, qui court en ligne droite dans la plaine nue sans que, pour ainsi dire, une seule habitation s’élève sur ses bords. Les cultures sont cependant plus multipliées sur ce trajet que sur celui de Manfredonia. À sa droite on a le Gargano, à sa gauche la chaine de l’Apennin, précédée d’ondulations, sur la pointe d’une desquelles on distingue le groupe des maisons de Troja. En faisant ce chemin, l’esprit se reporte à la description saisissante que le chroniqueur Nicolas de Jamsilla, compagnon du prince dans cette aventure, fait du voyage de Manfred après sa fuite d’Aversa, en novembre 1254, et de la façon dont le fils de Frédéric dut marcher de nuit, au milieu des ténèbres et de la tempête, pour gagner Lucera sans être aperçu des troupes pontificales postées à Troja et à Foggia, dans une plaine sans un arbre où le passage d’une petite troupe de cavaliers devait être vu d’une très grande distance et attirer aussitôt l’attention. Lucera s’élève sur une colline d’un certain relief, escarpée sur les côtés du nord et de l’ouest, en pente douce vers l’est et le sud, qui se détache à une certaine distance en avant des derniers contreforts de l’Apennin et commande au loin la plaine environnante. Ainsi préparé par la nature, le site en a toujours constitué une position stratégique de premier ordre, et depuis les débuts de l’histoire chez les populations de l’Apulie, nous y voyons exister une ville fortifiée dont le rôle est capital. Les Grecs prétendaient que cette ville de Luceria avait été fondée par Diomède, revenu d’Ilion, comme Arpi, Sipontum, Canusium et, en général, toutes les cités de quelque importance dans la Daunie et même dans une portion de la Peucétie ; à l’époque romaine on y montrait encore un vieux xoanon que les habitants prétendaient être le Palladium enlevé de Troie par le héros argien. La fondation de Luceria dut être en réalité l’œuvre des Dauniens de race Iapygo-messapienne, sur le territoire desquels elle était située. Le nom d’Apulie, qui s’étendait jusque-là, n’est autre que la forme italique de celui dont les Grecs ont fait de leur côté Iapygie. Mais tout, y compris l’appellation mémé de la cité, qui appartient aux idiomes proprement italiotes, semble indiquer que de très bonne heure l’élément osco-samnite se superposa à l’élément iapygien dans la population de cette ville, et y devint prépondérant. Les faits précis de l’histoire de Luceria sont, d’ailleurs, ignorés jusqu’à la seconde guerre Samnite, où nous voyons ses habitants suivre le parti des Romains, de même que les autres Apuliens, puis refuser de s’associer à la défection de ceux-ci en 326 avant Jésus-Christ. Pour les châtier, les Samnites vinrent mettre le siège devant la ville, et c’est en marchant au secours de Luceria que l’armée romaine éprouva son grand désastre du défilé des Fourches Caudines. La chute de la forteresse apulienne en fut la conséquence immédiate, et les Samnites, vainqueurs, la choisirent comme la place de sûreté où ils enfermèrent les otages à eux remis en garantie du traité de Caudium, que le sénat refusait de reconnaître. Aussi Rome attacha-t-elle un prix extrême à enlever à ses ennemis Luceria, et, dès 320, Papirius Cursor investissait la ville, défendue par une garnison de sept mille Samnites, et finissait par l’emporter après une résistance acharnée. Il y reprit les otages et y fit un riche butin, car c’était alors la plus riche cité de l’Apulie. Six ans après, elle retombait aux mains des Samnites, mais ce ne fut que pour très peu de temps. Les Romains la reprirent bientôt de vive force, massacrèrent une partie de la population et installèrent à la place des anciens habitants une colonie militaire de droit latin. Ce fut dès lors le boulevard de la domination du peuple roi dans l’Apulie, où elle lui permettait de prendre le Samnium à revers. Aussi les Samnites tentèrent-ils, en 294, un effort désespéré pour recouvrer Luceria, mais le consul Atilius, accouru au secours de la ville, les écrasa dans une grande bataille. Établie au milieu d’un canton de grande production agricole et pastorale, la colonie de Luceria eut autant d’importance comme centre de commerce que comme place forte. Nous en avons la preuve par le développement de son monnayage, qui débute à l’époque de sa fondation même alors que l’as était encore du poids d’une livre. Plus tard, lorsqu’un peu avant la seconde guerre Punique on essaya le système de la fabrication des deniers romains dans un certain nombre d’ateliers succursales répartis en Italie, Luceria fut le siège d’un de ces ateliers. Dans la guerre d’Hannibal, la conservation de la forteresse de Luceria par les Romains eut une importance décisive. Le grand capitaine carthaginois ne parvint jamais à s’en emparer et le fait d’avoir ainsi gardé une base inexpugnable d’opérations dans l’Apulie fut une des choses qui permirent le mieux à Rome de relever rapidement ses affaires après ses premiers désastres. Les colons de Luceria montrèrent d’ailleurs à ce moment une fidélité passionnée à la cause de la mère patrie. En 209, quand une partie des colonies latines, lasses de la prolongation indéfinie d’une guerre à laquelle on ne voyait point de terme, refusèrent à Rome de continuer à lui fournir leurs secours en hommes et en argent, il n’y en eut que dix-neuf qui se déclarèrent prêtes à soutenir encore la lutte jusqu’à entier épuisement, et Luceria fut du nombre. L’histoire garde ensuite le silence sur les destinées de Luceria jusqu’au temps de Cicéron, qui dans son discours pro Cluentio en parle comme d’une des villes les plus florissantes de l’Italie. Dans la guerre civile contre César, Pompée en fit quelque temps son quartier-général avant de se replier sur Brundisium : Strabon cite Luceria comme déclinant à son époque. Pourtant elle retint une certaine prospérité pendant toute la durée de l’Empire. Auguste y avait envoyé une nouvelle colonie de vétérans, et les écrivains, aussi bien que les inscriptions, montrent qu’elle garda jusqu’au bout son rang colonial avec les privilèges qui y étaient attachés. Sur la Table de Peutinger elle est marquée comme le siège d’un prætorium provincial. L’importance de Luceria survécut aux invasions barbares et aux ravages affreux des guerres gothiques. Paul Diacre la décrit comme étant une ville opulente sous la domination des Longobards, qui en firent le chef-lieu d’un de leurs castaldats. Mais en 663 l’empereur grec Constant II prit la ville sur ce peuple et la détruisit presque entièrement. Dès lors, et pendant six siècles, Lucera ne fut plus qu’une simple bourgade, où pourtant résidait toujours un évêque. C’est en cet état qu’elle se trouvait encore en 1223, lorsque Frédéric II, l’année même où il construisait son palais de Foggia, contraignit les musulmans de Sicile révoltés à demander l’aman et à se mettre à sa merci. Jugeant imprudent de les laisser dans le Val di Mazzara, où leurs traditions d’indépendance étaient trop vivantes et où il leur était toujours facile, en cas de rébellion, de recevoir des secours de leurs frères d’Afrique, ne voulant pas non plus priver ses États de cette vaillante et industrieuse population par une expulsion pareille à celle que l’Espagne commit plus tard la faute immense d’accomplir, il se décida à les dépayser en les transplantant sur le continent italien. La masse principale des Arabes siciliens fut donc par ses ordres transportée à Lucera, Girofalco et Acerenza. Lucera en fut la principale colonie, et pour la recevoir fit élever une vaste forteresse, où ils vécurent d’abord séparés de la population chrétienne de la ville. Ainsi transplantés, ces Arabes, après une tentative de révolte en 1226, acceptèrent rapidement leur nouveau sort avec la facile résignation qui est le propre des musulmans, et même bientôt ils s’attachèrent avec un ardent dévouement au souverain qui leur avait conservé la vie sauve quand les habitudes et le droit de la guerre, dans les mœurs du temps, lui auraient permis de les exterminer. Astreints tous au service militaire, leurs milices furent pendant plus de vingt ans le nerf et le seul noyau permanent des armées de Frédéric II, et la forteresse qu’ils occupaient, achevée en 1227, le principal point d’appui de la domination des Hohenstaufen dans les provinces touchant à l’Adriatique. Quand la rupture entre l’Empereur et le Pape fut devenue ouverte et irrémédiable, la présence des musulmans à Lucera devint un des griefs dont le Souverain Pontife fit le plus retentir le monde chrétien contre Frédéric. Pourtant l’emploi d’une garde sarrasine auprès du souverain n’était pas autre chose qu’une tradition des princes normands. Ceux-ci, et Robert Guiscard tout le premier, avaient constamment employé les contingents des Arabes de Sicile, de l’aveu même de la Papauté, dans leurs guerres en Italie, et l’armée qui, au prix de l’incendie d’une partie de Rome, avait délivré Grégoire VII, se composait en majorité de musulmans, sans que ce pontife eût éprouvé le moindre scrupule de voir des infidèles servir sous sa bannière. Depuis plus d’un siècle, la seule force militaire permanente des principautés franques fondées en Syrie par les croisés consistait dans les corps soldés de musulmans indigènes, désignés sous le nom de turcoples, et l’office de grand-turcoplier était la première charge militaire de la cour de Jérusalem. Pour donner cependant une certaine satisfaction aux plaintes du Pape, Frédéric ouvrit librement l’accès des casernes de ses Sarrasins aux missionnaires franciscains et fit même bâtir dans la forteresse, à côté de leur mosquée, une église destinée à ceux qui voudraient se convertir. Mais il savait d’avance qu’il n’y en aurait aucun. Il persista à refuser aucun avantage au changement de religion, et, traitant à sa cour les musulmans sur un pied d’exacte égalité avec les chrétiens, son scepticisme, blessant pour les croyances de son époque, se plaisait à réunir à la même table des évêques et des capitaines arabes. Bientôt, du reste, à mesure que la lutte avec le Saint-Siège devint pour l’Empereur une question de vie ou de mort, il sentit davantage quel prix avaient pour lui les services de troupes sur qui les anathèmes ecclésiastiques n’avaient aucune action, dont le fanatisme religieux éprouvait, au contraire, une satisfaction sauvage à combattre contre le pontife catholique. En 1239, Frédéric, pour donner plus de cohésion à ses Sarrasins, les concentra tous à Lucera, faisant venir dans ce lieu ceux qui avaient habité jusqu’alors à Acerenza et à Girofalco, y amenant en grand nombre de nouvelles familles qui étaient restées encore en Sicile, et les renforçant enfin de bandes mercenaires qu’il faisait recruter en Afrique. La colonie musulmane de Lucera monta ainsi jusqu’à soixante mille âmes. Le château-fort ne pouvait plus lui suffire ; on lui livra aussi la ville. Et l’Empereur ferma les yeux sur la façon cruelle dans les nouveaux colons musulmans molestèrent les rares habitants chrétiens qu’ils y trouvèrent, les forçant à déguerpir avec leur évêque et s’emparant de la cathédrale pour en faire une mosquée. C’est ainsi que l’antique Luceria Apulorum devint Lucera Saracenorum. Désormais Frédéric pouvait en toute sécurité faire de Foggia sa résidence la plus habituelle. Entre la forteresse de ses Sarrasins, à une extrémité, et, à l’autre, Andria la Fidèle, dont la population montrait à sa cause un dévouement qui lui tenait tant au cœur, Andria fidelis nostris affuca medullis, la soumission de la plaine de la Capitanate et de la Pouille était assurée. Il n’avait plus à craindre, de la part des citoyens des populeuses villes de cette contrée, toujours prêts aux changements et fort enclins à embrasser le parti du Pape, des défections comme celle qui avait été presque générale en 1229 à l’apparition de la croisade des Clavigeris. Mais Frédéric ne vint qu’à peu de reprises, et cela seulement pour des laps de temps fort courts, dans les dernières années de sa vie, habiter à Lacera même, au milieu de la colonie arabe, où il avait pourtant un logis royal et où il menait complètement, quand il y allait, la vie d’un monarque musulman, comme les rois normands de Sicile lui en avaient donné l’exemple. C’est son existence dans ces séjours qui lui avait fait donner par les Guelfes le surnom de « sultan de Lucera. » Il y avait des haras de chameaux, des équipages de chasse avec des guépards dressés à l’orientale ; enfin, ce qui est plus grave, un harem richement monté et gardé par des eunuques. Ici sa conduite, en opposition avec la loi chrétienne, prêtait largement le flanc aux invectives papales. Pour la juger avec une entière équité, il ne faut cependant pas oublier qu’avant lui les rois normands avaient eu patemment leur harem organisé à Palerme. Après la mort de Frédéric II et de Conrad, quand Innocent IV tenta de s’emparer directement du royaume de Sicile, il voulut gagner les Sarrasins de Lucera. Oubliant tout ce qu’il avait écrit sur le scandale du séjour de ces infidèles en Italie, il offrit à leur émir, que les chroniqueurs du temps appellent Jean le Maure, de lui conserver la charge éminente de grand camérier du royaume et de lui conférer, en outre, des fiefs et des honneurs nouveaux en grand nombre. Le chef musulman accepta le marché, mais ses hommes ne voulurent pas le suivre dans sa trahison envers ses princes. Manfred accourut chercher un asile au milieu d’eux. Ce furent eux qui le proclamèrent les premiers et qui lui permirent de reconquérir le royaume. Pendant tout son règne, il n’eut pas de soldats plus fidèles, et quand la fortune le trahit définitivement, les Arabes de Lucera tombèrent par milliers à ses côtés sur le champ de bataille de Bénévent. En partant pour combattre Charles d’Anjou, Manfred avait confié sa femme, la belle Hélène d’Épire, et ses fils en bas âge au dévouement des Sarrasins et aux fortes murailles du château de Lucera. C’était un asile sûr, qui eût permis aux partisans des jeunes princes de se rallier et de continuer la lutte. Mais leur mère, abandonnée de ses conseillers, perdit la tête et quitta Lucera pour se réfugier à Trani, d’où elle espérait faire voile vers l’Épire. Le châtelain de cette ville la vendit avec ses enfants à Charles, qui se déshonora par sa cruauté à leur égard. Plus malheureux que Conradin, on ne les jugea pas dignes de l’échafaud, et ils pourrirent de longues années dans des cachots infects. Le dernier survivant des fils de Manfred, Henri, mourut seulement en 1318, sous le règne de Robert, dans un souterrain du château de l’Œuf, à Naples, aveugle par suite de ses souffrances, après une captivité de cinquante-deux ans. Manfred mort et sa famille disparue, les Sarrasins de Lucera se soumirent au conquérant, qui confirma leurs privilèges et leurs lois particulières. Mais, dès l’année suivante, à l’annonce de l’approche de Conradin, qui se préparait à franchir les Alpes, ils relevèrent sur leurs tours l’étendard de la maison de Souabe. Lucera devint alors le point de réunion des Gibelins dans le midi de la péninsule. Charles d’Anjou voulut essayer de réduire la place avant que son compétiteur fût descendu de la Haute-Italie. Mais après plusieurs mois d’assauts infructueux, il dut lever le siège pour se porter au-devant de Conradin. Quand il l’eut vaincu et mis à mort, il revint devant Lucera, en 1269. Les musulmans se défendirent avec acharnement, mais à la suite d’un long blocus la famine les contraignit enfin à capituler. Le 15 août, ils ouvrirent leurs portes et défilèrent devant le vainqueur irrité, qui les fit passer sous le joug. Mais Charles ne voulait point se passer des services de guerriers dont il avait pu apprécier toute la valeur. Il leur accorda donc la vie sauve et leur permit de continuer à habiter la ville. Seulement, il leur enleva leurs privilèges, le droit de se gouverner eux-mêmes dans l’intérieur de leur ville et d’avoir pour officiers de justice leurs cadis, jugeant toutes les affaires d’après la loi musulmane. Il les plaça sous l’autorité directe du justicier de la province et mit soixante lances en garnison dans le château pour les surveiller. En même temps il ordonna, en souvenir de sa victoire, de construire, à la place de la principale mosquée de la ville, sur le site de l’ancienne cathédrale, une grande église dédiée à la Vierge, donnant à la cité le nom officiel de Lucera christianorum. Deux ans plus tard, en 1271, nouvelle révolte des Sarrasins, qui avaient ajouté foi à l’imposture d’un faux Conradin, et nouveau siège, à la suite duquel les principaux fauteurs du trouble furent cruellement punis. Le reste des colons arabes fut encore cette fois reçu à merci. Charles les garda dans ses armées et prodigua leur sang dans ses guerres en Albanie et en, Sicile. Tant de vicissitudes et de malheurs avaient beaucoup diminué leur nombre. Une partie de la ville qu’ils habitaient restait déserte. Le monarque angevin en profita pour y installer, à côté d’eux, une colonie de Provençaux, amenés à ses frais, auxquels on donna les maisons inhabitées et les terres abandonnées. Il fit aussi augmenter les défenses du château, qui désormais tenait les musulmans en bride, au lieu de leur servir de casernement. Cependant la Papauté ne cessait de réclamer des rois de Naples de faire disparaître du sol de la Pouille ce noyau d’infidèles, qui était, avait dit Innocent IV, « comme une épine enfoncée dans son œil. » Cédant enfin aux instances de Boniface VIII, Charles II, en 1300, se résolut à célébrer l’année du jubilé par un autodafé mémorable. En pleine paix, sans aucune provocation de la part du reste des Sarrasins, une armée fut dirigée sur Lucera, sous la conduite de Giovanni Pipino de Barletta, et en entreprit le siège. Sachant qu’ils n’avaient cette fois aucune grâce à attendre, les musulmans se défendirent en désespérés. À la fin, ils succombèrent sous le nombre ; la ville fut prise d’assaut, et les Sarrasins de tout âge et de tout sexe furent impitoyablement passés au fil de l’épée. On n’accorda la vie qu’à ceux, en bien petit nombre, qui consentirent à abjurer l’islamisme. Après cette effroyable exécution, le roi Charles II repeupla la ville de nouveaux colons, auxquels on en répartit le territoire. La cathédrale fut dédiée solennellement en 1302. Le roi voulut même effacer le nom de Lucera et ordonna qu’on l’appelât Città di Santa-Maria. Mais cette nouvelle appellation officielle ne parvint pas à prévaloir contre l’usage et la tradition populaire. La nouvelle Lucera, dotée par son fondateur de nombreux privilèges, est restée jusqu’à nos jours une ville assez florissante, qui compte quatorze mille habitants, possède un évêque et est le siège du tribunal de l’arrondissement de Foggia. Quant à la forteresse, elle fut presque immédiatement démantelée et abandonnée. Dès 1525, Leandro Alberti la trouvait en ruines. Ce sont les restes de cette forteresse qui font encore aujourd’hui le principal intérêt d’une visite à Lucera. L’enceinte, de 900 mètres de pourtour, en est remarquablement conservée et dresse à une grande hauteur ses murailles garnies de tours, découronnées seulement de leurs créneaux. Elle occupe l’extrémité occidentale de la colline, qui en est en même temps la partie culminante, à un quart d’heure de marche de la ville telle qu’elle est, ceinte des remparts dont la dota Charles II d’Anjou. C’est évidemment sur le même emplacement que s’élevait l’arx de la Luceria apulienne et romaine. La muraille suit exactement le bord des escarpements presque à pic de la colline, excepté sur la face de l’est, tournée vers la ville, où le terrain se continue de plain-pied et où un fossé large et profond, taillé dans le roc, précède le rempart. Treize tours carrées, bâties en brique et en pierre et reliées entre elles par d’épaisses courtines de la même construction, couronnent ainsi les pentes abruptes du nord, de l’ouest et du sud, avec deux tours plus grosses et plus hautes, en forme de polygones irréguliers, aux deux angles nord-ouest et sud-ouest, présentant un angle sur l’arête de la colline. Le côté de l’est, rectiligne, armé de sept tours en figures de bastions, faisant saillir en avant un angle obtus, se termine à ses deux extrémités par deux grosses tours rondes. C’est sur cette face, entre la seconde et la troisième tour à droite, qu’a été ménagée, dans un angle rentrant fort habilement disposé, l’entrée principale de la forteresse, entrée oblique et précédée d’un pont-levis. Un peu en arrière et commandant le débouché de cette porte, auprès de l’angle nord-est de l’enceinte et s’appuyant a la muraille de la face nord, dans laquelle était tout à côté une poterne, se dressait le donjon, énorme massif de forme exactement carrée. Dans ce donjon, dit Nicolas de Jamsilla, on montrait l’appartement de Frédéric II, celui de Conrad IV, celui du marquis Odon et celui de Jean le Maure. C’est lit, en effet, qu’était la demeure royale que Frédéric II avait fait décorer avec un grand luxe, et où, on 1241, tandis qu’il ravageait les environs de Rome, il envoyait deux statues de bronze antique enlevées au monastère de Grotta Ferrata. C’est là aussi que demeurait le châtelain ou émir des Arabes. Ce donjon, dont l’abbé de Saint-Non admirait le magnifique appareil, subsista en grande partie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, mais il fut alors démoli pour construire avec ses matériaux un palais pour les tribunaux dans Lucera. Ce n’est plus qu’un amas de ruines confuses, où l’on distingue seulement l’amorce des nervures qui couvraient quelques salles. Des voûtes enfoirées dans sa partie inférieure permettent de reconnaître qu’il avait été élevé en portion sur des fondements antiques. On aperçoit au-dessous les restes de souterrains romains construits en grand appareil d’une belle époque, parfaitement caractérisé. M. Amari a émis la conjecture que le château des Sarrasins de Lucera avait dû être édifié sous la direction d’ingénieurs arabes. Je crois cette opinion parfaitement juste. La forme des tours carrées et barlongues, leur faible saillie, leur rapprochement, la disposition en talus de la base des murailles sont autant de particularités caractéristiques des principes de fortification qui, des Byzantins, avaient passé aux Arabes, que les Templiers avaient adopté dans la construction de leurs châteaux de Terre-Sainte, mais qui, en 1223, ne m’étaient guère encore naturalisés en Occident. La disposition du terrain avait dispensé les ingénieurs qui fortifièrent Lucera d’établir ailleurs que sur le front est, devant le rempart, le vaste fossé et la muraille extérieure en avant de ce fossé, qui étaient aussi choses essentielles du système byzantine arabe. Du reste, ce front, tel que nous le voyons dans son état actuel, avec ses tours d’une autre forme que celles du reste de l’enceinte, a été refait en 1271 par Charles d’Anjou après le siège où il avait dû être l’objectif de l’attaque. C’est ce qu’attestait une inscription que copia Leandro Alberti et qui a disparu depuis. De nombreux édifices remplissaient l’enceinte de la forteresse au temps où elle était occupée par les Sarrasins ; il y avait des habitations, des casernes, da mosquées, et aussi l’église des Franciscains. Toutes ces constructions ont depuis longtemps disparu sans laisser de traces apparentes. La chemise fortifiée n’enveloppe plus qu’un terrain vide et désert. Le sol y est partout jonché de débris de briques et de fragments de vases de formes diverses et d’une fabrication tout à, fait spéciale, dont la terre plus ou moins rouge est recouverte d’un épais vernis plombifère. Ce vernis, appliqué à la manière arabe, et qui souvent, trait caractéristique, a coulé de manière à former de grosses gouttes vitrifiées en relief, est le plus habituellement vert, quelquefois avec des dessins noirs se détachant sur ce fond. Nous sommes ici en présence des vestiges d’une poterie exactement pareille aux fragments de fabrication arabe du IXe et du Xe siècle recueillis par mon père en Égypte et conservés au musée céramique de la manufacture de Sèvres, à ceux qu’on a trouvés sur plusieurs points de la Syrie, entre autres dans l’ancien four à potier fouillé à Damas par M. Eugène Piot, ainsi qu’aux bacini incrustés à titre d’ornementation à la partie supérieure des murailles extérieures d’un certain nombre d’églises du nord et du centre de l’Italie construites du Xe au XIIIe siècle. Elle constitue une industrie d’origine évidemment orientale, qu’on ne saurait hésiter à considérer comme ayant été exercée sur les lieux dans le cours du XIIIe siècle car la multitude des débris ne permet pas de douter que ce fut-là la vaisselle d’usage journalier dans la colonie arabe de Lucera. J’ai déjà dit que cette colonie compta un moment jusqu’à 60,000 âmes avec les familles des guerriers. On sait par des documents formels qu’en même temps qu’elle fournissait un service militaire des plus actifs, elle s’adonnait avec succès à des industries de tradition orientale, dont les procédés avaient été apportés de Sicile, comme le tissage de certaines étoffes et la fabrication des armes. A. de Longpérier a attribué avec beaucoup de vraisemblance à ses ateliers certaines pièces de dinanderie de cuivre à la façon arabe dont on peut prendre pour type une coupe conservée dans le trésor de la cathédrale de Faënza. Il faudra joindre maintenant à la liste de ces industries celle de la confection des poteries vernissées conformément aux anciens prototypes arabes. Nous sommes conduits à désigner avec certitude la Sicile musulmane comme une étape du transport de la fabrication de ce genre de poteries entre l’Orient et la Pouille, où elle passa avec la transplantation des Arabes sous Frédéric II. Ceci est de nature à jeter un jour précieux sur l’origine des bacini employés dans la décoration des églises par les architectes italiens, surtout dans le XIe siècle. On les a d’abord regardés comme de provenance arabe ou persane, comme des trophées des expéditions maritimes des Pisans. Mais M. Drury-Fortnum, en les étudiant de plus près, a montré qu’il n’y en avait qu’un petit nombre qui fussent dé fabrication proprement arabe, que la plupart sortaient d’ateliers plus voisins, qu’il plaçait sur un point encore indéterminé de l’Italie. Après la constatation que j’ai faite à Lucera, et que tout le monde peut y renouveler, c’est en Sicile qu’il faudra, je crois, chercher la situation de cet atelier, dont les produits devaient se répandre par le commerce sur le continent italien. Les poteries à vernis vert ne sont pas les seules dont on recueille les débris au château de Lucera. D’autres fragments moins nombreux offrent des ornements d’une donnée forte simple, tracés en bleu et en rouge sur un fond blanc. Ici la décoration a été manifestement exécutée au moyen de l’application sur la terre d’un engobe revêtu d’un vernis incolore et translucide au moyen d’un marzacotto plombique. C’est le procédé que Passeri affirme avoir été mis en œuvre à Pesaro à partir des environs de l’an 1300. Naturalisé d’abord à Lucera par les colons arabes, il avait ainsi mis un peu plus d’un demi-siècle à se transmettre do proche en proche jusque dans les Marches. M. Barnabei a recueilli dans l’Abruzze, son pays natal, dans des sépultures qui ne peuvent pas descendre plus bas que la fin du XIIIe siècle, des poteries exactement conformes aux deux classes de celles dont on recueille les tessons au château de Lucera. Il en fera bientôt l’objet d’une publication. Ces sépultures de l’Abruzze fournissent un chaînon géographiquement intermédiaire entre Lucera et Pesaro, et nous parvenons ainsi à suivre dans le temps et dans l’espace la marche de l’industrie des terres vernissées, originaire de l’Orient, établie d’abord en Sicile lors de la conquête arabe, transplantées dans le nord de la Pouille an XIIIe siècle avec les derniers restes des musulmans siciliens, enfin se propageant de là en suivant le littoral de l’Adriatique jusqu’à Pesaro et aux villes voisines, où elle se développa surtout à partir du moment où l’anéantissement des Sarrasins de Lucera eut enlevé aux potiers des Marches leurs plus redoutables concurrents, ceux qui avaient été leurs maîtres. Entre la forteresse et la ville elle-même s’étend une vaste esplanade entièrement découverte, où fait défaut tonte construction du moyen âge. Ce terrain était compris dans la ville antique, et le sol y est jonché de fragments d’anciennes poteries où le travail de la charrue, retournant chaque année la terre, a fini par confondre pêle-mêle les reliques de tous les siècles de l’antiquité. La terre rouge arétine à reliefs sigillés représente là le dernier siècle de la République romaine et les débuts de l’Empire ; les poteries étrusco-campaniennes à relief et à glaçure noire une période antérieure, l’existence de la colonie romaine de Luceria des guerres Puniques aux premières guerres civiles; les tessons de vases peints à figures rouges de fabrication grecque l’âge où l’influence des cités helléniques voisines avait pénétré l’Apulie et y régnait, en maitresse, du milieu du Ve siècle avant notre ère au milieu du IIIe. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’on y rencontre en abondance des débris, céramiques d’un âge antérieur, qui nous reportent aux temps où la Luceria primitive était encore aux mains des indigènes apuliens. Ce sont les fragments d’une poterie noirâtre sans vernis, colorée uniformément dans la masse de la pâte et sans couverte, simplement lustrée au polissoir, telle qu’on la rencontre aux origines de la civilisation dans toutes les parties de l’Italie. La présence de cet ancien bucchero italique n’avait pas été jusqu’ici signalée en Apulie. J’en ai observé des fragments sur tous les emplacements de villes antiques que j’ai examinés dans cette contrée, comme aussi dans la Lucanie et dans le Bruttium. La fabrication s’en est donc étendue à une certaine époque, avant le triomphe dos influences grecques, sur la totalité de la Péninsule, sans différences bien sensibles de contrée à contrée. Au moment où je visitais Lucera on venait de mettre à découvert, dans le terrain qui s’étend ainsi entre le château et la ville, un égout romain de belle construction, voûté en briques, dont on pouvait parcourir le trajet sur une certaine étendue. Un homme y cheminait sans peine en se courbant. Dans la ville de Lucera le seul monument important est la cathédrale, magnifique église à trois nefs du plus pur style ogival français du XIIIe siècle. C’est un des édifices religieux les plus remarquables de l’époque médiévale dans le midi de l’Italie. Pour quiconque l’étudie avec une connaissance quelque peu approfondie des monuments du même art en France, deux conclusions s’imposent à l’esprit. Cette cathédrale, bien que consacrée seulement en 1302, n’a pu être commencée en 1300 par Charles II, comme on l’imprime ordinairement. Giustiniani affirme avoir lu dans les Regesta de Charles Ier qu’il donna l’ordre de la construire dès 1269 ; on a constaté cette assertion, que je ne suis pas en mesure de vérifier. Mais, dans tous les cas, c’est bien de cette époque qu’est l’architecture du monument, et l’on ne saurait en faire commencer les travaux plus tard que 1274, date de l’établissement des colons provençaux dans la ville. Si donc le Pape Benoît XI, dans une lettre célèbre du 16 novembre 1303, félicite Charles II d’avoir élevé la grande église de Lucera, c’est seulement pour l’avoir achevée, dédiée et richement dotée. D’autre part, l’architecte de cette église a été Français, et même, suivant toutes les probabilités, natif de l’Île-de-France, dont il a transporté l’art sans modification dans la Pouille. Sur un seul point il s’est écarté de ce que l’on faisait dans la France, en se rendant bien compte des conditions particulières qu’imposait un phénomène naturel très fréquent dans le pays où il avait à construire. Il a compris que dans un pays sujet aux tremblements de terre les voûtes aiguës en arêtes, telles qu’on les faisait sur notre sol, cette merveille d’équilibre obtenue par un savant calcul de la poussée des matériaux, se disloqueraient à la première secousse et par leur dislocation, si elles ne s’écroulaient pas immédiatement, compromettraient toute la solidité de l’édifice. Il y a donc renoncé et les a remplacées par une simple charpente apparente, que son élasticité devait mettre en mesure de résister victorieusement aux effets de l’ébranlement du sol. Je ne serais pas étonné que cet habile architecte sorti de notre pays ait été maître Pierre d’Angicourt, que Charles avait amené de France avec lui, auquel il avait donné la surintendance de la plupart de ses constructions, et à qui l’on attribue d’ordinaire certaines églises d’une architecture toute française, bâties par les ordres de ce prince, comme la cathédrale de San-Gennaro à Naples. Il est positif qu’en 1278 Pierre d’Angicourt vint en Pouille, chargé d’inspecter les châteaux de Brindisi, Bari, Lucera, etc., mission pendant le cours de laquelle il recevait les appointements de trois taris d’or par jour. En 1280 il reconstruisait le château de Barletta et y exécutait une magnifique chapelle avec des vitraux. Quoiqu’il en soit de cette conjecture, si la cathédrale de Lucera est éminemment française de plan et d’architecture, ce sont des tailleurs de pierre indigènes qu’on a employés à en exécuter la décoration. La chose est surtout manifeste au portail principal. Les feuillages finement refouillés d’un beau et ferme dessin qui garnissent l’archivolte de son arc en tiers point ont la plus étroite parenté avec ceux de l’archivolte de l’arc en plein cintre du palais de Frédéric II à Foggia. Je crois même y reconnaître la main de maitre Nicolao da Foggia, en comparant cet ouvrage avec ses travaux signés de Ravello. Les quatorze magnifiques colonnes de marbre vert antique, que l’architecte a distribuées dans diverses parties de son œuvre, devaient garnir la nef de la cathédrale plus ancienne, celle dont les Sarrasins avaient fait une mosquée. Le gouvernement italien a entrepris dans ces dernières années une restauration complète de la cathédrale de Lucera, travail très bien conduit et aujourd’hui près d’être terminé. En grattant le badigeon qui revêtait l’intérieur de l’église, on a mis au jour sur plusieurs points d’intéressantes fresques du XIVe siècle, entre autres une Vierge avec l’Enfant Jésus, d’une grande beauté de dessin et d’un sentiment tout à fait giottesque. Mais il n’y a à tirer de ces fresques aucun argument en faveur des théories de M. Salazaro sur le développement précoce de la peinture dans le royaume de Naples. Les princes angevins devaient tout naturellement, par suite de leurs rapports avec Florence, appeler des peintres de cette ville à décorer let édifices qu’ils construisaient. C’est ainsi que l’on voit déjà, Charles Ier lui-même faire venir de Florence le grand architecte Arnolfo di Lapo et l’employer à Rome. Au moment où fut terminée la cathédrale de Lucera, Giotto, qui a travaillé à Naples, était dans le plein épanouissement de son talent et de son influence ; et c’est à son école que se rattachent directement les fresques retrouvées dans cette église bien plus qu’à ce que l’on connaît du style de l’école latine contemporaine des peintres de la Pouille et du comté de Lecce. Déjà nous avons observé dans une des églises de Monte Sant ‘Angelo d’autres fresques dues également à des disciples de Giotto. La cathédrale de Lucera montre encore une statue de marbre que l’on prétend être celle du roi Charles II d’Anjou. Elle est aujourd’hui dressée contre le mur à l’intérieur, à gauche de la porte d’entrée principale, debout sur un piédestal de pierre, où une inscription en lettres modernes lui applique le nom du prince angevin. Mais cette attribution, d’après laquelle M. Gregorovius, dans un ouvrage tout récent, traçait un portrait de Charles II, ne supporte pas un seul instant l’examen pour un archéologue. La statue, qui date du courant du XIVe siècle, n’a jamais été l’effigie ni de Charles II, ni d’aucun roi. C’est celle qui était couchée sur la tombe d’un simple chevalier. Il est revêtu de son armure, avec la tête, aux traits juvéniles, nus et reposants sur un oreiller ; ses mains sont jointes sur sa poitrine et ses pieds s’appuient sur deux chiens. La grande croix d’argent doré, que Robert, comme vicaire du royaume, avait fait exécuter en 1309 pour la cathédrale de Lucera par son orfèvre français Guillaume Verdelay, a disparu depuis longtemps, ainsi que le ciborium du maître autel, sculpté par Giovanni da Nola. On ne voit plus dans cette église que le tombeau de deux frères, Giulio et Ascanio Mozzagrugno, daté de 1605, avec deux très beaux bustes et un remarquable bas-relief de la Vierge. On ignore quel en a été le sculpteur ; mais c’était un homme d’un vrai mérite, préservé en partie du mauvais goût de son époque par des traditions du bon temps de la Renaissance, qui ne devaient guère se conserver que dans le fond des provinces, à l’abri du courant de la mode du jour. En fait de tableaux l’église possède une Assomption de Marco da Siena, un Crucifiement de Lorenzo Giustiniano et une Vierge entre saint Nicolas et saint Jean-Baptiste, signée de Girolamo Santa-Croce et datée de 1555. Le voyageur qui disposera de quelques moments encore après la visite de la cathédrale pourra jeter un coup d’œil à l’église de San-Francesco. C’est un petit édifice dont la façade carrée avec un portail ogival et au-dessus une rose, le tout de la première moitié du XIVe siècle, rappelle de très près San-Stefano de Barletta. La table de l’autel, du XIIIe siècle, provient de la chapelle de Castel-Fiorentino. Le tableau de saint François est de Solimena. On conserve dans une des salles du Municipe de Lucera une statue antique découverte il y a peu d’années. C’est un marbre des plus médiocres de la période impériale romaine, une répétition lourde et sans intérêt du type si indéfiniment multiplié de la Vénus pudique. Dans une salle du rez-de-chaussée du même édifice est la bibliothèque publique, fort pauvre, qui renferme une collection d’antiquités, encastrées dans le mur sous l’appui des fenêtres. À côté d’inscriptions latines déjà connues et publiées j’y ai remarqué un certain nombre d’antéfixes de terre cuite, imitées de modèles grecs encore empreints d’archaïsme, mais d’une exécution toute particulière et fort barbare. Ce sont des échantillons sans autres analogues jusqu’ici d’un art indigène, apulien ou samnite, influencé par le voisinage des Hellènes, mais marqué au sceau d’une grande imperfection. Du haut des murs du château de Lucera on aperçoit à une vingtaine de kilomètres de distance au nord, toujours dans la plaine, San-Severo, ville de plus de 17,000 âmes enrichie par l’agriculture et aujourd’hui dans un état de prospérité toujours croissante, malgré les ravages extraordinaires qu’y fit le choléra en 1865. C’était encore au XIIe siècle un simple village dépendant de l’abbaye bénédictine de Terramaggiore. Dans le siècle suivant les moines y avaient fait construire un château fort, que Frédéric II assiégea et prit en 1230. C’est sous Charles d’Anjou que San-Severo passa au domaine royal, ainsi que l’abbaye de Terramaggiore elle-même, qui avait d’abord relevé féodalement des comtes de Lesina. Sous ce nouveau régime la ville grandit et se développa rapidement. À la fin du XVIe siècle elle était devenue assez importante pour que le Pape Grégoire XIII y ait établi un évêché, en 1580. Dans le même siècle les vice-rois espagnols en vendirent la seigneurie et elle tomba sous le régime baronal. En 1587 San-Severo fut érigé en principauté pour Giovanni Francesco di Sangro, et depuis lors le titre en est resté dans sa famille. C’est de cette ville qu’était natif Alessandro Minuziano, fameux typographe de Milan, dont la belle édition de Cicéron en quatre volumes in-folio, imprimée en 1495-1499, est un incunable renommé. En 1799 San-Severo fut, comme Andria et Trani dans la province de Bari, le point où se retranchèrent les Bourboniens pour résister à la nouvelle république que venaient d’établir les Français. Le général Duhesme vint l’attaquer avec une division de l’armée de Championnet et les volontaires napolitains que commandait Ettore Caraffa, comte de Ruvo. Car ce chef de la grande maison des Caraffa, si illustre dans l’histoire, qui fut au XVIIe siècle la première du Napolitain, avait embrassé avec ardeur la cause républicaine comme une grande partie de la haute noblesse du royaume. La résistance et l’attaque eurent l’acharnement propre aux guerres civiles. On se battit sans quartier, et la ville ne finit par être prise qu’après que Caraffa y eut fait, de même qu’à Andria, mettre le feu pour déloger des maisons leurs défenseurs. En fait de férocité, il pouvait rivaliser avec le cardinal Ruffo, qui fut son adversaire et le chassa de la Pouille ; mais c’était un homme d’une incomparable vaillance et sa mort fut très belle. Poursuivi par les bandes infiniment supérieures de l’armée de la Sainte-Foi, il s’enferma dans Pescara, et la famine le contraignit d’y capituler. La convention, régulièrement signée, portait qu’il pourrait se retirer librement avec ses soldats. Au mépris de la parole donnée, le cardinal Ruffo le fit arrêter et enfermer dans la prison du Château-Neuf de Naples. Là les juges-bourreaux de la reine Caroline, après la rentrée de la cour, le condamnèrent à être décapité. Montant d’un pas ferme et d’un air serein les marches de l’échafaud, il réclama et obtint d’être couché sur le dos sur la planche de la guillotine, le visage tourné vers le couteau : « Moi, noble et descendant des preux, dit-il, quand je meurs pour la liberté de ma, patrie, je veux voir en face l’instrument du supplice devant lequel tremblent les lâches. » À mi-chemin entre Lucera et San-Severo sont les ruines insignifiantes de Castel-Fiorentino, le château de plaisance où Frédéric II mourut, le 13 décembre 1250. Découragé par les échecs que sa cause avait subis en Allemagne et dans le nord de l’Italie, et surtout par la nouvelle de la captivité de son fils Enzio, affaibli par la maladie, sentant fléchir l’énergie indomptable qui jusqu’alors l’avait soutenu dans les plus grandes épreuves, entrevoyant partout autour de lui la trahison prête à se manifester au jour, il voulait s’enfermer dans la forteresse de Lucera, au milieu de ses fidèles Sarrasins. En arrivant à Castel-Fiorentino, son état devint tel qu’il dut s’y arrêter. Le nom du lieu, en lui rappelant une prédiction de ses astrologues, excita chez lui de sinistres pressentiments. « Vous mourrez, lui avait-on dit, près de la porte de fer dans un lieu dont le nom sera formé du mot fleur. » Comme dans la chambre royale le, lit masquait une ancienne ouverture depuis longtemps condamnée et qui pouvait donner accès dans une tour voisine, il la fit percer et elle se trouva garnie d’une porte de fer. « Mon Dieu, dit alors Frédéric, si je dois ici vous rendre mon âme, que votre volonté s’accomplisse ! » Puis, avec un calme parfait, il appela près de lui Berardo, archevêque de Palerme, qui depuis trente ans, malgré les anathèmes pontificaux, lui gardait une fidélité â toute épreuve; Berthold, marquis de Hohenburg, le chef des troupes allemandes et son parent; Riccardo di Montenegro, grand justicier du royaume; le Calabrais Pietro Ruffo, qu’il avait élevé d’un rang obscur à la dignité de maréchal; enfin Giovanni da Procida, son ami et son médecin, le même qui devait être plus tard l’âme de la conjuration des Vêpres Siciliennes. En leur présence, il dicta son testament au notaire Nicolao da Bari. Ceci se passait le 10 décembre ; trois jours après, le souverain qui depuis trente ans remplissait le monde du bruit de son nom expirait dans la nuit, assisté par l’archevêque de Palerme, qui lui donna les sacrements. Une obscurité profonde plane, du reste, sur les détails de ses derniers moments. Les passions, au sujet de la querelle entre l’Empire et la Papauté, étaient arrivées sous Frédéric II à un tel degré de violence, le mensonge et la calomnie étaient si bien passés à l’état d’habitude dans les deux camps qu’il est impossible d’accorder une foi implicite aux récits des écrivains contemporains sur aucune des circonstances décisives de sa vie. Chacun invente, sans scrupule, suivant l’intérêt de son parti, ce qui peut glorifier ou noircir la mémoire de l’Empereur, et la moindre préoccupation des chroniqueurs guelfes ou gibelins est le respect de la vérité, Suivant les Gibelins, après avoir professé pendant sa vie une philosophie sceptique, Frédéric fit la mort d’un chrétien repentant, revêtu, comme c’était alors l’usage, d’un froc de moine, pleurant ses péchés et édifiant tous les assistants. Les Guelfes le représentent, au contraire, se tordant sur son lit dans des convulsions de rage, dévoré par le poison, sans pénitence et refusant les sacrements, menaçant l’Église et grinçant les dents. Si l’on est en droit de penser que les premiers ont forcé les choses dans le sens qui leur paraissait à l’honneur de leur héros, les termes mêmes du testament de Frédéric démentent la fureur d’impiété que les seconds lui attribuent à son dernier moment. Mais où la calomnie des pamphlétaires guelfes devient véritablement atroce et dépasse tellement la mesure qu’elle trahit elle-même son mensonge, c’est quand elle prétend que Frédéric II fut étouffé sous son oreiller par son fils Manfred, désireux de s’approprier l’argent du trésor et de s’ouvrir le chemin du trône. Aucun historien sérieux ne s’est arrêté à cette abominable accusation, que dément son absurdité même autant que le noble caractère de Manfred, bien plus droit et plus loyal que son père, pour qui d’ailleurs un parricide eût eu, dans les circonstances où il se serait produit, les conséquences les plus funestes à ses intérêts. Elle n’a été avancée qu’après la mort tragique de Manfred, quand il ne suffisait plus aux haines de parti d’avoir déterré son cadavre hors de la fosse où les soldats de Charles d’Anjou l’avaient déposé sur le champ de bataille de Bénévent, pour le livrer en pâture aux corbeaux, mais que ces haines implacables voulaient encore attacher l’infamie à son souvenir.
TROJA
Cette ville est bâtie sur une des premières terrasses qui précèdent la chaîne de l’Apennin, au débouché des passages des montagnes et commandant une partie de la plaine, dans une position stratégique fort avantageuse. La même distance, un peu plus de deux heures de route, la sépare de Foggia et de Lucera ; on peut donc s’y rendre indifféremment de l’une ou de l’autre. On peut même, en partant d’assez bonne heure de Foggia pour se ménager une forte journée ‒ et ce serait pour le touriste la meilleure manière d’organiser l’excursion ‒ aller le matin de Foggia à Lucera, y déjeuner après avoir visité la cathédrale et le château, puis de là gagner Troja, y faire un nouvel arrêt et rentrer le soir à Foggia, où la couchée est plus facile. Avec une bonne voiture la tournée n’a rien d’excessif. Je ne chercherai à décrire aucune des deux routes. Tant qu’on est dans la Capitanate, c’est toujours la même nudité monotone. L’ancienne ville apulienne qui s’élevait à cet endroit s’appelait Æcæ. C’est là que le dictateur Fabius Maximus vint établir son camp afin de surveiller et de tenir en échec Hannibal, qui, après sa victoire du lac Trasimène, s’était porté rapidement sur l’Apulie, où il pouvait rentrer en communication avec la flotte carthaginoise, en recevoir des ravitaillements et des renforts. L’année suivante (216), à la suite de la bataille de Cannes, Æcæ fut du nombre des cités apuliennes qui abandonnèrent le parti des Romains pour embrasser celui des vainqueurs. Mais dès 214, immédiatement après la défaite de Hannon à Bénévent par le proconsul Sempronius Gracchus, Fabius, alors consul, vint mettre le siège devant cette cité et la reprit. À dater de ce moment, il n’en est plus fait mention dans l’histoire, mais les Itinéraires du IVe siècle attestent qu’elle subsistait toujours à la fin de l’Empire. Æcæ fut détruite pendant la période des invasions barbares ; on ignore à quelle date précise. Ce qui est seulement certain, c’est que l’emplacement en était désert et ne présentait plus que des ruines quand Basilios Boyoannis, le seul grand homme que les empereurs grecs aient su charger du gouvernement de leurs possessions italiennes, fut envoyé comme catapan à Bari, en 1018, avec la mission de s’opposer aux progrès de Melo et de ses Normands. Avant d’engager la lutte, et tandis que ses adversaires s’attardaient dans les délices des villes qu’ils avaient déjà conquises au lieu de s’occuper à forcer promptement la ligne de l’Ofanto, Boyoannis mûrit longuement ses préparatifs. Il eut le temps de rassembler une nombreuse armée, celle qui vainquit à Cannes et dont la principale force consistait dans des légions de mercenaires Varanges ou Varègues, c’est-à-dire Northmans venus directement de la Scandinavie par la voie de la Russie. Les ennemis, cantonnés dans la plaine de la Capitanate, commirent aussi la faute insigne de le laisser paisiblement s’assurer la possession de l’Apennin et de ses défilés. Pour lui, la chose était capitale, car il isolait ainsi les Longobards insurgés de la Pouille et leurs auxiliaires normands des principautés longobardes de Bénévent et du Capoue. C’est alors que Boyoannis construisit sur l’emplacement de l’ancienne Æcæ une nouvelle ville, que, par une réminiscence homérique et sans doute à cause des récits poétiques qui faisaient venir en Italie les principaux fugitifs d’entre les Troyens, il nomma Troja. La ville fut fortifiée puissamment ; on en fit le siège d’un évêché et on y établit des colons grecs amenés d’Orient. Mais ne se fiant pas complètement aux vertus militaires de ses compatriotes pour la défense d’une forteresse dont il voulait faire la clef du pays, le catapan eut l’heureuse idée d’y appeler, en les prenant à sa solde, un groupe de chevaliers normands qui étaient venus depuis quelques années en Italie, indépendamment de ceux avec qui Melo était entré en rapports, et qui s’étaient mis au service du comte d’Ariano, à l’est de Bénévent. Boyoannis leur donna des maisons dans sa nouvelle ville, où ils vinrent se fixer au commencement de 1019, et des terres alentour, pour former un établissement définitif, et ces Normands do Troja, au lieu de faire cause commune avec leurs compatriotes, demeurèrent d’une fidélité parfaite à l’empereur sous la bannière duquel ils étaient venus se ranger. Les événements montrèrent bientôt à quel degré Boyoannis avait été bien inspiré en fondant Troja et en confiant, malgré les réclamations des populations voisines qui craignaient leurs pilleries, au bras aguerri des Normands la garde de ce boulevard de la domination grecque de la Pouille. Battus à Cannes, Melo, le patriote longobard, et Raoul de Toëni, le capitaine normand, avaient quitté l’Italie et s’étaient rendus en Allemagne, à Bamberg, pour demander à l’empereur Henri II de descendre dans l’Italie méridionale pour en chasser les Byzantins et la rattacher à sa couronne. Tandis que Melo, à peine arrivé à Bamberg, y mourait, -la nouvelle de la défection des princes de Capoue et de Salerne et de l’abbé du Mont-Cassin, qui après la victoire de Boyoannis s’étaient hâtés de faire leur soumission aux empereurs d’Orient, Basile II et Constantin IV, ainsi que celle de l’arrivée des troupes byzantines jusque sur le Garigliano, décidèrent Henri II à passer les Alpes. Il le fit à la fin de 1021, et parvenue dans l’Ombrie il partagea son armée en deux corps. L’un, commandé par Piligrim, archevêque de Cologne, traversa Rome et alla châtier Capoue et le Mont-Cassin. L’autre avait pour général Poppo, patriarche d’Aquilée. L’Empereur le conduisit lui-même dans la Pouille par les Abruzzes ; Raoul de Toëni l’accompagnait, lui servant de guide et de conseiller. Les troupes allemandes vinrent mettre le siège devant Troja, que les Normands avaient reçu mission de défendre à outrance tandis que le catapan se fortifiait en arrière sur la ligne de l’Ofanto, où il avait déjà brisé l’effort de Melo. Grâce à l’énergie de la garnison, le siège traîna en longueur. Le corps d’armée de Piligrim, après avoir soumis Capoue et chargé de fers son prince Pandulfe, vint rejoindre le gros des forces impériales sous Troja ; mais malgré ce renfort on ne parvenait pas à prendre la ville. On arriva jusqu’au cœur de l’été de 1022 sans obtenir de résultat. Les chaleurs développèrent parmi les troupes allemandes une dysenterie violente, qui fit bientôt de grands ravages. Les Normands de Troja comprirent que le moment psychologique était venu et que l’empereur d’Allemagne ne demandait qu’un prétexte honorable pour opérer sa retraite. Par une des ruses qui leur étaient familières, ils firent sortir tous les enfants de la ville, qui, précédés d’un moine portant la croix, se rendirent processionnellement à la tente do l’Empereur en chantant Kyrie eleison et en implorant merci. Des négociations s’entamèrent pour la reddition de Troja. Henri II, pressé de partir, se contenta d’une soumission nominale et n’obtint même pas le droit d’entrer dans la ville. Aussitôt que l’honneur de ses armes fut sauf par l’apparence d’une capitulation de ses adversaires, il levé son camp et reprit la route de l’Allemagne. Raoul de Toëni, désespérant de voir recommencer l’entreprise, retourna en Normandie, où le duc Richard le reçut honorablement. De ses compagnons il ne resta en Italie que vingt-quatre chevaliers, sous la conduite de Toustain le Bègue, Gautier de Canisy et Hugon Falloch, qui s’installèrent dans le château impérial de Comino, près de Sora. L’invasion allemande dans le midi de l’Italie avait complètement échoué grâce à la vaillance des Normands de Troja. Aussi Boyoannis les combla-t-il d’éloges et de récompenses. On possède le diplôme qu’il rendit à cette occasion, en janvier 1024. C’est en 1059 que Robert Guiscard s’empara pour la première fois de Troja. Comme le territoire de la ville avait fait partie de la principauté de Bénévent, le Pape la réclamait en tant que possession directe du Saint-Siège. Dans les arrangements condus au concile de Melfi, Nicolas II consentit à la remettre en fief au duc normand de la Pouille, en s’en réservant la souveraineté supérieure. Mais les habitants ne se plièrent pas volontiers à cet arrangement, et Robert dut faire une seconde fois le siège de Troja, en 1060, avant de s’en rendre définitivement maître. Il y fit alors construire un puissant château pour la tenir en bride, et cette forteresse même n’empêcha pas une révolte de la ville en 1082. Confirmant ce qui avait été établi par Boyoannis, le pape Alexandre II avait soumis Foggia à l’évêché de Troja. La ville, détruite en partie par un incendie accidentel en 1097 et aussitôt rebâtie, était au plus haut point de sa prospérité quand le duc Guillaume mourut en 1127. Les habitants virent dans cette circonstance une occasion d’acquérir la plénitude de l’indépendance municipale, et pour y arriver embrassèrent le parti du Pape, en refusant de se soumettre à Roger de Sicile. « L’année que le duc Guillaume mourut à Salerne, dit l’inscription gravée cette année même sur une des portes de, bronze de la cathédrale, le peuple de Troja, pour assurer sa liberté, a rasé la forteresse et muni la ville de murs et de fossés. » Et dans la même inscription l’évêque Guillaume se pare du titre de « libérateur de la patrie. » Au mois de septembre de cette année 1127, le pape Honorius II tint à Troja son synode où Roger fut excommunié. C’était le troisième qui se rassemblait dans cette ville. Elle en avait déjà vu un présidé par Urbain II en 1093 et un de Pascal II en 1115. Les espérances de liberté républicaine sous le protectorat du Saint-Siège, que les habitants avaient conçues, ne devaient pas être de longue durée, car dès l’année suivante Roger, avec une nombreuse armée, mettait le siège devant Troja. Pour fléchir ce vainqueur irrité, les habitants eurent recours au même moyen qu’avec l’empereur Henri II. Ils sortirent processionnellement en chemise, pieds nus, tenant des cierges d’amende honorable, précédés du clergé et des reliques des saints, et vinrent se prosterner devant Roger. Celui-ci leur fit grâce, mais exigea des otages et des garanties de soumission effective. En 1137, c’est l’empereur Lothaire II qui, dans sa guerre contre le roi Roger, vint avec le Pape Innocent Il assiéger Troja et, après l’avoir prise, la traita fort durement. Mais au bout de quelques mois Roger la recouvra. Cette ville, toujours disposée à se tourner du côté du parti papal, fut en 1229 une des premières dans la Pouille à se révolter contre Frédéric II absent, à l’arrivée de l’armée des Clavigeri. L’empereur l’en punit en faisant raser ses murs en 1233, de manière à la laisser ouverte et à empêcher ainsi ses adversaires de s’en faire une autre fois une place d’armes. À la mort de l’empereur Conrad, quand Innocent IV prétendit se rendre maître du royaume sicilien et y implanter son gouvernement direct, c’est à Troja que le cardinal Ottaviano de Sainte-Cécile, envoyé par lui dans la Pouille, s’établit avec le gros de son armée, tandis que des détachements allaient dans les différentes villes faire reconnaître le nouveau régime. C’est là qu’il était quand Manfred, se dérobant à ses patrouilles par une marche de nuit, vint, ainsi que je l’ai raconté tout à l’heure, faire appel à la fidélité des Sarrazins de Lucera et bientôt obtint dans tout le voisinage des succès tels quo le camp papal de Troja fut saisi de panique et se dispersa sans combattre. Les Angevins, dont les habitants de Troja, comme amis du Saint-Siège et ennemis do la maison de Souabe, s’étaient montrés dès le début les chauds partisans, relevèrent les fortifications de la ville et lui rendirent son importance militaire. Aussi, dans le XVe siècle, lui voyons-nous jouer un certain rôle dans les guerres des rois Alfonso et Ferdinand Ier d’Aragon. Jeanne II, en 1417, en avait donné la seigneurie à son connétable, le condottiere Giacomuzzo Attendolo Sforza. Aussi la place de Troja constitua-t-elle le principal point d’appui des partisans des Sforza dans leur résistance à l’établissement de la royauté d’Alfonse. C’est sous ses murs que fut livrée la sanglante bataille, prolongée pendant plusieurs jours, où ce prince les vainquit définitivement. Ferdinand Ier termina également par la prise de Troja sa lutte contre les prétentions de Jean d’Anjou, son compétiteur. Après un siège vigoureux, la ville se rendit, et tandis que l’évêque négociait los conditions de la soumission, Jean d’Anjou parvint à s’échapper nuitamment avec le célèbre condottiere Piccinino. Giovanni Francesco Ruffo, prince do Rossano, tomba au contraire comme prisonnier entre les mains du vindicatif monarque. À dater de cette époque, Troja, successivement possédée comme fief par différentes grandes familles du royaume napolitain, est allée toujours en déclinant. C’est à peine si elle compte actuellement plus de 5,000 habitants. C’est à ce qu’elle a conservé de monuments religieux du moyen âge que la ville doit tout son intérêt, qui est considérable. San-Basilio est la plus ancienne de ses églises. Elle date de la fondation même de Troja au commencement du XIe siècle, et en a été la première cathédrale. C’est un édifice de petite dimension, singulièrement simple et même d’une grande nudité, sans aucune ornementation extérieure. Le plan dessine une croix latine avec une petite abside au fond du chœur et une coupole à la byzantine au-dessus de l’intersection des transepts. La nef principale est accompagnée de deux bas-côtés en ambulacres, étroits et assez bas pour qu’au-dessus d’eux un étage de fenêtres soit percé dans les murs latéraux du vaisseau principal. Une simple fenêtre cintrée s’ouvre dans le pignon de la nef centrale à la façade, dépourvue de toute sculpture. Au-dessous est la porte, surmontée d’un arc outrepassé à la façon arabe. Le mémé arc se trouve au-dessus de la porte placée au côté gauche de l’église et dont le linteau est formé d’un fragment d’architrave antique. À l’intérieur l’arc triomphal qui termine la nef du milieu, avant la coupole, est en plein cintre, ceux des deux nefs latérales sont ogives. Des voûtes d’arêtes, postérieures au reste de la construction, couvrent la nef principale. À l’entrée du chœur est une belle chaire à prêcher de calcaire compact, portée sur quatre colonnes aux chapiteaux anciennement peints et dorés, dont le travail rappelle plutôt le faire des artistes de Bénévent au XIIe siècle que de ceux de la Pouille à la même époque. Il n’a pas la finesse habituelle des œuvres de ces derniers. Une inscription le date de 1169, sous le règne de Guillaume le Bon. San-Basilio mérite une visite du voyageur archéologue, mais cette église ne suffirait pas à elle seule à l’attirer à Troja. Il en est autrement de la cathédrale, dédiée à Santa-Maria Assunta. Celle-ci est incontestablement le plus bel édifice d’architecture religieuse de la Capitanate. Elle nous offre le type le plus parfait du style propre à cette province, style dont nous avons vu les commencements à la cathédrale de Siponto et un stage un peu postérieur à celle de Termoli, tandis qu’à la cathédrale de Foggia il touche à la transition vers un nouveau style. À Troja il est juste au point de son plus complet développement, il bat son plein, et nous pouvons ainsi placer le moment de la suprême perfection de cette architecture de la Capitanate, distincte de celle de la Pouille proprement dite, à la date où fut bâtie cette cathédrale, à la fin du premier quart du XIIe siècle. En 1030 le pape Jean XIX avait accordé au siège épiscopal de Troja le privilège, qu’il a conservé depuis lors, de ne dépendre d’aucun archevêché et de relever directement du Souverain-Pontife. En même temps il avait gratifié cette église de précieuses reliques des Quarante Martyrs, ainsi que des saints Sergius, Bacchus et Sébastien. Depuis ce temps les évêques de Troja nourrissaient le projet d’élever une nouvelle cathédrale, digne du rang qu’avait acquis leur siège. Ce ne fut cependant qu’en 1093 que l’évêque Gérard en commença les travaux. Il n’eut pas, du reste, le temps de les pousser bien avant, et ils semblent être restés interrompus sous ses deux premiers successeurs, Hubert du Mans et Guillaume Ier. Le véritable constructeur de la cathédrale de Troja fut l’évêque Guillaume Bigot, d’origine normande, qui l’éleva en partie sur ses revenus personnels, en partie grâce aux libéralités de Guillaume, duc de Pouille. C’était un maître homme que ce Guillaume Bigot, un évêque militant et guerrier comme on en voyait souvent à cette époque du moyen âge. En 1115 la chronique de Troja le montre se mettant à la tête d’une petite armée pour aller châtier dans les environs de Bénévent Guillaume d’Altavilla, qui rançonnait les pèlerins se rendant en Terre-Sainte, prenant son château et le bridant. En 1127 il fut l’âme de la tentative de sa ville épiscopale pour se constituer en république sous la suzeraineté du Pape. C’était aussi un ami des lettres, et la Chronique de Troja, sous la date de 1114, parle de la bibliothèque qu’il avait annexée à sa cathédrale, des beaux et précieux livres qu’il y avait rassemblés. Enfin l’on n’attache pas son nom à l’érection d’un édifice aussi remarquable quo celui dont il a doté sa ville épiscopale sans élite artiste soi-même. En 1105 le Pape Pascal II lui avait donné pour son église les corps entiers do saint Pontien, pape, de saint Éleuthère, évêque et de saint Anastase, confesseur. La translation de ces insignes reliques de Rome à Troja avait été un véritable événement dans la Pouille ; elle avait attiré un grand concours de clercs de tout rang, ainsi que de simples fidèles, et la population entière de la ville était venue en procession pour les recevoir à plusieurs milles de distance. La cathédrale de Guillaume Bigot était déjà fort avancée en 1120 quand le pape Caliste II vint à Troja et y fut reçu par le duc Guillaume. On sait en effet, par des témoignages positifs, que le Souverain Pontife officia alors dans l’église neuve. Cependant la Chronique de la ville dit que le chœur ne fut construit qu’en 1122. Le plan de la cathédral de Troja est celui d’une basilique à trois nefs avec une seule abside et en avant du chœur un transept fortement en saillie de chaque côté. L’intérieur en est peu remarquable et surtout a été fort gâté par des travaux modernes. Il y a particulièrement sur la nef centrale et sur le transept un plafond plat, infiniment trop bas, peint en 1831 par un barbouilleur du cru, qui est de l’effet le plus disgracieux. Cependant il faut noter douze hautes et fortes belles colonnes de granit garnissant la nef principale, qui ont été empruntées aux ruines de quelque édifice antique d’Æcæ. Ces colonnes ont des bases et des chapiteaux de marbre. Quelques-uns (les chapiteaux sont antiques, d’ordre corinthien ; il faut peut-être y reconnaître ceux qu’en 1073, après la prise de Palerme, Robert Guiscard envoya comme trophées à l’église de Troja. Les autres sont du XIIe siècle, de travail italo-normand, avec des rangs de feuillages, imités du corinthien, auxquels se mêlent des figures d’animaux et aux angles des têtes de lion soutenant le tailloir. C’est l’extérieur qui est le côté vraiment triomphant de la cathédrale de Troja et qui en fait un monument de premier ordre. Tout autour règne une série d’arcatures engagées et richement décorées, dont les arceaux ne sont pas semi-circulaires, mais surhaussés au-dessus des pilastres qui les soutiennent. Dans l’intérieur de chacun de ces arceaux, là où ne s’ouvre pas une fenêtre, est placé un panneau en losange, en hexagone ou en cercle, encadré d’une moulure ferme et précise et couvert de sculptures ornementales en bas-relief. Là et dans les chapiteaux des pilastres, l’ornementation est toujours d’un goût pur, la composition à la fois riche-et claire. Des figures d’animaux s’y combinent avec des végétaux décoratifs ; on y voit aussi des motifs directement empruntés aux modèles antiques, tels que les figures humaines dont le corps se termine par le bas en enroulement de feuillages. Les motifs de ce genre ne contribuant pas médiocrement à donner à l’ensemble un certain cachet qui annonce déjà la Renaissance, et qui, à cette époque, est plus marqué dans l’art décoratif de la Pouille que dans celui d’aucune autre partie de l’Italie. Un second étage d’arcatures pareilles, où des fenêtres sont percées de deux en deux, s’applique aux murs latéraux de la partie supérieure de la nef centrale, au-dessus du toit en pente des deux bas-côtés. Une riche polychromie, résultant du contraste savamment calculé de matériaux de couleurs diverses, un tuf gris-jaune et un tuf vert, tous les deux fournis par le sol de la localité, complète l’effet de cette ornementation extérieure. La façade est surtout d’un aspect saisissant. Au-dessus des arcatures de la partie inférieure, au milieu desquelles s’ouvre une porte magnifique et toute garnie de sculptures, une corniche d’une saillie puissante et d’un profil nerveux, portée par des modillons sculptés et revêtue d’une profusion d’ornements, continue celle qui, sur les faces latérales, soutient l’extrémité de la pente du toit des bas-côtés. Elle divise la façade en deux registres superposés. Celui d’en haut se termine au sommet par le pignon de la grande nef, et au milieu, dans l’axe de celle-ci et juste au-dessus de la porte d’entrée, on y voit, sous un grand arc en plein cintre, à l’archivolte entièrement sculptée, une large et magnifique rose. Elle est formée par des colonnes romanes rayonnant autour d’un centre commun et, supportant des arcs cintrés qui s’entrecroisent et forment des ogives par leur intersection. La sculpture ornementale qui couvre toutes les parties de cette façade est d’une finesse d’exécution et d’une richesse d’invention qui égalent ce qu’on voit aux grandes églises de Trani et de Bari. Ce que l’architecte y a dépensé de goût original, d’habileté de dessin, de souplesse et de fécondité d’imagination est vraiment merveilleux. Le parti général d’architecture de l’extérieur de la cathédrale de Troja, et aussi beaucoup des détails de l’œuvre, ne se rattachent pas seulement à d’autres églises de la Capitanate ; ils rappellent aussi d’assez près ce qu’on voit dans certains édifices religieux élevés également par les rois normands au XIIe siècle, mais en Sicile, à la cathédrale de Taormina et à celle de Monreale. Surtout il y a une ressemblance et une parenté d’art évidentes, qui s’imposent à l’esprit dès le premier aspect, entre l’architecture de la cathédrale de Troja et delle qui, dans le XIe et le XIIe siècle, régnait en maîtresse dans le nord de la Toscane, avec le style de ce roman, différent de celui de l’école proprement florentine , dont les foyers sont à Pise et à Lucques, mais que l’on voit s’étendre aussi à Voltera, à Pistoia, à Prato, et mémo, mais en s’y altérant déjà fortement, jusqu’à Arezzo, dans l’église Santa-Maria della Pieve. L’affinité est surtout frappante avec la cathédrale de Pise dans le plan, le système de polychromie, la forme des arcatures, le dessin des chapiteaux et la disposition des socles de leurs pilastres, enfin les compartiments ornementaux qu’elles enferment. Ce n’est pas qu’avec Schulz je puisse admettre que tout ceci a été importé directement de la Toscane dans la Capitanate. Les arcatures qui sont ici d’un dessin si caractéristique procèdent de l’art byzantin ; nous les voyons pareilles dans tous les manuscrits grecs enluminés du Xe et du XIe siècle. Pise et les villes de la Pouille ne se les sont pas pas empruntées réciproquement, mais en ont puisé parallèlement les données à la source constantinopolitaine, avec laquelle elles entretenaient des rapports également étroits, Pise par son commerce, la Pouille par sa condition de sujette. Ce principe architectural, avec les panneaux placés dans les arcatures, nous l’avons vu se manifester déjà, vers la fin du XIe siècle, dans la décoration extérieure de la cathédrale de Siponto, avec tous les caractères d’une influence gréco-arabe exclusive. Un peu plus tard, à la cathédrale de Termoli, il nous est apparu modifié dans une certaine mesure par une influence française et spécialement bourguignonne. Dans la forme définitive qu’il reçoit à Troja, c’est une influence incontestablement pisane qui s’est exercée sur son développement. En particulier, c’est Pise qui a donné le principe nouveau de la polychromie, jusqu’alors inconnu dans la Capitanate. La cathédrale de Pise a été commencée en 1063 et était déjà très avancée en 1089 ; les travaux de celle de Troja n’ont été inaugurés qu’en 1093 et poussés activement qu’après 1105. La priorité de la cité de la Toscane sur celle de la Poulie est donc ici impossible à révoquer en doute. Du reste, cette influence pisane, que nous avons entrevue déjà dans une des églises de Monte Sant’Angelo et qui est si manifeste dans la cathédrale de Troja, n’a rien qui doive nous surprendre. Pise, par son actif commerce maritime, entretenait des relations considérables et étroites avec la Pouille. Dans les villes maritimes de Trani et de Bari, les Pisans étaient assez nombreux pour avoir leurs rues spéciales. II existait même des colonies de leurs marchands dans les villes de l’intérieur. Ainsi l’on signale à Bovino, éloigné de Troja de quelques lieues seulement, un Palazzo dei Pisani. Il y a une vingtaine d’années, on avait cru découvrir une preuve de l’influence de l’art de la Pouille sur celui de la Toscane au XIIIe siècle, dans ce fait que le père du grand Nicolas de Pise, artiste lui-même, est appelé Magister Petrus de Apulia. On en concluait que c’était de l’Italie méridionale que Nicolas, instruit par son père, avait apporté les principes de la rénovation de la sculpture. Il est bien établi aujourd’hui que maître Pietro était en réalité Toscan, natif de l’une des deux localités du nom d’Apulia qui existaient dans les environs de Pise et d’Arezzo. Et le fait que nous constatons d’une manière certaine dans une partie des églises de la Capitanate est exactement inverse de celui qu’un moment on avait pensé pouvoir admettre, puisque c’est une influence considérable exercée dans le XIe et le XIIe siècle par l’art de Pise sur celui d’une portion de la Pouille. Je n’ai pas encore parlé des portes de bronze de la cathédrale de Troja. Cette église en possède à deux de ses entrées, et elles ne sont pas une de ses moindres curiosités. Il y a d’abord celle de la façade qui ont été exécutées en 1119 et données par l’évêque Guillaume Bigot, d’après la longue inscription dédicatoire qu’elles portent sur leurs panneaux du bas. Elles ont été faites par maitre Oderisi de Bénévent, qui s’est représenté sur un des panneaux, tenant ses instruments de sculpteur, debout devant Berardo, comte de Sangro, qui devait être un des bienfaiteurs de l’église ; dans un autre il a figuré, l’évêque donateur avec son nom. Comme les portes du Mausolée de Bohémond à Canosa, exécutées quelques années auparavant par Ruggiero d’Amalfi, on y remarque l’association, d’ornements en relief d’un grand style, empreint d’influences à la fois arabes et byzantines, entre autres de magnifiques mufles de lion tenant dans leur gueule les anneaux qui servent à tirer ces portes, et de panneaux incrustés à plat à la façon constantinopolitaine comme ceux des portes de Monte Sant’Angelo et d’Amalfi. Sauf pour la figure du Christ, représentée sur un des panneaux et dont l’incrustation est d’argent, dans toutes les autres elle a été faite d’un alliage rouge de cuivre, dont la couleur tranche avec le vert sombre du champ. Oderisi y suit fidèlement le style et le système de composition des modèles grecs qu’il imite ; mais il en exagère encore les défauts. L’allongement démesuré des figures, la petitesse de leurs têtes, la gaucherie de leurs poses, le caractère anguleux de leurs mouvements arrivent à un tel degré qu’en se combinant avec des draperies aussi envolées que celles des artistes du XVIIe siècle, ils produisent un ensemble de l’aspect le plus étrange. Malheureusement ces portes curieuses ont été profondément remaniées au XVIe et au XVIIe siècle par deux restaurations successives, dues l’une, en 1573, au cardinal Scipione Rebiba, archevêque de Pise, et à son neveu Prospero Rebiba, évêque do Troja et patriarche de Constantinople in partibus ; l’autre, en 1691, à Antonio di Sangro, évêque de la ville. Un certain nombre des anciens panneaux incrustés ont été enlevés alors pour en mettre à la place quatre autres, portant les armes des trois prélats et quatre avec les figures de saints protecteurs en bas-relief, exécutés dans un style fort banal de la fin du XVIe siècle par le sculpteur Cola Donato Mascella. Les portes de l’entrée latérale de l’église sont restées plus intactes. Elles sont datées de 1127 par une longue inscription qui relate la tentative d’indépendance de la ville à la mort du duc Guillaume et couvre une partie des panneaux. C’est encore un don de l’évêque Guillaume Bigot et une œuvre d’Oderisi de Bénévent, qui les a signées. On remarque, du reste, ici un notable progrès dans la manière de l’artiste. Il a perfectionné son style, et les défauts si saillants que je signalais dans ses figures incrustées de l’autre porte se sont fort atténués par une plus longue pratique. Dix panneaux sont encore ici décorés do sujets en incrustations à plat à la manière byzantine. Ils retracent la série des neuf évêques de Troja depuis le premier, Oriano, jusqu’à Guillaume Bigot, tous accompagnés de leur nom et de l’indication de leur rang dans la série, la tête nimbée et coiffée d’une mitre à deux cornes. Le donateur Guillaume a près de lui une tour, symbolisant son église, et il est dans l’attitude de la prière devant saint Pierre et saint Paul, représentés à côté, dans le dixième panneau.
LA VALLÉE DE L’OFANTO
D’ici à trois ans au plus on se rendra en chemin de fer de Foggia à Melfi. Actuellement on ne peut faire ainsi qu’une partie du trajet, environ 40 kilomètres. La ligne se dirige à travers la plaine dans la direction du sud, vers les montagnes, en s’éloignant graduellement de celle qui conduit à Bénévent, puis à Naples. On passe d’abord, à 18 kilomètres de Foggia, au pied de la colline peu accusée qui porte le petit village d’Ordona et à côté les ruines de l’antique Herdonea. C’était une ancienne ville des Apuliens, qui joue un rôle dans l’histoire de la deuxième guerre Punique comme ayant été le théâtre de deux défaites successives des Romains par Hannibal. La première fois, en 212 avant J.-C., il y battit le préteur Cn. Fulvius Flaccus ; la seconde fois, en 210, le proconsul Cn. Fulvius Centomalus. À la suite de cette seconde victoire, se défiant de la fidélité des habitants d’Herdonea à son parti, qu’ils avaient embrassé après la bataille de Cannes, le général carthaginois la rasa et en transporta de force tous les citoyens, partie à Métaponte et partie à Thurioi. Après la fin de la guerre, huit ans plus tard, les Romains en ramenèrent les survivants dans leurs anciens foyers. Mais la ville rebâtie ne regagna jamais son importance passée. Elle resta depuis lors une localité secondaire. Pourtant sous l’Empire elle jouissait de la qualité de municipe, et elle reprit quelque vie quand Trajan eut créé la grande voie qui porta son nom, de Bénévent à Brundisium par Equus Tuticus (Castel Franco) et Canusium (Canosa). Herdonea était, en effet, traversée par cette voie, qui devint la principale route par où l’on allait s’embarquer pour l’Orient ; elle est une des stations que les Itinéraires indiquent sur son parcours. Les restes assez nombreux, mais très informes, d’édifices que l’on observe encore sur son emplacement, portent dans leur construction le cachet de l’époque des Antonins. Herdonea fut détruite au IXe siècle dans une des incursions des Sarrasins qui occupaient Bari et y avaient même installé un Sultan. Treize kilomètres plus loin, à côté d’une autre station, voici Ascoli, petite ville d’un peu plus de 11,000 âmes, siège d’un évêché, avec une cathédrale du milieu du XVIe siècle et l’ancien palais fortifié de ses comtes, dont la succession remonte au temps de Charles d’Anjou, et dont le fief fut par Charles-Quint érigé en principauté pour Antonio de Leyva, puis au XVIIe siècle en duché. Ascoli est bâti sur la croupe d’une des ondulations de terrain qui en cet, endroit commencent à se prononcer d’une manière sensible et se rattachent aux contreforts de l’Apennin. Cette ville a gardé presque sans altération le nom de l’ancienne cité apulienne à laquelle elle a succédé et dont les ruines assez considérables se voient en dehors de l’enceinte de ses murs, Asculum ou plus exactement Ausculum, comme l’écrivent les légendes monétaires, en osque Auhusclum. La cité d’Ausculum fut, en effet, au temps de sa pleine indépendance assez importante et assez prospère pour avoir son monnayage propre. C’est sous ses murs qu’en 279 avant notre ère Pyrrhos livra sa seconde grande bataille contre les Romains. Plutarque en mains, on peut suivre les péripéties principales de l’action sur le terrain, qui présente toujours ces replis et ces hauteurs dont les consuls profitèrent habilement pour porter leur armée. Mais on y chercherait vainement un vestige des épais maquis dont le sol était couvert alors en partie, de telle façon qu’ils en-frayèrent complètement les charges des éléphants du roi d’Épire et de la brillante cavalerie des Tarentins, et empêchèrent l’infanterie légionnaire d’être rompue comme à la bataille d’Héraclée. La campagne est absolument dénudée aujourd’hui, car, le territoire d’Ascoli était compris dans les limites du Tavoliere et soumis à son régime dévastateur. Plus peut-être que partout ailleurs dans la province, les fameuses araignées tarentules pullulent dans ces champs. Ausculum reçut à deux reprises des colonies de citoyens romains, de la part de Caius Gracchus et de Jules César. Il jouissait toujours du rang colonial sous les Antonins et les inscriptions nous apprennent que sous Valentinien c’était encore une des principales villes de l’Apulie. On ignore ses fortunes sous los Goths et les Longobards, mais nous savons par de brèves indications des chroniqueurs que les Byzantins s’y installèrent en 950, puis qu’en 970 l’empereur Othon le Grand la prit et l’occupa quelque temps. En 1041, Ascoli fut une des premières villes qui se donnèrent spontanément aux Normands pour échapper aux Grecs, et dans le partage qui fut fait du pays elle fut assignée à Guillaume Bras-de-fer, l’aîné des fils de Tancrède de Hauteville. Quand le comte Abagilard ou Abaillard, fils d’Humfroi et toujours prêt à se dresser en compétiteur de Robert Guiscard, se fut révolté pour la seconde fois et eut battu Bohémond, il s’empara d’Ascoli et en fit une de ses places d’armes (1076), mais bientôt Robert vint l’assiéger en personne et s’en rendit maître de nouveau. Quelques années après, la ville ayant manifesté des velléités de révolte tandis que Robert guerroyait en Orient contre l’Empereur grec, son fils Roger la détruisit et en dispersa les habitants. Il ne la rebâtit, en y installant de nouveaux colons, qu’après être devenu lui-même, par la mort de son père, duc des Pouilles. À dater de cette époque, l’histoire d’Ascoli n’offre plus rien de notable que le parlement qu’y tinrent les barons dit parti angevin pour élire six députés chargés de gouverner jusqu’à l’arrivée de Louis II d’Anjou les portions du royaume qui tenaient en sa faveur. La ville déclina, du reste, rapidement à partir du XIVe siècle, et sa décadence fut principalement due à la fatalité des cinq tremblements de terre qui tous la renversèrent de fond en comble dans une période de trois siècles, en 1348, 1360, 1456, 1627 et 1694. Deux lieues après Ascoli le chemin de fer, dans son état actuel, se termine à la station de Candela, laquelle n’est qu’une simple baraque en planches et doit son nom à un bourg de trois à quatre mille habitants, situé à quelques kilomètres de distance au sommet d’une haute colline isolée en forme de pain de sucre, et qui dépendait autrefois du duché de Melfi. En temps ordinaire on ne trouve à louer à la station que des chevaux de selle qui vous portent aux localités voisines, mais nous y étions attendus par une voiture qu’on avait eu l’obligeance de nous envoyer de Melfi. Le cocher nous demanda tout d’abord si nous voulions aller par la grande route ou par la traverse. Le premier trajet était double du second ; nous voulions gagner du temps et arriver encore de bonne heure à l’ancienne capitale des comtes de la Pouille ; nous optâmes donc pour la traverse et bientôt, après avoir fait charger nos bagages sur la voiture, nous nous mîmes en route à travers champs, ou du moins par un sentier de terre, fait uniquement pour le passage des chars à bœufs à roues pleines, et creusé de profondes ornières où l’on doit rester embourbé sans pouvoir en sortir dès qu’il fait deux ou trois jours de pluie. Le chemin devenait surtout horrible quand, de distance en distance, y reparaissaient les restes de l’empierrement d’une vieille route du moyen âge, qui devait être celle qui, du temps des Normands, faisait communiquer Ascoli et Melfi. Encore maintenant, je ne puis comprendre comment la voiture ne s’est pas cent fois rompue en passant sur ces grosses pierres disjointes qui laissent entre elles des trous profonds. Je me rappelais en y passant combien de fois j’avais maudit en Grèce les restes, arrivés au même état, des anciennes chaussées pavées de l’époque vénitienne et des premiers temps de la domination turque, où le voyageur voit à chaque pas le moment où il va couronner son cheval et se rompre le cou en tombant. Ainsi cahotés de la manière la plus violente, nous gagnons une chaîne de collines aussi nues, aussi dépourvues d’arbres que la plaine voisine, et quand elles sont gravies nous avons à nos pieds le cours de l’Ofanto, l’Aufidus des anciens. Presque à sec au moment où nous le voyons, ce n’est qu’un filet d’eau jaunâtre qui court au fond d’une vallée étroite dont l’autre flanc se relève rapidement en pentes boisées. Son lit est d’une grande largeur, encombré de galets et de quartiers de roches arrachés aux montagnes d’où il descend, dans la saison où les pluies d’hiver et la fonte des neiges en font le sonans Aufidus dont parle Horace. Ici l’Ofanto est un torrent impétueux qui renverse tout sur son passage ; combien différent de l’état stagnant auquel il arrive en approchant de la mer, tel que je l’ai vu il y a quelques années devant Canosa et Cannes, traînant paresseusement ses eaux dans la plaine sur un terrain qui n’a presque plus de pente et les épandant en marécages remplis de roseaux. Nous descendons une côte presque à pic et nous voici dans le fond de la vallée, sur la berge du fleuve. Mais ici la construction du remblai destiné à porter le futur chemin de fer a supprimé le chemin qui longeait la rive gauche, et il n’y en a aucun parmi les taillis serrés de la rive droite. Le cocher pousse bravement ses chevaux en bas de la berge; nous péons le courant, puis, au lieu de remonter de l’autre côté, nous tournons à droite et nous voilà cheminant dans le lit même de l’Ofanto, que nous remontons pondant près de deux kilomètres, Dieu sait au prix de quelles secousses pour nous et de quelle peine pour notre pauvre attelage, coupant et recoupant les méandres sinueux de la rivière presque à sec, arrêtés à chaque instant par des morceaux de rochers ou des troncs d’arbres qu’elle a entraînés dans ses eaux lors de son plein. À la fin, nous voyons devant nous un pont de pierres et de briques, un des trois qui existent sur tout le cours de l’antique Aufidus. La base de ses piles est de construction romaine ; il est facile de voir que depuis l’âge des empereurs le pont a été plusieurs fois refait et plusieurs fois emporté par la violence des crues d’hiver. On l’appelle Ponte di Santa-Venere. C’est ici que la voie de Bénévent Venusia (Venosa), par Equus Tuticus et le pied des montagnes, appelée Via Herculia d’après Maximien Hercule, franchissait l’Aufidus. Ce pont donne aujourd’hui passage à la grande route de Foggia à Melfi, que nous rejoignons enfin. Pour la prendre, nous remontons sur la berge de la rive gauche, nous franchissons ensuite le pont et nous gravissons une longue côte au milieu des bois. Arrivés au bout, nous sommes au sommet d’une sorte de promontoire d’une hauteur considérable ; que contourne de quelque part qu’on regarde, la vue est immense et magnifique. Quand nous nous tournons du côté d’où nous sommes venus, nous voyons à nos pieds la vallée s’ouvrir presque immédiatement dans la plain grise et dénudée où serpente le bas Ofanto, plaine qui, droit devant nous, s’étend sans ondulations jusqu’aux lagunes du Pantano et de Salpi et jusqu’à la mer, en montrant au milieu de ses champs dépourvus d’arbres, sur un mamelon à peine accentué, les maisons blanches de la grosse ville commerçante de Cerignola, où le duc de Nemours perdit en 1503, contre Gonsalve de Cordoue, la bataille qui décida de la possession du royaume de Naples. À l’extrémité gauche de l’horizon, le Gargano, qu’on n’aperçoit qu’en partie, ferme la plaine. Sur la droite, au-delà de l’Ofanto, le terrain se relève un peu ; c’est d’abord un premier plateau sur le bord duquel est bâti Lavello, qui vit mourir Conrad IV en 1252, puis plus loin, dans la direction de la mer, les collines qui portent Canosa, si riche en monuments comme en souvenirs de l’antiquité et du moyen âge, enfin, plus sur la droite, le commencement de la chaîne pierreuse des Murgie di Minervino. En nous tournant dans la direction opposée, notre regard plonge dans la vallée, toujours de plus en plus étroite et profonde, de l’Ofanto supérieur, qui descend des hautes et âpres montagnes de la Basilicate, du côté de Pescopagano, montagnes dont l’aspect a quelque chose de farouche et de presque sinistre qui convient aux repaires d’un peuple d’héroïques brigands, tels qu’étaient les anciens Lucaniens. Les pentes des deux côtés de la vallée, dans la partie la plus voisine de nous, sont couvertes de bois et de champs parsemés de bouquets d’arbres isolés. Au fond, nous apercevons un pont antique à trois arches, le Ponte dell’Olio, l’ancienne station de Pons Aufidi des Itinéraires romains, où la voie Appienne, dans son tracé primitif, traversait le fleuve en allant de Bénévent à Venusia. À une courte distance à vol d’oiseau, de l’autre côté de la vallée, le bourg de Monteverde est pittoresquement situé sur un sommet escarpé, qui forme comme l’avant-poste des montagnes dans lesquelles se cache l’ancienne Aquilonia, l’une des cités du petit peuple des Hirpins. Le nom moderne en est La Cedogna, curieux exemple de la conservation populaire des anciennes appellations locales ; car ce nom se rapproche bien plus de la forme osco-samnite, connue par les médailles, Akudunniu que de la forme latine Aquilonia. Nous poursuivons notre route pendant quelque temps encore au travers de beaux bois de chênes jusqu’à ce qu’enfin nous découvrions le Vulture. Cette montagne, chantée par Horace, qui était né dans son voisinage, formait la frontière des trois contrées de l’Apulie, de la Lucanie et du Samnium. C’est un volcan contemporain de ceux de notre Auvergne et éteint dès avant l’aurore des temps historiques, dont la base à 60 kilomètres de circonférence et qui s’élève à une altitude de près de 1,600 mètres. Les flancs en sont couverts de forêts où abondent les sangliers, les chevreuils et les loups. Le sommet est occupé par un largo cratère qui s’ouvre en face de Carbonari, sur la vallée de l’Ofanto, et de tous les autres côtés entouré d’un cirque de roches à la crête découpée, pareil à la Somma du Vésuve. Une épaisse forêt de chênes et de hêtres séculaires, ombrageant deux lacs, petits mais profonds, remplit l’intérieur de ce cratère. De toute la plaine de la Capitanate on aperçoit à l’extrémité sud-est de l’horizon le cône sombre du Vulture se dresser hardiment en avant de l’arête plus lointaine des Apennins do la Basilicate. Mais on le perd de vue en entrant au milieu des hauteurs mouvementées qui se rattachent à ses dernières pentes et ont été produites en même temps que lui, dans les terrains calcaires environnants, par la poussée souterraine qui lui donnait naissance. Il faut alors en arriver tout près pour le voir de nouveau se développant de la base à la cime dans son imposante majesté. Nous descendons dans un étroit vallon qui longe le pied de la montagne. Un ruisseau d’eau vive y court en murmurant et développe dans le sol, composé de cendres volcaniques, une fécondité égale, si ce n’est supérieur, à celle des campagnes qui environnent le Vésuve. Ce ne sont dans ce vallon quo vignes portant des grappes dignes de la terre promise, vergers entourés de haies de cactus et entrecoupés de cannes gigantesques, où le pommier se mêle aux figuiers et aux orangers, clos d’oliviers, plantations luxuriantes do toute nature. Mais voici à la gauche du ravin une ville qui, sur une esplanade naturelle au-dessus des collines voisines, s’étage en gradins surmontés par la masse sévère d’un château féodal, en face du Vulture qui lui offre une perspective à transporter d’enthousiasme tous les paysagistes. Au bas est une fontaine abondante où des femmes en costume pittoresque lavent leur linge ou puisent de l’eau dans de grandes amphores vernissées, qu’elles portent ensuite sur leur tête en marchant d’un pas cadencé avec la fierté d’allure et l’eurythmie d’hydrophores antiques. Nous gravissons la rue en pente rapide d’un faubourg assez misérable et notre véhicule s’arrête sur une place carrée, toute environnée de maisons neuves. Nous sommes à Melfi, et à notre descente M. le chanoine Aranco, fils de l’auteur d’une bonne histoire de la ville, lui-même homme érudit et d’un vrai mérite, nous reçoit pour nous servir de guide et nous offrir une de ces hospitalités qui ne s’oublient pas.