Paul Bourget, Sensations d’Italie. Toscane, Ombrie, Grande-Grèce, Paris, Lemerre, 1891, pp. 166-309
XVI
Foggia, le 15 novembre.
Le train qui mêne d’Ancône à Foggia, puis à Naples d’un côté et de l’autre à Brindisi, longe pendant plusieurs heures la grève de la glauque Adriatique. Il suit cette mer dangereuse de si près que, par les très gros temps, les lames déferlent à quelques centimètres des rails. Quel paysage que celui-là, longue et stérile bande de sable jaune incessamment rongée par cette laine verte qui vient, qui s’en va, revient, s’en va, et la houle ondule au loin, d’une couleur d’émeraude plus vive encore ! Aucune trace de culture. Les villages juchés sur les hauteurs rappellent l’ancienne insécurité de la côte que les pirates ont ravagée pendant des siècles. Ils arrivaient de la Grèce, qui est si près, de la Tripolitaine, de l’Algérie et surtout des pays toujours à demi sauvages qui sont là-bas sur l’autre côté de cette mer et qui marquent le commencement du monde slave. Il a fallu la conquête d’Alger pour en finir à jamais avec ce fléau de tant de siècles. ― Qui songe, hélas ! à en garder une gratitude à la Maison de France, pour avoir ainsi, d’un coup, nettoyé toute la Méditerranée ? — Sur ce sable et en face de ces villages haut bâtis, les barques des pêcheurs tirées hors de l’eau, tantôt six, tantôt dix, tantôt trente, suivant l’importance du port, sont maintenant bien en sûreté. Elles étalent des voiles barbarement peintes, le plus souvent en rouge, et que décorent de mystérieux emblèmes : un soleil, une étoile, un croissant, un lion, un personnage vêtu d’une armure. Quelquefois aussi ces voiles sont violettes, d’autres brunes, d’autres jaunes ou vertes. Rien qu’à ces signes, on reconnaît que voici le bord d’un autre monde, de ce Levant longtemps intact, qui sert lui-même de bord à l’Orient. Et c’est aussi le bord du Midi Italien, vous le constatez aux fruits qui se vendent dans les gares. Ces stations de chemin de fer, là comme partout, laissent, en effet, une place au produit naturel, aux denrées de gourmandise dont les pauvres paysans font négoce. Ceux d’ici promènent sous les portières des wagons leurs paniers remplis de raisins aux grains énormes. De larges figues fraîches s’y mélangent à d’autres, séchées, enfilées par cinquantaine sur des brochettes de bois. Ces vendeurs de campagne ont déjà l’accent rapide, le parler haut, qui mange une syllabe sur deux, propre au royaume de Naples. Le vin des buffets change aussi. C’est maintenant une sorte de sirop noir et parfumé, chargé d’alcool et auprès duquel notre épais vin du Var paraîtrait transparent et léger. À l‘horizon, et au loin dans les terres, surgit le Gran Sasso d’Italia qui domine les Abruzzes. Il est déjà couvert de neige. Du côté de la mer, la grande pointe sombre du mont Gargano profile sa masse boisée. Que de souvenirs s’évoquent à cette approche, qui vont de la fabuleuse antiquité classique au plus romantique Moyen-âge ! Les îles de Diomède sont tout près, et tout près aussi cette Manfredonia fondée, comme l’indique son nom, par le fils de l’empereur Frédéric II, et peu à peu les montagnes s’abaissent, le train franchit des rivières mangées de marais, après des rivières à demi vides. La vaste plaine de la Pouille s’étale tout d’un coup, cette plaine du Tavoliere, immense et déserte, démesuré pâturage qu’animent seulement à deux époques de l’année les passages des grands troupeaux. Mais Foggia s’y dresse, où Frédéric II tint sa cour, Lucera où il encastra ses Sarrazins, Castel-Fiorentino où il mourut. C’est ce personnage énigmatique dont la mémoire anime pour moi ce paysage depuis Jesi déjà. Il l’animait pour deux des voyageurs dont je viens de lire les récits dans les longs loisirs de ce train peu rapide : Gregorovius et François Lenormand. Entre parenthèses, le célèbre historien allemand ne remporte sur l’archéologue français, connu des seuls spécialistes, ni en érudition, ni en intelligence. Comme il est injuste que les beaux volumes de ce dernier sur l’Apulie, la Lucanie et la Grande-Grèce, répertoire inouï de descriptions, d’anecdotes et d’idées générales, ne soient pas célèbres dans notre littérature de voyages ! Ils ont le malheur d’être écrits par un de nos compatriotes d’abord, puis par un savant qui eut le tort d’être aussi un fantaisiste, enfin pour des lecteurs qui ne se déplacent guère. Venus d’outre-Rhin ou d’outre-Manche, ils auraient sans doute été découverts par quelque essayiste qui se serait fait un peu de renommée, rien qu’à les traduire et à les analyser. Ce fut le sort d’autres ouvrages qui valaient plus encore. N’est-ce pas sur une traduction de Goethe que nous avons appris l’existence de ce Neveu de Rameau, un des chefs-d’œuvre du XVIIIe siècle et de tous les temps ?
Foggia, où j’arrive après dix heures et plus de ce paisible chemin de fer, est une vaste ville, entièrement construite en maisons basses, à cause du tremblement de terre qui la détruisit au siècle dernier. Les rues très larges, les voûtes solides des rez-de-chaussée, l’absence d’étages supérieurs attestent l’impression produite par le terrible fléau. Il semble que la ville l’attende comme les pierres d’un môle attendent la vague. Il n’a laissé debout ni la cathédrale où fur couronné Manfred, ni le palais de Frédéric. De cette demeure impériale, il ne reste qu’un arc enclavé dans une maison sur le fronton de laquelle on lit ces mors : Comitato medico. « Les habitants disent que beaucoup de voyageurs, vingt par an peut-être, viennent visiter cette porte et qu’ils parlent d’étranges langages…» Cette naïve observation d’un Guide anglais est trop justifiée. Il faut s’intéresser singulièrement au grand César du Moyen-âge pour trouver que cette seule relique compense suffisamment l’infamie des hôtels de Foggia, la sordidité des voitures, et, par les jours de pluie, comme celui où j’écris ces lignes, l’épaisseur de boue dont s’engluent les places. Et, cependant, tout Frédéric II est dans cet arc, avec les contrastes qui font de lui un personnage infiniment représentatif, le confluent moral de tant de courants divers. Essayons de le démêler par delà ce simple mais authentique document, et de tuer les heures de cette après-midi diluvienne par l’évocation de cette ensorcelante figure.
L’arc est supporté par deux aigles tout pareils à ceux que l’on remarque sur les monnaies d’or frappées à l’effigie du prince et qui s’appellent des Augustales. J’ai devant moi, en écrivant ces lignes, une de ces curieuses pièces. Je viens d’y regarder l’effigie du prince en empereur romain : la tête laurée, la toge drapée à l’épaule. L’exergue porte : « Fridericus, Cæsar, Augustus » et, dans le profil, se reconnaît un visible et gauche effort vers l’expression néronienne. L’aigle, pareil à ceux qui décorent la porte du palais de Foggia, est sur le revers. C’est bien l’oiseau des médailles romaines, avec le col long, les ailes détachées, le rapace et maigre chasseur, maigre d’une faim toujours inassouvie, dont les serres sont ouvertes et prêtes à saisir — quoi ? L’empire du monde, cet orbis romanus qui, depuis la chute de la civilisation antique jusqu’aux jours récents de Napoléon, a hanté le cerveau de tous les grands dévorateurs d’États dans notre Occident. Ce songe dont Charlemagne réalisa le plus authentique à-peu-près, comment Frédéric de Souabe ne l’aurait-il pas caressé ? Sa tradition du droit impérial l’y poussait déjà, et surtout son apanage réel, la mosaïque de ses royaumes si étrangement contradictoires : l’Allemagne, la Sicile, Jérusalem. Il rêva donc, lui aussi, de jouer le rôle de César romain avec d’autant plus de force qu’il en avait le génie. Mais il existait un autre héritier de cet orbis romanus, héritier spirituel, celui-là, et cependant toujours à la veille, surtout dans ce XIIe et ce XIIIe siècle de foi si profonde, de passer du spirituel au temporel. Ce César des âmes, c’était le Pape. La vie entière de Frédéric se dépensa en luttes contre Rome. La chronique de Matthieu Paris est remplie des lettres qu’il adresse au roi de France, au roi d’Angleterre, au roi de Castille, pour protester contre Grégoire IX et Innocent IV. Dès ses premières années, il s’était heurté au pouvoir ecclésiastique, pour en bénéficier en apparence, puisqu’il avait reçu du Saint-Siège, contre ses concurrents, l’investiture de toutes ses royautés, depuis l’Allemagne jusqu’à la Sicile. Les lui donner, n’était-ce pas se réserver le droit de les lui reprendre ? Et le même Saint-Siège, qui l’avait fait empereur et roi, devait, plus tard, le déclarer déchu de l’Empire et déchu de ses possessions d’Italie. Ils la racontent, ces aigles de l’arc de Foggia, cette convoitise du royaume universel et la longue lutte de l’ambitieux empereur, sa guerre éternelle, ses vaines colères, cette dispute sans fin jusqu’à l’arrêt du Conseil de Lyon, qui souleva contre lui presque tous ses vassaux. « Ah ! » soupirait-il un jour, en parlant des sultans Orientaux, « qu’ils sont heureux de n’avoir devant eux aucun Pape ! »
Si cet arc de porte révèle la politique du prince par ce simple emblème, par son inscription il révèle que chez Frédéric et sous l’Empereur se dissimulait un homme de pensée et de culture. Son plein cintre est orné d’une inscription en deux vers latins :
Hoc fieri jussit Federicus Cesar ut urbis sit
Foggia regalis sedes inclita imperialis.
Ces mauvais vers dans le goût de l’époque sont-ils de la composition du prince ? En tout cas, c’est bien la manière des distiques souvent malicieux qu’il dédiait à ses diverses résidences. Faut-il y voir, comme Lenormant, la preuve que ce palais de Foggia fut construit sur les plans de Frédéric ? Il eut, en effet, cela de commun avec les autres Césars, ses modèles, d’unir à des aspirations de tyran et à des patiences d’administrateur une réelle curiosité d’artiste. Dans l’antiquité Hadrien fut le type accompli de ce dilettantisme Impérial. Frédéric II, lui, assez habile écrivain pour avoir composé un bon Traité de la chasse au faucon, s’entourait, par choix, d’hommes supérieurs. Son confident, celui qui eut, comme dit Dante, « les clefs de son cœur, et qui les maniait, fermait et ouvrait avec tant d’art » fut Pierre de La Vigne, l’auteur du gracieux poème: Amore, in cui i’vivo ed ho fidanɀa. À l’affût de toute idée nouvelle, ses historiens, comme Jamsilla, nous montrent fondant des écoles, épargnant ses prisonniers quand ils étaient, tels qu’Albertano de Brescia, aptes à des travaux de science, ami de Michel Scot et lui faisant traduire l’Histoire des animaux d’Aristote sur l’abrégé d’Avicenne, protecteur de juifs philosophes, ainsi de Judas Cohen Ben-Salomon, avec lequel il entretient une correspondance de géomètre. Un manuscrit d’Oxford, qui renferme un certain nombre de questions par lui adressées à des savants arabes, permet de mesurer l’étrange profondeur de son scepticisme philosophique. Ne leur pose-t-il pas les deux problèmes suivants : « Le sage Aristote a-t-il démontré que le monde est éternel ? Si oui, quels sont ses arguments ? » ― « Quelle est la nature de l’âme ; est-elle immortelle ? » ―La terrible impiété dont témoigne une pareille enquête n’empêchait d’ailleurs pas le prince libre penseur de s’entourer d’astrologues, et de croire à leurs prédictions. Il donna même de cette foi une bizarre preuve lors de son mariage avec Isabelle d’Angleterre, ayant attendu pour le consommer que les astres fussent dans un certain moment de leur course. Puis la renvoyant à ses femmes : « Surveillez-la bien, » leur recommanda-t-il, « car elle est grosse d’un enfant mâle. » Cet ensemble de négations et de superstitions fait comprendre la furieuse ardeur que la Papauté mit à le poursuivre. Frédéric, les Pontifes ne s’y trompèrent pas, était plus qu’un adversaire politique, comme avaient pu l’être d’autres empereurs. Il portait en lui un disputeur plus dangereux pour Rome que le plus habile capitaine, presque un ancêtre de la Réforme ! Dans ses lettres contre le Saint-Siège, telle phrase dépasse singulièrement l’époque : Réfléchissez, » écrivait-il aux princes chrétiens, « aux usurpations et à l’orgueil de ces prélats qui, ne pouvant se contenter du gouvernement des âmes, par tout moyen recherchent aussi l’empire du siècle. » Il se faisait écrire par un évêque allemand à sa dévotion : « Que le pasteur Romain fasse paître ses Italiens. Nous qui sommes constitués par Dieu les gardiens fidèles de nos brebis, nous écartons de nos troupeaux ces loups couverts de peaux d’agneaux. » — Lui-même reprenait : C’est dans la pauvreté et la simplicité que vivait l’Eglise primitive quand elle engendrait, féconde, tous les Bienheureux que rapporte le catalogue des Saints…» Que dira de plus le révolutionnaire Luther ?
Placée ainsi dans cette ville de la Pouille, et à quelques kilomètres de la sarrazine Lucera, cette porte de palais, qui ressemble un peu, par sa coupe, aux portes de l’Alhambra, rappelle encore ce qui fut un autre trait original de Frédéric : les habitudes de Sultan arabe prises dans cette Sicile encore toute voisine de la domination musulmane. Dès son expédition en Terre Sainte, le caractère gracieusement diplomatique de ses relations avec les chefs des Infidèles montra qu’il les connaissait au point de se considérer presque comme un des leurs. Mais surtout par sa manière de vivre, par ses harems, par le luxe particulier de ses fêtes, par ses indulgences pour la traite des esclaves noires et blanches entre la Sicile et l’Afrique, par ses privilèges accordés aux déportés maures de Lucera, il se posa comme un véritable prince d’Orient. Tout le révélait absolument étranger, non plus même aux préjugés, mais aux habitudes communes de sa race et de son temps. Lisez dans ce même Matthieu Paris cette réception faite à son beau-frère l’Anglais Richard, et dites si Saladin aurait accueilli autrement un grand seigneur Mahométan : « L’empereur ordonna qu’on lui fît prendre des bains avec des vapeurs parfumées et des massages très propres à rendre les forces après les fatigues de la mer, et au festin qu’il lui servit il fit danser devant lui des almées qui marchaient sur des boules avec un art merveilleux. Elles contournaient leurs bras en jouant et chantant et repliaient leur corps en arrière suivant le rythme de leurs chansons… » S’attendait-on à retrouver une description minutieuse de la danse du ventre sous la plume d’un moine saxon de cet âge? Ajoutons que ce n’étaient pas là seulement des fantaisies de grand seigneur cosmopolite. La fréquence des séjours de l’empereur dans ces palais isolés de la Pouille, l’âpreté de jalousie avec laquelle il y séquestra ses épouses surveillées par des eunuques, sa mauvaise ironie à l’égard des prêtres égarés dans sa ville de Lucera, mille signes semblables attestent qu’il avait presque dépouillé le prince allemand, pour devenir un souverain à moitié asiatique. Sa férocité dans diverses circonstances, la perfidie de ses négociations, les procédés expéditifs de ses justices achèvent de marquer d’un trait oriental cette complexe figure d’un Souabe trop précocement cultivé dans divers sens, mais par cela même si moderne, si en avant de son époque, si nouveau par son esprit, son indifférence, sa fantaisie, sa curiosité. Le grand poète catholique ne s’y est pas trompé. Il ne l’a rangé, dans son Enfer, ni parmi les cruels, malgré ses iniquités, ni parmi les luxurieux, malgré ses débauches, mais bien parmi les hérétiques, à côté du cardinal Ubaldini, célèbre : pour sa phrase scandaleuse : « S’il y a une âme, que je perde la mienne pour les Gibelins. »
Qua entro è lo secondo Federico
E’l Cardinale; e degli altri mi taccio…
(Inf., X, 119.)
XVII
Lucera, le 16 novembre.
Grâce à un chemin de fer local qui marche à peu près comme un tramway à vapeur, la vieille cité de Lucera n’est plus qu’à trois quarts d’heure de Foggia. Il est impossible de traverser même de cette façon toute tranquille et bourgeoise ce fragment de la vaste plaine de la Pouille sans se rappeler le drame d’histoire qui se joua ici, au XIIIe siècle; — et le roi Manfred, avec son charme de prince-poète, sa tragique fortune, sa femme si belle et si malheureuse, ses enfants dont le dernier finit par mourir à Naples, après cinquante ans d’emprisonnement; — et la première invasion française en Italie, celle de Charles d’Anjou, cc frère de saint Louis, convié par les Papes à prendre l’héritage des Hohenstaufen excommuniés. Cette tragédie vraie a été rapportée avec un rare mélange d’énergie et de simplicité à la fois par le vieux Nicolo de Jamsilla. Quoique ce soit un passage presque classique, pour tous ceux du moins qui se sont intéressés à cette sanglante légende des Souabes, je ne saurais résister au plaisir de transcrire la page où ce choniqueur raconte l’arrivée de Manfred lui-même à Lucera, à la suite d’une révolte de ses partisans. Peu de récits donnent davantage la couleur d’un temps. Tacite seul a des anecdotes pareilles, si courtes mais qui restent dans l’esprit comme le type d’un millier d’autres semblables. La révolte de quelques barons avait mis Manfred en danger. Poursuivi jusqu’au fond des Pouilles, il ne voit de refuge qu’à Lucera et parmi les Sarrazins de son père. Le voilà donc parti en avant avec une faible escorte, par une nuit du mois de novembre et chevauchant dans cette plaine, en route vers cet asile dont il n’était même pas sûr. La pluie tombait. « Elle augmentait » dit Jamsilla, « les ténèbres de la nuit. Le prince et ses quelques compagnons ne pouvaient se voir l’un l’autre. Ils ne se reconnaissaient qu’à la parole et qu’au toucher. Ils ne savaient pas non plus où les portait leur route, ayant volontairement choisi d’aller à travers champs pour dépister toute poursuite possible. » Un certain Adenulfo Pardo les guidait, ancien veneur de Frédéric, qui connaissait le Tavoliere pour y avoir beaucoup erré avec l’empereur. Cherchant un point de repère, cet homme se ressouvint d’un vieux pavillon de chasse mis sous la protection de saint Agapit et construit à mi-chemin entre Foggia et Lucera. Le chroniqueur nous la décrit, cette maison, en quelques mots sans surcharge de pittoresque et qui en font une peinture inoubliable, « vaguement blanche dans l’obscurité de cette nuit. » Les hommes s’y glissent, trempés de pluie, avec leurs chevaux, et si lassés, qu’ils allument du feu contre toute prudence, au risque d’être découverts de Foggia ou de Troja qu’occupaient les ennemis. D’autres cavaliers avaient rejoint le prince en route, inquiets qu’il fût parti avec si peu de forces. Mais il était si défiant, même de ses Sarrazins, qu’il ne prit pour s’approcher de Lucera au matin que trois compagnons dont un parlait convenablement l’arabe. Arrivé sous les murs, il lui fallut se faire reconnaître, — trait si romanesque qu’il en semble romantique, — à ses beaux cheveux blonds. Même alors, on refuse de lui ouvrir à cause de la consigne donnée par le traître Jean le Maure, et, pour obéir tout ensemble à cette consigne et à un scrupule dernier de fidélité, les gardes de la porte lui conseillent d’entrer par un égout, lui disant qu’une fois dans la place ils lui obéiraient. « Le prince l’aurait fait, » ajoute naïvement Jamsilla, « malgré l’ignominie de ce chemin, à cause du fruit de la victoire qui en devait résulter, car il faut passer par des chemins étroits pour arriver à la gloire. » Il saute de son cheval et, couché devant l’infâme ouverture, commence de ramper au ras de terre. À cette vue, les Sarrazins oublient les ordres du gouverneur. L’humiliation du fils de leur cher empereur les soulève de remords. Ils brisent les portes et ils font à Manfred une entrée triomphale. Dégagée du détail particulier et interprétée dans sa signification profonde, cette anecdote suffit à montrer ce qu’était la discipline des soldats de cette époque, combien fragile, combien personnelle, et subordonnée à l’impression de la minute !
Ce caractère incertain du dévouement de ses troupes, Frédéric II l’avait bien vu. En transplantant de Sicile en Apulie les Arabes révoltés, puis en les enveloppant de privilèges, il se recrutait une garde prétorienne, inattaquable du moins à la grande puissance de l’époque, à cette excommunication qui fit parfois du Pape l’empereur des empereurs. Il s’agissait de bien persuader à ces musulmans qu’il ne toucherait jamais, lui, Frédéric, à leur religion, d’une part ; et, de l’autre, qu’en dehors de lui tout autour d’eux était hostile. Il essaya de résoudre cette double difficulté par cet exil, à la fois forcé et comblé. Le choix de cette Lucera dressée sur un roc, en plein cœur de la Pouille, fut un trait de génie. Où qu’ils se tournassent, les Arabes ne voyaient à l’horizon que les remparts de villes chrétiennes, par conséquent hostiles. Eussent-ils voulu s’échapper, ils étaient pris avant d’avoir gagné la mer. Mais pourquoi, la première nostalgie passée, auraient-ils tenté de rejoindre la Sicile et leur val natal de Mazzara, tout planté d’aloès et de cactus, avec ses temples ruinés sur ses hauts promontoires, les « maisons des idoles, » comme ils les appelaient ? Dans l’enceinte fortifiée que l’Empereur leur attribua, n’avaient-ils pas leurs mosquées, leurs juges avec leurs lois, leurs coutumes, leur langue ? Plus tard, s’étant multipliés, ils débordèrent sur la ville même et ils l’envahirent au point de désaffecter la cathédrale et d’en expulser jusqu’au dernier prêtre. Dans le début, ils se trouvaient un peu en dehors, comme parqués dans la forteresse. Aujourd’hui la ville de Lucera subsiste encore. C’est un gros bourg, avec des ruelles en pente, à l’aspect sauvage Il y grouille une population visiblement africaine, mais qui n’est pas plus voisine du type arabe que celle du reste de ce royaume des Deux-Siciles si profondément mélangé de sang noir. Quand Charles d’Anjou rentra ici en vainqueur, il respecta, en effet, la ville. Du château que lui et ses successeurs attaquèrent à plusieurs reprises, ces terribles soldats, et le temps plus destructeur qu’eux, ont fini par ne laisser qu’une enceinte.
Pour la gagner, on doit subir un petit quart d’heure d’une voiture primitive lancée au trot d’un cheval, dont le pied plus ou moins sûr glisse le long des talus ravinés. On arrive ainsi à un plateau où la seule construction encore debout auprès du château est un couvent à demi désert. Deux moines le gardent, d’une mine si farouche, qu’à une autre époque, le redoutable cardinal Ruffo, qui faisait dans ces contrées une guerre aussi pieuse que féroce, les eût certes enrégimentés. Dans cette solitude, la vieille enceinte Sarrazine apparaît plus formidable encore. Elle est construite dans une pierre rouge, et le plan de la fondation est visible rien qu’au développement démesuré qu’elle occupe. Le mur s’étend sur un pourtour de près d’un kilomètre, et il suit d’une manière très exacte l’escarpement du rocher, y dessinant ainsi comme une Lucera à côté de l’autre. Le mot de château n’est plus exact, c’est ici une véritable cité bâtie hors de la cité. Des tours carrées de place en place font saillie et forment comme des bastions isolés, qu’il fallait prendre un par un, comme autant de petites places fortes. Des tours plus fortes bombent aux angles, toutes rondes, asiles ménagés pour une résistance suprême. Un fossé très profond a été creusé du côté qui regarde la ville. La porte ménagée à l’Est se trouve placée d’une manière très habile sous le donjon même et dans un angle si rentrant que toute surprise était manifestement impossible. En fait, cette formidable défense eut raison des plus furieuses attaques. La place ne fut jamais réduite que par la famine : sans canons elle était invincible.
Les débris de ce donjon, de l’énorme bâtisse carrée qui achevait ainsi la sécurité en dominant la porte, se voient encore. Ce sont même les seuls bâtiments qui restent. Tous les autres bastions et les tours rondes forment comme des décors de théâtre, une ligne extérieure derrière laquelle il n’y a plus rien, pas même une ruine. Le contraste est saisissant entre le remarquable état de conservation du grand pourtour et la nudité sinistre de l’espace ainsi encastré. On se trouve, la porte une fois franchie, dans un immense et mélancolique champ de gazon, où l’inégalité du sol, bossué çà et là, ne permet même plus de s’imaginer quelle sorte de construction se dressait ici, ou plutôt de constructions, car cet enclos enserrait un peuple entier distribué en familles indépendantes. L’endroit est propice pour de petites maisons bâties à la manière arabe, pour des rues étroites et sinueuses, enfin pour l’appareil d’une sorte d’acropole de guerre. Des fragments innombrables de poterie jonchent l’herbe. Leur antiquité devient suspecte lorsque l’on songe que ce terrain vague sert, depuis des années d’emplacement aux fêtes publiques. Les gens de Lucera et ceux des villages environnants viennent ici plusieurs fois par saison manger, boire, danser et se divertir. L’imaginatif Lenormant s’est donc un peu pressé de reconnaître dans ces débris les indices d’une fabrication spéciale aux Sarrazins. Quand on a discerné dans la forme des tours, avec la base de leurs murailles en talus, les principes de fortifications propres aux Arabes, — ce qui, d’ailleurs, est une découverte un peu naïve, — on a épuisé tout ce que cet endroit fournit de données positives à l’archéologue. Mais les sources de rêverie qui jaillissent de ce sol pétri de la plus tragique histoire sont, elles, inépuisables. Cette Lucera Saracenorum avait donc son cœur ici, dans l’enclavement de ces murs. C’est ici que Frédéric habitait son palais meublé suivant sa fantaisie compliquée, mélangeant à un luxe de monarque asiatique des goûts plus délicats d’humaniste. Il songeait sans cesse à l’embellir. On le voit, au cours d’une campagne en terre romaine, dépouiller un couvent de deux bronzes antiques et les envoyer ici pour en parer son harem. Ici et tandis que Charles d’Anjou livrait à Manfred la bataille de Bénévent, la femme du prince Souabe, Hé1ène d’Épire, la reine à la beauté grecque comme son nom, attendait, pleurant et embrassant ses fils, l’issue du combat. De quel regard elle fouillait cet horizon qui, du haut des remparts, s’étend, comme il s’étendait, si vaste, si nu, si désert ! Le moindre messager devait lui être visible à des lieues et des lieues dans cette plaine où ne pousse pas un arbre. Ici les malheureux Sarrazins, tous leurs princes tués, furent assiégés par les rois d’Anjou à plusieurs reprises jusqu’à ce dernier investissement raconté avec une tranquillité si terrible par un autre chroniqueur, Saba Malaspina : « Beaucoup parmi les assiégés sortaient pour ramasser de l’herbe dont ils se nourrissaient comme des bêtes. Il arrivait que par l’excès de leur faiblesse ils ne pouvaient même pas se relever du sol. Les Français les tuaient ainsi et gardaient les plus valides pour les vendre comme esclaves. Quelquefois, par une curiosité cruelle, on leur ouvrait le ventre que l’on trouvait rempli de ces herbes. » Détail atroce et qui explique mieux que tous les commentateurs comment le grand poète du Moyen-âge italien a pu si aisément inventer dans son Enfer les férocités de ses supplices ! Les récits de l’époque les lui ont presque tous fournis. Ces pauvres Arabes de Sicile préféraient pourtant les effroyables rigueurs de ce siège sans espérance au reniement de leur foi religieuse. Leur adoration pour Frédéric et pour Manfred fut si forte qu’ils se soulevèrent une première fois contre Charles d’Anjou, à la seule approche de Conradin, le dernier des Hohenstaufen, — ce Conradin exécuté à Naples et dont l’Allemagne, prétendait ironiquement Henri Heine, ne pardonnera jamais la mort à la France. Les Sarrazins, eux, refusèrent de croire à cette mort. Leur première révolte avait été réprimée terriblement. Cela n’empêcha pas qu’un imposteur, s’étant donné pour le petit-fils de Frédéric, trouva encore leur sang à son service. Il fallut les exterminer pour triompher d’un dévouement qui achève de donner à cette colonie musulmane du César impie un caractère de poésie romanesque. La mélancolie du paysage, la solitude nue de cette enceinte, la ligne guerrière des murailles restées intactes, tout enfin dans cette ruine si peu visitée s’harmonise à ce souvenir. Longtemps après avoir descendu la colline on se retourne pour voir le rempart qui domine encore la plaine. On imagine sur le ciel bleu, entre les créneaux des tours rouges, des faces basanées de Maures tels que nous en peignent les vieilles fresques, de clairs turbans, des robes vertes, des cimeterres noirs, des armures damasquinées d’or. Les coupoles des blanches mosquées bombaient par-dessus ces murs, et cette ville sans croix en pleine Pouille, à quelques journées de Rome, apparaissait aux chrétiens de ces temps comme une vision d’enfer. Le pape Innocent IV disait n’y jamais penser : « sans avoir la sensation d’une épine enfoncée dans l’œil de l’Église ! » Que Frédéric II ait osé cela montre plus encore que ses questions sur l’immortalité de l’âme et l’éternité du monde la force de son scepticisme.
VIII
Bari, le 18 novembre.
Arriver à Bari aussitôt après avoir quitté Lucera, c’est sauter par-dessus six ou sept cents ans, malgré la proximité relative des deux endroits. Tandis, en effet, que l’ancien refuge des Sarrazins demeure presque intact à travers les âges, ici les tremblements de terre furent si fréquents et si durs que la moitié de la ville ne date pas d’un siècle, et je la trouve, pour ma part, charmante, cette cité neuve avec ses larges rues à angles droits qui permettent sans cesse de voir la mer à leur extrémité, comme à Turin on voit les Alpes, et quelle douce, quelle voluptueuse mer, celle dont parle la Leoconoë du poète :
La mer ‘voluptueuse où chantaient les Sirènes,
et bleue de ce bleu si profond, comme d’un saphir fondu, où il semble qu’un objet se teindrait d’azur en s’y plongeant! Les maisons qui bordent ces rues me font souvenir de Tanger et de Cadix dans leur intense blancheur. Elles sont toutes passées à la chaux, carrées, massives, et beaucoup présentent cette particularité de montrer, par-dessus leur premier étage fini et visiblement habité, un second étage inachevé. Il parait que les difficultés de commerce survenues entre l’Italie et la France ont tout à coup ralenti la prospérité de Bari. Elle s’était enrichie prodigieusement, m’affirme-t-on encore, par l’exportation des vins de la Pouille, très épais et propices aux coupages, à l’époque où le phylloxera dévasta nos vignobles. Je n’ai pas vérifié ces assertions, ne me souciant pas de gâter la douceur de mon voyage par l’inutile rappel de cette triste politique, qui fait qu’aujourd’hui partout, en Europe, on retrouve le fantôme de la guerre déclarée ou menaçante. C’est le fatal résultat de la théorie des nationalités, si imprudemment conçue et réalisée par les régimes issus de notre malheureuse révolution, au rebours de l’œuvre profondément politique des anciennes et bienfaisantes monarchies. Un conflit sanglant de toute l’Europe pourra-t-il, désormais, être évité ? De quel orage sont grosses ces nuées dont on aperçoit l’ombre projetée de tous les horizons ? Ah ! n’y pensons pas, et plutôt écoutons le philosophe du Banquet : « Comme un voyageur assailli d’un violent orage s’abrite derrière un petit mur, contre la poussière et la pluie que le vent soulève, de même, quand tu ne peux rien contre la tempête qui menace les États, tiens-toi en repos, occupé au travail de ton âme, et estime-toi heureux si tu peux passer cette vie pur de toute action inique, et en sortir plein de calme et de douceur, avec une belle espérance… »
Ce conseil du plus grand des païens et du plus pur après Marc-Aurèle, mais d’un païen tout de même, semble devoir être suivi plus aisément à mesure que l’on s’approche de la Grèce et de ces villes de l’extrême Midi Italien. C’est déjà un coin de la terre Hellénique, et c’est, à coup sûr, un sol païen. Quand la fièvre les épargne, ces villes donnent, malgré les vulgarités de la civilisation moderne, une telle impression de vie opulente, facile et comblée. Quel que soit le chiffre de son commerce actuel, cette claire Bari, par exemple, assise au bord de cette mer de saphir fondu, m’est apparue dans cette chaude journée de novembre comme si propice à cet esprit d’invincible naturalisme que Sainte-Beuve a ramassé dans ces deux vers, refrain de son Églogue napolitaine :
Paganisme immortel, es-tu mort ? On le dit.
Mais Pan, tout bas, s’en moque et la Sirène en rit.
Plus prosaïquement et rien qu’à visiter le marché qui se tient tout près du vieux port dans une vaste halle, la félicité matérielle de cette terre, bénie des dieux antiques, éclate à mille signes. C’est le plus riant, le plus multicolore étalage de fruits, rangés avec une coquetterie de propreté qui dément les communes légendes. Les raisins dorés ou noirs amoncellent dans les paniers leurs grappes allongées. Les grenades ouvertes montrent leurs grains rouges. Les melons d’eau, les poires brunes, les petites pommes blanches qui fleurent le muscat, alternent avec des noix grosses comme des pêches. Les paniers regorgent d’énormes figues séchées et toutes saupoudrées d’anis. À côté de ces fruitiers à demeure, des paysans vendent des volailles et du gibier dans une profusion qui en explique le bon marché. Je vois une bourgeoise d’ici acheter deux canards vivants moins de trois francs et des grives à deux sous l’une. Tout auprès, la poissonnerie justifie, par la variété des espèces détaillées à la criée, le vieil adjectif de piscosum, qu’Horace applique à la ville. La nacre bleuâtre ou rose des écailles étincelle quand le soleil les frappe, et les marchands rient à belles dents, bistrés, sensuels, à demi nus dans cette lumière. Si l’on songe que le vin est ici le produit national, et, par conséquent, aussi commun et aussi peu coûteux qu’il peut l’être à Bordeaux; que les vastes pâturages de la Pouille fournissent plus de viande qu’aucune autre partie du royaume ; que, tout auprès, Foggia reste célèbre par les réserves de blé entassées dans les caves creusées à même le sol de sa place publique, on ne s’étonnera plus que les émigrants Italiens, partis par esprit d’aventure, rêvent toujours du retour, et moins encore que cette terre ait été tant disputée. Depuis Hannibal, qui livra tout auprès sa sanglante et inefficace bataille de Cannes, jusqu’au roi Murat qui fut le restaurateur de Bari, que de guerres ! Au Moyen-âge, le prince de Bénévent tour à tour et de nouveau les musulmans ont assiégé et pris cette ville que le roi normand, Guillaume le Mauvais, fit raser en 1156. Un autre roi normand la rebâtit, et la ville devient un point de départ pour les Croisades. Puis les grandes guerres recommencent et les sièges et les batailles dont le vieux quartier garde la trace, avec ses maisons serrées autour de l’église où reposent depuis huit cents ans les restes de saint Nicolas. Là un lacis de rues étroites et tortueuses, pressées de murs, vraisemblablement hantées d’épidémies, difficiles à entretenir et à nettoyer, attestent l’œuvre fatale de l’insécurité, tandis que la cité nouvelle, avec son air de libre épanouissement, s’adapte bien au paganisme natif qui faisait de la Grande-Grèce, dont voici le bord, un paradis de volupté et ce simple détail montre l’avenir promis à ce sol de richesse, ―si qua fata aspera rumpas, disait déjà à cette belle Italie le poète qui l’a le plus aimée et qui en a le plus senti les misères
Sainte-Beuve avait raison. Les Dieux anciens n’ont jamais entièrement quitté ce ciel et cette terre. L’immortel paganisme, même dans ce dur Moyen-âge, se rencontrait mêlé partout au triomphe de la religion rivale, sinon pour la corrompre, au moins pour altérer son caractère de pure spiritualité. Cette permanence secrète des vieux Olympiens a son symbole dans ces églises où les colonnes des cryptes gardent encore sur leurs chapiteaux les emblèmes des temples impies auxquels elles furent enlevées ; où les devants d’autels sont des débris de sarcophages ornés encore de leurs sculptures ; où les moindres détails révèlent le besoin exaspéré de l’image, du mythe rendu palpable et concret, de ce sensualisme mystique, qui est encore une piété mais inquiétante et déjà trouble. Je viens d’entrer dans cette très curieuse église, vouée aux reliques de saint Nicolas, sur la façade de laquelle se voient d’étranges colonnes supportées par des bœufs, ceux qui traînaient le corps du saint et qui se sont arrêtés là, et c’est par douzaines que j’ai pu compter les Madones habillées dans le goût espagnol, avec une magnificence d’atours trop voisine de l’idolâtrie. Des pierres brillent à leurs oreilles et à leur cou, la soie de leur robe étincelle d’argent. Les sept glaives de douleur sont figurés, ici par sept petits poignards d’or, là par un simple styler, mais il est de vermeil avec un manche ciselé. Leurs pieds sont chaussés de bas à jour et de souliers où flamboient des boucles de strass. Une d’elles porte des bagues à ses mains ; une autre, des gants, et cette dernière déploie un mouchoir de batiste sur lequel est brodée une M surmontée d’une couronne. Il faut un effort à un voyageur qui n’est pas né dans le Midi pour comprendre que le sentiment du mystère, fonds premier de toute, religion, puisse s’allier à une pareille précision de détails représentatifs. Elle s’y allie cependant comme on s’en convainc, à regarder les fidèles agenouillés devant ces statues. Les images sont plus qu’à demi païennes, et pourtant ces dévots prient chrétien, si l’on peut dire. J’ai vu ainsi dans ce Saint-Nicolas de Bari une vieille dame en oraisons lever vers la Madone un visage usé, creusé par la vie. Elle était tout en deuil, avec des yeux brûlés d’avoir pleuré, une tristesse infinie dans bouche, et de ses mains à mitaines, serrées dans un effort, elle offrait visiblement sa douleur à l’autel où elle s’agenouillait. Visiblement aussi, elle regardait dans la Vierge placée sur cette autel et qui était justement la Marie au mouchoir brodé, quelque chose que je n’y discernais pas, comme un ami qui conserve d’un ami mort un objet insignifiant et dont il repaît sa tendresse. Il faut admettre que la loi, si nettement formulée par M. Taine, sur la diversité irréductible entre les formes premières d’imagination, et qui reste la grande découverte de la psychologie nouvelle, est vraie de la piété comme des arts, et ne pas trop imiter les livres de voyage anglais que ce contraste entre le fond chrétien et la forme païenne incite toujours à la moquerie ou à l’indignation. C’est un effort difficile, je l’avoue d’ailleurs, à la première rencontre, mais on le doit à la sincérité de ceux qui trouvent de quoi valoir mieux dans ces pratiques si évidemment nationales, puisqu’elles se rencontrent partout dans ce bas de la péninsule.
Je n’insisterai donc pas sur la visite que j’ai faite dans la crypte de cette même église Saint-Nicolas, où se trouvent enfermées dans un autel d’argent les reliques du Saint. Si les enjolivures de cet autel, qui remonte au XVIIe siècle, ne conviennent guère à une église du style roman, à ce funèbre caveau voisin de la catacombe primitive, le commerce qui se fait de la manne distillée par les os du Saint convient moins encore à un endroit religieux, et moins encore la physionomie des personnages qui se livrent à ce commerce. Je retrouve ici cette étrange population de dangereux sacristains à caractère de demi-bandits qui infeste les églises de Séville. J’essaye d’oublier ces misères pour me ressouvenir seulement des fresques d’Assise, où un naïf élève de Giotto a représenté les miracles de cet évêque de Myra, si touchant par sa naïve légende, qui fait de lui un patron vraiment populaire, le protecteur des enfants, des marins, des prisonniers, des esclaves. C’est un Saint pour les humbles, pour les pauvres, et que des pauvres aussi ont apporté dans cette ville. Ces matelots, qui enlevèrent ces reliques à un tombeau ruiné d’Asie Mineure gardé par trois moines et sans cesse à la veille d’être pillé par les musulmans, ne se sont pas trompés en croyant assurer à leur Bari un protecteur qui durerait. Aujourd’hui encore, ces restes de saint Nicolas sont demeurés la principale curiosité de la ville. Ils ont été depuis des siècles une occasion de voyages innombrables et entrepris par toutes sortes de pèlerins parmi lesquels s’est trouvé, comme je crois l’avoir déjà noté, saint François d’Assise. Oui, le Stigmatisé est venu ici. Il est descendu dans cette même crypte, lorsqu’il vint fonder à Bari un des mille couvents que sa règle suscita aussitôt. Ici, dans cette ville païenne, posée presque en face de Corfou, l’ile de Nausicaa, il se rencontra avec ce grand incrédule de Frédéric II. Une inscription du château fait allusion à une plaisanterie que l’empereur aurait machinée contre le moine. Ce practical joke parait avoir consisté dans quelque tentation d’un ordre très simple. « C’est là, » dit en effet cette inscription, « qu’une fille lascive, ou plutôt la férocité d’une hydre de feu, fut domptée par François… » On imagine assez que l’ironie du prince sceptique se soit complue à éprouver de la sorte le représentant le plus illustre de la foi naïve et simple. Ce trait qui rappelle la scène fameuse de don Juan et du pauvre achève de peindre Frédéric sous son vrai jour de railleur Voltairien égaré au cours du Moyen-âge. L’anecdote n’est cependant rappelée, à ma connaissance, ni dans les Fioretti, ni dans l’ouvrage de saint Bonaventure. Les admirateurs de François ont-ils craint d’évoquer seulement le souvenir de l’empereur sacrilège, ou sans doute ces récits furent composés d’après les confidences de saint François lui-même sur ses visions ; et, par modestie ou par décence, le poverello n’a-t-il pas cru devoir révéler à ses fidèles cette aventure scandaleuse ? D’ailleurs rien n’est simple dans ce Frédéric qui se vantait de n’avoir jamais tenu quelqu’un entre ses mains sans l’avoir « vidé comme un meunier fait un sac de blé pour son moulin. » Peut-être avait-il poursuivi dans cette mystification un but politique en même temps qu’il exerçait sa profonde et sarcastique ironie. Son coup d’œil d’homme d’État ne dut pas se tromper sur la portée de l’Ordre fondé par le Saint. Ce mystique amant de la chrétienne pauvreté qui voulait recruter uniquement des âmes au Dieu de douleur, s’est trouvé avoir forgé l’outil le plus redoutable d’agitation démocratique qu’aient eu les Papes, — de méme que cet admirable maître de la vie intérieure, Ignace de Loyola, a forgé pour Rome l’outil le plus puissant de domination spirituelle. Cette force populaire des Franciscains apparut, aux plus aveugles, lorsque ces moines allèrent, quelques années plus tard, distribuant de petite ville en petite ville les lettres du Pontife contre l’empereur. À la date de 1229, on trouve dans la Chronique de Richard de San Germano la note suivante, qui en dit long dans sa sècheresse « Les Frères Mineurs furent expulsés de tout le royaume sous l’accusation d’avoir colporté des lettres apostoliques afin d’induire tous les citoyens à se soumettre au Pape …» Frédéric II avait-il, des 1220, ― c’est la date de sa rencontre avec saint François, ― prévu cette action des Frères Mineurs sur la foule, et comprenait-il que la force invincible de cet Ordre résidait dans l’irreprochable réputation de sainteté du fondateur ? Quoi qu’il en soit de cette petite énigme morale, la confrontation à cette place des deux mondes d’idées incarnés dans ces deux hommes ne frappe-t-elle pas l’imagination comme un de ces paradoxes de destinée où l’histoire confine au roman ?
Je l’ai retrouvé, ce romanesque de l’histoire, dans l’endroit où je l’attendais certes le moins, et sous une forme très familière, mais d’autant plus saisissante. Après beaucoup d’efforts et à travers les fatigantes complications de démarches qu’un de mes amis de ce côté des Alpes appelle spirituellement le destino Italiano, j’étais arrivé à me faire ouvrir les portes du palais de l’Ateneo. J’y visitais les salles réservées à un Musée ou plutôt à un commencement de Musée. Sa richesse consiste, d’après le Guide, en un petit nombre de vases italo-grecs découverts dans les fouilles que l’on exécute, avec plus ou moins de régularité selon les budgets, sur cette côte, à Monopoli, à Egnazia, à Fasano. Et le livre de voyage a raison de designer ces vases de Bari comme d’intéressants exemplaires du genre, mais secondaires. Ce sont presque toujours les mêmes scènes : des bacchanales, des combats, des jeux, quelquefois une femme à sa toilette. Sans doute les figures enlevées tantôt en noir sur fond rouge, et tantôt en rouge sur fond noir, ne datent pas de la même époque. La différence des factures, ici la finesse serrée, ailleurs l’incertitude et la surcharge, révèlent tantôt la divine jeunesse du génie grec, tantôt le génie troublé de la décadence latine. Mais des connaissances trop spéciales sont nécessaires pour apprécier le détail de ces nuances. J’avoue donc n’avoir guère été intéressé par elles, non plus que par les monnaies de la Grande-Grèce qui se trouvent ramassées là au hasard. Je reconnais l’épi de Métaponte, le dauphin de Tarente, le trépied de Crotone, le taureau furieux de Sybaris, le lion de Reggio, l’aigle d’une Augustale. Seulement les monnaies veulent être maniées, dans tous les sens pour être étudiées, et il est trop naturel que cette manipulation soit interdite aux visiteurs de passage. Il y a bien encore dans ce Musée quelques panneaux très intacts, dont un représente un Archange qui tue le Dragon. Ils sont l’œuvre du Vénitien Bartolomeo Vivarini qui a laissé aussi une peinture près du maître-autel à Saint-Nicolas, et ils montrent à un haut degré les qualités de ce rare artiste : la force du coloris jointe à cette netteté presque dure du dessin qui rappelle Mantegna. Malheureusement, ces panneaux ne sont qu’en tout petit nombre. Aucune pancarte n’indique d’où ils viennent, et, ne les ayant trouvés mentionnés ni dans le Bædeker, ni dans le livre si complet de Sir Henry Layard, je ne peux que les indiquer aux voyageurs plus compétents, plus autorisés pour discuter l’authenticité et la valeur d’une peinture, J’aurais donc quitté l’Ateneo sans avoir glané une sensation vraiment neuve, si le hasard ne m’avait fait remarquer sous une vitrine le plus vulgaire des objets, et, par cela même, le plus significatif, le plus capable de donner une impression de réalité concrète et présente. Ce n’est, cet objet, qu’un nécessaire de voyage en argent dont les pièces emboîtées les unes dans les autres tiennent toutes, malgré leur nombre, dans une caisse d’acajou ovale, très plate et facilement manœuvrable. Cette caisse a dû, en effet, voyager beaucoup et vite, car, sur les objets comme sur le couvercle, se voit le chiffre J, et c’était le nécessaire de campagne de Joachim Murat, de ce fils d’aubergiste devenu, par la volonté de Bonaparte et son entourage, roi de Naples et des Deux-Siciles, sans cesser d’être prince français et Grand Amiral. Les belles monnaies, oui son noble et théâtral profil apparaît, tout coiffé de cheveux qui bouclent, racontent aussi ce détail. Devant ces ustensibles d’argent qui ont suivi le grand cavalier dans ses guerres, la brillante fantasmagorie du premier Empire s’évoque irrésistiblement. Ce que cette époque a d’invraisemblable en même temps que de grandiose, éclate à nouveau par les contrastes d’histoire que suppose cette relique militaire placée d’une manière légitime entre ces débris de la Grèce antique et du Moyen-âge C’est un rien, et, si l’on se reporte par la pensée à un siècle en arrière, en 1788 seulement, l’étrangeté de cette destinée stupéfie comme ferait un conte des Mille et une Nuits devenu tout d’un coup possible et vrai.
Je viens précisément de relire l’histoire tout entière de ce règne si court de Murat, en la complétant par le dramatique récit que Lenormant a écrit sur place de l’exécution du prince au Pizzo. Il y cite, — et cela vaut toujours la peine de rappeler des monuments comme celui-ci pour dénoncer les monstrueuses iniquités des haines politiques, — ce décret d’après lequel le beau-frère de Napoléon aurait été mis en jugement :
Ferdinand, par la grâce de Dieu, etc., etc. avons décrété et décrétons ce qui suit:
Art. Ier. Le général Murat sera traduit devant une commission militaire dont les membres seront nommés par notre ministre de la guerre.
Art. 2. Il ne sera accordé au condamné qu’une demi-heure peur recevoir les secours de la religion.
Naples, le 9 octobre 1815
FERDINAND.
Aucune aventure plus que celle de l’exécuté du Pizzo ne permet de saisir le procédé de conquête napoléonien, et tout à la fois son audace, son incohérence et sa portée. En 1808, l’empereur a besoin de son frère Joseph pour gouverner l’Espagne ; il l’enlève de Naples comme il eût déplacé un préfet, et, par un statut daté de Bayonne, il donne le trône à Murat sans plus d’hésitation ni d’explication. Il ne s’agissait en fait, que d’une besogne de préfet, c’est-à-dire d’exécuter des desseins du maître. Joachim, qui avait rêvé, après son entrée à Madrid, le trône d’Espagne, au point, raconte Marbot, d’en avoir fait une maladie lorsqu’il sut le choix de l’Empereur, sentait trop le joug de ce maître. Il se plaignait amèrement, avec son éloquence soldatesque, de n’être « qu’un roi d’avant-garde. » On le voit, par force, reprendre aussitôt l’œuvre commencée par Joseph. Elle consistait, selon la formule du César moderne, dans une application des lois du jeune empire français à cette vieille monarchie des Deux-Siciles. Napoléon, ici comme ailleurs, voulait que l’on reconstruisît avant même d’avoir fini d’abattre. La guerre d’envahissement continuait. Les Bourbons tenaient la Sicile ; les Anglais, Capri, Procida, Reggio, Scylla. D’innombrables brigands royalistes infestaient les routes. N’importe. Joachim devra se battre et légiférer à la fois. Il entre donc en campagne, sur terre et sur mer, et, en même temps, il décrète, coup sur coup, des mesures qui étaient bien étrangères à ses soucis habituels : l’abolition des droits féodaux, l’unité des impôts, l’extension des écoles, la régularisation de la justice, la création et l’entretien de voies publiques, le recrutement d’une armée nationale. Telles furent les lignes principales d’un programme qui eût voulu la paix et le temps. Or, au même moment, l’empereur, lui, suivant son habitude de faire suer à l’énergie humaine jusqu’au dernier suc de sa dernière fibre, réclame tour à tour des troupes à son beau-frère pour l’Espagne, pour le Tyrol, pour Wagram, contre les États de l’Eglise. Enfin, il le prend lui-même et son armée en bloc, et il coule le tout dans ce fleuve d’hommes qu’il précipita d’Occident vers la Russie en 1812 !
Il semble qu’aucune trace n’eût dû rester d’un règne si court, et ainsi employé. Cependant lorsque Ferdinand Ier regagna le palais de ses pères sous les regards de la sœur de Bonaparte prisonnière dans la rade, à bord d’un vaisseau anglais, il dut faire comme Louis XVIII en France et coucher dans les draps de l’Usurpateur. Les Français avaient été chassés, mais leurs lois restèrent. Circello, Medici et Tomasi, les trois ministres du roi restauré, rendirent bien leurs propriétés confisquées aux émigrés, mais ils indemnisèrent par des rentes tous les établissements fondés par Joachim : monts-de-piété, hôpitaux, sociétés industrielles et scientifiques, — en sorte que les grosses réformes d’instruction et d’administration se trouvaient légalisées. Les mêmes ministres essayèrent bien de donner des avantages aux officiers venus de Sicile, mais ils durent garder et les troupes et les cadres de Murat, ne fût-ce que pour réprimer le brigandage, — et l’armée nationale était créée. Ils modifièrent bien le Code civil sur quelques chapitres, celui du divorce par exemple et des successions, mais ils laissèrent subsister les grandes lignes, — et l’égalité devant la loi était établie. Ils supprimèrent le Conseil d’État, mais sans plus toucher au système communal et provincial qu’ils avaient trouvé ébauché à leur retour et plus commode à manier que l’ancien. Ici comme partout, l’empereur et ses lieutenants ont donc fait besogne de révolutionnaires, même en rêvant, comme leur chef et surtout comme Murat, les magnificences monarchiques, la sécurité reconnue du trône, une place définitive dans le Sénat des vieilles royautés d’Europe. Tout ce terrible esprit de démocratie cosmopolite, dont cette Europe mourra d’ailleurs selon toute vraisemblance le beau cavalier qui fut le roi de Naples promené en croupe avec lui, comme les autres maréchaux de Napoléon, pêle-mêle avec les cuvettes, les rasoirs, le petit appareil à café et à thé, les coquetiers, les tasses, enfermés dans cette boite plate. Je la regarde et je revois les aubes de bataille où ces outils de frivolité étaient dressés dans la tente, la sauvage gaieté du prince, sur le point de monter à cheval avec sa simple cravache, ses costumes de paladin moderne, la splendeur de sa tougue, qui faisait de lui, comme Michelet le dit superbement de ses rivaux en cavalerie Lannes et Lasalle, « un grand drapeau vivant. » Je revois cette fin tragique et son débarquement au Pizzo, lorsque, voulant imiter son impérial beau-frère et risquer, lui aussi, son retour de l’île d’Elbe, il fut trahi par l’infâme Maltais Barbara. Sa vie politique avait été obscurcie dans les dernières années par ses ambitions trop personnelles, mais comme il sut mourir ! Avec quelle fierté, reprenant dans le danger l’énergie des anciens jours, celle d’Égypte et d’Italie, il répondit au juge qui voulait l’interroger : « Je suis Joachim Napoléon, roi des Deux-Siciles ; maintenant, Monsieur, sortez! » Avec quelle bonne humeur d’officier de housards il dit au chanoine Masdéa, auquel, cinq ans auparavant, il avait accordé de l’argent pour reconstruire l’église détruite par un tremblement de terre : Eh bien ! Monseigneur le chanoine, je ne me doutais guère, il y a cinq ans, que je donnais de l’argent pour mon tombeau ! » Avec quelle coquetterie, cette rois sublime, il cria aux soldats : « Respectez mon visage, et visez au cœur ! » Et il mourut ainsi, jeté dans la fosse commune, au moyen d’un cercueil dont la corde se rompit, si bien que, la caisse s’étant brisée dans la chute, il fut impossible de jamais retrouver ses restes et que son tombeau de Bologne avec sa statue d’un mauvais goût si fastueux par l’outrance de la décoration est un tombeau vide. — Il avait quarante-quatre ans.
XIX
Brindisi, le 19 novembre.
Je me suis arrêté à mi-chemin entre Bari et Lecce pour visiter l’antique Brindisi, cette Brentesion des Grecs où mourut Virgile, cette Brundisium des chroniques du Moyen-âge où Frédéric II épousa la belle Yolande de Jérusalem. C’est, aujourd’hui, une ville aux rues tortueuses, aux maisons mal bâties, qui ne vit que de son port et pour son port. Les voyageurs prennent à peine le temps d’y passer entre les trains qui viennent du Nord et les bateaux. Aussi cette station ne possède-t-elle même pas une gare comparable à celle d’Auxerre on de Fontainebleau, quoiqu’elle marque la grande étape de l’Occident vers l’Orient. Quant au buffet, c’est, comme on dit ici, une betola de cinquième ordre, où il est quasi impossible de déjeuner. Heureux quand on trouve des voitures pour aller de cette gare à la mer, jusqu’à ce quai où l’on s’embarque pour la Grèce, l’Égypte les Indes… Là, en revanche, c’est un enchantement de voir la vaste rade développer sa nappe deux fois protégée par la forme du terrain d’abord, qui a valu à Brindisi son nom primitif de Tête de Cerf, par la puissante digue ensuite, avec des blocs de rochers énormes dressés contre l’envasement du port et contre la malaria, sa fatale conséquence. L’eau verte clapote sous les coques rouges et noires, des paquebots, les mouettes volent, rasant cette eau. Quelques heures sur cette mer, et c’est Corfou. Voici trois ans que, par une nuit d’hiver palpitante d’étoiles je m’embarquai sur ce même quai afin de gagner cette île qui m’était restée comme une vision ineffaçable de ma première jeunesse. Pour un rien, je sens que je remonterai avec délices sur un des vapeurs qui seront là-bas demain en vue de cette merveilleuse montagne de San Salvadore, que les Grecs appellent le Pantocrator. Elle a la forme d’un colossal autel dressé vers le ciel, et l’on croit voir, au soleil couchant, flotter au-dessus, dans e ciel, les voiles d’or, d’azur et de pourpre de l’Olympe antique. Le hasard veut que j’aie emporté avec moi le Guide de l’Italie méridionale que j’avais alors. Sur la feuille de garde, je retrouve des vers inachevés que je m’amuse à recopier ici, par souvenir du réveil qu’ils me représentent sur le pont du bateau, moins de quatre jours après avoir quitté un Paris brumeux, boueux et glace :
Avec ses frais vallons verdoyants d’oliviers
Et l’onduleuse mer bleuissante à leurs pieds,
Je vois se dessiner Corfou, l’île bénie.
La ligne des grands monts neigeux de l’Albanie
Vers la gauche, blanchit sur l’aɀur du ciel clair,
Et sous le ciel paisible, et sur la douce mer,
Le bateau va, tendant d’immobiles cordages
Où les blancs goëlands mêlent leurs vols sauvages,
Par ce jour de décembre une brise d’été
Souffle languissamment sur le golfe enchanté,
Et cette brise tiède et toute parfumée
Semble une voix qui dit : « Sans une bien-aimée,
Réponds„ que viens-tu faire ici, jeune étranger ?…»
― « O Nature, je viens t’adorer et songer,
Évoquer les lointains, les sublimes fantômes,
Qui depuis six mille ans charment le cœur des hommes,
Ulysse vagabond et la fille du roi.
Je viens pour raviver le sentiment en moi
De la beauté païenne éparse sur les grèves,
Et dont tant de rêveurs ont ennobli leurs rêves
Depuis le cher Virgile au cœur mystérieux,
Jusqu’à Byron, qui vint mourir sous ces beaux cieux… »
Ils devaient, ces pauvres vers, servir de prologue à tout un livre de mes Nostalgiques intitulé : Hélène. Je l’ai rêvé, ce livre, sur ce pont de bateau, et il est demeuré un rêve comme tant d’autres poèmes caressés en idée et jamais réalisés. Mais quoi ? Un voyage en Italie et en Grèce, ne dût-il donner que cette illusion pour quelques heures d’un renouvellement de la source intérieure si vite tarie par la vie, ne vaudrait-il pas la peine de l’entreprendre, et encore pour certaines suggestions grandioses comme je viens d’en éprouver une dans cette nouvelle et rapide visite à Brindisi ? Après ce coup d’œil jeté sur le port et troublé par ce souvenir d’une ancienne absence, je me suis laissé conduire à la petite place, pas très éloignée du quai, où se dresse une colonne grecque non cannelée, que couronne un chapiteau historié de figurines. « C’était ici, » me dit l’ami qui m’accompagne, « la fin de la voie Appienne… » Cette simple phrase suffit pour me faire tressaillir de ce frisson que connaissent bien tous ceux qui ont gardé ce que j’appelle, faute d’un meilleur mot, la sensation de l’histoire. L’idée que la reine des routes, commencée parmi les glorieux tombeaux, arrivait de Rome droit à cette place pour pousser ses branches par delà les mers sur les sables d’Asie et d’Afrique, me rend présent dans un éclair cet imperium romanum, dont la splendeur disparue a fasciné tout le Moyen-âge. La mainmise de ce peuple sur le monde se fait pour ainsi dire palpable, rien qu’à regarder ce débris de cette voie dominatrice qui allait, comme une grande rue de guerre, d’un bout à l’autre de la péninsule d’abord, puis du monde. On comprend l’orgueil dont un citoyen de la Ville Éternelle se sentait saisi, lorsque s’embarquant pour quelque province du Levant, il arrivait du Capitole, après avoir suivi jusqu’ici ce chemin que les légions avaient parcouru, elles, au départ et au retour de tant de campagnes. Cette magnificence du passé donne encore maintenant un caractère inoubliable au misérable carrefour où se dresse cette colonne isolée. Ce n’est pourtant qu’un terrain vague où l’herbe pousse. Sur le socle, les habitants du voisinage ont étendu des écorces de grenade qu’ils sèchent ainsi afin de les utiliser contre la fièvre. À côté, un autre socle marque l’emplacement où se voyait un second fût de marbre semblable au premier et qui terminait, semble-t-il, cette voie militaire par une espèce de Porte de Triomphe à jour. Les gens de cette ville ont vendu cette colonne à ceux de Lecce, et ces derniers en ont fait un piédestal à une statue de saint Oronte, avec une inscription insultante pour l’Hercule ancien protecteur de Brundisium. Sur l’unique colonne qui demeure encore debout, et sur toutes les murailles de la petite place à l’entour, s’étalent des affiches multicolores. Nous sommes, en effet, à la veille des élections qui doivent consolider ou abattre le tout puissant Don Ciccio, comme les Siciliens appellent familièrement M. Crispi. L’hôte aimable, qui me fait les honneurs de la ville, est lui-même un candidat, et son nom se trouve au bas d’une ces professions de foi qui pavoisent la vieille cité. Tout à l’heure, en visitant sa maison, un grand palais d’une physionomie si ancienne, si faite passé, j’ai pu voir sur sa table de travail le Journal d’Amiel, des volumes de mon cher maître M. Taine, des numéros de la Revue philosophique, toutes les traces enfin d’une haute culture cosmopolite. Je me demande, en marchant avec lui le long des rues, et le voyant prodiguer les coups de chapeau et les poignées de main, à quoi lui sert cette culture dans une épreuve où il s’agit pour lui de conquérir les suffrages de tous les illettrés du port. C’est toujours à une absurdité de cet ordre que se ramène cet étrange droit de suffrage dont le monde moderne est si fier, et dont la civilisation mourra. Stendhal disait : « J’aime mieux faire ma cour à M. Guizot qu’à mon portier ! » résumant une manière, piquante à son ordinaire, le paradoxe qui, mettant l’origine du pouvoir en bas, asservit nécessairement l’intelligence au nombre, par suite à la grossièreté. Quoique mon compagnon et moi nous ne parlions qu’à peine de ses chances, les quelques mots qu’il échange avec celui-ci ou celui-là me montrent qu’en Italie comme chez nous il y a, dans route candidature, un mécanisme de manipulation, qui doit, tôt ou tard, devenir une entreprise comme une autre. C’est ce que m’exprimait naïvement un notable Auvergnat avec qui je discutais le programme d’un député de notre province et les probabilités de la prochaine législature. « Entendons-nous, monsieur, » me dit le digne homme, « parlons-nous politique ou parlons-nous élections ? » Si déraisonnable et impure que soir cette origine du pouvoir, hélas ! c’est la seule, répondent à cela les sages, et ne pouvant pas le changer, améliorons-la. Comme il faut pourtant que les affaires de l’État soient faites, on se prend ainsi à estimer ceux qui, sans ambition mesquine, ayant le loisir comme mon guide, la facilité du cosmopolitisme devant eux, des goûts de dilettante, s’astreignent à cette ingrate besogne de l’action publique. Encore quelques années et quelques progrès dans le charlatanisme des concurrents, trouvera-t-on des gens de valeur pour ces sacrifices-là ? Les démocrates seront heureux alors. Ils auront, selon toute probabilité, tué la France et l’Italie, et ils seront en train de tuer l’Angleterre. Oh ! le hideux monde qu’ils nous préparent, qu’ils nous ont fabriqué déjà ! Mais quoi ! Des réflexions chagrines et de cet ordre n’ont jamais une grande opportunité. Un homme d’État, mais qui avait de l’esprit, cela se rencontrait souvent autrefois, a formulé un jour cette sage maxime, vraie de bien des choses de ce monde, et surtout de la politique : « Quand les événements ne vont pas comme on le désire, le mieux est d’attendre et de n’y plus songer… » Si j’avais eu, tandis que je suivais les ruelles de Brindisi, déjà pareilles à celles de Corfou, le magique rameau qui évoque les morts, et si j’avais pu ranimer le vieux poète qui a illustré cette ville par son gai voyage, j’imagine que ce moqueur d’Horace ne m’aurait pas donné d’autre conseil. Ou peut-être, en profond épicurien, m’eût-il conseillé de penser, au contraire, à la stérile fièvre de la démocratie italienne ou française pour me réjouir d’être en dehors du combat. Ni l’une ni l’autre de ces deux théories n’est bien noble, mais on se trouve excusable de les pratiquer lorsqu’on se sent dépourvu de toute ambition et que l’on a entrepris un pèlerinage de simple lettré dans un pays de poésie. Le fait est que j’ai, pour ma part, oublié bien vite qu’il existe un Parlement Romain ou Parisien, en visitant, après la colonne de la voie Appienne, les quelques autres curiosités de la ville, d’abord une église abandonnée qui fut aux chevaliers de Malte, puis le château, massive construction commencée par Frédéric II et terminée par Charles-Quint. Il a été préparé pour des splendeurs de cour, et il sert aujourd’hui de bagne ! Attachez donc après cela une extrême importance aux projets des puissants du jour et de l’heure.
De ces deux visites j’ai rapporté deux impressions très contradictoires, l’une charmante et l’autre horrible. La première fut de déchiffrer sur une pierre à demi brisée une épitaphe en vers latins recueillie sans doute dans des livres spéciaux. À tout hasard je la traduis ici, parce qu’elle m’a paru digne de l’Anthologie. Dans cette ville de marins, elle a plus de vérité touchante : « Passant, arrête-toi ici, le veux-tu ? ― J’ai parcouru bien des fois la mer sur des flottes dont les voiles volaient au vent ; ―j’ai abordé à des terres inconnues, et voici la borne — que, dès le jour de ma naissance, les Parques avaient chantée pour moi — Ici je ne crains ni les vents, ni les orages, ni mer cruelle, — ni les pirates, ni une dépense plus, forte que mon gain. — À toi, qui m’as affranchi du souci, ― je dis : Salut, Déesse bienfaisante…» ― L’autre impression, la terrible, est d’avoir entendu, d’entendre encore le bruit des chaînes portées par les forçats qui remplissaient de leur cliquetis le château au bord de la mer. J’ai vu bien des prisons et bien des asiles de misères poussé par une passionnée et presque coupable curiosité de la vie humaine. Rien ne m’a percé le cœur comme de parcourir les cours et les salles de cette forteresse, avec ce bruit toujours et toujours comme accompagnement. Les sept cents forçats vont et viennent, vaquant à leurs travaux. Ils sont vêtus de blouses brunes et coiffés, suivant le degré de leur peine, d’un bonnet rouge ou vert. Ils traînent tous la jambe, chargés du poids de cette barbare chaîne qui part de leur ceinture pour finir à un anneau rivé autour du cou-de-pied. Chacun d’eux, en marchant ainsi de ce pas lourd, ne fait pas beaucoup de bruit, mais tous ces petits heurts du fer contre le fer, en ajoutant leurs tintements les uns aux autres, s’amassent en une espèce de grande rumeur métallique, et la forteresse en vibre tout entière. Cela est indistinct, mystérieux, sinistre, aussi sinistre pour moi que jadis le claquement des fusillades que j’entendais sur Paris du fond de mon colle au mois de mai 1871. — Ah ! jamais je ne l’oublierai !… — Seulement, cette fusillade-là n’a pas duré, au lieu que, pendant tous les jours de l’année et toutes les heures de ces jours, l’écho du château écoute ce tragique concert d’expiation monter vers l’immobile ciel à chaque pas, à chaque geste des malheureux. Ce qui se lit sur leur visage, ce n’est pas la détresse angoissée et furieuse, c’est l’hébétude devant l’irrémédiable sort. Ces faces d’esclaves que n’éclaire plus aucune espérance, ne laissent pas transparaître la secrète et farouche révolte. Mais leur destin, même résigné, n’en est pas moins là qui ne changera plus ! La vision de ces existences pour toujours prises dans des préaux de bagne est plus mélancolique dans ce paysage de départ. Par toutes les fenêtres on aperçoit des flots bleus, à peine remués, que rasent les libres mouettes et qui emportent et rapportent chaque jour tant de libres voyageurs !… Il faut se souvenir, pour supporter ce spectacle d’humanité vaincue, qu’il y a du sang sur toutes ces mains, qui tirent leur bonnet pour saluer l’étranger, des drames de scélératesse derrière tous ces regards qui le suivent avec un reste de morne curiosité. Je vois un de ces hommes, un vieillard, caresser avec amour un chaton couché auprès d’une chatte sur le bord d’une terrasse. Ses prunelles noires et sa bouche grise, par moments, sourient avec bonhomie. Visiblement, ces bêtes sont habituées à ce galérien, car la chatte vient d’elle-même frotter sa tête à cette main cordée de veines. Ce patriarche a trois meurtres sur la conscience… On se répète cela. On se démontre par soi-même que le travail est relativement doux dans les vastes ateliers bien aérés. On sait qu’une très intelligente direction applique alternativement tous ces condamnés à la culture des terres, et que cette ville, autrefois infestée de fièvres, est redevenue ainsi habitable. On se rend compte que l’ordre social tout entier repose sur le postulat de responsabilité, par suite sur le châtiment. Pourquoi cependant éprouve-t-on, en dehors de la pitié presque physique, cette profonde, cette irrésistible impression d’iniquité devant ce châtiment sans rachat possible ? Pourquoi, discernant dans les physionomies bestiales que montrent la plupart de ces misérables les traces des férocités héréditaires, se demande-t-on si la société n’est pas responsable au moins pour moitié dans les conséquences de ces instincts ? Jusqu’à quel point a-t-elle fait son œuvre d’éducatrice ? Pour combien entrent dans le crime d’un pauvre les mauvais exemples venus de plus haut ? Aux yeux du Juge qui nous attend tous au sortir de cette vie ténébreuse, sont-ce là les plus grands coupables ? La voix douloureuse et monotone des chaines, cette voix où il entre un peu de l’implacabilité des choses et du gémissement à la fois, semble poser ces questions au visiteur, et elle le poursuit longtemps, pour lui rappeler des problèmes que les révolutionnaires déclamatoires ont déshonorés comme ils déshonorent les tristes problèmes de l’inégalité des destinées. Mais les démagogues ont beau transformer ces douloureuses questions justement en vulgaires outils électoraux, ces problèmes existent pourtant d’une autre existence que celle d’une phrase trompeuse sur une affiche, d’un article « truqué » dans un journal ou d’un discours menteur à une tribune. Il est salutaire de les regarder bien en face, dût-on ensuite n’avoir plus le cœur de jouir du ciel bleu sur la mer bleue, des voiles blanches mêlées au vol des blanches mouettes, du vaste paysage d’oliviers autour de la ville mangée de soleil, et dût-on voir une ombre peser sur ce joli horizon des petites montagnes, hautes comme nos Alpilles de Provence, qui là-bas, sus le nom de Murgie, vont vers Tarente.
XX
Lecce, le 20 novembre.
Si la botte légendaire que forme l’Italie portait un éperon, la chère ville d’où j’écris ces lignes occuperait juste la place de la mollette. Je l’appelle chère quoique je ne la connaisse que d’aujourd’hui, mais c’est un si coquet, un si précieux bijou de ville et j’ai reçu pour elle ce coup de foudre de sympathie que l’on a pour les choses comme pour les personnes. Ce fut une arrivée d’autant plus délicieuse qu’aucune description du Guide n’en avait diminué l’effet pour moi en le préparant. Avant d’être venu ici, je n’attachais aux termes de baroque et de rococo qu’un sens de déplaisance et de prétention. Lecce m’aura révélé qu’ils peuvent aussi être synonymes de fantaisie légère, d’élégance folle et de grâce heureuse. Cette ville n’est, pour ainsi dire, tout entière qu’une sculpture et qu’une mignardise. Les enjolivements maniérés se tortillent aux balcons des maisons, un peuple de statuettes contournées gravite au-dessus des portes, des colonnettes se profilent après des colonnettes, et les frontons après des frontons. Les églises déploient des façades fantastiquement parées de festons, d’astragales, de figurines, de cariatides. Des statues les couronnent, des statues les flanquent, des corps se replient, des bras s’arrondissent, des draperies se cassent, des anges ouvrent leurs ailes. À Santa Croce, par exemple, cette imagination compliquée confine au délire. C’est vraiment une orgie de ce que l’on appellerait partout ailleurs le mauvais goût. Ce mauvais goût ici est trop intense, il révèle une fureur de caprice trop géniale pour que le mot garde son application, d’autant plus que sur ce vêtement de blancheur ciselée ruisselle une lumière presque orientale, et, quand la fantaisie reste si vivante, si peu touchée de décadence, quand la propreté des rues dallées, la fraîcheur de l’ombre et la douceur du soleil s’accordent si heureusement à ce paradoxe d’architecture, cette sensation de mauvais goût ne peut même pas naître. L’œil est charmé jusqu’à en être ébloui, l’esprit amusé jusqu’au ravissement par ce marivaudage de pierre qui pose comme une guipure, comme une broderie, sur toute la petite ville. Cette capitale de la terre d’Otrante, c’est une cité de la fin du XVIIe siècle napolitain, restée intacte et telle que l’avaient bâtie les architectes de Charles-Quint d’abord, puis les derniers élèves de la Renaissance. Elle fait le pendant de Sienne et condense dans sa joliesse opulente toute une civilisation de gaieté galante et sensuelle, comme l’autre enferme dans ses palais rouges toute la civilisation âpre et noblement héroïque du Moyen-âge toscan. On rêve ici de musique légère, de mascarades, de fêtes voluptueuses et faciles, d’une Espagne italianisée et heureuse. Il passe dans l’air un peu du vent qui gonfle les voiles des barques dans les Embarquements pour Cythère, nostalgie du triste et grand Watteau. C’est presque invraisemblable, et c’est exquis. Ce baroque, en effet, n’est pas seulement une merveille de fougue et d’imagination. Un je ne sais quoi de délicat s’y mêle qui trahit, par-dessous l’Italie et l’Espagne, le vieux fond Hellène. Dans cette province peuplée de villages où l’on parle encore grec, il semble qu’un rien de l’âme antique ait laissé partout sa trace. Les airs que chantent les enfants prennent déjà ce trainement de mélopée grave, très distinct de la cantilène si vite commune de Naples. Les habitants ont une sobriété de gestes qui contraste avec le voisinage du Midi bruyant. Il y a, dans le détail des choses de la rue, des gentillesses où l’on se plaît à retrouver la preuve d’une race affinée, — comme ce petit pont de bois monté sur des roues que l’on dresse d’un trottoir à l’autre par les jours de pluie pour que vous puissiez passer sans vous salir, ― et, lorsque c’est comme maintenant, marché public, la forme des lampes de terre avec leur bec allongé, celle des vases, j’allais dire des amphores, ménagées pour l’huile et le vin, avec leurs deux oreilles, suffit à vous rappeler que ces paysans venus des plaines avoisinantes sont les héritiers modernes des colons crétois débarqués avec Idoménée et les arrière-neveux des anciens sujets de Daunus, le beau-père de Diomède.
Me voici donc en pleine Grande-Grèce, et j’ai pu voir déjà sur une porte se dresser les statues de ce Daunus et de cet Idoménée. Les noms mêmes des rues gardent ici la trace de ces souvenirs lointains et d’autres presque aussi lointains, mais plus authentiques. C’est Daunus de nouveau et c’est Idoménée, héros fabuleux de la légende ; c’est Ennius, le poète, qui naquit à Rugge tout près de là; c’est Auguste, qui apprit à Lecce la mort de César; c’est Hadrien et c’est Marc-Aurèle, qui s’occupèrent du port aux temps on la ville était plus voisine de la mer. Ils ont servi de parrains à ces rues et à ces places, et leurs noms alternent avec ceux de Godefroy de Bohémond, du roi Tancrède, de Manfred, de Gauthier de Brienne, de Frédéric II. Des siècles d’histoire tiennent dans ce coin de terre, mais ils n’y tiennent que par l’histoire, en effet, par la tradition orale ou écrite. Vous chercheriez en vain les monuments qui attestent ce glorieux et vaste passé. Nulle part le temps n’a exécuté plus à fond son implacable besogne de métamorphose. On m’avait bien dit que cette Grande-Grèce n’était plus que cette ombre d’un grand nom dont parle le poète ancien. Je savais par les livres que sur toute la côte, d’ici à Reggio, les débris qui attestent la brillante civilisation contemporaine de Pythagore sont réduits à moins de fragments qu’il n’en reste sur un seul des versants de l’Acropole. C’est à Lecce que j’ai pour la première fois apprécié par moi-même cette radicale disparition de ce qui fut un monde. ― Et quel monde ! Nous vivons encore un peu de sa pensée. — Ces fragments de l’antique Lupiæ se composent de quelques sculptures dans le musée et de quelques vases, dont un, représentant un jeune homme appuyé sur un bâton et regardant une jeune fille, est d’ailleurs de la première beauté. Voilà pour la période grecque. De la romaine, il ne reste absolument rien que la colonne sœur de celle de Brindisi. Encore est-elle, comme je l’ai raconté déjà, christianisée, puis qu’elle sert de piédestal à saint Oronte, le philosophe pythagoricien, baptisé lui-même par l’apôtre saint Paul. De la domination byzantine, point de traces davantage. Il faut descendre jusqu’au XIe siècle et à la période des rois normands pour retrouver une relique, grandiose il est vrai, celle-là. C’est en dehors de la porte de Naples, l’église de San Nicola e Cataldo. Commencée par le roi Tarcrède en 1180, elle s’agrandit ensuite d’un cloître et fut possédée par les Olivétains, dont je reconnais les armes. Les trois montagnes avec la croix et les arbres me rappellent mes longs et paisibles séjours au couvent du Monte Oliveto lui-même. Les Pères furent expulsés dès le temps de Napoléon ler, et, aujourd’hui, la vieille église est transformée en une chapelle de cimetière. On y accède par une allée de hauts cyprès dont la couleur noire fait encore ressortir l’espèce de teinte dorée qu’a revêtue la pierre dont l’église est bâtie, — cette pierre de Lecce si friable, si blanche, quand on l’extrait de terre, puis qui durcit et jaunit de la sorte, à cet air sec et léger, au point de revêtir une teinte presque pareille au beau marbre roux du Parthénon.
Si j’ai jamais regretté de ne pas avoir reçu ou de ne pas m’être donné cette éducation spéciale qui permet de discerner au premier regard la valeur technique d’un morceau d’architecture, ce fut autrefois en Angleterre, devant des cathédrales comme celle de Canterbury, et c’est ici, devant cette façade normande. Je l’ai cependant sentie très belle. Mais ces sensations-là, quand elles ne sont pas appuyées sur une idée lucide, demeurent incomplètes, comme d’entendre de la musique sans savoir l’harmonie ou de lire des vers sans posséder la métrique. J’ai pourtant bien aimé les deux portes, l’une à l’entrée et l’autre sur le côté, avec leur arc d’une simplicité noble et l’élégance intacte de leurs arabesques. Seulement en aurais-je été ainsi frappé, si l’église ne se dressait pas solitaire et silencieuse au cœur de ce Campo Santo, et surtout sans le souvenir de son fondateur, de ce Tancrède d’abord comte de Lecce, puis roi de Sicile, dont le nom se lit encore sur une architrave, avec cette inscription en vers léonins. Je la transcris en respectant sou orthographe et ses majuscules :
Hac In Carne Sita Quia Labitur Irrita Vita
Consule Dives Ita Ne Sil Pro Carne Sopita.
Vite Tancredus Comes Eternum Sibi Fædus
Firmat In His Donis Ditans Hec Templa Colonis.
Les plus romanesques légendes où se complurent les imaginations des conteurs chers jadis à l’ingénieux hidalgo dans son castel de la Manche, ne dépassent pas en invraisemblance l’histoire réelle des aventuriers normands dont ce roi religieux fut presque le dernier héritier. Je viens d’en relire le résumé dans le livre de Gregorovius, et je demeure étonné que cette aventure n’ait pas tenté le laborieux Flaubert, à l’époque où il s’occupait de chercher, à travers les épopées réelles du passé, de quoi oublier « sa Bovary » comme il disait, et ses bourgeois français « qui lui puaient au nez à peindre. » —Le mot est encore de lui, dans ses curieuses lettres à George Sand. — Sur le simple récit de quelques compatriotes qui avaient guerroyé au service du prince de Salerne, voici qu’un beau jour les fils du seigneur de Hauteville, pauvre gentilhomme du Cotentin, racolent une bande et prennent la mer pour l’Italie du Sud. On était au tout commencement du XIe siècle. Quelles images ces conquérants se formaient-ils de la contrée où ils allaient débarquer ? Comme on voudrait posséder un document qui rapportât les discours tenus pendant la route par cette troupe de demi-pirates en qui les visions pieuses de l’an Mille se mélangeaient à de sanguinaires appétits de barbares ! Ils étaient deux cents à l’origine, et il ne leur fallut pas un demi-siècle pour soumettre la Pouille, la Calabre, la Sicile, et fonder une dynastie de rois, malgré les empereurs et malgré les Papes. Dans cette saisissante cathédrale de Monreale, près de Palerme, toute rayonnante de mosaïques, et qu’éclaire la grandiose icône d’un Sauveur qui remplit seule la voûte au-dessus de l’autel, on montre l’image sur un pilier, près de cet autel, d’un de ces rois couronnés directement par le Christ, et sans l’intermédiaire du Souverain-Pontife. Quelques uns d’entre eux, en se mélangeant aux Sarrasins de Sicile, avaient-ils déjà, comme plus tard Frédéric II, corrompu leur christianisme ? On les voit, en effet, combattre également les Grecs et les Maures, imposer les Turcs et attaquer Constantinople. Gisulf, un de leurs chevaliers, osa, lors d’un coup de main tenté sur cette dernière ville, pénétrer jusque dans le palais impérial. Il commençait de piller quand on donna le signal précipité de la retraite. Il dut fuir, et il n’emporta, disent les chroniqueurs, que des pignatti, de petits pots trouvés dans les cuisines. Ce singulier trophée lui fit donner le surnom de « Pignatelli, » et la famille de ses descendants porte encore cet emblème dans ses armes.
Quoique ces temps d’héroïque brigandage fussent tout voisins, ils étaient déjà bien passés lorsque, vers la fin du XIIe siècle, le fondateur de la vieille église devint roi de Sicile comme petit-fils du premier de ces princes normands, du grand Roger. Cette naissance de Tancrède avait été environnée de circonstances mystérieuses, et elle a fourni texte à de nombreux poèmes. Le vieux roi Roger, en effet, avait envoyé son fils à la cour de Robert, comte de Lecce, pour s’y former à la chevalerie. Le jeune homme paraît y avoir surtout admiré la beauté de Sibylla, la fille de son hôte. Il s’en fit aimer et il en eut ce Tancrède. Cette intrigue fut si clandestinement conduite, qu’elle était encore inconnue lorsque le séducteur dut retourner à Palerme. Là, il tombe gravement malade de chagrin, et, se sentant passer, il avoue sa faute au roi Roger. Son éloquence fut telle que le père envoya chercher la maîtresse par une ambassade. Le malade put donc épouser Sibylla et légitimer leur fils à son lit de mort. C’est ainsi que ce dernier, d’abord lui-même comte de Lecce du fait de son grand-père maternel, fût appelé plus tard par les barons au trône de Palerme. Son règne dura peu, « car, » dit naïvement le vieux Richard de San Germano, « ayant vu lui-même son fils Roger, qu’il avait fait couronner pour lui assurer plus tard sa succession, mourir avant l’âge et entrer si tôt dans la voie de toute chair, comme par un renversement des lois de la nature, ce bon roi eut le cœur percé d’une pointe de douleur, et, bientôt après, un affaiblissement l’enleva lui aussi. » Ce beau souverain de Sicile, ce prince de la terre d’Otrante au nom chimérique, fils d’un amour coupable et pardonné, mourant ainsi de langueur, s’évoque pour moi devant cette porte de la basilique qu’il a fait construire. Qui sait ? Pour le repos de l’âme de son père ? Ces arabesques me ressuscitent les yeux couleur de mer avec lesquels il les regarda. Elles me représentent avec une force extrême cette folie normande plus étonnante encore que la conquête de l’Angleterre. Je songe à cette rencontre du génie du Nord et du génie de l’Orient qui fait la poésie des Croisades et qui s’est accomplie d’une manière si étrange dans cette famille des Hauteville. La princesse Sibylla m’apparaît, mystérieuse comme son nom et comme sa faute, avec cette grâce de fantôme que secouent autour de nous les voiles des grandes amoureuses d’autrefois. Ah ! les tendres vers d’AnatoIe France sur cette impression-la :
Les mortes, en leur temps jeunes et désirées,
D’un frisson triste et deux troublent nos sens rêveurs ;
Et la fuite des jours, le retour des soirées,
Nous font sentir la vie avec d’âcres saveurs…
Mais qu’est devenu le palais qui abrita les secrètes voluptés des deux jeunes gens ? Qu’est devenu le château normand ou les comtes de Lecce tenaient leur cour ? Ou sont les remparts d’alors ?… Ce porche de basilique, cette inscription, une autre du même style sur l’autre porte pour célébrer l’achèvement de l’édifice, une légende composée à souhait pour des poètes, ― voilà tout ce qui marque le passage de cette lignée aventureuse dans cette ville. Les Souabes qui succédèrent aux Normands, avec la reine Constance et Henri VI, ont laissé moins de traces encore, et l’antique Lecce ne serait sans doute qu’une ruine méconnaissable, si la fantaisie de l’empereur Charles-Quint n’avait commencé de la reconstruire tout entière à nouveau. C’est à cet impérial caprice qu’elle doit de s’offrir au voyageur si pimpante, si gaie, si jeune, et dans sa riante parure. Je me retourne pour la regarder encore du seuil de l’église de Tancrède. Elle montre par-dessus ses murailles et les flèches ouvrées de ses églises un clocher de deux cent vingt-huit pieds de haut, qui sert de signal aux bateaux égarés entre Otrante et Brindes. La mer s’est retirée ici comme sur les grèves de notre Provence, mais pas assez pour qu’on ne la découvre point du haut de ce campanile. Voici moins d’un siècle, un gardien s’y tenait jour et nuit, chargé de surveiller cette périlleuse côte et le passage des pirates barbaresques, dalmates ou grecs qu’il annonçait à grand son de cloche. Quand cet appel sinistre s’entendait au loin sur cette vaste campagne plate, si riche d’oliviers et de vignobles, quelle fuite ce devait être vers ces remparts, de tous ces pauvres cultivateurs, qui ne voulaient ni mourir esclaves en Barbarie, ni que leurs filles subissent le sort habituellement réservé aux belles captives dans les contes de Voltaire auxquels la jolie ville pourrait si bien servir de décor, — tant elle a de clarté dans son ciel, de gaieté dans ses rues et d’esprit dans la dentelle d’ornements jetée sur elle, que le temps a jaunie sans en rien faner!
XXI
Lecce, le 22 novembre.
J’ai employé les matinées de ces deux jours-ci à errer un peu au hasard le long des rues, renouvelant ma jolie sensation de la première arrivée dans ce paradis du rococo, puis, durant les deux après-midis, j’ai visité un château d’abord, enfin une ville. La ville porte un nom jadis illustre, car c’est Otrante ; le château, qui s’appelle Cavallino, m’était bien inconnu, voici trois fois vingt-quatre heures, quand le train m’amenait de Brindisi. Pourtant, je ne sais laquelle de ces deux visites m’aura laissé dans la mémoire l’image la plus durable. À Otrante, j’aurai vu un sublime paysage de mer, une cité du Moyen-âge plus intacte que Volterra ou Montepulciano, une admirable cathédrale si nue et si tragique. Cavallino m’a permis de contempler comme une apparition des temps héroïques de l’Italie, incarnés tout entiers en un vieillard, le duc Sigismond Castromediano, qui achève dans ce coin perdu du monde une existence de martyr dévouée tout entière a la délivrance de la patrie. Qui mérite mieux notre dévotion, d’un paysage et d’un beau monument ou d’une noble figure humaine ? La splendeur morale et qui se suffit à elle-même, est-elle d’un ordre supérieur à cette autre splendeur qui a besoin de la matière et qui se manifeste par des lignes d’horizon ou des façonnements de marbre ? Ou plutôt n’est-ce pas la même, et, si nous concevions la beauté comme elle doit être conçue, c’est-à-dire, toujours et partout, comme un mystère spirituel, n’en apercevrions-nous pas la profonde unité d’origine sous ses innombrables formes, si différentes soient-elles d’apparence ?
Ces graves questions d’esthétique générale étaient, je l’avoue, très loin de mon esprit, lorsque je donnai le nom du château de Cavallino au cocher qui devait m’y conduire, et cela sur la foi d’un livre, où j’avais lu que c’était un assez curieux manoir baroque à une heure et demie de la ville. Ce cocher portait, en bon habitant de Lecce, le prénom national d’Oronzo, et il conduisait follement une petite voiture, une carroɀɀella, comme disent joliment les Italiens, trainée par un cheval caparaçonné de sonnailles. Le tout, cocher, voiture, voyageur et bête, n’était-il pas protégé contre le mauvais œil par une main de cuivre fixée dans le haut du collier et qui dressait en cornes son index et son petit doigt? La route traverse une plaine immense, développée indéfiniment sans que la moindre montagne en rompe, d’une ondulation, la monotonie. Toute cette péninsule Messapique se déploie ainsi depuis Gallipoli en une vaste lande presque partout revêtue d’oliviers. Dans cette partie-ci, les plantations manquent. Des pierres jonchent le sol nu. Des constructions primitives se montrent par intervalles, pauvres huttes à peine maçonnées et sans fenêtres qu’une seule porte troue et qui s’achèvent en terrasse. Elles servent d’asile aux bergers pendant les nuits moins douces. Par endroits, les pierres ont été enlevées, et un champ de blé s’étend, — tapis de terre brune où les jeunes pousses brodent un léger, un frais dessin de verdure. Par moments, la ligne bleue de la mer tremble à l’horizon. Longtemps les tours de Lecce apparaissent derrière moi, dentelant de leur blancheur un ciel d’un azur un peu vaporeux à cause du voisinage des eaux. Puis ces tours s’effacent dans la distance, et un farouche village surgit, au centre duquel se dresse le château avec une façade toute simple quoique crénelée. Je m’attendais, n’ayant pris aucun renseignement, à quelque habitation de plaisance, fastueuse, toute pleine de ces merveilleux bibelots héréditaires que de pareilles demeures enferment dans les provinces perdues d’Italie et en Sicile, à côté quelquefois des plus bizarres acquisitions modernes. J’aperçois à travers la porte une cour mal entretenue que terme un mur délabré. Sur le fond verdâtre se détache une statue d’ancêtre, mais mutilée, et qui représente un cavalier en costume du XVIe siècle. Le désordre de cette statue et de cette cour, l’abandon visible de cette entrée, les marches usées du vaste escalier vide où je m’engage sans personne pour m’arrêter ni me guider, puis le silence de la première salle, où j’entre seul encore, à peine meublée, avec son plafond peint en grisaille et détérioré, tout annonce une étrange solitude. Il n’est rien qui ne parle de décadence et de ruine. Il semble que le château a dû subir quelque outrage prolongé, et cependant il est habité, car un serviteur se présente enfin qui va prévenir le maitre du logis. Ah ! l’inoubliable apparition, et digne de ce romantique décor, que celle de ce dernier, vieux seigneur de quatre-vingts ans, vêtu de noir, mince, d’une raille encore droite et gigantesque malgré les infirmités. Il traîne des jambes malades, et, sous une chevelure admirable de blancheur et d’épaisseur, il montre une face rasée où tous les traits se dessinent, malgré l’âge, dans leur fierté native. Une expression à la fois noble et amère, hautaine et mélancolique, révèle qu’une destinée trop dure a pesé sur cet être, sans vaincre cependant la race, et cette indéfinissable vertu du sang se lit dans les moindres plis de ce visage, où s’ouvrent tristement des yeux de demi-aveugle. L’aspect du châtelain s’accordait au décor du château par une de ces harmonies trop complètes et qui semblent ne devoir se rencontrer que par l’artifice d’un Walter Scott ou d’une George Sand. J’avais devant moi, en réalité, le héros d’aventures analogues à celles que traversent dans les chroniques du grand conteur écossais les barons jacobites, traqués, exilés ou emprisonnés, tandis que leur manoir s’écroule et que des parents avides se partagent déjà leurs dépouilles.
Conduit par le secrétaire du vieux laird de Cavallino, de pièce en pièce, à travers le manoir désert, j’apprends en effet ce qui m’a été confirmé depuis à Lecce, que le duc a subi toutes les douleurs d’une proscription aussi implacable que celle des compagnons du Stuart conspirateur. Il s’était lancé à cœur perdu dans le mouvement contre les Bourbons de Naples, au lendemain de 1848. Arrêté, condamné à mort, sa peine fut commuée en celle du bagne à perpétuité, et, n’ayant pas voulu demander sa grâce, il fut forçat onze ans. Dans un coin de la chapelle, j’ai vu la chaine qu’il a portée, pareille à celle des assassins de Brindisi, et la loque de laine rouge dont il était revêtu. Pendant ce temps, ses biens étaient au pillage. D’infidèles dépositaires réduisaient le château à son état de demi-ruine. Le duc vivait cependant. Ses compagnons de captivité l’aimaient d’une telle dévotion qu’ils le forcèrent plus d’une nuit à dormir sur leurs corps pour que l’humidité du cachot ne le tuât point. Il put s’échapper enfin et gagner l’Angleterre revint, lors de l’expédition des Mille, rapportant avec lui, comme unique profit de son long martyre, cette chaine et ces vêtements de galérien. Il achève maintenant ses jours entre Lecce, qui lui doit des écoles, un musée, mille bienfaisances, et ce château auquel il n’a pas touché. Il laisse les bustes tronqués aux places ou il les a retrouvés, l’herbe continuer sa triste poussée dans les cours, les traces partout de la dégradation, soit par une indifférence stoïque a l’égard des commodités de la vie, acquise dans le malheur, soit par orgueil de ce qu’il a souffert. La galerie, autrefois somptueuse, où les statues outragées se dressent encore sur leur socle, voit ainsi cheminer d’un pas alourdi par l’âge et par l’ancien poids des fers, ce soldat peu connu du risorgimento qui était né pour vivre en gentilhomme oisif et comblé, et il a préféré les horreurs des galères à seulement dire qu’il accepterait le pardon. Il faut croire que ces souvenirs des prisons ainsi subies innocemment s’effacent mal d’une mémoire, car je me rappelle qu’à Pise, et sur la façade d’un palais, un grand seigneur du dernier siècle, captif, lui aussi, mais eu Barbarie, a fait pendre sa chaine et inscrire au-dessous cette mélancolique inscription : Alla giornata. Quelles visions remuaient dans sa pensée lorsque, revenu le long de ce triste et glauque Arno, à cheval ou dans son carrosse de gala, il levait les yeux devant sa porte vers cette devise qui pourrait être celle de toute vie humaine aussi bien que de l’esclavage !
A coup sûr, si rigoureux que pût être le carcere duro de Tripoli ou de Tunis, il ne dépassait pas, en cruauté, ce Montefusco, le bagne napolitain dont le duc de Castromediano a lui-même raconté les misères, dans un fragment publié de ses Mémoires. Je viens de lire ces quelques pages et j’en voudrais donner un bref résumé, non point pour leur valeur littéraire, quoiqu’elles portent partout empreinte la touche inimitable de la vérité. Elles ont l’éloquence du corps qui a eu froid et faim, et la fierté de l’esprit qui n’a pas voulu se rendre. Mais cela, c’est l’intérêt commun à tous les récits de cet ordre. La valeur spéciale de ce fragment de Mémoires réside pour moi ailleurs, dans le jour ouvert sur la sensibilité de ces grands patriotes italiens, et elle leur est si spéciale qu’il faut la bien comprendre pour comprendre mieux la nature de leur œuvre. Ils n’ont certes pas été plus braves ni plus persévérants que beaucoup d’autres combattants d’autres pays, mais ils ont eu dans ce patriotisme un je ne sais quoi de plus idéal comme une beauté d’artiste en héroïsme. Il faut le dire, à l’éloge de l’aristocratie de ce coté des Alpes, les meilleurs soldats de l’indépendance furent des nobles. Si l’Italie a dû le succès final aux habiletés supérieures de Victor-Emmanuel et de Cavour et à la puissance agitatrice du général des Mille, il convient de ne pas oublier les luttes soutenues pendant des années par des gentilshommes comme celui-ci, dont les exemples ont tant soulevé de partisans parmi les humbles. Ces aristocrates, passionnés de liberté, ont, comme les nôtres d’ailleurs au XVIIIe siècle, plus fait pour le peuple que le peuple lui-même. La véritable histoire de ce Risorgimento serait, pour une grande part, celle de la noblesse Italienne en qui le sang héroïque des féodaux se révoltait contre les asservissements et surtout contre l’humiliation constante devant l’étranger. Je ne sais rien qui définisse mieux la ferveur à la fois naïve et sublime dont furent possédés ces généreux Italiens, — tous amis de notre chère France, — que le début des Mémoires dont je parle. Ils s’ouvrent ainsi — « À présent qu’une partie de nos ingrats concitoyens méconnait d’où naquit la puissante Italie et par quel sang et par quelles larmes, l’heure est opportune de rappeler des temps bien différents des nôtres. Les miens furent tout autres que ceux-ci, de sacrifice et de désintéressement, de luttes acharnées et incessantes, mais la très haute idée qui prévalait alors était embrassée et soutenue par toutes les âmes vertueuses et pures. Génération d’opprimés fut la mienne, condamnée aux chaînes et aux cachots; mais des milliers d’emprisonnés s’y sentaient héros. Temps de résistances et de luttes ! En les comparant aux présents, je les juge beaux comme une poésie, parce qu’on luttait alors corps à corps contre la tyrannie, on la regardait fièrement en face, et, terrassé par elle, on ne la craignait pas. Nous avions une foi si vive, une si sincère espérance, foi et espérance qui se sont changées en réalité et que nous avons apportées comme un joyau à notre pays. Aujourd’hui, c’est le temps de la lassitude de l’âme, le temps de la prose, de quelque chose de pire encore que de la prose… » Cette solennité d’accent n’est pas une déclamation. Elle trahit tout à la fois l’enthousiasme de jadis et un actuel état d’étrange désenchantement. Oui, le vieillard en arrive à regretter jusqu’aux douleurs d’autrefois, à cause du rêve qui flottait devant ses yeux quand il était conduit entre les gendarmes bourboniens à la prison de Montefusco, et il nous trace pourtant de cette prise une peinture si tragique ! Les murs se dressent, suintant l’humidité. De la paille pourrissante jonche le sol encore empuanti par le fumier des chevaux qu’on y parquait avant d’y conduire les condamnés. Un morne jour passe à travers les meurtrières, éclairant la pâleur de ces hommes restés depuis quarante-huit heures sans pain, et les soldats qui montent la garde sous les remparts entonnent, avec la cruauté complaisante des valets de bourreau, le refrain de la Chiaia :
Chi trase a Montefusco e poi se n’esce,
Po’ di ca’n terra n’ata vota nasce.
(Celui qui va à Montefusco et qui en sort, — peut dire qu’à la terre il naît une autre fois )
Mais, je le répète, ce qui fait l’originalité de ces pages, ce n’est pas ce tableau, si vrai soit-il, ce n’est pas des mots de nature comme celui du gardien qui, enlevant sa laine au matelas du duc, disait naïvement à son prisonnier « J’ai bien plus droit à un coussin que vous, moi qui suis chrétien et bon chrétien, puisque j’aime et sers mon roi… » D’autres ont décrit avec un coloris plus intense encore les meurtriers cachots de Naples ou de Sicile. Nulle part, en revanche, je n’ai trouvé mieux rendue que dans ces Mémoires, cette espèce de magnanimité classique, si l’on peut dire, cette sorte d’héroïsme ancien qui révèle derrière le conspirateur moderne la lecteur assidu des beaux livres grecs et romains. Cette fière légende de Plutarque qui, pour nous, est un thème usé et démodé, restait vivante pour un homme comme celui-là et pour ses compagnons, et d’autant plus vivante qu’ils étaient nés, lui et les autres proscrits, qu’ils avaient grandis sur cette terre, théâtre immobile de cette histoire italo-hellénique. II y a ainsi une rencontre de deux de ces hommes, Castromediano lui-même et le célèbre patriote napolitain Poërio, qui fait songer à la rencontre possible de deux personnages antiques : d’un Phocion et d’un Démosthène d’un Thraséas et d’un Helvidius. Le duc et Poërio ne s’étaient jamais vus, quoiqu’ils eussent participé à la même insurrection. Condamnés tous tes deux, ils se trouvent l’un en face de l’autre sur le pont du bateau chargé d’aller ramasser dans Ischia, Procida et Nisida les principaux fauteurs du mouvement. « Ce fut, » dit Castromediano, « sur le pont de la Rondine que je vis pour la première fois Poërio. On nous nomma, et nous nous embrassâmes sans nous parler, d’une étreinte que rien n’a brisée. Il était mon ami pour toujours. Avec lui dans les douleurs du bagne, avec lui dans les aventures de notre évasion sur l’Océan, avec lui dans l’exil et à travers les ovations étrangères, j’eus encore la joie d’être avec lui dans les triomphes de l’Italie. Il me voulait du bien (vous reconnaissez la charmante expression italienne) et me chérissait. Je l’honorais d’un culte, je le vénérais dans la vie. Âme sainte que tristement je pleure encore aujourd’hui, et il y a des années qu’il est mort ! Des figures de cette candeur et de ce désintéressement, je n’en ai plus rencontré… » Cette même ferveur antique, je répète ce mot, le seul qui convienne à cette espèce d’exaltation où il y a comme de la ligne, mais involontaire, de l’attitude, mais sans cabotinage, se retrouve dans le chapitre intitulé « L’heure la plus périlleuse de ma vie. » Le condamné y raconte comment, pour obtenir de lui qu’il demandât sa grâce, on le tira de sa prison, en même temps que six autres détenus. Ces derniers avaient, d’avance, mais en secret, consenti à cette démarche considérée par tous comme une trahison. Sa sœur Costanza et l’évêque de Lecce avaient imploré le roi pour le duc. Lui-même dans ses lettres privées avait sans doute proféré des plaintes, que ses juges interprétaient comme un signe de découragement. Le voilà donc amené de nouveau devant le tribunal chargé d’accorder ou de refuser les amnisties. Ses six compagnons de bagne, sur le point d’être délivrés, n’osent lui parler ; mais d’habiles magistrats l’interrogent, voulant à tour prix démêler dans ses réponses une ombre de rétractation qui permette au roi de le délivrer, et lui, malgré son implacable fermeté dans son refus de se soumettre, il est là, tremblant de la recevoir, cette grâce qui l’eût déshonoré « Ah ! songeais-je, au moment ou le tribunal se préparait à proclamer la liste des pardonnés : si j’entends mon nom, je suis perdu. Cette pensée me perçait le cœur. Mon épouvante était de me trouver pris dans un de ces pièges autrichiens avec lesquels, jadis, en Italie, le dominateur étranger enlevait honneur et renommée aux patriotes intègres et universellement reconnus en les mêlant traitreusement dans les faveurs accordées à des lâches. Heureusement il n’en fut pas ainsi. La grâce n’était attribuée qu’aux six qui l’avaient demandée, et, moi, on ne m’avait fait venir pour l’entendre proclamer que par mise en scène ou pour me solliciter à suivre l’exemple. Quoi qu’il en soit content jusqu’au fond de l’âme et remerciant la divine Providence, Je rentrai pur dans mon cachot : l’heure la plus périlleuse de ma vie était passée ».
Je lisais ces fragments de Mémoires hier en revenant de Cavallino vers la « Florence de l’Apulie, » comme les gens d’ici appellent la blanche Lecce, et l’imagination frappée par le fantôme de ce vieillard apparu dans le cadre romanesque de son château ruiné, je me demandais quel drame intime s’est joué dans l’âme de cet héroïque lutteur pour que cette ferveur de sa jeunesse ait abouti à cette désillusion qu’attestent des phrases aussi sévères pour, l’époque présente. Arrivé à la fin de son irréprochable existence, entouré de l’universelle vénération dans cette terre d’Otrante où dominaient ses ancêtres, ce grand patriote a été, on le sent trop, sinon au moins troublé même dans le triomphe de sa cause. Hélas ! c’est la commune misère de tous les convaincus. L’Italie, que celui-ci a rêvée une, s’est faite une, et ce n’est pas l’Italie de ses premiers rêves ! Cette unité s’est accomplie dans des conditions humaines, c’est-à-dire avec l’ensemble de compromis que la politique exige, et ces compromis nécessaires, à l’heure de la lutte, les martyrs de l’indépendance ne les voyaient pas. Ils ont vaincu, et ils constatent que cette victoire a marqué le commencement d’autres peines. De nouveaux problèmes ont surgi, aussitôt après la grande œuvre de délivrance. Ils ont cru toucher à une sorte d’âge d’or, ramassé pour eux dans ces mots magies de patrie et d’indépendance. La patrie est libre, et il reste tant à faire ! C’est la grande tristesse des hommes d’action, cela, et parmi les principes de découragement, le plus amer peut-être. J’imagine que les survivants de 89, ceux qui avaient eu l’illuminisme, insensé peut-être, dangereux à coup sûr, mais si généreux de la première heure, ont ressenti une émotion pareille. Après tant de souffrances, de massacres et de guerres, ils ont trouvé que la besogne n’était pas même commencée. Ils ont pensé mais avec un serrement de cœur, ce mot que ce brutal Delmas disait en bouffonnant, lors du Sacre : « Il n’y manque que le million d’hommes qui se sont fait tuer pour supprimer tout cela !… Que doivent penser pareillement, à l’heure présente, les ouvriers de la grandeur allemande, le premier de tous, dans sa retraite au milieu des bois ? Est-il un argument qui démontre plus que celui-ci la vapeur d’illusion qui flotte devant toute activité humaine ? S’il est vrai, comme le prétendent certains voyageurs, que la plaine entre Lecce et Otrante offre souvent des phénomènes de mirage, le vieux châtelain de Cavallino, à qui les temps présents paraissent tant déplaire, a pu se répéter du fond de sa solitude, en y attachant un sens de symbole, ces vers du poète de son pays, Ascanio Grande :
Tal nella Magna Grecia altera vista,
Non lungi il fonte del mio patrio Idume,
O giardin novo, o città nova è vista
Prima che spunti in Oriente il lume.
O repentini allettano la vota vista
Navili, e pur prima che il ciel s’allume.
Poi fugge il simulacro, e gli occhi, sgombra,
E novello stupor le menti ingombra.
(Ainsi, dans la Grande-Grèce, une vision altière, — non loin de la source de mon natal ldumé, — ou jardin nouveau, ou cité nouvelle, apparaît — avant que la lumière n’enflamme l’Orient, — ou tout d’un coup, pour réjouir la vue, —des navires paraissent et encore avant que le ciel ne s’allume. — Puis le mirage s’enfuit et délivre les yeux, — et de nouveau la stupeur opprime l’esprit.)
Que je sois moi-même victime d’une illusion en découvrant ce sentiment un peu complexe à travers les lignes des confidences du proscrit de Cavallino, il est certain que j’ai cru l’y voir, certain aussi que je me suis complu à trouver une analogie entre ce sentiment et ces vers. Je les ai relus aujourd’ui en allant vers Otrante dans l’excellent livre qu’une touriste anglaise Mme Janet Ross, a consacré à ce pays, sous le titre : la Terre de Manfred. Je dois ajouter que j’ai vainement cherché à travers l’étendue les traces de ce mirage dont parle le poète, et que Mme Ross raconte avoir elle-même constaté. En revanche, c’est un paysage d’oliviers et d’orangers qui m’a rappelé, par sa richesse, l’admirable plaine entre Malaga et Bobadilla, célébrée dans d’autres vers par un poète de mes intimes amis :
Des orangers et des palmiers pendant des lieues
Avec des monts tout noirs sur les profondeurs bleues
D’un ciel dur qu’incendie un torride soleil !
Divin pays, pourquoi le douloureux réveil
Des songes de jadis met-il dans ma pauvre âme
Plus de glaçante nuit que ton ciel n’a de flamme ?
Le vent roule, chargé d’un arome de fleur,
Mais ce souffle ne fait qu’exalter ma douleur.
Ah ! ma douleur m’étreint d’une étreinte fièvre
Ce vampire maudit met sa lèvre à ma lèvre.
N’aurai-je donc jamais, lâche et morne martyr,
La force d’étouffer le monstre ou d’en mourir ?
Ils prouvent, ces vers-ci, qu’il faut se réjouir quand aucun autre mirage, celui de la tristesse intime, ne vient s’interposer entre nous et la beauté visible et vraiment, ici, ce serait deux fois une pitié, tant cette route est gracieuse et sauvage… Des tours blanches continuent d’attester de place en place l’ancienne surveillance contre les pirates. Les villages aux maisons blanches portent des noms grecs, comme Kalimera. La mer sans cesse ondule à l’horizon, d’un bleu comme moiré de frissonnements, et voilà pointer par delà cette mer la côte d’Albanie, violette avec un saupoudrement de blanche neige. Le train s’arrête au pied d’une ville qui presse ses maisons sur une colline cerclée de remparts et de bastions : c’est Otrante, qui ne paraît pas avoir bougé depuis la fameuse année où les Turcs lui donnèrent le sanglant assaut. Ah ! le subit, le délicieux, enchantement de couleurs ! Les oliviers autour d’Otrante sont gris, elle-même est construite de pierres dorées et roussies. La mer, dans ce repli du golfe et à l’horizon, étale des nuances profondes de saphir. Pas un nuage ne flotte au ciel qui semble de turquoise. Les montagnes de la presqu’ile grecque, ainsi aperçues au lointain avec des reflets d’améthyste et d’argent, montrent jusqu’à leurs cassures d’un lilas plus foncé où traîne la tache claire des villages. C’est le Finistère d’Italie ou presque, car le cap d’Otrante fait, —avec celui de Leuca, l’ancien Yapyx, et Gallipoli, — un triangle qui termine la péninsule du côté de la Grèce. Je me rappelle que vers la fin de l’année 1887, à la même époque et par un jour tout semblable, j’étais sur une montagne de Corfou à chercher cette côte d’Otrante, par delà les vagues, en compagnie de mon vieil ami, M. Napoléon Zambelli. Ce sage indulgent, fils du gouverneur de Zante sous Napoléon Ier, était plus âgé encore que le duc de Castromediano. Il avait, lui aussi, voué sa vie à l’affranchissement de son pays, au retour des îles Ioniennes a la Grèce. Quoiqu’il n’eût pas connu les épreuves affreuses de Montefusco, il avait traversé de mauvaises heures et il restait si gaiement, si légèrement ironique et bon ! — Comment établir avec des contrastes pareils une loi générale d’optimisme ou de pessimisme ?
Je me souviens encore que sur cette montagne, et tout en regardant bleuir cette vaste mer, il me parlait de Mérimée. Il l’avait beaucoup connu par un M. Grassot, consul de France à Corfou en des temps lointains et dont une aventure de jeunesse parait avoir servi de thème à Stendhal pour l’épisode de la séduction de Mathilde dans le Rouge. M. Zambelli avait été chargé, après la mort de ce consul, de détruire une correspondance du romancier-sénateur, par trop digne d’être imprimée à Eleuthéropolis comme la première édition du célèbre opuscule « H. B., par un des Quarante, et, me traduisant le joli souhait des enfants le long des routes, que j’ai déjà cité « Puissiez-vous jouir de vos yeux ! » il me racontait que ce dur, cet âcre Mérimée eut des larmes au bord des paupières la première fois qu’il l’entendit.
Ce sont des souvenirs moins idylliques et moins modernes que rappelle Otrante, car toutes choses dans cette ville semblent dater de la terrible année 1480 dont elle ne s’est visiblement pas relevée. Partout, dans les remparts, dans les maisons, dans les églises, se voient d’énormes boulets de pierre lancés par les Turcs. Les étroites rues tournent entre des maisons ruinées et abandonnées qui n’ont pas été rebâties depuis lors. De rares passants circulent, presque tous pâlis par la fièvre que dégage une sorte de lagune en train de pourrir dans le voisinage. Un village de deux mille habitants misérablement rongés par cette malaria et vivant d’une pêche incertaine. — l’opulent Hydruntum en est réduit là. Ses remparts proclament cependant son ancienne importance et aussi le rang d’archevêque gardé par son prélat, laquelle porte le titre solennel de Primas Salentinorum. Et, véritablement, la cathédrale justifie cotte sonore appellation par la mélancolique splendeur que conserve sa demeurée intacte dans cette universelle décadence. Cette basilique est, comme le San Nicola, de Lecce, un reste de la domination normande. Elle fut inaugurée par les soins de Roger, duc de Calabre et d’Apulie, — le propre fils du fameux Robert Guiscard. Transformée en écurie par les Turcs après le sac de la ville, plusieurs fois et pillée et bombardée, elle n’a guère conservé de ses décorations que la surprenante mosaïque qui remplit tout son pavé. Des inscriptions encore lisibles racontent que cette mosaïque fut exécutée par un certain Pantaleone sur l’ordre d’un archevêque Jonathas à la fin du XIIe siècle. Elle dessine un arbre colossal dont la base repose sur la porte de l’église et qui monte jusqu’au pied du maître-autel, — arbre touffu, feuillu et chargé à ses immobiles branches de fruits mystérieux qui sont des figures humaines. Ces figures, tour à tour, représentent Adam et Eve, Alexandre et Noé, Caïn et Abel, Samson et le roi Arthur. Les signes du Zodiaque et les mois de l’année s’y mélangent, chacun d’eux évoqués par les travaux qui lui conviennent. Cette étrange et gigantesque végétation d’images où le travail de l’histoire et celui de la nature se trouvent symbolisés, attend ainsi le pied de l’officiant qui, marchant à l’autel, va fouler la gloire entière des siècles et du monde. La mystique ramure se prolonge et se replie entre douze grandes colonnes de marbre vert dont les chapiteaux ornés d’emblèmes impies furent arrachés à un temple païen. La légende veut que ce soit celui de Minerve. Pour achever cette grande et forte impression du Moyen-âge, voici qu’après être descendu dans la crypte, supportée, elle aussi, par quarante-deux colonnes d’anciens temples, ― trophées du paganisme comme esclavagés par le Dieu nouveau, ― j’aperçois, au moment de sortir et près de la porte, un des plus tragiques tombeaux que j’aie vus. Une statue d’évêque en ornements pontificaux se penche à demi hors du mur. Sa main puissante, ou brille l’anneau pastoral, se lève pour bénir, et, au-dessous, rigide, les pieds nus, la face creusée, le nez pincé par la mort, ce même évêque gît couché dans une robe de moine. Une épitaphe se lit à côté, d’une si dure, d’une si éloquente concision qu’elle pourrait être celle non seulement d’un homme, mais de la ville elle-même, mais d’un peuple, mais de toute cette histoire humaine configurée dans la mosaïque multicolore qui serpente aux pieds des colonnes de marbre :
Decipimur votis. Tradunt nos tempora. Sed mors
Delenit curas. Anxia vita nihil.
(Nous sommes déçus dans nos vœux. Le temps nous trahit, mais la mort ―adoucit les peines. La vie anxieuse n’est rien…)
XXII
Lecce, le 24 novembre,
C’est une très vieille et très vénérable ville que la petite cité de Manduria, autour de laquelle les Tarentins se battaient en 338 avant notre ère, et où je suis allé hier visiter des remparts contemporains des premiers colons hellènes. Ces murs sont construits dans le système dit pélasgique, par blocs superposés et sans ciment. Je ne saurais dire s’ils appartiennent au second ou au troisième système d’appareil, comme s’expriment les livres spéciaux, mais je sais que le long circuit de ces pierres grises, amoncelées à une hauteur de trois ou quatre mètres dans la vaste plaine, coupé comme il est de-ci de-là par des ruines, saisit fortement l’imagination. Qu’ils sont loin dans le passé, les ouvriers barbares et cependant déjà très habiles qui taillèrent et roulèrent ces roches Euripide attribuait déjà. des constructions pareilles aux Cyclopes fabuleux, ajoutant qu’ils avaient pour outils « le levier, la règle et le marteau, » et Lucrèce, parlant de ces races primitives, les définissait dans les énergiques vers que de tels travaux rappellent invinciblement, et pour la traduction desquels je demande l’indulgence du lecteur :
At genus humanum multo fuit illud it arvis
Durius, ut decuit, tellus quod dura creasset,
Et majoribus et solidis maris ossibus intùs
Fundatum et validis aptum per viscera nervis.
Ces hommes, durs enfants de cette terre dure,
Erraient dans la campagne„ avec une stature
Plus haute, et, charpentés d’os plus grands et plus forts,
Des muscles plus puissants nouaient leurs rudes corps….
C’est une pitié que ces murailles demeurent ainsi exposées aux moindres caprices des paysans, qui les éventrent ou les exploitent depuis des siècles au gré de leurs besoins. Il suffirait, pourtant, de les ranger parmi les monuments nationaux, comme il suffirait, pour préserver d’une usure qui la ronge, la merveilleuse mosaïque de la cathédrale d’Otrante, d’y faire poser un revêtement de bois mobile. ― On a fait de la sorte, et avec raison, pour les mosaïques de Beccafumi dans la cathédrale de Sienne. — C’est, du moins, ce que m’explique, à propos de ces murs cyclopéens, M. Giuseppe Gigli, un distingué poète de cette province. Il me sert de guide pour aller, à une heure plus loin, visiter la forteresse d’Oria, construite par Frédéric II. Je me console presque de n’avoir pas poussé jusqu’à Castel del Monte, que Gregorovius affirme être le chef-d’œuvre de l’architecture Souabe dans les Pouilles, par la vue de ce château-ci. Au dehors, il ne lui manque pas une pierre. Les deux tours rondes qui le terminent à l’une de ses extrémités sont d’une sveltesse délicieuse de formes, et qu’elles s’accordent bien avec la sveltesse de tout l’édifice dont l’autre extrémité s’achève en proue de navire ! Des balcons dentelés se tapissent dans les angles rentrants. Un feston de créneaux curieusement ouvrés court sur le faire, et ce gigantesque bijou de pierre a pour bordure un jardin qui se développe en contournant la base des tours et des murs. En m’y promenant, je me souvenais des douces vignes du Rhin etagées de même au pied de quelque Schloss, et de ces allées que l’on n’oublie plus, après y avoir erré durant les soirs d’été, enveloppé, caressé par l’arome du tilleul en fleur. Mais quoique ce fût ici un automne italien, c’était un automne tout de même, et les allées de ce jardin d’Oria étaient plantées, au lieu de tilleuls embaumés, de mornes cyprès, noir et mouvant rideau à travers lequel je découvrais l’immense, la fertile plaine. Dans les buissons frissonnaient ces frileuses roses de novembre qui ne jettent pas de parfums et que la première bise effeuillera. D’autres fleurs d’automne frémissaient dans les plates-bandes et des plantes vertes, parmi lesquelles, pour remplacer le parfum absent des roses, cette citronnelle à la pénétrante senteur que les Italiens appellent du joli nom d’« herbe Louise. » Quel endroit pour s’asseoir sous le soleil qui n’est plus brûlant et qui rayonne d’un éclat doux et tristement caressant, comme dans un beau ciel d’un septembre français, et pour se souvenir, comme dit le poète :
De ce que l’existence a d’intime et d’amer !…
Mais je ne veux pas être venu ici pour m’abandonner au démon du songe qui flotte dans toutes les vapeurs d’automne, et me voici, pour me comporter en touriste consciencieux, à causer avec mon guide sur les superstitions et les poésies populaires de ce pays qui s’anime pour moi à sa parole, en images gracieuses ou farouches. Il y est né, il y a grandi, là-bas à Manduria, dans sa vieille maison dont ses fouilles feront un jour un musée de médailles locales et de statuettes en terre cuite trouvées parmi les débris des tombeaux. Il a la sagesse de n’en point partir, et dans les brochures qu’il a déjà publiées * se rencontrent assez de notes prises sur place et vraiment suggestives pour fournir une abondante moisson aux philosophes des mœurs, curieux de traduire en démonstrations scientifiques le distique de Sainte-Beuve :
Paganisme immortel, es-tu mort ?…
Ils chantaient dans mon souvenir, ces vers, l’autre matin, quand j’arrivais dans la blanche Bari, assise nonchalamment au bord de sa mer bleue. C’est eux encore qui me reviennent à mesure que mon hôte me résume, de mémoire, quelques-unes des singulières traditions restées vivantes ici. Elles laissent transparaître si naïvement le naturalisme de leur lointaine origine !
*Je citerai, en particulier, les très curieuses pages intitulées : Supertiɀioni, Pregiudiɀi, Credenɀey e Fiabe popolari nella terra d’Otrante, saggio storico. (Lecce 1889). Le joli conte de la Fiancée du Roi s’y trouve rapporté tout au long.
Quand, par exemple, les laboureurs voient le soleil s’abaisser au bord de l’horizon, ils s’arrêtent de travailler, et, agenouillés en demi-cercle du côté de l’astre qui se couche, ils entonnent une prière. Les mots peuvent être changés, c’est bien Phœbus Apollon, l’antique archer aux flèches mortelles durant les mois caniculaires, que ces cœurs simples adorent, comme c’est bien les dieux lares antiques qu’ils redoutent sous la forme d’un esprit appelé encore aujourd’hui Lauro. Ce Lauro est un petit nain de trente à quarante centimètres de haut. Il est brun, avec des cheveux frisés coiffe d’un chapeau à la calabraise, et le velours de son vêtement luit d’une fantastique lueur. Avec cela capricieux, plein de sympathies ou d’antipathies également inexplicables, il vous demande ce que vous désirez ; vous lui répondez : « un sac d’argent ; » il vous apporte un sac de cosses vertes. Vous avez l’esprit de lui réclamer un sac de cosses vertes, il rit et vous apporte de l’argent. C’est le Lauro qui fait maigrir par malice telle ou telle bête da paysan, lui qui tresse de façon bizarre les crinières des chevaux du charretier, lui qui fait tomber les plats que la ménagère maladroite porte entre ses mains, et se rompre la vaisselle du pauvre ménage. Tous les contadini entre Gallipoli et Lecce jurent l’avoir rencontré ou tout au moins l’avoir entendu qui trottinait dans la maison de son pied leste. C’est à l’individu qu’il s’attache et non à l’endroit. Changez d’habitation, vous le retrouverez, fidèle à vous suivre. Une fermière, tourmentée par un de ces génies malicieux, quitta sa ferme pour une autre. Elle déménageait son mobilier. Que devint-elle en voyant le Lauro qui malicieusement l’aidait à soulever une lourde soupière?
Parmi les autres déités, dont la secrète influence est encore redoutée sans que leurs attributs soient presque changés, il faut compter naturellement les anciennes déesses des bois, les faunesses, les compagnes des faunes, devenues des fées. Elles président toujours aux floraisons des arbres ainsi qu’aux murmures des fontaines comme les Dryades et les Nymphes. Il y a surtout l’Orco, nanni nercu, dans le nom duquel se reconnaît l’antique Orcus, fils d’Eris et vengeur des Euménides, personnage vague et qui a fini par représenter les forces réunies de l’Hadès :
…Minos sedet arbiter Orci.
Et, nécessairement aussi dans cette presqu’île qu’embrasse de toutes parts une mer caressante, bleue comme de beaux yeux, onduleuse comme de molles chevelures, dangereuse comme un amour menteur, les Sirènes ont survécu, avec leur légende en qui s’incarne la grâce souple de la vague, son attrait funeste et son mystère. Ces voluptueuses et redoutables Sirènes sont aussi vivantes qu’aux temps où Homère décrivait Ulysse attaché au mât et s’enivrant de leurs chansons, grâce à cette ruse, avec sécurité. Je ne peux résister au plaisir de résumer ici un des récits recueillis sur le compte de ces séduisantes Dalilas de la mer par mon compagnon de la visite au château d’Oria. On y verra que ces cruelles habitantes des eaux tiennent par instant le rôle de Déesses bienfaisantes. Cela s’appelle « la fiancée du roi » et c’est l’histoire d’une jeune fille de dix-huit ans qui avait, comme il convient à l’héroïne d’un conte populaire, des prunelles couleur des vagues et des cheveux couleur de soleil. Sa mère en mourant la laissa aux soins d’une amie, mère elle-même d’une fille du même âge, mais « toute laide et torse, avec des yeux blancs comme ceux des chats, avec des cheveux hérissés et noirs comme ceux d’une sorcière. » Il arriva que, passant par le village, un haut et puissant roi aperçut la pauvre orpheline il en devint perdu d’amour et il se résolut à l’épouser, pour la plus grande fureur de la tutrice qui, voulant se venger de voir la belle enfant préférée à sa propre fille, imagina un de ces stratagèmes peu compliqués, comme il sied, cette fois, aux traîtres des contes : ― « Majesté, » dit-elle au roi, le soir des noces, « j’ai recueilli dans ma maison votre fiancée quand elle était pauvre et abandonnée. En récompense, je vous demande une grâce. Je ne veux ni or, ni joyaux, ni titres. Permettez seulement que ma fille et moi soyons les seules à prendre place dans le carrosse de notre future reine. Hélas! c’est la dernière fois que notre humble condition nous permettra de nous tenir ainsi auprès d’elle. »
Le roi répond : ― « Je vous l’accorde, » et le cortège se met en marche, l’époux en tête avec ses chevaux, l’épouse ensuite, enfermée avec les deux femmes dans le carrosse de gala. Après un peu de temps, ils arrivent tous devant un, château que teintait en rouge le soleil couchant :
― « Regardez, » dit le roi en appelant sa fiancée par son nom, « ce château est à nous et nous y passerons au trais les longs mois d’été. »
Comme le bruit des roues n’avait pas permis à la jeune fille de bien entendre :
― Mais qu’a dit le roi ? » demande-t-elle.
― « Il a dit » répond la mère de la fille laide, « que ma fille et toi échangiez vos vêtements. »
La fiancée jugea en elle-même que c’était un caprice bien étrange, mais la volonté de son seigneur lui étant sacrée, elle obéit. Après une heure, la caravane s’engage dans une épaisse forêt. Le roi, se retournant de nouveau sur son cheval, dit à sa fiancée :
― « Regardez, regardez ce beau bois. Nous viendrons y tuer les lièvres et les sangliers.»
― « Qu’a-t-il dit ? » demande encore la jeune fille.
— « Il a dit, » reprend la mauvaise femme, « que, tu donnes à ma fille tes bijoux, tes colliers avec ta couronne royale qui resplendit de pierres rares et conteuses. »
La fiancée sourit cette fois, et elle obéit. On marcha encore une heure et la voiture longeait maintenant la mer. Le vent souillait. La nuit venait. De gros nuages annonçaient la tempête.
— « Reine, ma reine, » dit le roi en se retournant pour la troisième fois, « regardez cette mer. Nous nous y embarquerons, vous et moi, sur mon vaisseau royal… »
— « Que dit le roi ? » demande la fiancée à ses perfides compagnes.
— « Il dit que tu dois te jeter dans la mer. »
On entend le bruit d’un corps qui tombe. La malheureuse fille venait de s’élancer dans les flots. « Mais, ajoute judicieusement la légende, « elle ne devait pas mourir, parce qu’elle était belle et bonne, et qu’elle méritait d’être récompensée et non punie de son obéissance. » Entre parenthèses, cette obéissance passive de la femme révélerait à elle seule le voisinage du monde oriental, et ce n’est qu’un trait de mœurs locales interprété, avec le fantastique d’un récit populaire. C’est même cette singularité qui m’a fait transcrire le dialogue tel que le rapporte la brochure de M. Cigli. — Pour ne pas entrer dans un détail trop ténu et vous rassurer cependant sur le sort de ce trop exemplaire fiancé, sachez que des Sirènes la recueillent, et la conduisent dans le palais de leur Mère commune, au fond du fond de l’abime. Le roi, arrivé à sa ville, s’aperçoit avec épouvante de la métamorphose subie par celle qu’il doit épouser. Il attribue ce changement un invincible maléfice. Pris de mélancolie, il va se promener au bord des flots. Il entend une voix qui gémit dans leur gouffre et qui lui raconte toute l’histoire. Cette voix ajoute que, pour obtenir le retour de sa fiancée, il doit, — je laisse de nouveau la parole au conteur qui sera responsable de cette étrange conclusion, — « faire verser dans la mer une énorme quantité de vin, de fromage et pain, de quoi assouvir les Sirènes et leurs prisonniers qui n’ont pas mangé depuis si longtemps et qui surpassent en nombre les habitants de la terre… »
Certes le coup de baguette est inattendu qui change ces perfides dévoratrices en patronnes de table d’hôte pour naufragés. Il se rencontre ici malheureusement d’autres superstitions moins innocentes et qui ont pu donner occasion à de dangereuses pratiques. Je veux parler de celles qui se rapportent aux trésors. — « Je faisais, » raconte M. Gigli, « pratiquer des fouilles dans un de mes terrains tout près de cette célèbre fontaine dont parle Pline et dont on ne voit jamais s’élever ni s’abaisser le niveau. J’étais à surveiller le travail, quand plusieurs paysans me prirent à part pour me déclarer qu’il y avait, dans ce terrain, un grand puits communiquant avec cette fontaine. Ils ajoutèrent que dans ce puits était un trésor constitué par une grande poule couveuse avec onze poussins, tous en or massif et d’un poids énorme. Ils le savaient de connaissance sûre l’ayant entendu, tout petits, de leurs pères. Seulement je ne découvrirais ce trésor qu’à la condition de précipiter dans ce puits un garçon ou une fille de cinq ans, à moins qu’il ne se trouvât une femme enceinte pour supporter durant toute la fouille un serpent sur son sein nu. À la minute même où l’on toucherait au trésor ce serpent disparaitrait par magie… » Visiblement cette idée d’un sacrifice expiatoire et celle d’une somme d’argent à découvrir s’associent d’une manière étroite et constante dans ces imaginations primitives. « À la ferme de San Domenico qui appartient au marquis d’Ayala-Vaiva, » ajoute mon guide, « il y a un trésor gardé par un démon. Mais avant de le prendre, il faudrait remplir un fossé avec une assez grande quantité de sang humain pour y noyer un veau. »
Qui ne croirait jamais que le vaste et doux paysage dominé par le paisible jardin d’Oria puisse servir de cadre à d’aussi funestes rites ! J’aime mieux les oublier et interroger celui qui me les commente sur des croyances moins sinistres, celle, par exemple, qui veut qu’un joueur soit sûr de gagner toujours s’il garde dans sa bourse un lézard à deux queues, —ou plus gracieuses, comme cette pratique destinée à conjurer l’orage. Lorsque l’horizon se charge de nuées, les femmes amènent au milieu de la rue un petit garçon ou une petite fille de sept ans, et l’enfant doit chanter, en jetant à droite, à gauche, en face, trois morceaux de pain :
Oɀili, San Giuanni, e no durmiri,
Ca sta vesciu tre nueli viniri
Una d’acqua, una di jentu, una di malitiempu.
Du lu portamo stu malitiempu ?
Sotto’a na grotta scura,
Do no canta jaddu,
Do no luci luna,
Cu no faɀɀa mali a me, e a nudda creatura !
(Lève-toi, Saint Jean, et ne t’endors pas, — trois nuages noirs arrivent là-bas, —un d’eau, un de vent, l’autre de tempête. — Où l’apportons-nous, cette tempête-là ? — Dans une grotte obscure, — où pas un coq ne chante, — où ne glisse pas un rayon de lune, — pour qu’elle ne fasse de mal à moi ni à aucune créature,)
Et je veux demander aussi à mon compagnon de me répéter cette touchante chanson populaire en dialecte de Manduria, qui s’accompagne du tambourin et qui doit guérir les malades mordus de la tarentule ou rongés d’un chagrin d’amour.
Malinconicu cantu, e allegru mai.
Cacciati forà sti malincununii.
Comu l’aggiu a cacciaei, quannu tu sai ?
Ai nu cori e lu donai a ti.
(Mélancolique chanson et gaie jamais — chassera-t-elle de moi cette mélancolie ? —Ah ! comment la chasserait-elle, avec-ce que tu sais ? — J’avais un cœur et je te l’ai donne !)
Le u abonde dans ces vers comme dans les romances siciliennes, ce u prononcé ou qui assourdit, qui étouffe la phrase. Le rythme traine et pleure, comme le tango et la petenera d’Andalousie, Ces chants populaires de l’extrême Midi italien produisent une impression presque identique à celles des hymnes religieux qui gémissent dans les cérémonies juives. L’Orient sommeille derrière ces cantilènes le vaste l’impénétrable Orient avec la tristesse et les mirages de ses déserts. Des gouttes du sang arabe sont demeurées ici, mélangées au sang des vieux Hellènes, et je crois voir s’accouder au balcon du château, avec son énigmatique sourire, le sacrilège empereur qui le construisit. Le scepticisme de ce subtil Frédéric II parait si bien avoir deviné ce que nos hypothèses scientifiques aperçoivent plus nettement aujourd’hui : le nombre des indémêlables fils que l’hérédité tisse dans nos êtres, en sorte que dans les chrétiens sincères d’aujourd’hui les ancêtres païens revivent et d’autres ancêtres aux croyances plus obscures encore. Et chrétienne, païenne ou mahométane, dans les lumineuses plaines du Midi comme dans les brumes du Nord, la pauvre âme humaine est toujours ce violon de songe et qui rend, touché par la vie, cette plainte jamais consolée, cette mélancolique chanson qui ne peut s’égayer :
Melanconicu cantu, e allegru mai…
XXIII
Tarente, le 26 novembre.
« Je gis très loin de la terre d’Italie et de Tarente, ma patrie, et cela m’est plus dur que la mort… » Qui parle ainsi, avec cette sobriété dans la plainte, plus touchante pourtant que les plus longues élégies ? Un des poètes de cette divine Anthologie dont il faudrait relire quelques vers chaque matin pour enchanter tout son jour comme les amoureux relisent une lettre de leur amie absente. Ce poète s’appelait Léonidas, et il avait émigré en Grèce, après que le rude consul Pacuvius eut pris la ville. Cet exilé avait sous ses yeux l’Acropole d’Athènes, alors intacte et dominée par la grandiose statue de Pallas. Il avait le ciel bleu de l’Attique, la ligne idéale de ces montagnes, à son choix, pour varier le décor de cet exil, les molles cités de l’Asie la profonde, la mystérieuse Égypte, le vaste Orient. Mais il, se tournait vers sa Tarente, assise entre son grand bassin d’eau salée, ce lac intérieur qui s’appelle encore aujourd’hui le mare piccolo, et la grande, la mouvante mer Ionienne. C’est qu’aussi la Tarente d’il y a deux mille deux cents ans, dans ce IIIe siècle avant l’ère présente, n’était que splendeur et délicatesse, avec ses théâtres et ses courses de chevaux, ses banquets raffinés auxquels fournissait cette mer intérieure si riche en poissons, ses courtisanes blanches et noires venues de la Sicile et de l’Afrique, la pourpre de ses étoffes, la douceur fraîche de son climat sans cesse avivé par la brise. D’innombrables statues peuplaient ses temples, et l’argent affluait dans son port, à un tel point qu’une fois prise, le cours des métaux changea du coup sur le marché de Rome. Fondée par une poignée, de bâtards lacédémoniens, elle avait dû son hégémonie sur les autres colonies de la Grande-Grece à l’influence d’un de ces philosophes législateurs comme il s’en produisit plusieurs alors, le célèbre Archytas. Nous avons autant de peine à comprendre les hommes de cette espèce qu’a nous expliquer certains artistes de la Renaissance italienne, un Léonard par exemple, tant les facultés, pour nous les plus contradictoires, se complétaient en eux au lieu de se nuire, Ce Vinci, que l’analyse la plus scientifique amenait à la supériorité de la forme, ne demeure-t-il pas une énigme insoluble, et de même ces métaphysiciens que la réflexion la plus abstruse conduisait au plus adroit maniement de forces politiques ? Notre France a connu, pour son malheur, des philosophes politiciens, un Rousseau, un Proudhon, d’autres encore. Nous savons quelle détestable besogne de désordre inutile ces orgueilleux génies ont accomplie. Pythagore, au contraire, et un Archytas ont appliqué à loisir leur idéologie, et le succès a prouvé combien leur valeur d’hommes d’action était augmentée par leur valeur spéculative. C’est aussi qu’ils travaillaient sur la plus subtile matière qui fut jamais, sur cette humanité hellénique auprès de laquelle nous continuons, avec tous les progrès de notre civilisation, d’être des barbares. C’est que la question sociale était toute résolue alors par l’esclavage. Il faut d’ailleurs ajouter que la réussite de leurs bienfaisants essais a peu duré. La Némésis éternelle n’a pas plus épargné leur œuvre que leur personne. Pythagore put voir, lui vivant, ses disciples proscrits et massacrés. Retiré de Crotone, il se laissa périr de désespoir à Métaponte. Archytas, lui, ne fut pas plus tôt mort que, la prospérité où il avait porté sa ville débordant en luxe. Tarente perdit la force de se défendre elle-même. Elle commença d’appeler à son aide les soldats étrangers, le roi d’Épire, entre autres, et elle fut une première fois prise par les Romains que guidait ce Pacuvius. Elle crut s’affranchir en acclamant Hannibal. Mais ce grand homme dut quitter l’Italie, rappelé en Afrique par le danger de Carthage, et le vieux Fabius, chargé de châtier la rebelle Tarente, la soumit à un de ces pillages systématiques, habituels aux Romains. Trente mille citoyens vendus comme esclaves, des boisseaux de monnaies envoyés à Rome, — de ces belles monnaies où l’on voit le fils de Neptune, Taras, fondateur fabuleux de la ville, brandir le trident et chevaucher un dauphin, — tous les temples dépouillés de leurs statues, l’expiation fut définitive et terrible. Le superstitieux général ne respecta que les images des divinités figurées dans des attitudes de colère : sans doute un Jupiter lançant la foudre, un Apollon perçant de ses traits les Niobides, un Persée égorgeant la Gorgone, un Hercule terrassant l’Amazone, et meurtrissant de son pied brutal le pied délicat de la belle et frêle guerrière, une Pallas montrant l’égide. Il expliqua sa résolution par un mot d’une éloquence brève et tragique comme en savaient trouver les anciens : « Laissons aux Tarentins, » dit-il, « les Dieux irrités. »
Et cependant, après ces épreuves, la molle Tarente, regrettée par l’exilé, offrait encore un asile de si paisible volupté que l’épicurien Horace et le tendre Virgile y placèrent tous deux, le premier son rêve de spirituel égoïsme, le second sa chimère d’une mélancolique retraite dans un paysage d’idylle : « Plus que tout autre sur la terre, — ce coin de golfe me rit…, » chante l’un, et l’autre : « Je me souviens, sous la tour de la haute Tarente, — au bord du Galèse qui, noir, arrose de jaunes campagnes, —j’ai vu un vieillard qui possédait bien peu — d’arpents d’une terre abandonnée, inféconde en troupeaux, — peu propice au blé, peu favorable à la vigne. — Lui, pourtant, il cultivait là de rares légumes, et, tout blancs autour, — se dressaient des lys parmi des plants de verveine et de sauvages pavots. — égalait en bonheur les rois… — N’était-il pas au printemps le premier à cueillir des roses ? … » Comme Dante a eu raison de le choisir pour son guide dans son mystique voyage, ce doux, ce plaintif Virgile ! Tous deux, en effet, ont eu l’amour passionné du sol natal. Ils ont été de grands Italiens, blessés jusqu’au cœur par la misère de ce pays, fait pour être si heureux et qui a tant souffert. Ils en ont célébré les moindres places. En traversant la Toscane, sans cesse je reconnaissais un verset de la Divine Comedie suspendu comme une guirlande de gloire ou de deuil aux portes des petites villes, et ici je trouve que des vers des Géorgiques ou de l’Éneide fleurissent encore d’impérissable poésie les endroits aujourd’hui bien déchus de cette extrémité d’Italie. Qu’elle est éloignée pourtant de Mantoue, éloignée de ce lac de Garde serré entre les pans rouges des montagnes et dont les flots bleus, d’un bleu de glacier, jettent sous le vent, qui s’appelle encore du nom presque latin d’ora, une clameur de mer :
Fluctibus et fremitu resonans, Benace marino !…
Oui, bien déchus ! Car cette Tarente moderne que je viens de visiter longuement n’a pas même ce charme d’une décadence inconsolée qui, par exemple, fait d’Otrante un inoubliable décombre d’une splendeur passée. Une ruine complète a tant de grandeur ! Ceux qui sont allés jusqu’a la pointe de la Sicile qui regardait Carthage, se rappellent ce monticule de Sélinonte et combien ces temples, abattus comme d’un souffle par le tremblement de terre, sont majestueux, dans leur total écroulement, d’une majesté qu’ils n’eurent certes pas, même quand ils menaçaient leurs colonnes gigantesques, cette mer africaine où volaient les galères Puniques. La pire déchéance, pour les cités comme pour les hommes, c’est de se survivre, et dans la médiocrité. Ramassée sur l’îlot qui servait seulement d’acropole à la ville ancienne, la Tarente actuelle est construite en maisons sordides entre lesquelles tournent des rues aussi étroites que la plus étroite calle de Venise. La population qui remue là dedans, hâve de fièvres, rongée de maladies de peau, nourrie qu’elle est de poissons et de fruits de mer, n’offre aucun caractère qui permette de retrouver le type de grâce dont sont empreintes les statuettes en terre cuite, fabriquées ici, avec un tel attrait de finesse. Même le coin de quai où se débitent ces fruits de mer, renommés dans le royaume de Naples, n’offre pas ce spectacle de grouillement qui fait de la marge du port, à Marseille, une solfatare de vitalité populaire. Cette mare piccolo, non plus, ce lac intérieur que ferme l’îlot ou pose la ville ne saurait se comparer ni à l’étang de Berre ni à la rade de Cadix, ni, plus près d’ici, à celle de Syracuse. Les collines qui l’enserrent dessinent une courbe qui n’est ni assez gracieuse ni assez grandiose. Tout hérissé de pieux qui le parsèment, ou mieux qui le mouchètent de points noirs et marquent la place des bancs d’huîtres et de coquillages, ce lac n’a pas la physionomie d’un vaste port. Du moins il ne l’avait pas sous le ciel bas qui le couvrait quand je l’ai vu, fouetté d’un vent aigre qui faisait clapoter les flots verdâtres sous la coque d’un unique bâtiment de guerre au mouillage. La nuance du jour est aux paysages de mer ce que l’acoustique d’une salle est à la musique. Ils changent, ils vivent, ils s’attristent, ils s’égaient avec l’heure qu’il est, le ciel qu’il fait, le vent qui passe. À une seconde visite peut-être reverrai-je Tarente avec d’autres yeux. Cette fois ma déception a été grande, et je la mentionne simplement.
Si je la hasarde jamais, cette seconde visite, les courageux archéologues qui sont à la recherche des monuments de la Tarente grecque auront-ils été plus heureux dans leur patient travail ? Jusqu’à présent, sur cette acropole qui fut une des gloires artistiques de la Grande-Grèce, ils n’ont découvert que deux colonnes Doriques, revêtues de plâtre. Encore l’une est-elle entamée sur le côté pour la commodité de la construction. Elles sont engagées en effet dans un couvent où elles jouèrent le rôle de piliers tout trouvés. Ce modeste rôle les préserva pourtant, comme à Syracuse d’autres colonnes, celles du temple de Minerve qui se voient encore, emprisonnées dans la cathédrale, avec leurs cannelures régulières et le coussinet sévère de leurs chapiteaux. Seulement, à Syracuse, le temple tout entier a été enveloppé de la sorte, et son architecture se reconnaît tout entière aussi, tandis qu’à Tarente les deux colonnes prisonnières ne racontent rien de l’édifice dont elles furent une portion. Cela cependant et quelques débris de vieux marbre ou de terre cuite dans trois salles décorées du nom de musée, c’est toute la poussière d’art laissée par plusieurs siècles de splendeurs sur cette colline laineuse. Il est vrai qu’un de ces fragments de marbre, une tête mutilée de Déesse, — Proserpine ou Vénus ― est admirable de sensualité triste et puissante, et, parmi les autres petites têtes détachées des statuettes funéraires, il en est de délicieuses, dignes de leurs sœurs de Tanagra par des coquetteries de coiffure et des finesses de sourire, qui évoquent tout un univers de jolies élégances féminines. Il est encore vrai qu’une dizaine des vases recueillis dans les récentes fouilles montrent des peintures d’une rare perfection. Un d’entre eux, un lékithos où se trouve figurée une scène de départ, les adieux d’un fils à son père, rayonne de beauté, à la fois morale et physique. Le cheval qu’un esclave amène est déjà aussi parfait d’exécution que pourra l’être celui de l’empereur Constantin dans la fresque de Raphaël. Il rappelle ces magnifiques animaux qui se cabrent sur la frise sacrée du Temple, je veux dire le Parthénon, dans la cavalcade des Panathénées. L’attitude des personnages témoigne d’un sens exquis du pathétique. C’est tout simple, c’est tout familier, et c’est si grand. Le secret de l’art Grec réside la, dans cette finesse à dégager la ligne unique et nécessaire qui évoque la vie et en détermine du coup comme le type éternel. Malgré les parodies académiques, malgré les pédantes déclamations des professeurs et malgré les préjugés, non moins oppresseurs, des révoltés modernes, ces doctrinaires à rebours et aussi conventionnels dans leur pédantisme de négation, quand cet art Grec apparaît, fût-ce ainsi dans quelques exemplaires de second ordre, et si incomplets, il s’empare de vous comme le soleil s’empare des yeux. L’évidence de sa supériorité est si forte que ce peu suffit pour justifier, dans son discrédit de traduction, cette épithète de barbares que les Hellènes donnaient à tous les peuples qui n’étaient pas eux.
Ils sont venus ici, ces barbares, qui ont détruit tant de civilisation délicate et raffinée, surtout de la mer. Ô ironie des légendes ! Car cette mer avait apporté aussi au monde antique la Déesse de la Beauté, cette Aphrodite que le Botticelli de Florence nous montre, portée par les vents qui sèment sur elle des pleurs et debout sur sa conque, jeune, frêle, ensorcelante d’un charme qu’elle ne sait pas encore. C’est vers cette mer, la grande, que je me suis acheminé au sortir du musée. La rangée des palais qui bordent une portion du quai de ce côté donne du moins une impression plus digne du nom que garde la ville. Quand je suis arrivé sur ce quai, le ciel toujours voilé teintait d’un violet sombre la houle mouvante, et la côte de la Basilicate qui ferme l’immense golfe détachait à ma droite sa ligne d’un violet pâle entre ce firmament plombé et cette eau presque noire. Deux îles, les Chœrades des anciens, aujourd’hui Saint-Pierre et Saint-Paul, se dressaient devant moi, et j’évoquais au hasard de l’imagination quelques-uns des personnages qui ont regardé avec des yeux aujourd’hui pour toujours fermés, ce même, horizon, — lequel n’a pas changé, lui, avec la fortune de la ville. Je revoyais les citoyens assemblés au théâtre. Soudain ils aperçoivent les galères romaines sur ces flots, et le peuple tout entier se lève pour courir aux armes. Je revoyais le Carthaginois Hannibal fouillant de son regard cette étendue des vagues, dans la dernière période sa guerre. De quel frémissement cet aventurier de génie devait être remué, plus furieux que celui des lames, à songer que ces lames iraient et viendraient indéfiniment, sans jamais lui apporter de quoi remonter vers Rome, une fois manquée ? Je revoyais les Sarrazins de 927 et leur débarquement, à la suite duquel Tarente demeura quarante ans abandonnée. Ils avaient, à la lettre, abattu toutes les maisons et tué tous les habitants. Et c’était devant ma mémoire un étrange défilé de vingt autres images : les Byzantins rentrant ici, avec Nicéphore Phocas, les Allemands avec Othon Il, puis les Normands de Roger, puis de nouveau les Sarrazins avec Frédéric II et Manfred qui porta le titre de prince de Tarente, puis les Angevins, puis les Espagnols, puis les Français, er, parmi ces derniers, par un contraste singulier du sort, un général d’artillerie qui vint prendre garnison et mourir ici en 1803, et cet officier de Bonaparte n’était autre que Choderlos de Laclos, le plus cruel des vivisecteurs de l’amour, l’auteur des Liaisons dangereuses, ce chef-d’œuvre peut-être du roman d’analyse.
Quelle énigmatique et composite figure que celle de cet homme au renom inquiétant, presque criminel, et pourquoi, venant de penser à sa fin de vie si particulière, à cette mort sur ce rivage perdu, ne puis-je plus m’en détacher ? C’est que les données contradictoires de sa biographie le rangent dans cette catégorie de talents indéfinissables, dont l’histoire morale nous irrite en nous échappant. Avant la Révolution, il est officier déjà, en garnison à Grenoble, et, au moment même où Beyle naissait là, il écrivait, lui, ce singulier livre qui ne saurait, malgré cinq ou six détails libertins, être confondu une seconde avec les badinages de Crébillon ou ce vulgaire Faublas. Comme un peintre qu’un amateur chargerait de peindre une toile de musée secret et qui exécuterait, malgré lui et par la force involontaire de son gaie, une œuvre tragique, Laclos a voulu sans doute, en composant ses Liaisons rivaliser avec les conteurs à la mode, et il a gravé la plus sombre planche d’anatomie morale qu’aucun psychologue ait jamais osée. Avec ce coup d’œil du grand moraliste qui fonctionne en nous, malgré nous, quand nous le possédons, ou plutôt quand il nous possède, ce débutant a discerné et marqué d’un trait définitif ce qui fut la sinistre plaie, la maladie mortelle du XVIIIe siècle à la veille de finir par les échafauds de Robespierre : la cruauté dans l’amour. Il en a, en même temps, démêlé les deux grandes causes : l’impuissance à sentir et l’abus de l’esprit. Il a créé, pour incarner ces deux misères, la marquise de Merteuil et Valmont, deux personnages si représentatifs, si complètement montrés et expliqués, si hardiment touillés dans leur intime essence qu’ils ont fait peur. Comprendre le mal à ce degré, c’est presque en devenir le complice, — du moins pour les lecteurs simples qui ne se rendent pas compte de ce qu’est la grande intellectualité, L’audace spirituelle du livre a beaucoup plus contribué à sa renommée d’ouvrage coupable que l’audace matérielle qui ne dépasse pas, saut en quelques lignes, — encore sont-elles presque inintelligibles à qui n’est pas averti, — ce qu’il et permis de montrer, du moment que l’on étudie les passions l’amour. C’est un procès littéraire à réviser. Car si le livre est périlleux comme tous ceux où les passions sont trop profondément étudiées, il n’est pas immoral, et il ne pouvait pas l’être. On est trop porté à confondre ces deux termes, et à croire que l’influence d’un ouvrage est uniquement dans cet ouvrage. S’il y a des livres qui nous corrompent, il en est beaucoup de moraux, mais par qui nous nous corrompons. La moralité n’est que l’expression pratique des lois de la vie de l’âme, er, quand on aperçoit cette vie de l’âme avec le génie de Laclos, ne le voulût-on pas, on est moral parce qu’on ne peut se retenir d’énoncer ces lois. On n’a pas assez remarqué par quelle logique vengeresse les deux roués du roman, la marquise et Valmont, sont conduits, sont comme traînés à se haïr, à se détruire l’un l’autre. Lui, Valmont, croyant se posséder absolument, se laisse prendre à l’amour de Mme de Tourvel, tout en l’assassinant de duretés. Elle, la marquise, une féroce envie pour cette même Mme de Tourvel l’affole et la précipite aux pires imprudences pour lui faire mal et se venger de cette étrange humiliation. Et qu’est cette femme, cette tendre et infortunée présidente qui triomphe ainsi, en en mourant, hélas ! de ces deux scélératesses, sinon une simple et douce amante, un cœur qui bat vraiment et qui se donne ? C’était déjà beaucoup d’avoir, dans ce livre unique, écrit, si l’on peut dire, le testament sentimental de toute une société. Laclos en resta là de son talent de romancier. Nous le retrouvons sous la Révolution, familier du Palais-Royal, confident du duc d’Orléans et confident directeur, conseiller d’ambition et d’intrigues, qui rêvait de peut-être devenir le Warwick d’un roi fait par lui et pour lui. Il s’attache toujours un intérêt de curiosité à voir ainsi les théoriciens supérieurs de psychologie passer de la pensée à l’action. Qu’est-ce, quand l’action est de cet ordre mystérieuse et terrible à la fois, mêlée au drame le plus sanglant de l’histoire moderne ? Qu’on aimerait que la plume des Liaisons eût tracé l’histoire de ces intrigues et les portraits des héros de 90 avec cette même sureté de traits qu’elle avait fait les héros de 8o, qui préludaient par les infamies du cœur aux infamies de la politique ! Qu’on aimerait à savoir aussi quelles idées promenait sur ce rocher de Tarente cet observateur, désenchanté dès ses trente ans, et qui, ayant repris du service sous Bonaparte, disposait ses batteries sur ce tort dont je vois les tours en ce moment dresser leur masse dans le soir qui tombe ? Et la voix de la mer clame sa grande parole inintelligible qu’elle a jetée, toujours pareille, aux innombrables hôtes que la destinée a immobilisés une minute ou des années à cette place, sur ce rocher tant regretté par son poète… « Loin de Tarente, et cela m’est plus dur que la mort ! »
XXIV
Tarente, le 28 novembre.
Le tout petit musée visité deux fois, et deux fois les ruelles de la vieille ville, que faire à Tarente lorsque l’on n’est ni ingénieur maritime, ni collectionneur de coquillages ? François Lenormant, qui remplace ici, comme il arrive aux voyageurs professionnels, l’impression par le renseignement, rapporte dans sa Grande-Grece que le mare piccolo enferme en ses six lieues de tout quatre-vingt-seize espèces de poissons classés. « Quant aux coquillages, » ajoute-t-il avec un enthousiasme de néophyte, « le catalogue compte cent cinquante variétés de mollusques et d’échinodermes ! … » D’autre part, le gouvernement italien, préoccupé de donner au pays une marine digne de sa longue ligne de côtes, a beaucoup amélioré le merveilleux port naturel que forme la vaste nappe intérieure. L’îlot actuel où Tarente serre ses maisons malsaines, et qui fut une presqu’île autrefois artificiellement détachée, a été détaché davantage encore. Un goulet a été creusé, profond comme un bras de mer, et franchi par un pont mobile, qui s’ouvre pour laisser passer les plus hauts bâtiments. On a même commencé de bâtir, par delà ce pont, une cité neuve avec de hautes maisons et de larges rues. Mais elle est tout ensemble morte et inachevée, On y sent la hâte d’une résolution soudaine, un parti pris de violenter le temps, puis un demi-abandon, faute sans doute de ressources suffisantes. Cet essai de rajeunissement moderne jure d’une manière presque plaisante avec les enseignes des boutiques qui portent sans cesse, au contraire, la trace d’un culte pour le passé. Vous trouverez dans cette Tarente neuve des cafés dédies à Archytas, des, brasseries à l’enseigne del Peripato ! Pourquoi ce culte du passé n’existait-il pas au sicle dernier, et ne s’appliquait-il pas aux restes du Moyen-âge, puisque les restes de l’antiquité avaient disparu ? La belle cathédrale normande, vouée à San Cataldo, l’apôtre Irlandais du pays, n’aurait pas été déshonorée par les remaniements et le badigeon qui la rendent méconnaissable… Le mieux est donc de ne pas s’attarder ici et de profiter du passable hôtel pour quelques excursions faciles au château d’Oria, par exemple à Manduria et surtout à Métaponte.
Je reviens aujourd’hui de cette dernière ville, ou plutôt de la station qui s’appelle ainsi. Rien plus encore que Tarente, ce n’est qu’un souvenir, et le classique : etiam periere ruinæ, dont nous fîmes un tel abus dans nos vers latins de collège, est ici implacablement vrai. Métaponte ! Ce nom évoque le souvenir de Pythagore, qui vint mourir là, et celui aussi de la plus riche culture, symbolisée par le bel épi des monnaies incuses frappées sous l’ancienne république, épi de moissons miraculeuses, si élégant, si large, si chargé de grains. — Voici, en regard de cette image lointaine, la réalité actuelle : à peine le train a-t-il quitté Tarente, qu’une plaine commence de s’étendre, indéfinie et déserte. Déserte est la dune sablée que longe la voie et où la mer roule ses lames grises avec sa monotone plainte. Des rivières traversent cette solitude pour aller vers cette mer. Des rivières ? Non. Des lits de cailloux desséchés par l’ardeur du dernier été. Une eau jaunâtre y stagne plutôt qu’elle n’y coule. C’est le royaume de la Malaria, de ce fléau dévastateur, représenté, disent certains mythologues, par ces monstres des fables antiques, hydres, dragons, ou simples brigands, vaincus par les Dieux. Ce monstre de la légende aurait été ici Abybas, fondateur légendaire de Métaponte, funeste héros qu’aurait rencontré Hercule, occupé à ramener à travers l’Italie les bœufs de Géryon. Abybas fut-il l’hôte, fut-il la victime du grand justicier ? Ici les commentateurs diffèrent, quoiqu’ils s’accordent, d’après Lenormant, à expliquer le nom de Métaponte par le nom du fils de cet Abybas, Métahos, — l’enfant né après le passage des bœufs. — Le document certain, c’est qu’aux temps de la guerre de Sicile, la riche Métaponte aida puissamment le général athénien Nicias en hommes, en argent, en provisions. Aujourd’hui elle n’a d’existence que par les neuf lettres peintes sur une enseigne de gare ! Cette gare est, d’ailleurs, assez importante puis qu’elle marque le point de bifurcation pour les voyageurs venus de Naples et qui vont soit vers Reggio, soit vers Tarente et Brindisi. Autour des bâtisses d’exploitation, de pauvres maisons se dressent, six ou sept peut-être. Elles servent à loger les familles des employés, et le personnel des locataires doit être souvent renouvelé, si l’on en juge par le visage de ceux qui vérifient les billets et enregistrent les bagages. Les yeux trop noirs brûlent dans des teints verdâtres. L’imperceptible germe du poison, contre lequel est impuissante la verdure des grands eucalyptus, court dans les veines épuisées. Les plus récemment arrivés se reconnaissent à la fraîcheur relative de leurs joues et de leurs prunelles. Ce sinistre coloris de mort n’y est pas empreint au même degré. Mais quoi ? L’homme est marié. Il a des charges. Il faut de l’argent. La paye est plus forte. Tel autre a passé la qui n’a pas succombé. Ce sont des précautions à prendre, on tes prendra. Le misérable ménage accepte donc la place offerte, et, après quelques années, le démon de la fièvre a fait sa besogne. Tous sont morts ou mourants. Il semble qu’Héraclès, le génie du travail, au lieu de passer par cette plaine pour la rendre comme autrefois habitable et prospère, n’y fasse plus qu’un office, de bourreau, et qu’il se venge ainsi du nouveau Dieu dont le culte a succédé au sien.
L’intérêt d’une promenade à travers cette campagne funeste réside dans une visite aux restes d’un temple Dorique, de destination incertaine, et qui se trouvait, estime-t-on, à deux kilomètres au nord de la cité disparue. Ce débris porte le nom romantique de table des Paladins, — Tavola dei Paladini « On l’appelle ainsi, » me dit le paysan qui me conduit vers cette ruine, « parce qu’on a entendu raconter aux vieux que des hommes six fois grands comme nous venaient y manger ! … » Il cligne son œil, et, secouant sa face couleur d’olive, il prononce la parole nationale par excellence, celle qui se prête également aux plus aveugles superstitions et aux plus diplomatiques scepticismes : « Chi lo sa ?…» et il ajoute : « On a trouvé leurs tombes pourtant, et elles étaient faites pour des gens comme nous… » Ce raisonnement parait troubler beaucoup son intelligence, aussi lente que la charrette de bois non suspendue dans laquelle il me voiture. Deux mulets étiques la traînent, attelés l’un dans le brancard, l’autre par côté. Les deux grandes roues suivent la double ornière du chemin, où elles enfoncent parfois jusqu’au moyeu. Le paysage s’est fait plus vide encore, maintenant que me voici à cinq cents mètres des bâtisses rangées autour de la gare et qu’un pli de terrain les cache. La lande se déploie, sauvage et nue. Des moutons y paissent, conduits par un berger vêtu de peaux de bêtes qui ne sont ni taillées ni cousues. Des ficelles nouent ces toisons d’un blanc jaunâtre et maculé de houe autour du torse, des bras et des jambes de ce pâtre, probablement très analogue à ceux qui servirent de modèle à l’enchanteur Théocrite, quoique lion n’imagine pas un animal humain de cette brutalité récitant les délicieux vers du Cyclope :
Nicias il n’est pas de remède à l’amour,
Il n’est, pour adoucir sa brûlure sauvage,
Ni baume bienfaisant ni magique breuvage,
Rien que le charme pur des Muses….
Ce berger regarde là-bas, assis à terre, vers les montagnes de la Calabre qui bordent de leurs lignes vaguement bleues et des neiges de leur cime cet horizon désolé. Qu’elles sont loin, et loin la mer qui, à droite, tremble par instants ! Un ciel d’automne, où d’informes nuages se déchiquettent sous le vent, enveloppe cette solitude par-dessus laquelle volent des oiseaux de proie. Ils tournent, ailes éployées, fouillant la grande plaine de leur avide regard. Aussi les peureuses alouettes que font lever les chiens qui suivent la voiture : — Regina, Cacciatore et Polycastro, — ont-elles tôt fait de s’abattre à quelques pas plus loin. Les cahots succèdent aux cahots tandis que les colonnes du temple ruiné grandissent à mesure, mais à mesure aussi le malheureux mur de cimetière dont une précaution inintelligente les a entourées. Il serait si facile de remplacer par une grille cette absurde maçonnerie qui gâterait, si c’était possible, la beauté de cette ruine, si mélancolique et si grandiose dans ce vaste cadre de silence et de sauvagerie !
Mais non, la beauté de la ruine est la plus forte. Une fois la porte à claire-voie poussée, et devant ces reliques séculaires, l’impression s’impose, irrésistible, immédiate et profonde. Quinze colonnes seulement sont debout. Elles suffisent à vous émouvoir autant que les édifices presque intacts de Pæstum, quoique d’une émotion un peu autre. C’est surtout ici un saisissement moral. L’artiste doit aimer cette ruine de Métaponte moins que le poète, malgré qu’elle fournisse un exemplaire accompli de cet ordre Dorique si sévère et si fort, avec son absence d’ornements, ses chapiteaux nus, sa base posée à même le pavé, la sensation qu’il donne d’un poids simplement et intelligemment supporté. Ces colonnes offrent ce caractère particulier que, pour une raison de solidité, le coussinet du chapiteau déborde un peu. L’architrave n’est pas tombée ce qui explique le surnom de « table » appliqué à toute la ruine. Mais c’est vraiment par miracle qu’il en est ainsi. Car le vandalisme commun aux seigneurs et aux paysans du Moyen-âge a travaillé là comme ailleurs. Trouvant dans ces pierres des édifices antiques des matériaux préparés, ils dépeçaient ces nobles asiles des Dieux dépossédés, comme Robinson faisait son vaisseau. Ici les pierres des escaliers ont été arrachées, arrachées qui marquaient la place du mur de la Cella. Les frontons ont été détruits, et, pour qui n’aurait pas l’idée de l’ordonnance constante des temples grecs, aucun indice ne révélerait le dessin primitif de la construction. En revanche, l’art le plus savant n’aurait pas combiné un plus fier symbole du destin réservé à toute chose humaine, un commentaire plus éloquent du Debemur morti nos nostraque… La forme de ces ruines en fait vraiment un autel dressé à cette invincible Mort, à la souveraine Déesse d’ici-bas, dans ce désert qui prend lui-même, par place, de vagues formes de nécropole. Les ondulations marquent la place occupée jadis par la ville dont la poussière est mêlée à ce sol. On raconte qu’à l’époque de la moisson et dans les parties cultivées de la plaine, de longues rangées d’épis plus courts et leur jaunissement prématuré aident à retrouver les lignes où durent être les rues. On dit aussi que, dans les champs nouvellement dénichés, sans cesse la charrue du laboureur retourne des fragments de statues, des armes, des monnaies. Tristis arator, disait déjà plaintivement le rendre Virgile que l’on imagine tout jeune dans les champs de Mantoue, regardant sur le visage vieilli des pauvres paysans la trace de cette tristesse inconsciente que son précoce génie y devinait déjà. Cette épithète est trop vraie des cultivateurs qui vont ainsi, arrachant à cette terre empestée des morceaux épars où se discernent de vagues monuments d’une gloire à jamais détruite, et ces morceaux sont quelquefois des merveilles d’art, comme deux mains de marbre, deux adorables mains d’une statue de femme que l’on garde provisoirement dans une grange près de la gare, en attendant de les transporter au musée de Tarente. Elles sont, ces mains qui traînent parmi des débris informes, fines à rendre amoureux du corps qu’achevait leur délicatesse, pures à y mettre un baiser comme sur des mains de chair et si mélancoliquement mutilées et vivantes !
Il y a bien encore à Métaponte d’autres fragments d’un temple déblayé par le duc de Luynes, ce grand seigneur archéologue qui a tant fait chez nous pour l’étude de cette glorieuse et dévastée Grande-Grèce. Mais ils sont trop dispersés pour rien apprendre à un voyageur qui n’est pas un savant. Des tombeaux ont été aussi découverts, mais ils ressemblent à tous ceux du même genre. Aussi ne m’attendais-je pas, en regagnant le souple bouquet d’eucalyptus qui masque la place de la gare, à emporter de cet endroit maudit un autre souvenir que celui de cette table des Paladins dressée dans ce désert… Par bonheur, le train est en retard, et de plusieurs heures, à cause d’un accident survenu à un des ponts de la voie. Les employés sont de loisir, et plusieurs entourent un paysan borgne qui joue de la guitare, et voici que l’un d’eux, qui est du Pizzo prenant cette guitare, commence de chanter une chanson de Calabre d’une si pénétrante poésie qu’en ayant compris quelques paroles j’ai voulu les transcrire toutes sous sa dictée, avec le regret de ne pouvoir les envoyer à feu Claude Larcher pour servir d’exergue à sa Physiologie de l’amour si étrangement interprétée par mes meilleurs amis et cruellement calomniée: « Devant la porte de l’enfer, je vis un vieillard pleurer encore son amante. — Et je lui dis : Pauvre, tiens-toi allègre, — car petit à petit s’en va le chagrin. — Va, les peines de l’enfer ne sont rien — qu’à peine un songe pour qui perdit son amante. —Et celui qui la perd morte, ce n’est rien. — Car petit à petit s’en va son chagrin, — Mais qui la perd vivante souffre un feu brûlant, — et qui chaque jour le ronge plus avant… » Et le chanteur ajoute, faisant, par un hasard d’instinct ou de langage, une distinction qui eût ravi le défunt physiologiste : « Ce n’est pas une chanson d’amour mais de passion ! …. »