Jean de Beauregard, Du Vésuve à l’Etna et sur le littoral de l’Adriatique, Lyon, Vitte, 1895, pp. 197-215.
CHAPITRE II
TARANTO (Tarente).
Sur le sable fin du littoral, le petit train de Metaponto à Taranto glisse lentement, au milieu de la lande stérile et à peu près déserte : seules, quelques plantes rabougries jettent incidemment une note verte sur l’immense nappe grise du paysage. Dans le voisinage de Taranto, celui-ci se ponctue de taches jaunes, produites par la présence des gisements de soufre, dont l’exploitation met, tout autour, sur le sol, de longues traînées d’or. À l’horizon, perdues comme des coquilles de noix au milieu de la mer, de petites barques de pêche se balancent, filets tendus, jusqu’à l’heure du retour. Puis, à un crochet de la voie, apparaît soudain, surnageant au milieu des flots qui semblent l’envahir, la presqu’île allongée d’où émerge, aux feux du soleil levant, un paquet de vieux murs noircis auxquels s’appuient d’immenses constructions toutes blanches c’est Taranto, avec son « borgo nuovo » , adossé à la vieille ville.
Par une avenue étroite, ouverte sur la crête d’une mince langue de terre, je pénètre, de la gare, dans la vieille ville. Chemin faisant, je traverse je ne sais combien de ponts : de l’eau, partout, un peu comme lorsqu’on arrive à Siracusa.
Nous voici sur la petite place qui coïncide avec l’entrée proprement dite de la ville, et où déjà, malgré l’heure matinale, fourmille la foule. La chaussée est tapissée d’échoppes en plein vent, marchands de poissons, bouchers, cordonniers, etc., autour de qui se pressent les curieux et les acheteurs. Cette place forme, pour ainsi dire, le sommet d’un triangle, dont la base serait figurée par la nouvelle ville, au sud-est, au-delà du canal qu’enjambe le « Pont tournant » (Fig. 35), et dont les côtés seraient respectivement dessinés par les rives du golfe de Taranto, à droite, et celles de la petite mer, « mare piccolo », à gauche. De la place susdite partent trois grandes artères qui longent, ou traversent, la vieille ville, du nord au sud. À droite, large et bien tracée, la « via Vittorio Emanuele », que soutiennent de beaux et robustes parapets qui plongent dans la mer ; à gauche, séparée du rivage par les débris en ruines d’anciens remparts, la « via Garibaldi » ; et, au centre, tantôt montant, et tantôt s’abaissant, la grand rue de Taranto, « strada maggiore », qui porte successivement différents noms empruntés tour à tour aux monuments voisins, tels que le dôme, ou 1’hôpital, et qui, tortueuse et étroite, n’est relevée par aucun avantage matériel.
À l’entrée de la via Garibaldi, se trouve la « Pescheria », ou marché aux poissons. C’est proprement le quartier des pêcheurs ; et c’est là que persistent, avec le plus de ténacité, dans les habitudes comme dans le langage, les souvenirs grecs de Taranto qui fut, comme on sait, fondée, aux bords du Galèse, par des Parthéniens de Sparte, sous les ordres de Phalante, en 707 avant J.-C., et qui, plus tard, devint l’une des plus florissantes cités de la Grande Grèce, et l’une des plus puissantes. Au temps d’Auguste, Taranto exerçait, par les agréments et les avantages de son séjour, un charme de séduction qui lui attirait la visite des plus hauts personnages. Patriciens et artistes se plaisaient à l’envi à s’y établir en villégiature et Horace a écrit, dans une de ses odes, quelques vers très flatteurs, qui laissent soupçonner tout ce que les Romains éprouvaient de plaisir à s’y installer temporairement :
De Tibur suis-je exclu par la Parque méchante ?
Aux rives du Galèse, aimé des blancs agneaux,
J’irai, dans ces vallons où vint régner Phalante,
Demander le repos.
Entre tous, il me rit, ce petit coin de terre :
Sur l’Hymète, crois-moi, le miel n’est pas plus doux ;
Et ces verts oliviers, dont Vénafre est si fière,
Des siens seraient jaloux.
Là, sous un ciel clément que Jupiter gouverne,
Un long printemps succède à des hivers bénins ;
Là, chéri de Bacchus, Aulon peut de Falerne
Défier les raisins.
Aujourd’hui, le langage des pêcheurs de ce quartier de Taranto est semé encore d’expressions grecques : et, de même que, à Messina, nous avons remarqué, sur les enseignes des magasins du quai, près du port, nombre d’allusions aux origines helléniques de la cité, ainsi, à Taranto, en trouvons-nous encore, et lisons-nous, par exemple, au-dessus du pavillon du premier photographe de la ville, R. de Liguori : « Stabilimento alla Magna Grecia».
Aulon, le fameux coteau de la Calabre, dont parle Horace, donne, maintenant encore, des raisins savoureux ; leurs grappes énormes, aux graines allongées et couvertes d’une peau vermeille, sont une séduction pour les yeux, avant d’être un régal pour le palais : tels devaient être, j’imagine, les raisins historiques, que l’on rapporta autrefois de la Terre Promise, pour les montrer au chef du peuple de Dieu.
Sur les murs ébréchés des antiques fortifications, sèchent, étendus au soleil, dans toute la longueur de la Via Garibaldi, les grands filets de pêche. Quoique pauvre, ce quartier du « Vico greco » est d’un aspect agréable. La pauvreté n’y est point sordide : les maisons, badigeonnées de blanc, ont, en saillie, à tous les étages, des balcons où se balancent des fleurs, et dont quelques-uns sont fort jolis. Aux fenêtres, sont accrochés de modestes stores coloriés : pas une harde qui pende ; pas de linge au séchage rien qui rappelle les rues du vieux Napoli, ni leurs « expositions » permanentes, sinon, dans les « vicoli » transversaux qui mettent en communication les trois grandes artères, le même entassement de la population indigène et des nuées d’enfants, qui semblent pousser là comme les champignons dans les bois. Allons ! le monde n’est pas près de finir.
Les trottoirs sont un luxe inconnu, dans la vieille ville on s’y gare des voitures, comme on peut. Pour ne point être écrasé, je m’efface, dans la Strada maggiore, sous le porche de l’entrée du Palais archiépiscopal. Une grande cour, mal sablée, sert de terrasse aux bâtiments, qui sont eux-mêmes dans un état de délabrement indescriptible. À côté, la cathédrale « San Cataldo », sans être très remarquable, sous le point de vue architectural, fait pourtant meilleure figure. Sa décoration est moderne, et la tenue en est irréprochable. Je dis : la tenue « de la cathédrale », non celle des fidèles, dont j’ai eu l’occasion de parler ailleurs, et sur la mauvaise impression de laquelle je ne veux point revenir. En sortant, je remarque, à gauche, dans l’enfoncement d’une chapelle, un grand Christ et, au-dessous, la statue de la Madone, devant lesquels, debout, une vieille femme parle, à voix haute, et gesticule, en interpellant les saintes Images. C’est ainsi que les gens du peuple traitent leurs affaires avec le bon Dieu, dans le sud de l’Italie.
Au bout de la grande artère centrale, s’ouvre la large tranchée qui conduit au « Borgo nuovo ». Les réverbérations éclatantes, dont on souffre en longeant les maisons badigeonnées de la Via Garibaldi, redoublent ici de violence. Tout est blanc, d’un blanc cru et intense, dont on a peine à se défendre avec les verres fumés les plus épais : la route est blanche ; blanches sont les façades des constructions neuves qui s’alignent sur le quai, par-delà le canal ; et la mer elle-même a la blancheur et les reflets d’une nappe d’argent, qui miroite aux feux du soleil. Cela suffit à expliquer pourquoi la population de Taranto est si généralement affligée d’ophtalmie nulle part je n’ai vu autant d’yeux chassieux, ni autant de paupières rouges et enflammées tels, des lapins angoras, dans leurs tanières.
Un canal profond, large de vingt-cinq à trente mètres, sépare la vieille ville du Borgo nuovo, et fait communiquer les eaux du golfe avec celles de la petite mer : on le franchit sur un pont gracieux, « Ponte girevole », dont le tablier volant se divise en deux parties, et tourne, pour laisser passer les bâtiments de haut bord et les navires de guerre.
Au-delà, entre le canal et la campagne, Taranto « moderne » profile, sur un plan rectiligne, les façades de ses élégantes constructions. C’est une ville en création, qui promet d’être fort belle, dans un avenir prochain. Ses rues sont larges, et bien tracées ; son jardin public, habilement dessiné ; ses hôtels, aussi confortables que ceux des cités les plus prospères. L’Hôtel de l’Europe, en particulier, avec ses terrasses au bord du « Mare piccolo », et ses vastes salles, a quelque chose de princier : c’est de ces terrasses qu’est prise la vue du vieux Taranto, que j’ai donnée ci-dessus ; vu de là, le port des pêcheurs se développe, dans son entier, en une courbe gracieuse, et a un aspect extrêmement pittoresque. Mais il faudra quelques années encore avant que la nouvelle ville soit en possession de tous ses avantages ; outre que la cage n’est pas, actuellement, tout à fait finie, il y manque encore beaucoup d’oiseaux. Cela viendra avec le temps.
Un dernier souvenir sur Taranto.
Tout le monde a entendu parler de la danse italienne connue, en musique, sous le nom de Tarentelle, et ancrée si profondément dans les mœurs des habitants du midi de la péninsule. Le nom, comme les origines, de cette danse se rattachent étroitement à l’histoire de Tarento, mais d’une façon assez bizarre. Dans la zone triangulaire dont les angles sont limités respectivement par Taranto, Brindisi et Otranto, existe une araignée, dont le nom scientifique est « lycose tarentule » et le nom vulgaire et spécifique, « tarentule », en italien, tarantola. Cette araignée est venimeuse. Toutefois, son venin n’est dangereux que pour les insectes qui lui servent de nourriture. Lorsqu’elle atteint accidentellement les personnes, sa piqûre, qui n’est point mortelle, exerce sur le système nerveux une influence morbide, que la médecine désigne sous le nom de « tarentisme », et qui offre ce caractère particulier de développer de semblables malaises nerveux chez quiconque voit un malade déjà affecté de tarentisme. Le tarentisme a régné, dans la Pouille et l’Italie méridionale, pendant une partie du XVe, du XVIe, et du XVIIe siècles : il s’est éteint, depuis. Mais comme, d’une part, cette maladie nerveuse donnait une extrême envie de danser, et que, d’autre part, le sentiment populaire affirmait qu’elle se guérissait surtout par la danse et par la musique, on se livra, en Italie, durant trois siècles, avec une véritable frénésie, à la danse appelée, pour tous ces motifs, « Tarentelle ». Quand on débarque à Capri, et tandis qu’on déjeune sur la terrasse de l’Hôtel Bellevue, on est à peu près sûr de voir arriver quelques indigènes, qui s’offrent à exécuter, sous vos yeux, une tarentelle et à vous faire les honneurs de la danse locale. Le rythme de la tarentelle, bien qu’un peu banal, est joli ; et, dans son cadre modeste, les maîtres modernes, Frédéric Chopin, par exemple (Op. 43), n’ont pas dédaigné de jeter quelques-unes de leurs belles inventions. L’une des plus typiques compositions contemporaines, dans ce genre, est la Tarentelle (Op. 14) de Nicolas Rubinstein, le frère d’Antoine Rubinstein, le plus grand pianiste de ce siècle avec F. Liszt, et malheureusement disparu trop tôt, comme lui ! Les Tarentelles de Scharvenka (Op. 5 I), de Nicodet, de Moszkowski (Op. 27), de Stéphen Heller (Op. 85 et 137), pour ne citer que les plus en vue, sont d’ailleurs connues de tout le monde.
CHAPITRE III
BARI; ANCONA (Ancône); RIMINI; SAN MARINO (Saint-Marin),
Un dimanche soir, vers huit heures, le train de Taranto m’amenait à Bari, après une de ces journées torrides si fréquentes en Italie, même au mois de septembre. Le trajet entre les deux villes m’avait paru court, moins peut-être parce qu’il s’effectue en trois heures et demie (115 kilomètres), que parce que la route en est agréable. Ce n’est plus, ici, la lande déserte et désolée, mais la belle campagne, en pleine culture ou encore, le pittoresque paysage d’une région secouée autrefois par les éruptions volcaniques, et où la nature grandiose a multiplié les sites sauvages et accumulé les torrents. Sur le treillis de fer de légers et hardis viaducs, le train enjambe des précipices profonds, dont la vue seule donne le vertige, et saute, en se jouant, pardessus les trous béants des abîmes. Çà et là, de coquets villages, piqués aux flancs des collines, mettent une note humaine dans la campagne solitaire et silencieuse ; un bourg surtout, un gros bourg, Massafra, que l’on trouve après avoir quitté Taranto, attire l’attention : l’on n’imagine rien de plus pittoresque que la disposition des maisons de ce bourg, qui s’étagent, en amphithéâtre, sur les bords à pic du large ravin qui le coupe en deux ; et l’on se demande, aucune passerelle n’étant là pour les souder, comment se font, d’une rive à l’autre, les communications.
Comme je me préoccupe de dîner, en arrivant à l’hôtel Risorgimento, le propriétaire me répond qu’on ne « mange » pas à l’hôtel, mais à la succursale que la maison a ouverte, au vieux port. Et il me donne un « chasseur » pour m’y accompagner.
Je n’espérais pas avoir la main aussi heureuse. Je tombe, à Bari, au milieu d’une fête populaire ; et, quand j’arrive sur la terrasse de l’hôtel, laquelle est construite sur pilotis et domine les flots, on lançait un ballon lumineux et l’on commençait à tirer un magnifique feu d’artifice. Tous les plaisirs à la fois ! C’était, en effet, ce soir-là, la fête annuelle de la Madone « del Pozzo », la protectrice attitrée des marins, quelque chose comme Notre-Dame de la Garde, transportée à Bari.
Une foule énorme avait envahi joyeusement les quais du vieux port. Le feu d’artifice achevé, elle se répandit sur la promenade voisine, le « Corso Vittorio Emanuele », qui scintillait de lumières et où la musique du 44me régiment d’infanterie allait donner une audition. Un jeune sous-chef dirigeait les artistes, dont le programme était assez chargé. J’entendis là, perdu dans la foule, deux pièces charmantes : une Mazurka brillante, de Filippa, et « Il regente », une excellente symphonie de Mercadante.
Le lendemain, de bonne heure, j’explorais la coquette petite préfecture.
Bari est une réduction de Torino, du moins pour toute la ville neuve, laquelle occupe les trois quarts de sa surface : un centre commerçant, desservi par la voie ferrée et par deux ports. Le port vieux, qui confine â l’ancienne ville, n’a plus aujourd’hui qu’une importance secondaire et ne sert plus qu’aux pêcheurs ; mais les arrivages et les transactions sont considérables, au « nouveau port ». Adossé aussi aux masures et aux vicoli de la vieille ville, il n’est séparé de la ville neuve que par les prisons du Château-fort, dont la masse imposante s’élève, à l’est du boulevard, sur l’amas des constructions voisines.
Je m’engage, au-hasard, dans les ruelles serpentantes de la vieille ville : il y a encore, aux fenêtres, les lampions qui flambaient, la veille, en l’honneur de la Madone, et, de distance en distance, des étoiles de verres de couleur, jetées d’une maison à l’autre et se balançant au-dessus de la chaussée. La cathédrale S. Sabino est dans cette zone : son campanile me rappelle la tour mauresque de Sevilla, en Espagne. À l’origine, c’était un des beaux monuments byzantins de l’Italie méridionale mais elle a subi, à travers les siècles, tant de retouches, et de si maladroites, qu’il ne reste, actuellement, pour témoigner de sa splendeur primitive, que quelques jolis motifs d’architecture, aux portes et aux fenêtres, à l’extérieur. L’intérieur est nul, ou à peu près. L’on peut en dire autant, malgré ses mausolées, de « S. Nicolas », qui se trouve à quelques pas du Dôme.
Le voisinage de la ville moderne a déteint sur la vieille ville : à rencontre de ce que l’on voit ailleurs, toutes les ruelles sont ici extrêmement propres. La seule différence à signaler entre les maisons des deux villes, c’est que, dans les vieux quartiers, elles sont généralement très hautes : dans le Bari moderne, au contraire, elles n’ont ordinairement qu’un étage. Mais tout cela est tiré au cordeau, et tenu avec une propreté qui frise la recherche.
Un coin curieux de la vieille ville, et où la vie déborde, c’est la « Piazza Mercantile », où l’on voit, à l’un des angles, un « lion », dont le collier porté ces deux mots : Custos justistiae. Voilà un gardien aussi débonnaire que décoratif. De son piédestal, il préside gravement aux négociations du marché qui se tient, le matin, sur la place, et assiste aux discussions fréquentes des pêcheurs et des « facchini ». Un couloir, pratiqué au rez-de-chaussée des maisons, donne, aux magasins en enfoncement, la fraîcheur dont ils ont besoin pour se défendre contre l’ardeur des rayons solaires tombant perpendiculairement sur la place.
Le Corso est un magnifique boulevard, planté de beaux arbres, très large et très long, qui part du vieux port pour aboutir à la « Piazza Garibaldi » près du nouveau port. Les habitants de Bari, qui se piquent de dilettantisme et qui ont, comme ceux de Catania, la mémoire du cœur, ont élevé, au milieu de la promenade, en une statue monumentale, en marbre de Carrare à leur illustre compatriote, Nicolas Piccini, qu’ils regardent justement comme une de leurs gloires.
L’histoire de Piccini est fort curieuse. Son père, musicien de valeur, le destinait à l’état ecclésiastique et l’avait envoyé au séminaire. Mais l’enfant, qui savait de qui tenir et qui était très heureusement doué, ne s’intéressait que médiocrement aux études littéraires et passait une partie de son temps à écrire les airs d’opéra qu’il avait entendus, ou à jouer du clavecin, quand quelque heureuse circonstance lui permettait d’en trouver un à sa portée. Un jour, l’évêque de Bari le surprit, au clavecin, tandis qu’il se livrait à sa passion favorite. Ce prélat, qui était, par bonheur pour le jeune Nicolas, doublé d’un artiste, eut vite fait de constater ses merveilleuses dispositions et de deviner son talent. En homme intelligent, il engage son père à l’envoyer, du séminaire, au conservatoire. Et bientôt l’enfant entrait à l’école de Sant’Onofrio, où il demeurait jusqu’à l’âge de vingt ans. Là, sous la forte discipline d’un maître célèbre, Léo, il se distingua par ses progrès rapides et soutenus, et se prépara, sans le savoir, à la lutte redoutable qu’il devait, un jour, soutenir, contre Glück.
Ses premières œuvres, sans avoir cette perfection achevée que donnent le développement du talent et l’expérience, suffirent cependant à révéler en lui un musicien de marque. Toutes les grandes scènes de l’Italie mirent ses partitions au répertoire ; le public le combla de ses faveurs et il arrivait à la cinquantaine et jouissait, dans sa patrie, d’une gloire indiscutée, lorsqu’il eut la malencontreuse idée de céder aux invites qu’on lui adressait de Paris, et vint s’installer en France. Un homme de génie, Glück, était alors en train de révolutionner notre scène lyrique. Mais sa réforme trouvait un certain nombre de contradicteurs. Ceux-ci se jetèrent du côté de Piccini et ce fut le commencement de la fameuse querelle des Glückistes et des Piccinistes qui troubla, pendant tant d’années, la pacifique République des Beaux-Arts. Sur un même sujet, « Iphigénie en Tauride » on mit aux prises les deux artistes. Finie la première, et représentée en 1779, la partition de Glück, qui est un pur chef-d’œuvre, eut un succès immense. Piccini eut le tort, deux ans plus tard, de faire représenter la sienne, qui n’était qu’une œuvre fort estimable : il sortit vaincu, d’une lutte inégale, celle du talent contre le génie. Revenant alors dans sa patrie, il n’y retrouva pas l’enthousiasme, ni même la faveur, des anciens jours. Découragé, il passa une seconde fois les monts, avec l’espérance tardive de rencontrer, à l’étranger, plus de justice que parmi ses compatriotes. La France du Directoire lui fit une ovation, et le pensionna, en même temps qu’elle créait, exprès pour lui, une place, au Conservatoire de Paris. Mais sa santé, ébranlée par les contrariétés et minée par le travail, ne lui permit point de jouir longtemps de ces avantages. Il s’éteignait, à la campagne, à Passy, le 7 mai 1800, tout auréolé de gloire, et laissant une œuvre maîtresse, « Didon », et quelques opéras comiques d’une valeur indiscutable. Au point de vue technique, il y a, entre Glück et Piccini, cette différence que le second, enclin à mettre la mélodie au premier plan, a conservé les formes traditionnelles des morceaux lyriques, tandis que le premier, plus hardi, a introduit une coupe d’air différente, et a donné plus souvent la parole à l’orchestre mais, chez tous deux, les précédés portent le cachet du maître chacun en a simplement varié l’usage, selon le caractère de son génie personnel.
Sur le socle de la statue qu’on lui a élevée, à Bari, l’on a gravé ces mots :
A NICCOLÒ PICCINI
LA PATRIA
L’œuvre, qui est absolument magistrale, est signée par l’un des meilleurs statuaires italiens contemporains, Gaetano Fiore : elle fait honneur à l’artiste autant qu’à la ville. Piccini est représenté debout, dans un élégant costume Louis XV, les cheveux canonnés et poudrés à frimas, une plume dans la main droite, sa partition de « Didon » dans la main gauche, le bas du corps appuyé contre un tabouret sous lequel gisent amoncelés de nombreux volumes de compositions. C’est, à s’y méprendre, une transcription, par le marbre, du si joli portrait que le peintre Robineau fit de Piccini, au dernier siècle, et dont tout le monde connaît l’élégante gravure traitée par Cathelin.
De Bari, je vais, d’une traite, à Loreto, dont je parlerai plus tard ; puis, de Loreto, je me rends à Ancona.