Marius Bernard, Autour de la Méditerranée. Les côtes latines. L’Italie (de Vintimille à Venise), Paris, H. Laurens, 1897, pp. 310-327.
Metaponte n’est, aujourd’hui, qu’une gare où sur la voie que nous suivons, s’embranche celle que pour longer la mer, nous quittâmes à Battipaglia. Elle est pleine de fantassins, de bons petits soldats qui ressemblent aux nôtres et qui, engoncés dans de longues capotes, le pantalon de coutil dans les guêtres et le képi coiffé de blanc, voyagent pour les grosses manœuvres. Et, dans le brouhaha de leur agitation, dans le tintement de leurs armes, dans leurs cris, dans les sonneries de leurs trompettes, dans les commandements de leurs officiers, retentissent des roulements de wagons qui s’arrêtent, des hurlements de locomotives, des appels d’employés… C’est le convoi qui arrive de Naples.
Les militaires sont partis vers l’ouest, le train de voyageurs a continué sa route vers l’est, le buffet est silencieux et par sa porte, ouverte pour laisser, avec la chanson des cigales, entrer la brise que nous envoie le large, nous ne voyons derrière un rideau de grands pins, qu’une plaine jaune et vibrante, mer de soleil ourlée, au loin, par un bourrelet de verdure… Courage ! Sortons quand même.
La-bas sont tombées dans les herbes sèches des colonnes de stuc qui appartinrent à un temple d’Apollon Lycien et, plus loin, gisent, dans le sable des tombeaux, les débris d’un autre sanctuaire détruit par Annibal et les traces de la Métaponte qui fut célèbre aux temps des Grecs.
Après cette halte brûlante, après des oliviers d’où émergent des fermes crayeuses, au sud-est, sur la mer dont ressuscite la splendeur, la ligne jaune d’un long cap dénudé s’étend et barre l’horizon. Il ferme, a l’occident, un golfe complété, au levant, par une île allongée que réunit au continent une chaussée portée sur des arcades et dont l’extrémité, terminée par un phare, s’avance vers sa pointe pour ne laisser entre elles qu’une passe défendue par deux larges récifs, les Chœrades, qui semblent y flotter ainsi que des radeaux. Ce golfe est la mare grande ‒ la grande mer ‒ et nous en côtoyons la plage sablonneuse jusqu’à Tarente, la ville maritime que protégeait Neptune et qui, populeuse, commerçante, animée, presse, à la base de sa presqu’île artificielle, ses maisons en terrasses ; ses ruines de temples, de cirques, de théâtres ; ses constructions de tous les temps dont l’ensemble branlant et délabré s’appelle les Fornacci. Au levant de la ville, pendant d’il mare grande, s’enfonce très avant dans les terres un autre golfe que ferme, du côté du large, une sorte le long viaduc. C’est la petite mer ‒ il mare piccolo ‒ ceinte de maisons, de chantiers et d’entrepôts de bois, semée de parcs â huitres, pavée de bancs de moules, balisée de poteaux, hérissée de pieux de pêcheries et infestée de barques poursuivant le poisson qui, dit-on, y fourmille. C’est des lieux très poisseux ou le muge piloule, nous dit un voyageur qui sait parler français.
Dans les prairies humides qui entourent ces étangs marins, rampe la tarentule, araignée dont la piqûre venimeuse ne peut être guérie, dit le préjugé populaire, que par des danses répétées, exécutées sur un air spécial et prolongées jusqu’à perdre haleine.
Voici Ori [Oria] avec ses murs découpés en créneaux, ses tours carrées ou rondes, son castello démantelé, son dôme faïencé de couleur. Et entre les villages qui, jusqu’à Brindisi, se succèdent dans une région verdoyante, blanchissent, souvenir des côtes barbaresques et des campagnes andalouses, des maisons et des fermes dont l’aspect bizarre, imprévu, nous surprend comme une chose brusquement révélée, curiosité dont nul ne nous parla et dont l’apparition typique donne au pays, l’un des plus jolis de la péninsule, un cachet tout particulier, une physionomie toute propre et trop ignorée des artistes en quête de motifs originaux et caractéristiques.
D’une blancheur éblouissante, algérienne, ce sont, toutes neuves en apparence, des bâtisses cubiques et d’une simplicité étonnante. Une terrasse les couronne à laquelle, sans cordon ni corniche, tient lieu de parapet le prolongement de leurs murs presque sans fenêtres et hérissés, au niveau de cette plate-forme, de longs tuyaux d’écoulement inclinés vers le sol et de grandes branches de bois qui, tordues, bifurques, a peine dégrossies, y sont fichées, comme des bois de cerf, et élèvent obliquement vers le ciel des sortes de bras; de squelettes, gesticulants et fantastiques, montants peut-être destinés, la nuit, à soutenir des tentes sur les terrasses qu’ils dépassent et où couchent les habitants. Sur la crête ou à l’angle de ces murailles se dressent et montent très haut des cheminées immaculées, carrées on cylindriques, et affectant, avec leurs mâchicoulis enfantins, des airs bravaches de tourelles, des élancements inspirés de minarets en miniature. On arrive aux terrasses, par des portes qui, en un coin, souvent dans des guérites, édicules très puérils, tantôt coiffés d’une calotte ronde, tantôt taillés en escalier comme le pignon des Flamands, tantôt surmontés de lanternes. Édifié dans le même style et passé à la chaux, un four arrondit enfin sa coupole de mausolée près de ces demeures étranges, et le tout s’élève dans de petits champs de maïs clos, eux-mêmes, de petits murs neigeux dont la porte est un arc de triomphe, chargé d’ornements cambodgiens, surmonté de tourelles et flanqué d’échauguettes… Et, dans le bleu du ciel et le vert des campagnes, toutes ces blancheurs qui feraient jaunir le marbre d’Avenza et l’albâtre de Volterra forment un ensemble extraordinaire, un tableau dont une description écourtée ne donne qu’une idée incomplète.
Des dunes sablonneuses, fourrées de petits pins, des lacs de vignes cultivées comme celles du Languedoc, des jardins où les maisons, maintenant aux fenêtres vertes, se peignent gaîment de rouge ou de rose succèdent à ces fraîches campagnes et Mésagre dresse, sur ses maisons a galeries et flanquées de tours crénelées, ses églises grisâtres et dont aucune tuile ne caparaçonne la voûte, ses absides carrées, ses petits dômes sur des toitures plates. Puis, de l’ouest à l’est nous coupons la terre d’Otrante, talon de la botte italienne : champs de roches calcaires, de terrains argileux et rougeâtres, taillis de cystes, de myrtes et de pins ; longs petits murs de pierres sèches ; routes blanches comme des routes de Provence.
Sur des hangars couverts en pontons, se mâtent quelques cheminées d’usines ; sure des voies latérales manœuvrent des trains étrangers ‒ Peninsular and Oriental express ‒ Postes et télégraphes. Calais – Brindisi ‒ et, dans la gare ou on parle anglais, des agents de la compagnie Cook’s, à la visière de casquette bordée d’un galon d’or, s’empressent autour des voyageurs.
Une large avenue d’aspect colonial part d’ici et traverse la solitude d’un grand quartier laissé en construction. Pourquoi donc, arrêtées au premier ou au deuxième étage, toutes les maisons qui la bordent restent-elles inachevées ? Pare, que Brindisi n’a pas été ce que, lors de sa renaissance, on avait espéré qu’elle serait un jour ; parce que ce n’est qu’une courte station entre la Manche et l’océan Indien, qu’on la traverse sans s’y arrêter. On dirait que ceux qui y passent ont hâte d’en fuir les miasmes paludéens qui tuèrent Virgile, un jour qu’il revenait de Grèce, et les fièvres pernicieuse contre lesquelles, tous les speziali ‒ les pharmaciens ‒ du crû les arment cependant de confetti quiniques, moins gais mais parfois plus utiles que les bonbons du carnaval de Nice.
Et, avec le corso Garibaldi qui lui est à peu près parallèle, cette rue encombrée de poutres et de briques abandonnées, aboutit à un carrefour d’où part celle qui conduit au port, largo où, entre des tables de marchands de friture ou de pain, entre des étalages de marchand, de souliers et des tentes : de marchands d’eau ou de pastèques, errent, oisifs, attendant un départ, des matelots anglais ou italiens, des marins égyptiens et des chauffeurs arabes.
Il y a bien, à cote de ce centre cosmopolite, une vieille ville où de blanches maisons aux étages un peu en saillie, aux consoles de pierre, bordent, des ruelles très louches et où hurlent des chiens féroces; où, carcasses encore vivantes, de très vieilles églises dressent des pyramides, des campaniles, des dômes crevassés, comme des fruits trop mûrs, sur des voûtes mangées par les herbes des ruines; où l’on retrouve ce qui fut le château de Frédéric II, cet empereur qui fut aussi musulman que chrétien; mais le vrai Brindisi n’est pas là, il est tout entier dans son port.
Embrassé par deux caps verdoyants, celui-ci est un golfe dont l’entrée très étroite est défendue, du côté du large, par une île fortifiée, longue bande de terre qui joue ici le rôle d’une digue. Comme celui de Malte, il se bifurque en deux baies secondaires qui, s’enfonçant très avant dans les terres, donnent à son plan l’aspect de la tête de cerf que Brindisi met dans ses armes.
Un large quai borde le sommet tronque du cap trapu qui sépare ces enfoncements et sur lequel est bâtie la ville. Et, caravansérail, tour de Babel peuplée de garçons polyglottes, le Grand Hôtel International y développe sa large façade, tandis que, en face, un paquebot du Royal Mail ‒ de la Malle des Indes ‒ aligne ses sabords, élève ses spardecks et ceint ses promenoirs de plat-bord où s’accoudent des Malabars aux cheveux lustres ; des Indiens en turban rouge, la barbe en éventail, et des Nègres hideux de nous ne savons trop quelle espace sauvage, anthropoïdes grimaçants, faces déconcertantes. Sur le quai, accompagnée de guitares et de mandolines, chante une jeune fille aux yeux de voleurs noir, une Napolitaine que, bercés dans leur rocking-chair, écoutent, dédaigneux et distraits, des Saxons aux cheveux de filasse… C’est Brindisi, c’est toute l’Italie, cette pauvre artiste des rues ; c’est la chaude cigale qui chante sans manger, et lui, l’homme blond et blafard, l’homme que sa froideur fait le maître du monde, c’est la fourmi, mais le fourmilion, la fourmi fauve, avide et dévorante…. Et toutes nos sympathies de Français vont à la musicienne, à notre insouciante et brune sœur latine.
Au fond de la corne méridionale du port, se dresse encore la colonne de Cléopâtre et disparaissent quelques ruines romaines. Ici, venu au-devant de ses troupes que Pompée empêchait de passer en Épire. César débarqua une nuit, après une traversée périlleuse et célèbre que crains-tu ? avait-il dit au patron de sa barque, que crains-tu ? Tu portes César et sa fortune.
Ici, partie de Rome, aboutissait la via Appia ; ici s’embarquaient ou débarquaient les voyageurs romains auxquels leurs amis portaient les toasts brindisiens ‒ les brindes, comme dit le néo-provençal des félibres.
Le lendemain, à travers des palmiers épars, nous allons vers le sud jusqu’à Lecce élevée, sous Charles-Quint, sur une hauteur où fut, consacré à Minerve, le temple qu’Énée salua le premier en approchant de l’Italie. L’église de Sainte-Marie dresse sur les terrasses de ses maisons orientales un clocher qui rappelle la Giralda et, dans ses rues où règne l’architecture plateresque, où fourmillent les sculptures baroques, s’agite une population heureuse, intelligente, une sorte d’élite qui possède des cercles, des musées, des bibliothèques, qui forme des sociétés savantes et qui, la nuit, se donne encore de poétiques sérénades.
Un peu plus loin, à Zollino, nous suivons, vers le sud-ouest, un embranchement qui nous conduit à Gallipoli, petite ville dont le nom seul donne comme l’impression d’un pays très lointain et qui, rattachée par un pont a un îlot rocheux, se creuse, comme Oneglia, de citernes qu’on remplit d’huile; puis nous revenons en prendre un autre qui, vers le sud-est, traverse un pays très plat où s’ouvrent au ras du sol, des espèces de réservoirs à sec, taillés en petits gradins, et où descendent, en étroites tranchées, des chemins inclines. Ce sont les carrières d’où l’on tire la pierre blanche ‒ le leccese ‒ avec laquelle sont construites toutes les maisons du pays, matière tendre, aisée à travailler, et qui a rendu très faciles les nombreux monuments surcharges de sculptures de Lecce et d’ailleurs. Et pratiquées dans les parois de celles qui sont abandonnées, des excavations qu’habitent des paysans re-produisent, en plus petit, les logements souterrains des Troglodytes de Tatahouine.
Nous arrivons ainsi au bas du promontoire SaIentin, sur une plage où un village de pêcheurs mire dans les eaux calmes ses remparts effrités, ses tours jaunies, son château d’Aragon les mâts de ses caravelles. Là-haut, sur la plate-forme escarpée du cap, des murailles enferment Otrante, l’ancienne Hysdrus fondée par les Crétois. Dans les murs de sa cathédrale s’incrustent les boulets que, en 1480, lança Achmet-pacha et, dans une chapelle, y sont cachés quelques restes des douze mille prisonniers chrétiens que ce musulman fanatique fit étrangler après la prise de la ville. Un vieux castel domine Otrante et, du haut de sa tour carrée, notre vue s’étend sur la côte qui s’enfuit vers le sud et qui tourne bientôt pour remonter vers le nord-ouest en formant la pointe de Leuca creusée de grottes préhistoriques ; sur la mer où Pyrrhus voulait bâtir un pont qui eût uni la Grande-Grece et l’ancienne ; sur l’Épire et sur l’Albanie, nuages vaporeux dans les poudroiements du soleil, terre promise à nos prochaines excursions.
Le soir même nous revenons à Brindisi.
C’est vers le nord, maintenant, que nous emporte un train de la Rete Adriatica, du réseau adriatique.
Partout, dans la campagne unie, des vignes ou des taillis de petits chênes ; partout des plaines vertes où paissent des troupeaux de bœufs, où planent des oiseaux de proie ! Nous sommes en terre de Bari, région méridionale de la Pouille ‒ de l’Epulia. Plus étroite, semée de maisons de campagne qui s’y éparpillent comme des moutons dont elles ont la couleur éclatante, la plaine se borde, à l’ouest, de collines dont, toute droite, la crête est, çà et là, dentelée de villages tout blancs; à l’est, d’une sorte de muraille bleue: la mer Adriatique. Elle ondule vers Ostuni et des oliviers séculaires y enfoncent, dans des cailloux grisâtres et dans des terrains d’ocre rouge, leurs grands pieds rugueux et noirâtres, déjetés et tordus, crevassés et fendus, souvent doubles et, l’un à l’autre, s’enroulant en spirale, arbres grotesques, caricatures végétales comme celles qui nous amusèrent à Tunis et aux Baléares, arbres précieux pourtant et auxquels le pays doit une aisance relative. Aussi, de quelles précautions, de quels soins attentifs les paysans les entourent ! Ce n’est pas en plein champ, mais sur un large socle de pierres sèches, piédestal circulaire, haut d’un mètre environ, souvent à deux étages et accessible par quelques marches, qu’ils poussent d’habitude. Rongé, évidé, creusé, un pied est-il affaibli par son âge ? On le cercle de fer, on en panse les plaies, on bâtit ses blessures. Une branche est-elle trop lourde ? On l’épontille d’un gros pilier de briques superposées à jour, soigneusement passées à la chaux. Et dans l’ombre triste et grisâtre de ces vieux arbres à béquilles, tous ces tumuli sombres, toutes ces colonnes blanches et nues comme des stèles funéraires donnent à la campagne la mélancolie attristante d’un vaste cimetière. Et, pour compléter l’illusion, dans des touffes de caroubiers et de cactus, grisonnent, très, étranges, des chaumières qui ressemblent à des tombeaux de peuples disparus.
Sur une large base de cailloux et de terre, aux flancs inclinés en talus, ce sont de grandes huttes faites de pierres feuilletées, superposées à plat on épaisses murailles, sans ciment qui les lie. Quelquefois hémisphériques et posées sur le sol comme des moities de melons gigantesques, d’autres fois dressées en pain de sucre et surmontées d’une croix faite de quatre pierres, elles sont, le plus souvent, simples ou bien à deux et même à trois étages, les unes en forme de cloche aplatie par le haut, les autres cylindriques ou en cône très largement tronqué. Celles-ci n’ont, construit comme leurs murailles, qu’un toit légèrement bombé ; celles-là sont coiffées d’un dôme arrondi, pointu ou ovoïde ; d’autres sont couronnées par une terrasse à laquelle, collé à leurs flancs, conduit un escalier, et d’où descendent des tuyaux qui, comme des reptiles, se tordent sur leurs murs. Et, percées de rares lucarnes, toutes ces demeures extraordinaires sont munies d’une porte qui, ouverte dans un avant-corps grossier et massif ou dans une profonde embrasure, a l’aspect funéraire d’une porte de mausolée… Et de tous les côtés surgissent des constructions pareilles ! Où sommes-nous ? Une magicienne nous a-t-elle, d’un coup de baguette, envoyé dans un antre pays ? Voyageons-nous dans des contrées sauvages ? Avons-nous reculé dans les siècles ? Ce sont des nuraghi apportes de Sardaigne, ces monuments de l’âge de pierre ! C’est du plus pur préhistorique ! Et ce ne sont, pourtant, que de simples bastides.
Plus loin, à Cisterno [Cisternino], à Fasano, on les badigeonne de blanc et, dans le creux de leurs jardins, parmi les oliviers qui ne peuvent jamais être des arbres raisonnables et dont, extravagantes, les branches effeuillées se lèvent et s’agitent, tordues, ou retombent en rameaux de saules pleureurs, de saules fous de désespoir, elles prennent alors des tournures de marabouts auxquels se mêlent des maisons qui, fantaisistes comme les fermes de Brindisi, s’encadrent de marges d’azur et se donnent l’importance de petites villas, mais de villas incohérentes, avec, pour porter une vigne, des colonnes énormes, lourdes, monumentales ; avec des machines à arrosage, compliquées comme des tournebroches ; avec des portes de jardins plus capricieuses que des portes chinoises avec des sièges taillés dans de gros blocs de pierre, ainsi que des chaises curules. Et, sur les routes, circulent des chevaux dont le collier porte encore une mitre aplatie qui, plaquée d’une feuille de cuivre, étincelle au soleil comme un bouclier doré.
Mais ce sont bien des marabouts que nous avons vus ! Nous sommes bien en Orient ! Voyez, là-bas, cotte cité toute plate, toute blanche, avec ses cinq ou six coupoles, avec, clochers peut-être, ses minarets jaunâtres, aux arêtes onduleuses, et, produits d’une architecture en délire, terminés en forme d’oignon, d’œuf à la coque, de sucrier, de bouteille ou de couvercle de marmite. Comment s’appelle-t-elle ? Monopoli, un nom grec, un nom levantin, en effet.
Le paysage se modifie après Mola di Bari ; nous sortons de la Grande-Grèce et voici des tuiles roses tandis que, vers le nord, Bari couvre une langue de terre de ses terrasses, de ses dômes, de ses campaniles pointus et de ses tours carrées.
Ce Bari se compose aujourd’hui de deux villes : la nouvelle bâtie sur la terre ferme et la vieille sur une presqu’ile trapue.
Principale artère de Bari nuovo, l’avenue rectiligne qui part de la gare coupe en deux le damier monotone de ses trop larges rues et s’en va, en perpendiculaire, aboutir au Corso, qui, traversant, de l’un à l’autre des deux golfes qu’il forme, la base de son cap, sépare la ville neuve de l’ancienne.
Dallé, ombragé de poivriers, bordé de maisons luxueuses et de vastes trottoirs, ce cours où s’élèvent la statue de Piccinini, le théâtre et la préfecture, est un endroit charmant, bruyant, populeux, égayé de boutiques volantes qui en font comme un champ de foire, de kiosques où l’on vend des journaux illustrés, de cafés, de modistes al gusto parigino ‒ au goût de Paris ‒ et de magasins scintillants auxquels se mêlent des officines de notaires qui, n’ayant pas la dignité des nôtres, remplacent panonceaux et plaque par une enseigne d’épicier et, très modestement, se mettent en boutique.
Sur le golfe septentrional, fermé, au nord, par la verdure d’un long cap éloigne, une jetée enferme un petit port, ‒ le porto novo, ‒ et près de son bassin, sourcille, élevée en 1169, la citadelle qui sert aujourd’hui de prison et que, dans un désordre à tenter le pinceau, un marché populaire entoure de ses tentes.
Dans le golfe méridional un autre port, ‒ le porto vecchio, ‒ bordé de vieux remparts et de masures de marins, enferme dans un môle de pierres brutes ses énormes barques de pèche et ses grosses tartanes, massives et joufflues comme les galiotes des mers néerlandaises. Le jardin Marguerite élève, à côté de son quai, le buste du tribun Massari et, près de là, sur la piazza Mercantile, le marché aux poissons retentit de cris et de tapage bien que les femmes n’y entrent pas.
Encastrant, çà et là, des morceaux de remparts, des portes ogivales, des tourelles dont les créneaux évoquent le passé, Bari vieux, divisé en bari ‒ en quartiers ‒ divers, est, comme Naples, un labyrinthe curieux de ruelles aux noms bizarres, fraîches comme des caves, tantôt s’élargissant en carrefours irréguliers, tantôt, voutées, se faufilant sous des maisons, tantôt terminées en impasses. Toutes blanches encore, les maisons barbouillent de bleu la tranche des fenêtres dépourvues de volets ; avec, pour balustrade, un mince parapet qui en fait comme des sarcophages, des balcons sont des caisses de fleurs ; d’autres couverts par un auvent que supportent deux ou trois arcades deviennent des sortes do perrons que gravissent de petits escaliers accolés aux facades; de larges vestibules conduisent à des cours e où sont des ateliers, des entrepôt, des entassements discordants du bric-à-brac le plus hétéroclite. Voutées, cloisonnées, encombrées de soupentes de bois, mais blanchies à la chaux, les boutiques sont des logements en désordre, des échoppes où rasent et tondent des barbiers ténébreux, des taudis que des acquajoli remplissent du bariolage de leurs comptoirs mauresques, des tavernes où l’on boit l’eau de Bari, la liqueur fabriquée par les moines de Santa Scolastica… Et, inondé d’une lumière diffuse mais puissante, d’une triomphante clarté qui pénètre et qui embellit, tout cela est d’une blancheur qui, encore une fois, nous transporte en Afrique. Au milieu de neuvième siècle, Bari ne fut-il pas, d’ailleurs, le sultanat de Mafareg-Ibn-Salem, de cet émir féroce qui dévasta la Pouille et la Calabre, qui saccagea Capoue et qui, à la porte de Naples, vint, un jour, manger le couscous sur un monceau de cadavres, chrétiens ?
Quelquefois excellents, des tableaux de madones, illuminés de petites lanternes, reposent, à tous les coins de rue, sur des étagères étroites, chargées de fleurs et garnies de dentelles ; de tous côtés surgissent des clochers et, aux pèlerins nombreux qui viennent, dans sa crypte, se prosterner devant les reliques de saint Nicolas, la cathédrale ouvre, flanquée de ses colonnes que portent des taureaux accroupis, sa porte aux voussures romanes.
Et, dans le cadre original de cette vieille ville, se remue et s’entasse une foule bruyante, parlant un patois inconnu, chantant des mélopées trainantes : marchands promenant sur des charretons des pastèques et des tomates ; pêcheurs courant avec des plats, de poissons ou de moules; ménagères lavant leur linge sur les portes, y faisant leur toilette ou leur cuisine. Y râpant leur fromage: vieilles cassant des fèves sèches; femmes criant autour d’une fontaine, clabaudant à la bouche d’une citerne ouverte, dans la rue, comme un regard d’égout, se mettant, autour d’une table, douze ou quinze à préparer des ravioli… Maigre et brun comme un singe, un homme passe vêtu d’un pantalon rayé et d’une vieille veste de toréador, coiffe d’un claque d’officier de marine que surmonte plumet de carabinier, armé d’une canne de tambour-major et suivi d’une musique de saltimbanque. Et, les yeux en flammes, les cheveux sur le front, il débite, ponctué par la grosse caisse, un discours d’une bouffonnerie désopilante ; il annonce, un remède universel, héroïque, miraculeux, recommandé, crie-t-il, « pe’i signori professori dell’universita medica di Napoli ». Et en avant les cymbales !… Un charlatan ? Non, un marchand de vin qui vient de recevoir du vino nuovo di Lecce et qui, selon l’usage de sa corporation, se tait ainsi une réclame errante, tandis que, plus loin, un quatuor grotesque lui fait, à grand tapage, une énergique concurrence.
XI
LES MARCHES D’ANCÔNE
CANNES. — FOGGIA. — LES SILOS. — L’ADRIATIQUE. — NOTRE-DAME DE LORETTE. — ANCÔNE. — SENIGAGLIA. — RIMINI. — SAINT MARIN — FAENZA. — LES APENNINS. — BOLOGNE. — RAVENNE.
Mêmes campagnes, mêmes maisons dans les oliviers, de Bari jusqu’à Molfetta où l’on embarque le salpêtre que fournissent des mines voisines… Midi ! Sous le toit surchauffe des wagons, la chaleur est atroce ; la terre exhale des souffles de feu ; notre soif est ardente. Et toujours blanche, toujours éblouissante. Trani flambe dans un incendie de soleil…
— Acqua di Spirazzoli ! Gazzosa ! Acqua alla neve ! Chi ne vole ? Chi vol bere ?
Qui veut boire ? Mais le train tout entier, madame : les voyageurs, les employés et la locomotive !
Au nord-est, au-delà de vignobles, le promontoire du Monte Gargano, ferme le golfe dans lequel, sur une plage sablonneuse, entre les lacs de Lesina et de Varano, entre le pantano Salsi et les marais de Salpi où le fantôme de la fièvre erre, le soir, sur les eaux blêmes, Manfredonia ouvre, ceint de vieilles murailles, son petit port, lieu de départ des grains de Foggia et de la Pouille. Puis, au-delà de ses forts bâtis au ras du sol, de sol clochers, de son château construit au moyen âge, presque tout neuf encore, Barletta élève des mâts de navire ; puis Ofantino envoie un embranchement vers les salines de Margherita di Savoïa et, à gauche, dans cette plaine qu’on appelle encore il campo di sangue, quelques débris antiques roulent autour du village de Canosa. C’est Cannes ; c’est là que l’armée d’Hannibal écrasa les Romains dont cet Ofantino ‒ cet ancien Aufide ‒ que notre voie traverse charria les cadavres…
Changement à vue ! Plus de nuraghi modernes, plus de bâtisses africaines, mais, dans une campagne tondue, des fermes qui ressemblent aux nôtres, tandis que, au loin, une grande cité aligne ses toits rouges ! Là commencent, avec la province de la Capitanate, les vastes plains de la Pouille, moissonnées aujourd’hui, mais encore parsemée des huttes qu’habitaient, ces jours-ci, les hommes des Abruzzes.
Descendus pour le temps des moissons, sobres et rudes travailleurs, ces Aquilani ‒ ces paysans d’Aquila ‒ sont, comme le font ailleurs les Belges, les Kabyles, les Piémontais, arrivés avec leur faucille ; ils ont couché les gerbes sur les terres ardentes ; ils les ont entassées eu meules gigantesques et, avec un modeste pécule péniblement gagné, ils ont repris, silencieux, le chemin des montagnes. Encore quelques stations et nous entrons sous la voute d’une superbe gare d’où rayonnent les voies qui vont à Brindisi, à Manfredonia, à Potenza, à Lucera, à Ancône et a Bénévent. C’est Foggia, chef-lieu de la Capitanate.
Une longue et belle avenue ; un grand jardin public, fermé par une double colonnade; une large rue: une charmante place où, dans un kiosque, on vient acheter de l’eau de Serino que l‘on pompe sur un comptoir, comme la bière dans une brasserie, mais, hélas! C’est à peu près tout. Ni ville, ni village, Foggia n’est qu’un centre banal à travers lequel, en voiture, nous serpentons pendant une heure, sans trouver un détail qui se fixe dans la mémoire, sans voir autre chose qu’un dôme romano-byzantin, construit par le Normand Guiscard, en 1172 ; qu’un piédestal démesure pour supporter une statuette de Philippe IV.
Voici pourtant les Croce, monument religieux d’une espèce toute particulière. C’est comme un jardin très étroit, une longue avenue bordée de très hantes murailles, ouverte, d’un côté, par une porte triomphale rehaussée de statues ; coupée d’une série de dômes portés sur quatre colonnettes, comme des dais sur des hampes de pierre ; fermée, enfin, par une petite chapelle. C’est un chemin de crois au bout duquel, impression d’Extrême Orient, on s’attend à trouver Bouddha sur un autel.
Qu’est ceci ? On dirait un cimetière musulman. Entre, des maisons vieilles, vaguement alignées, une longue place poudreuse ‒ la Piana della Croce ‒ où s’élève une croix rongée de vétuste, se bossue d’une foule de petits tumuli arrondis, ce hérisse d’une multitude de bornes portant des chiffres et des lettres.
— Ce sont les fosse, nous dit notre cocher.
Les fosses ? C’est bien un cimetière alors ? Mais des tombereaux bleus y arrivent par toutes les routes et d’autres, groupés çà et là, s’y rangent en rayons de roues, leur arrière touchant le sol, leurs bras levés au-dessus des chevaux qui, dételés, sont demeurés en place. Ils sont chargés de blé et, enfoncés dans ces grains des hommes, avec des seaux de bois, les font passer à d’autres qui, enfermés dans le rond des charrettes, en remplissent des tomoli ‒ des mesures ‒ sur lesquels ils passent la rende et qu’ils vident dans une sorte d’entonnoir de terre pratiqué sur le sol où disparaît leur contenu. Et ceux-ci comptent, tous à la fois, les doubles décalitres qui passent par leurs mains, tandis que, sur un chapelet, un autre en marque le total… Où va ce blé ? Dans les fosse, dans des silos creusés en forme de bouteilles, profonds de dix à quinze mètres, larges, en bas, de cinq à six et dont l’orifice est fermé par un plancher de bois et de zinc percé du simple trou par lequel on les remplit à présent. Lorsque l’un de ces puits est plein, on rebouche cette ouverture défiante, on la couvre de terre et on la flanque d’une pierre où se gravent le numéro et les initiales du propriétaire des trésors ainsi enfouis. Et, la surveillance de gardes nocturnes armés de carabines, à l’abri de l’humidité, de la fermentation, des insectes et des rongeurs, les récoltes peuvent être, pendant quatre années, s’il le faut, conservées dans ce champ de vie qui, sous ses apparences de champ de mort, recèle dans ses flancs, don du soleil et de la terre, l’existence de tout un peuple… Et il y a là, des centaines et des centaines de fosses qui, romaines, furent retrouvées par hasard et qui, maintenant louées par la ville, sont devenues les greniers de la Pouille, grenier de l’Italie. Et, à la fin du travail sur les aires, elles contiennent, ensemble, vingt-cinq millions de charges ‒ sept à huit cents millions de litres ‒ de céréales, de quoi charger, d’un coup, une flotte de seize cents navires portant chacun cinq cents tonneaux, fortune dont, selon les années, la valeur varie entre quinze et vingt millions de francs.
Encore à la gare. Un cliquetis de ferrailles tinte devant un wagon cellulaire et des carabiniers y enferment des jeunes gens liés par des menottes. Plus sonore, sur une porte retentit un bruit de chaînes et, en bonnet rouge, en veste grise estampillée d’un numéro, des hommes dont la figure glabre n’a pas d’âge arrivent lentement, la ceinture de cuir unie par des maillons luisants à la double manille qui entrave leurs pieds, et l’un a l’autre, rattachés en un chapelet lamentable, par des fers que des cadenas fixent aux chainettes dont se lient leurs poignets croises. C’est une chiourme qui change de bagne, qui va travailler quelque part. Et c’est un bien navrant spectacle que cette montée en voiture d’hommes vacillant sur les marchepieds ; ne pouvant se tenir aux montants des portières ; chacun d’eux élevant, comme un suppliant, ses mains jointes vers celui qui le précède en marchant de côté, en l’attirant à lui par les chainons trop peu nombreux qui leur servent de trait d’union.
Amaigris, chancelant sur leurs pauvres jambes, d’autres forçats entrent à leur tour, mais forçats de la politique coloniale, du devoir, de l’honneur, ceux-là, pauvres soldats que chacun suit d’un regard sympathique et qui, dans des uniformes en loques, arrivent d’outre-mer….
Après le rio Candelaro, entre les collines de Manfredonia et les monts Apennins, aux moissons de la Pouille succèdent ses pâturages ‒ ses tavoliere ‒ où errent, presque libres, les troupeaux innombrables de ces bestiaux ‒ de ces vitalia ‒ auxquels l’Italia doit son nom poétique. Et de loin en loin, des bergeries se pressent autour d’un vaste puits aux montants en bâtisse et d’où, perchés sut leur margelle, des hommes tirent l’eau dont ils remplissent les longs bassins des abreuvoirs.
Voilà de grands villages semblables à tous ceux que nous allons voir maintenant : dans un amas de maisons et de murs de jardins, deux ou trois façades en pointe plaquées, comme des masques, sur des devants d’églises ; quatre ou cinq dômes dépassant les toitures et cinq ou six clochers. La plaine ondule après Apricena, après Serracapriola, en replis semés de maisons, portant des villages en crête ; un peu de verdure la teinte et, comme des minarets pointus flanquant de petites coupoles, des cyprès y élèvent leur obélisque sur la tété arrondie de pins au tronc très court, tandis que, devant nous, au-delà de collines plus hautes, blanchissent des montagnes et que là-bas, dans le nord-ouest, bleuit l’île où mourut, captive, Julie, la petite-fille d’Auguste.
Par bouffées de fraîches haleines entrent par nos portières et, comme des caresses, passent sur notre front, C’est que, derrière des landes ou moutonnent les myrtes et les palmiers nains, a reparu l’Adriatique… Endormie dans un calme profond, sous le poids du soleil, elle est, à l’horizon, d’un indigo foncé et, gamme de couleurs que rarement nous trouvâmes ensemble dans la grande Méditerranée, elle passe, plus près, tantôt au bleu laiteux et épais des turquoises, tantôt au bleu si doux, si transparent, du regard limpide des blondes puis, par des dégradations insensibles de teintes, elle devient, en se rapprochant du rivage, comme une bande de lumière liquide, striée et pailletée d’étincelles d’argent… Et reflétées dans son miroir avec une netteté surprenante, de lourdes barques qui fourmillent, leur avant élance hors de l’eau, leur étrave surmontée d’un croix, y d’éploient, oiseaux fantastiques, leurs grandes voiles jaunes ou rouges, coupées de larges bandes noires ; illustrées de saints de cavaliers qui ont l’air de généraux en pain d’épice, de bons-homme comme l’écoliers en font sur leurs cahiers, de grosses étoiles, de triangles, de figures cabalistiques; ocelles de couleur comme des ailes de gigantesques papillons.
À Campo-Marino la voie se rapproche un peu des Abruzzes : à Montenero, à Torino di Sangro, à Forcacessia où, un gilet blanc sur un gilet gris, les hommes ont encore la culotte boutonnée aux genoux, où les femmes déploient des costumes presque aussi variés que ceux de la Calabre, les fermes, devenues de grandes maisons aux grandes fenêtres, ouvrent une haute porte cintrée dans un large avant-corps qui, sur trois ou sur quatre arcades, porte une terrasse au niveau; de leur premier étage. Et nous côtoyons les montagnes que nous voyons depuis longtemps, sans que la voie s’éloigne cependant de la mer qui paraît et qui disparaît dans la nuit des tunnels, qu’elle frôle parfois de si près que des digues la protègent contre elle.