Paul Jousset, L’Italie illustrée, Paris, Larousse, 1904, pp. 327-329.
Quel désert cette uniforme plaine des Pouilles, lorsque le sol, dépouillé du manteau d’or des moissons, cuit sous un soleil implacable ! Entre le rempart de l’Abruzze et la plage noyée de l’Adriatique, du mont Gargano, éperon de la péninsule, au talon de la terre d’Otranto, une route s’allonge, obstinément droite, aride et poussiéreuse, à travers un pays desséché, sans eau, sans arbres e que l’on dirait inhabité. Vous pouvez faire 30 kilomètres sur la grande route de Cerignola à Foggia sans rencontrer une maison : à peine, de loin en loin, quelque bloc au toit plat d’une blancheur aveuglante, fait songer à un marabout d’Afrique égaré dans cette solitude. La majeure partie de la population s’est groupée en gros villages ou a fui dans les villes. Jadis la campagne n’était pas sûre ; à défaut des brigands qui la mettaient en coupe réglée, il fallait craindre les irruptions soudaines des pirates, les invasions : tant de peuples depuis les Pélasges, les Vandales les Albanais, les Sarrasins, les Normands, ont déferlé sur cette rive ! Après eux, la fièvre e la soif sont restés les fléaux du pays.
Le climat de cette plaine, orientée vers l’est et le sud, devait être doux et salubre. Mais des sommets glacés de l’Abruzze descend, par les couloirs des torrents, un souffle glacé qui donne à Foggia un hiver froid, relativement à sa latitude (6° en moyenne), met cause des changement brusques de température. L’été est uniformément brûlant et d’une séchasse désolante : la soif fait le tourment de l’homme e de la terre.
Songez que l’eau potable fait presque totalement défaut : du Fortore au Bradano, tous les torrents sont à sec pendant l’été ; l’Ofanto lui-même n’est plus qu’une suite incohérente de flaques bourbeuses. Durant des mois, il ne pleut pas. L’on a vu, il n’y a pas longtemps encore, des pâtres tuer leurs bêtes, pous les délivrer du tourment de la soif. L’eau se transporte, le long du chemin de fer, dans des wagons-réservoirs et se vend de 2 à 5 centimes, jusqu’à 10 centimes le litre. On pense bien que les pauvres gens n’en usent guère. Ils y suppléent par la fusion d’une neige granuleuse et résistante qui leur est apportée, dans une enveloppe peu appétissante, des hautes vallées de l’Abruzze. Encore ce régal n’est-il point d’un bon marché excessif. L’eau qui se vend est celle de Serino. On voudrait capter plusieurs sources fraîches et abondantes : celles du Calore et du Sele, qui descendent vers la mer Tyrrhénienne, les amener par une galerie souterraine de 12 kilomètres (à la sella di Conza) sur le versant adriatique, et de là, par un aqueduc muni de réservoirs et d’embranchements latéraux, vers les localités principales. Cette œuvre de salut doit être de langue haleine et coûtera plus de 130 millions.
Si du moins, en attendant, les puits et les citernes pouvaient, tant bien que mal pourvoir aux besoins les plus urgents ! Mais les citernes, pour la plupart mal construites sont gâtées par les infiltrations du sol ; les puits ne donnent qu’une eau généralement mauvaise, infestée d’animalcules et souvent saumâtre. C’est que la mer n’est pas loin : cette terre est de formation récente.
Le sol des Pouilles repose sur un lit calcaire et, en partie, sur des dépôts de galets et de sables. Il parait certain que le rocher du Gargano et les terrasses découpées des Murgie, ces deux pôles de la Pouille, émergeaient comme des îles lorsque le flot de l’Adriatique pénétrait librement dans le golfe de Tarente par la dépression dont le Bradano n’est qu’un sillon attardé. Peu à peu l’intervalle s’est soulevé, épaissi et le travail de desséchement continue sous nos yeux. Un chapelet de marais contourne encore la base du Gargano : lacs de Lesina à 600 mètres de la mer ; de Varano ò peine supérieur au niveau des flots, 5 mètres de profondeur ; Lac Salso, reste d’un immense marécage (Pantano) en partie desséché. Cinque cents mètres seulement séparent le lac Salpi du rivage, et il n’a que 75 centimètres de fond : la canicule le boit presque entièrement ; il s’en dégage alors une haleine pestilentielle.
C’est la plaie de ce littoral. On compte quatre marais autour de Barletta, de nombreux étangs, le San Cataldo, le marais Blanc, etc., de Lecce à Otrante et, non loin de cette ville, le double lac Alimini, dont la nappe transparente, à peine élevée d’un mètre au-dessus du niveau de la mer, se trouble, à l’époque des grandes marées, par l’apport d’une eau saumâtre et chargée d’êtres vivants, dont la décomposition infecte l’atmosphère. Par les matinées de printemps et d’été, déflez-vous de ces bords perfides : la malaria est, après la soif, le second fléau des Pouilles : elle a dépeuplé les plages.
Qui a vu la campagne des Pouilles sous les ardeurs de l’été ne la reconnaîtrait pas en hiver. C’est en effet un pays fertile : il lui faudrait seulement de l’eau un peu mieux distribuée. Pour la production du froment il vient au troisième rang des provinces italiennes, après la Sicile et l’Émilie pour le vin et la laine ; au premier rang pour l’huile. Ses oliviers notamment aux environs de Brindisi sont des arbres magnifiques, les plus beaux d’Italie.
L’agriculture et l’élevage sont la richesse des Pouilles, et Foggia (53.000 habitants) en est le grenier d’abondance. Son nom viendrait de Forcæ (caves pour conserver le grain), d’où l’on a fait Foggia. De la ville primitive, orgueil de Frédéric II, il ne reste guère, depuis le tremblement de terre de 1731, que quelques débris de la résidence de ce prince. Tout a été rebâti à neuf : les rues sont larges, propres, lumineuses, le jardin public plein de bosquets et de fleurs. Au milieu de la plaine qui l’entoure sur 100 kilomètres et 50 de large, c’est une magnifique oasis.
La proximité de l’Abruzze fit jadis de la Pouille un immense pâturage. De temps immémorial, à l’approche de l’hiver, d’innombrables troupeaux, descendus de la montagne, venaient chercher pâture dans la plaine, pour reprendre, au printemps, le chemin des hauteurs et y tendre l’herbe fraîche. Les Romains établirent sur ces migrations un impôt de passage ; après eux, les Lombards, les Grecs, les Normands n’eurent garde d’y manquer. Les Angevins de Naples voulurent régulariser le mouvement, par l’achat de vastes terrains qui constituaient des routes de pâturage, ou tratturi, tantôt larges de 100 mètres environ, tantôt pourvues d’embranchements plus étroits et de stations d’arrêt. De véritables armées défilaient ainsi : jusqu’à 10.000 têtes de bétail à la fois, divisées par groupes de 400 ou 500, sous la conduite de chiens féroces et de bergers presque aussi sauvages. Ceux-ci formèrent une corporation puissante pour la défense de leurs intérêts ; au passage, ils payaient les droits exiges par le fisc. Avec le temps, ils vinrent à se considérer comme les usufruitiers des tratturi, biens de l’État, et se mirent à les cultiver. Une loi règle maintenant ces prétentions et permet aux loueurs, moyennant certaines conditions, de devenir propriétaires libres. Cette loi, qui date de quarante ans à peine, a donné le coup de mort aux tratturi, aux vagues pâtures et aux déprédations des bêtes : dans un avenir peu éloigne, le pré aura toit à fait cédé le pas à la culture.
Déjà les villes de la côte, entrepôts naturels des produits de l’intérieur pour l’exportation, bénéficient largement de cette situation. Si les céréales enrichissent Foggia, les vins font la fortune de Barletta (42.000 habitants) l’huile, le vin et les amandes celle de Bari (78.000 habitants), Trani (42,000 habitants), Molfetta (40,000 habitants). La sécheresse, les gelées tardives, le phylloxera sont les grands ennemis du vignoble des Pouilles ; ils ont causé plus d’une ruine. En arrière de la côte, une seconde ligne de villes s’égrène, le longe de l’ancienne voie Trajane : Bitonto, Ruvo, dont les tombeaux apuliens renfermaient des vases magnifiques, Corato, Andria, Canosa, sur l’Ofanto, petite ville jadis florissante où fut inhumé Bohémond, prince d’Antioche, fils de Robert Guiscard. Entre Andria et Corato, une fumeuse passe d’armes mit aux princes treize chevaliers italiens sous pro-per Colonna, et treize chevalier français, sous l’illustre Bayaid. La bataille de Cannes s’est livrée plus près de l’Ofanto, sur la rive droite de cette rivière 2 août 216.
Une troisième ligne de cités s’élevé avec les premières pentes de l’Apennin : Minervino, Spinazzola, Venosa, déjà proche de Melfi et du Vulture : Robert Guiscard y est inhumé : c’est la patrie d’Horace. Le poète rappelle souvent, dans ses odes, les paysages familiers dont les traits frappèrent son enfante ; il parte du Vulture, de l’Anfolus (Ofanto) « qui bruit au loin ».
L’industrie des Pouilles, pays essentiellement agricole, est peu développée. Toutefois, la grande culture emploie de plus en plus les engins mécaniques. Bari et Foggia possèdent plusieurs fabriques et des fonderies. Brindisi (25.000 habitants) est surtout un port d’embarquement pour l’Orient. De nombreux croisés y prirent terre, ou en partirent. Horace nous a laissé une description animée (Sal. I. 5) du voyage qu’il fit, en suivant la voie Appienne qui aboutissait à cet endroit. Brindisi est la patrie du poète Pacuvius. Les tremblements de terre, comme presque partout ailleurs en ce pays, ont renversé tous les anciens édifices, à l’exception d’une colonne de marbre blanche qui se voit près du port. La rade ouverte entre plusieurs îles côtières s’épanouit, au-delà du goulet d’accès, en deux bras, disposes comme deux bois de cerf, qui s’avancent profondément dans les terres. De là le nom que lui avaient donné les Grecs, Breutesfius, tête de cerf. On a dragué le bras du nord, élevé une digue contre les sables. Le port, bien abrité, est maintenant l’un des meilleurs de la Méditerranée
Les Pouilles forment trois provinces : Capitanate au nord, cap. Foggia ; Terre di Bari au centre, cap. Bari au sud. La terre d’Otrante, cap. Lecce, le paradis des avocats. On trouve, dans les environs d’Otrante, des monuments mégalithiques.