Petites villes d’Italie

André Maurel, Petites villes d’Italie, vol. 3, Paris, Hachette, 1910, pp. 8-14 ; pp. 20-150.
II
LE GANT DE CONRADIN
Foggia.
D’Aquila à Foggia, la journée tout entière en chemin de fer, est longue et glacée. Une pluie fine noie les montagnes tristes et sombres, et Sulmona apparaît plus revêche encore au milieu de son cirque de rochers. C’est toujours le paysage abruzzien de nature cahotée, maigre et déserte. Les villages sont rares, les villes encore plus ; çà et là, une ruine de château, des chèvres, un homme monté sur un âne, et la Pescara roule ses jaunes eaux vers la mer, dont le vent nettoie enfin peu à peu les approches. Chieti est bientôt dépassée, et, après le paysage montagneux, voici le paysage marin. Une côte toute ensablée que coupe de temps en temps une pointe de contrefort, comme celui de Francavilla, riant, charmant, où Gabriele d’Annunzio se plut longtemps, adossé aux verdures, parmi les orangers, devant l’Adriatique. Puis l’on atteint la lagune de Lésina, et l’on parvient enfin à la grande plaine des Pouilles, dont Foggia reste le centre, qu’elle fut toujours, et qu’elle sera, hélas ! longtemps encore pour le voyageur.
Et elle n’est que cela. Sauf le portail de sa cathédrale, avec sa corniche de monstres, ses hauts pilastres, et ses cintres étroits, si nerveux, sauf la crypte aux puissantes colonnes basses, Foggia ne possède rien ; elle ne se particularise que par son aspect général, si rare en Italie, de maisons à un seul étage, bordant de très larges rues. On est d’abord séduit par cette physionomie ouverte, claire et nette. Que n’est-elle propre aussi ! Une nuit est bientôt passée ; mais trois sont plus dures. Et je crois bien que, si je n’avais pas rencontré Pepito, j’aurais demandé asile à la belle étoile. Pepito n’est qu’un pauvre serviteur, mais il fut un père. Après avoir servi dans l’Italie civilisée, Pepito est venu finir ses jours dans sa patrie, où il s’efforce, par ses soins, de donner aux passants quelque illusion de bien-être. Pepito apporte l’eau tiède de telle façon qu’elle semble brûlante. Pepito retire sa casquette d’un geste chevalier. Et Pepito sait gémir à propos avec vous. Je lui dus des consolations qui me retinrent sous sa protection, impuissante souvent, toujours réconfortante. Sans Pepito, Foggia ne serait qu’un grand village. Quoi donc y appela et y retint les Frédéric et les Anjou eux-mêmes, puisque Charles Ier, le frère de Louis IX, y mourut ? Qu’il y soit mort, je le comprends. Mais qu’il y habitat ? Pepito n’était pas déjà là, pourtant !
C’est que Foggia possédait ce pourquoi je viens. Au beau temps du Tavoliere, elle était source de richesse ; lorsque les troupeaux descendaient, à l’automne, des Abruzzes dans la plaine que Foggia commande, ils payaient un droit au maître du moment ; ils en payaient un second au départ. Et lors des guerres entre Anjou et Aragon, c’était une course entre les armées ennemies à qui arriverait le premier à Foggia. Le nerf de la guerre vibrait à Foggia. Au lieu de courir sus aux bataillons, on se ruait vers les troupeaux. La recette râflée par l’un, l’autre tournait bride, puisqu’il n’y avait plus rien à prendre. Les cinq millions de moutons qui paissaient l’herbe du Tavoliere acquittaient l’impôt par tête. Foggia était d’importance, on le voit. Et Frédéric II en confia la garde à des Sarrasins, amenés de Sicile. Ce fut l’un des bienfaits de Murat de rendre la culture libre dans le Tavoliere. Les Bourbons, rentrés à Naples, rétablirent la pâture obligatoire. En 1865, la nouvelle monarchie revint à la liberté. Les moutons ont diminué de nombre. En revanche, la large plaine pousse aujourd’hui des céréales, partout où l’épaisseur de la couche de terre sur le plateau calcaire le permet. Bureau de perception, Foggia était donc nécessaire, à qui voulait la puissance, et Frédéric II, entamant sa longue lutte contre la Papauté, abandonna la douce Sicile qu’il aimait tant, pour en faire sa capitale. Manfred s’y fit couronner et c’est à Lucera, voisine, où il vivait au milieu de sa garde sarrasine, que, après avoir bien combattu, il revenait toujours. Charles d’Anjou en comprit le grand rôle, et c’est ainsi que, autour de Foggia, prospérèrent des villes où des monuments s’élevèrent. Lucera, San Leonardo, Siponto, Manfredonia, si importantes dans l’histoire, font à Foggia une couronne dont il ne se voit ailleurs nulle semblable. Ici a fleuri, à côté d’un art original qui fut le plus extraordinaire essai d’acclimatation méridionale des conceptions septentrionales, tout un idéal politique et social qui fut dispersé dans le vent de la vallée du Tronto, avec les cendres de Manfred. Tout le long de la côte de l’Adriatique, depuis le Gargano qui arrondit ses croupes à l’horizon, jusqu’à Bari, cette terre fut celle des Normands. Non pas à cause de la légende, douteuse, des pèlerins rencontrés sur le Gargano par Melo, le rebelle de Bari, et entraînés par lui contre les Byzantins, mais pour le royaume des Deux-Siciles créé par eux, à eux volé par des frères de France et que personne, jamais, ne sut comme eux enrichir ni parer.
Dans la grande plaine nue, sans un arbre, sans un hameau, la route plate file droit jusqu’à l’horizon. Le vent est impétueux. Il vagabonde à son aise et semble tout surpris de cette voiture où je m’abrite, le seul obstacle qu’il rencontre. Quarante kilomètres durant, les cavalli traînent la guimbarde mal jointe, sorte de vieille calèche pourrie, qui, à chaque cahot, me menace d’un fracas. La route macadamisée est large, mais le cocher l’évite. Elle est si détrempée que les bas-côtés sont moins périlleux. Le fenouil sauvage forme une haie basse, et, derrière, c’est toute l’étendue du Tavoliere que je vois. Ah ! la belle table ! immense plateau calcaire à peine recouvert d’humus, juste de quoi faire pousser un peu d’herbe. Vingt centimètres de terre au plus, et, dessous, le roc blanc, sans un filet d’eau autre que celle tombée du ciel et qui, au jour le jour, s’évapore. Par-ci par-là, dès que cela est possible, quelques céréales, à cette époque de l’année toutes courtes et vertes, herbes et céréales pareilles, de champs en friche, abandonnés, que l’absence de toute ferme souligne encore. Derrière moi, Foggia ; devant et autour, rien. Le désert absolu, infini, avec, pourtant, à gauche, la ligne du Gargano, toute grise, d’un gris violet, comme un dos d’éléphant. Quatre à cinq cent mille moutons paissent encore ici, dit-on. Mais l’immensité est telle qu’ils disparaissent. La mer est au bout, et on attend la marée qui viendra recouvrir ces herbes. Cela est si plat, si nu, que ce ne peut être que le fond de la mer retirée. Parfois, cependant, un point noir se dessine sur le ciel, point mouvant, dansant comme avec des ailes. Un oiseau, aigle ou vautour ? C’est un berger, à cheval, sous un grand manteau, surveillant ses bêtes. Le point grandit, les ailes frémissent davantage, et, sur son bidet, le berger passe, taciturne, muet, immobile. Autour de lui, devant lui, derrière, les moutons à la longue laine, de beaux mérinos pesants et graves, vont de pierre en pierre tirer quelque tige qu’ils mâchonnent. Des chiens faméliques surveillent, protègent les céréales. Puis la caravane disparaît et c’est encore le désert, plus morne après ce peu de vie rencontrée, bientôt évanouie. On ne voit plus rien, tant on voit ! Ah ! la mer, la mer, où est-elle ? Pourquoi si loin ? Elle vit, elle, du moins, elle vit de ses flots, de ses irisements. Il n’y a d’elle que ses vents, qui vous dessèchent le cœur. Deux heures, deux longues heures ainsi, je vais, perdu dans un long désert plus tragique que le centre africain. Les sables n’ont rien qui vous trompe. Ici, il y a un effort de vie, dans ces cultures, si rares soient elles, dans ces prés, si tondus qu’ils restent. On y sent trop la mauvaise pierre, hypocritement cachée sous des apparences vertes. Ce n’est pas le désert, c’est l’abandon. Et quelle misère que celle des hommes courant derrière les moutons, poursuivant une impossible chimère de nature indulgente, dans le vent toujours, le vent affolant ! Pas un parfum, pas un jeu de lumière, pas une âme. Rien que trois ou quatre bidets terreux, et les hommes juchés dessus, liés sur eux, dont on ne voit, sauf le manteau drapé, entre les effiloches sordides, d’une pouillerie infâme, que deux yeux hagards et brillants de fièvre, parmi des poils noyant toute la face. Monture et cavalier sont de la couleur des moutons, semblent de grands moutons passés monstres, et le trot pareil des petites bêtes et de la grande court une cavalcade de fantômes. Mais ne suis-je pas à leurs yeux, moi-même, un fantôme ? Que viens-je faire, sans moutons à paître ? Il est donc des hommes qui ne sont pas semblables aux animaux ? Et j’ai la sensation d’être réellement le fantastique de ces lieux, illégitimement par moi troublés. Ce vent, c’est celui de ma folie. Pourquoi suis-je ici, dans ce vide absolu ? II faut aux hommes des choses qui s’approchent, se touchent, s’étreignent. Tout fuit devant ma guimbarde ; pourquoi y aurait-il là-bas une ville ? Me voilà lancé dans le ciel même, en aéroplane, sans boussole, moteur affolé. Les chevaux de la calèche ne s’arrêteront plus, et toujours, éternellement, je marcherai ainsi, jusqu’aux limites de la terre, jusqu’à l’abîme où cavalli, le cocher à la pèlerine battante, la voiture et moi-même nous roulerons, tandis que sur la plaine rase, le vent continuera à danser, les moutons à paître, et que le berger ricanera, du haut de son bidet, heureux de son domaine reconquis sur l’insensé qui osa le fouler.
Le Gargano est mon seul repère. Mes regards consultent à chaque instant sa croupe rase. Une montagne, c’est de la vie, c’est du mouvement. Au-dessus de ce Tavoliere, de celte table lisse, le Gargano prend des allures animales. Il bouge, lui, il frémit. Les nuages qui passent changent à chaque instant ses teintes ; sa forme même se modifie. Tout à l’heure, il me semblait un éléphant au dos gris rosé. Maintenant, il est tout un troupeau de ces bêtes massives. De l’arête centrale, partent des contreforts pareils, allongés, bien alignés les uns à la suite des autres, et ils semblent tout un régiment de pachydermes, où la lumière, en jouant, met des frissons. Je n’aurais jamais cru qu’une montagne pût être ainsi salutaire à l’âme perdue, d’un tel secours à des yeux affolés de vide et de mort. Dans l’immensité, celle-ci me tend la main et semble veiller sur moi.
Voici pourtant que, à l’horizon, un amas de toits apparaît. À un tournant, enfin ! de la route droite, exaspérément droite, le Tavoliere s’est infléchi, un pont a été passé sous lequel coule une eau saumâtre, et, tout de suite, près de cette eau que le Gargano a eu la charité de verser par ici, des hommes se sont installés. San Leonardo ! me jette, dans le vent, le cocher jusqu’alors muet. Il y a deux heures que nous roulons, et voici la première étape. Un chien aboie, un âne dresse la tête et des murs écroulés alignent leur pierre sèche. Une porte est ouverte, non pas même branlante, mais à moitié tombée. Le chien hurle toujours ; il m’est ami. J’entre dans la cour de la métairie, et tout un lit de fumier est étendu, qu’il faut traverser. Je passe sous une porte ; dans une seconde cour entourée de hauts murs crevassés, j’appelle. Personne ne répond. Je vais pourtant ; je monte un escalier de pierre, solennel de largeur et de voûtes. Autour de la cour, ce sont de grands couloirs en quadrilatère. À gauche, les fenêtres donnant sur la cour ; à droite des portes. Des portes ? Il n’y en a plus, mais simplement les chambranles de pierre portant en leur centre des armes, un aigle. J’appelle encore. Rien. Je vais, je vais ainsi, de porte en porte, regardant partout, et je ne vois, dans ces chambres toutes pareilles, que la fiente des brebis. Ici, autrefois, des chevaliers teutoniques habitaient. Le couvent-caserne est devenu métairie, et les troupeaux couchent où dormaient les guerriers de la foi chrétienne. Un moment, le pied va me manquer : le plancher s’est effondré et la cour est sous mes yeux, en trou. Je reviens sur mes pas, redescends dans les cours ; le chien aboie toujours. Je marche vers lui, et j’aperçois alors, tranquillement assis sur le pas d’une porte, un petit garçon aux pieds nus qui me regarde placidement. Des hommes vivent donc ici ? Ils y procréent aussi. Le chien s’est tu, un beau chien blanc qui, quoique libre, ne s’avance pas : il a peur de cet étranger si bizarrement accoutré de chaussures, de pantalons et de linge blanc. Je vais à lui, il se sauve, et l’enfant, à une question sur son maître ou père, ne sait que répondre :
— Via !
Que veut-il dire ? Va-t’en ! ou : le maître est aux champs ? L’un ou l’autre, je n’ai qu’à partir. J’ai beau demander : « La chiave della chiesa », l’enfant me répond toujours : Via ! en secouant la tête. Et je me résigne à regarder l’église par le trou de la serrure. Je me rappelle alors l’une des étables vues tout à l’heure au rez-de-chaussée, une étable à belles voûtes, à colonnes massives, et arrondie à son extrémité. Cette étable, c’est la nef droite de l’église, et ce que je vois par le trou de la serrure, c’est la nef centrale. Le plan se reconstitue facilement, d’une église à trois nefs et trois absides, de forme grecque par conséquent, voûtée en demi- berceau, avec quatre énormes piliers en faisceau de colonnes portant une coupole, venue de Byzance elle aussi. Je regarde la façade : elle est romane, mais de ce roman étrange que je viens de voir à Foggia et dont les images siciliennes m’ont appris déjà le composite. La porte est très pure, familière à mes jeux de Français. Mais, au-dessus, le mur tout droit est simplement bordé d’arcatures brisées comme on en voit à Monreale et à Cefalù. Puis, au-dessus de cette corniche, un dôme formé des mêmes arcatures, mais complètes cette fois. Et voilà, déjà, dans ce désert, dans une étable, résumée toute l’histoire ! Les Normands apportèrent ici l’art de leur pays, et, y rencontrant l’art de Byzance, ils les fondirent tous deux. L’Orient chrétien tend la main à l’Occident catholique sur cette terre d’Apulie, d’où les blonds guerriers chassèrent les noirs soldats du Basileus. Dans des monuments plus complets, tout à l’heure à Siponto, bientôt à Barletta, à Trani, à Bari, je verrai mieux cette fusion et délimiterai mieux chaque part. Aujourd’hui, sur la lande de Foggia, voici la première vision. Et la porte latérale, avec ses rinceaux fouillés de fleurs, ses chapiteaux à personnages, avec ses lions lombards supportant les colonnes d’un porche de construction romane, de décor grec et lombard, cette porte résume déjà toute l’aventure.
La guimbarde est repartie. Je suis moins seul maintenant. Déjà Manfredonia s’indique au loin, la ligne de la mer dessine une raie bleuâtre à l’horizon. Mais quelle est cette grange, encore ? Pour quelle improbable récolte a-t-elle été bâtie ? Siponto ! jette le cocher. Ici, autrefois, une ville, colonie romaine, florissait. La mer, en se retirant peu à peu, y laissa la fièvre. Il fallut partir. Manfred emmena les habitants, qu’il réunit dans une ville nouvelle, au pied même du Gargano, et à qui il donna son nom. De Sipuntum, il n’y a plus trace aujourd’hui ; il ne reste, pour en marquer la place, que ce sanctuaire au milieu des pierres, et le plus grand miracle qu’ait jamais fait la vierge noire qui l’habite, est, certainement, d’avoir préservé ses êtres d’une ruine pareille. Étrange petite église, carrée, bombée d’une abside sur trois de ses côtés, le quatrième réservé au porche. Voici franchement l’église grecque, non plus allongée, mais les quatre bras bien égaux, celle que Michel Ange rêvait pour la colline vaticane. Aussitôt, les arcs étroits des murs, comme à Foggia, apportent l’élément septentrional, et, au moment où l’on songe à quelque mosquée, les lions lombards commandent l’entrée, comme à San Leonardo : simple et saisissant témoignage de la fusion de l’Orient avec l’Occident. J’en verrai d’autres, et la Sicile m’en promet beaucoup. Je doute que j’en trouve jamais de plus frappant que celui de cette église peuplant seule cette immensité, si veuve au milieu de cailloux, au pied de ce Gargano où l’on honorait saint Michel, patron des Lombards, à deux pas de Foggia et de Manfredonia les villes normandes, et où les Grecs de Bari avaient étendu leur domination. Toute blanche au milieu des herbes clairsemées, Santa Maria di Siponto semble, seul arbre de cette étendue terrible, seule fleur des pierres, maintenir et rapprocher les précieux souvenirs.
Peut-être devrais-je préciser un peu non pas ce que je ressens, mais ce que je vois ? Je me trouve, et ceux qui me liront se trouvent avec moi, devant une œuvre inconnue. Ceci ne ressemble à rien de ce que nous avons vu ensemble depuis que nous voyageons en Italie. Un art absolument nouveau pour nous se révèle, et cet art est précisément né des invasions lombarde, byzantine et normande qui se disputèrent ce pays et fertilisèrent son infertilité. Tout ce que je sais de nos frères normands me revient à l’esprit. Le Gargano, et Manfredonia, et Foggia me soufflent les beaux exploits et tant d’enivrantes merveilles d’intelligence, de grâce aisée, celle de Manfred surtout, aux poèmes chantés le long de routes, de souplesse, d’assimilation, de prudence et d’énergie créatrice, toute cette floraison magnifique qui a sombré comme Sipuntum, dans le sort méchant, emportée elle aussi, peut-être, par les fièvres sournoises et implacables. Il faudrait encore dire la malfaisance de cette terre misérable et la condition de ses hommes errants. Mais est-ce bien sur un premier regard, après un premier contact, que je puis déjà préciser ? Plus tard, dans quelques jours, quand j’aurai vu d’autres témoins, d’autres campagnes, quand je serai revenu parmi les hommes, alors je réfléchirai. Laissons aujourd’hui, laissons nos sens recevoir, sans réagir. Dans le vent furibond, laissons rouler les sensations confuses et les souvenirs flottants.
J’ai touché à Manfredonia, petit port paisible, au pied de la montagne qui l’abrite, puis je suis revenu à travers la plaine, roulant pendant trois nouvelles heures dans le désert morne. Les troupeaux ne se voient plus. Il n’y a plus que moi et mon pauvre cocher tout courbé sur ses bêtes, dans la Tavoliere sinistre. Nous sommes seuls, perdus dans la solitude. Le crépuscule commence à décroître, nous nous confondons peu à peu avec la nuit. Le silence absolu est autour de nous. Nul oiseau, nul frémissement d’aucun arbre, nul murmure de ruisseau, rien que le sabot des chevaux, assourdi, ouaté, le trot aérien des Valkyries. Lorsque la nuit est tombée tout à fait, j’ordonne d’arrêter, et, faisant vingt pas dans la lande, je respire, regarde, hume, écoute et touche le néant.
De l’autre côté de Foggia, du côté des montagnes, sur un dernier mamelon, s’élève Lucera. De villes plus belles que celle-ci, il ne manque pas en Italie. Il n’en est guère qui soient aussi suggestives. Si jamais mur « derrière lequel il s’est passé quelque chose » attire le pèlerin d’Italie, c’est bien celui de Lucera. Les pages d’histoire qui se déroulèrent autour de lui gardent une apparence tellement fabuleuse, mêlent si bien la réalité à la fable, transportent près de nous, avec un tel relief, les plus improbables Mille et une nuits, tant de héros mystérieux, une vie si étrangère à nos mœurs, quelque rêve asiatique ou africain apporté dans notre Europe, que Lucera reste encore, aujourd’hui, la cité fantastique appelée à la vie par un Arioste ou un Tasse. Un empereur, Frédéric II, la peupla de trente mille Sarrasins, sa garde, qui y vécurent en véritable colonie orientale, avec leurs mosquées, leurs tribunaux, leurs franchises totales. Au cours de la grande lutte entre l’empereur et le pape, Lucera fut l’asile suprême. Manfred, partant pour Bénévent, y laissa sa femme Hélène d’Épire, et ses fils, à la garde de se fidèles. Hélène voulut passer en Épire. Elle courut à Trani dont le comte la livra à Charles d’Anjou. Et les enfants de Manfred moururent en prison. Jamsilla, le chantre de Manfred, nous a dit les merveilles de Lucera, et la magnifique légende. Manfred, le fils chéri de Frédéric II, fils naturel, né de Bianca Lancia, une Piémontaise, était le plus pur représentant de la race des Normands d’Italie. Adroit, doux et ferme à la fois, il maintient dans l’obéissance la part du royaume qui lui est confiée, pendant que son frère Conrad lutte désespérément au-delà des Alpes. Il ne croit pas, cependant, devoir renoncer aux mœurs de ses ancêtres de Sicile, d’autant moins que, sous les Guillaumes, la papauté s’en accommodait fort bien. Ces mosquées et ce harem de Lucera, qui indignent tant le pape, celui-ci n’y trouvait rien à redire lorsque son allié Guillaume-le-Bon les entretenait à Palerme, et employait ses Sarrasins à la défense de la chaire de saint Pierre. D’ailleurs, à la mort de Conrad, le pape accepte les hommages de Manfred, qui tient la bride de son cheval lorsqu’il entre à Naples. Manfred ne tarde pas à s’apercevoir que le pape le trompe. Il rompt brusquement et accourt à Lucera. De là, il passe à Palerme, où il se fait couronner, en 1258, et il s’offre comme tuteur de son neveu Conradin. Il ne cache rien de ses sentiments italiens. L’Empire, l’Allemagne le laissent indifférent. Un roi d’Italie ! Le pape écume, à cette idée. Et c’est Charles d’Anjou qui se fait l’agent du pape. Clément IV appelle l’étranger contre ses frères d’Italie, et voilà Lucera aussitôt enveloppée dans des légendes d’horreur sur lesquelles nous avons vécu, sur lesquelles on vit encore.
Nulle figure n’est plus aimable, plus raisonnable, plus pure que celle de Manfred. Ce prince apparaît comme ayant dépouillé toute la rudesse primitive de ses ancêtres, la rigueur aussi, encore un peu sauvage, de son père. « Le beau prince aux cheveux blonds », comme on l’appelait, a hérité de ses ancêtres normands l’habileté et la bravoure. Mais l’habileté est devenue finesse, et la bravoure est chez lui l’effet de la raison. Il ajoute à cela de l’élégance, j’entends celle de l’esprit, de la bonté et par-dessus tout de la culture. Sa cour est le rendez-vous de tous les poètes d’Italie et des plus habiles musiciens de France et d’Allemagne. Dans ses promenades nocturnes à travers les villes où il résidait, il se faisait suivre de deux Siciliens qui soupiraient les romances de la patrie. Lui-même composait des strumbotti qu’il déclamait en parcourant les rues de Barletta. Mais tandis qu’il chantait « l’amour, ses rigueurs et ses délices », le pape appelait Anjou pour lui arracher ce royaume des Deux-Siciles, qui se fera, bientôt, la belle avance ! au profit d’Aragon. Manfred défend son bien héroïquement, admirable de constance, de résolution, d’énergie et d’adresse. Ses barons l’abandonnent, l’émir lui-même de Lucera écoute le pape, car le pape, scandalisé du harem de Manfred, ne l’est pas de l’émir aux quinze femmes. Manfred vole à Lucera. Et c’est l’immortelle chevauchée chantée par Jamsilla, à travers la lande de Foggia, la nuit, pour n’être vu ni de Foggia ni de Troia, qui sont aux mains des barons révoltés. Manfred arrive devant la citadelle, se fait reconnaître « à ses beaux cheveux blonds », et les Sarrasins se jettent à ses pieds. Il vole avec eux à Bénévent ; le 26 février 1266, il disparaissait dans la mêlée. Les Français l’enterrèrent sous un tas de pierres, près du pont. Le pape fit déterrer le cadavre que l’on jeta dans le Volturne. Conradin, le neveu de Manfred, accourt remplacer celui-ci, est pris bientôt et meurt décapité, à Naples, où sa statue se voit encore au Carminé du Mercato, l’une des plus touchantes et pures figures de la sculpture contemporaine. On dit que, du haut de l’échafaud, il jeta son gant à la foule qui pleurait ; un certain Dapifero le ramassa et le porta à Constance, fille de Manfred, mariée à Pierre d’Aragon, qui viendra reprendre à l’Angevin le berceau familial, la Sicile abreuvée de dégoût ; les Vêpres de 1282 vengèrent Manfred et Conradin.
À qui le gant ? A moi, dit Charles. Et Lucera reste aux mains d’Anjou, qui fortifie la citadelle et se hâte de confirmer les privilèges des Sarrasins, avec l’assentiment du pape. Peu à peu, cependant, la colonie sarrasine diminue ; et, en 1300, sans que rien justifiât cette abomination, les Angevins attaquent le château, qui résiste éperdument. Il est emporté, et tous les Sarrasins de Lucera sans exception de femmes, d’enfants, sont massacrés, vingt mille environ, la fleur même des soldats qui avaient aidé, tant de fois, les rois de Sicile à défendre la papauté contre l’avidité grecque et germanique : la provençale valait-elle mieux ?
De la citadelle sarrasine, que reste-t-il aujourd’hui ? Des murs, de longs murs flanqués de quinze tours, dont la plupart ont été restaurées par Anjou. Lucera a été le premier boulevard du royaume italien ; elle a présidé au premier essai de ce royaume, et c’est un Savoie, comme était la première femme de Manfred, qui le réalisera. Qui pourrait donc, s’il s’émeut aux souvenirs que content des pierres, aborder d’un cœur sec ces ruines majestueuses ? De grands murs roux autour d’une prairie, c’est toute la citadelle d’aujourd’hui. Mais cette prairie, c’est celle où manœuvraient les soldats de l’émir, où jouaient les enfants de Manfred, où paissaient les chameaux de Frédéric, grognaient les guépards de chasse et engraissaient les eunuques. Cette plaine des Pouilles, épandue au bas du rocher, c’est le Tavoliere, que le sang répandu à flots n’a pu engraisser ; et là-bas, à l’Ouest, ce sont les montagnes d’où descendaient les troupeaux et les hordes. C’est le Vultur mystérieux. C’est tout le domaine des Normands, si magnifiquement conquis, et abominablement ravi par des frères. Aujourd’hui, il n’y a plus rien que de l’herbe, quelques galeries encore, une voûte pantelante et des tronçons de conduites d’eau, des restes de piscine, des fenêtres par lesquelles apparaît la blanche campagne déserte, où ne se voient d’autres ombres que celles des princes aux cheveux blonds. Là-bas, enfin, la mer, la mer d’Orient dont le mirage perdit Hélène d’Épire et ses enfants. Le miracle normand, le plus saisissant exemple historique de la fortune méritée et de l’injuste malheur, sont ensevelis sous cette herbe. L’œuvre de Guiscard, que Frédéric essaya de couronner et qu’il manqua pour trop d’embrassement, Manfred voulut la reprendre et la limiter aux Deux-Siciles primitives. Par la trahison italienne de la papauté, cette œuvre fut détruite, et le massacre de Lucera consacra la misère de l’Italie méridionale, arrachée à ses aspirations nationales, et jetée pour des siècles dans une infortune dont elle n’est pas encore relevée. La cathédrale de la ville, œuvre d’Anjou, par son dessin gothique et ses décors grecs et arabes, prouve du moins la force vive des vaincus qui, morts, imposèrent leur idéal au vainqueur.
J’ai longtemps erré dans l’enceinte démantelée. Sous la conduite d’un gardien diligent, j’ai tout vu, tout scruté, pénétré. Il a fallu grimper, descendre, regarder des pierres nues, et subir une leçon archéologique importune. Ce lieu est de ceux où toute précision est vraiment douloureuse ; la légende les absorbe. Elle seule peut les remplir. Et il y a même quelque gène pour l’esprit à se dire que cette légende n’est, en réalité, que de l’histoire. Il faut ici, comme hier dans le Tavoliere, ne rien faire que rêver. Les jardins d’Armide, si on les rencontrait, ne seraient-ils pas aussitôt diminués ? Ne cherchons pas, à Lucera, à revivre autrement qu’en songe. Des faits indubitables ne prenons que la fleur. La poésie règne sans partage sur ce rocher. Déroulons les cortèges, le départ pour la chasse avec les faucons et les guépards, les beaux enfants blonds sous la garde des eunuques, et les femmes sous leurs voiles, les piscines où l’on se baignait, et des roses sur les marches, et des parfums sur les croupes. Guettons Manfred dans la nuit, suivons Frédéric vers Castel Fiorentino où il va mourir, montons avec Hélène d’Epire sur la tour où, comme sœur Anne, elle regarde si ses frères de Grèce viennent la délivrer. Scrutons le sol d’un œil attendri, cherchons sans espoir quelque tesson ou quelque fragment d’anneau doré. Prêtons l’oreille aux voix qui murmurent, dans les courtines, le nom d’Allah. Baignons-nous, enfin, dans cette atmosphère improbable, et réelle pourtant, de l’Orient précieux, enfermé ici pendant soixante-quinze ans, comme du cinnamome dans un flacon d’or rouge : la poudre enivrante est dispersée, mais le parfum persiste et nous grise toujours. Si nous cherchions des hommes, nous trouverions fatalement des bassesses. Lucera est de ces lieux sacrés qui, par leur ruine matérielle et morale, réclament une entière piété, celle que la poésie des âmes peut seule apporter. La vérité, devant une telle destruction, ainsi qu’à Siponto et à San Leonardo, non pas même des choses mais des sentiments et des idées, fausserait la vision, que le vagabondage de l’esprit à travers des imaginations attendries rendra mille fois plus vivante et plus vraie.
Aussi n’est-ce pas à Lucera que je veux évoquer Frédéric II ni ses ancêtres. Je les trouverai dans des villes plus propices aux faits. Et, tandis que je reviens vers Foggia, c’est à Charles d’Anjou que je songe, le destructeur du rêve normand, l’artisan de cette ruine, et qui mourut à Foggia, au pied de cette rocca qu’il avait voulu conserver pour son usage, mais qui fut rebelle à tout ce qui n’était pas son destin premier. J’enfouis Manfred et les Normands dans la prairie, et c’est à Charles d’Anjou que je demande de me ramener parmi les vivants, parmi les pauvres hommes.
Il est vraiment l’un des plus tristes sires de l’histoire. « Ni visible, ni accessible, ni affable, ni aimable » disait de lui son meilleur ami, le pape qui l’avait appelé en Italie. Et l’on peut ajouter : cruel, méchant, lâche, avaricieux, fourbe et grossier. Aussitôt après la mort de Conradin, il ne voit plus d’obstacle qui puisse l’arrêter, et, juste châtiment, le pape est sur le point d’assister à la formation de ce grand royaume rêvé par Manfred. Le plat, cynique et fourbe insolent qu’est le frère de saint Louis, lui aussi, regarde vers l’Orient, comme tous les autres, Guiscard ou Roger, ou Guillaume ; seul Manfred se limita, dans un fin équilibre. Soyons juste. Charles obtint de l’Italie ce que personne, jusque-là, n’avait obtenu : l’unité de sentiment. Les intrigues qu’il noue à toutes les querelles entre les seigneurs, les évêques et les villes, ses cruautés, ses parjures, apaisent aussitôt les dissentiments. Instantanément, l’Italie tout entière, ou à peu près, est guelfe. Et Charles se voit déjà, l’Italie écrasée par lui, roi d’Italie, empeur d’Occident, d’Orient aussi, après ! Au point qu’il ne craint plus de molester ses frères de France. Au retour de la croisade au cours de laquelle saint Louis est mort, la flotte des croisés fait naufrage près de Trapani ; dix-huit vaisseaux, quatre mille hommes furent engloutis. Charles, aussitôt, de confisquer toutes les épaves et tous les navires jetés à la côte, en invoquant une vieille constitution du roi Guillaume.
Avec une si belle âme, comment va-t-il se tirer de l’inimitié de l’Italie ? En semant la discorde, en réveillant les querelles, en trompant tout le monde, en soufflant sur le feu à moitié éteint. Cela lui réussit, d’ailleurs ; et lorsque Nicolas III, Orsini, monte dans la chaire de Pierre, en 1277, il trouve Charles souverain des Deux-Siciles, vicaire impérial en Toscane, gouverneur de Bologne, maître de la Romagne, seigneur en Piémont. Il y a dix ans que Manfred a dû disparaître pour éviter à l’Église ce qui est, et ce qui est c’est l’œuvre de l’Église ! Nicolas joue admirablement de l’empereur auprès de Charles, et de Charles auprès de l’Empereur. À l’instigation du pape, Charles renonce au vicariat et au sénatoriat afin de ne pas inquiéter l’empereur ; l’empereur sépare les provinces d’Empire des provinces de Saint-Siège, c’est-à-dire qu’il donne définitivement au pape l’Émilie, la Romagne et les Marches, bref tout le domaine de la fameuse donation, jusqu’alors fictif. Lorsque Nicolas meurt, Charles est réduit aux Deux-Siciles. Il prend alors sa revanche. Pendant les travaux du conclave, il fait enlever et emprisonner les cardinaux suspects, et c’est un Français, Martin IV, qui est élu, et qui charge son protecteur de mettre garnison dans les villes du nouvel État. Charles respire. Il exulte même, et songe à passer en Orient : le rêve éternel. Il va partir, lorsque Giovanni da Procida l’arrête. La Sicile s’agite à la voix de cet agent d’Aragon. Le 30 mars 1282, éclatent les Vêpres siciliennes. Je les retrouverai en Sicile. Charles, en apprenant la nouvelle, poussa le cri où perce toute la bassesse de son âme : « Sire Dieu ! Puisqu’il t’a plu de m’envoyer la fortune contraire, qu’il te plaise aussi d’ordonner que ma décadence ne se fasse qu’à petits pas ! » Tout de même, Manfred n’eût pas dit cela. Charles trouvait sans doute son mot joli, car il le répéta, lorsqu’il vit, de Reggio, sa flotte, qui bloquait Messine, incendiée par Procida : « Faites que la descente soit douce ! » Et, pour se donner du temps, il offre à Pierre d’Aragon un combat singulier. Le pape, naturellement, défendit ce champ clos ; si on s’en rapportait au hasard, que deviendrait son autorité ? Et Martin lance le roi de France contre Aragon, dépose Pierre, trouble l’eau tant qu’il peut : lorsqu’on se raccommodera, il faudra bien le consulter, et payer. En mai 1284, Charles, qui était en Provence, fit voile pour Naples devant laquelle croisait Roger de Loria. Le fils de Charles, Charles-le-Boiteux, prince de Salerne, voulut dégager la route : il fut fait prisonnier. Charles débarqua néanmoins à Gaëte. Mais, décidément, la descente était rapide. Plus rapide qu’il ne le voulait, car, venu à Foggia pour se ravitailler sur les troupeaux, Charles y meurt, le 7 janvier 1285. La même année, le roi de France disparaît, puis Pierre d’Aragon, et Martin lui- même.
Le Boiteux avait été à bonne école. Après avoir fait la paix, par laquelle le fils de Pierre d’Aragon, Jacques, gardait la Sicile, et par laquelle le Boiteux, à qui échéait Naples, s’engageait à faire rendre Aragon aux Aragonnais par Charles de Valois, le neveu de saint Louis, Charles II d’Anjou, dit le Boiteux, courait à Rieti se faire couronner roi des Deux-Siciles et délier de ses serments. Mais ce pape lui-même allait manquer aux Anjous d’Italie. C’est le soufflet d’Agnani, la lutte des Orsini et des Colonna, et l’élection au pontificat de Bertrand de Got, qui prit le nom de Clément Y et transporta le siège de la papauté à Avignon, chez le roi de Naples.
Quelle gloire ! Sans profit. Charles se trouve aux prises avec Henri de Luxembourg, lequel est encouragé, d’ailleurs, en sous-main, par Clément. Si Charles est libre de ses mouvements, en effet, que deviendra le royaume pontifical ? Et voilà toute l’Italie déchaînée, à feu et à sang. Le beau résultat ! L’ambition universelle de Frédéric II en fut cause pour sa part, sans doute. Mais Manfred avait paru, qui était sage. Il fut sacrifié à la peur et à l’avidité. Pour garder un royaume, le pape a tout perdu. Il est exilé, et le grand mouvement des municipalités italiennes du Nord se déroule, tandis que le Sud reste uni, toujours redoutable par conséquent. Les deux Jeannes vont régner avec scandale, jusqu’au jour où Alphonse d’Aragon viendra mettre la paix en s’emparant du royaume méridional, et Charles-Quint de tout. L’appel des Francs par les papes, au VIIIe siècle, avait abouti à la honte de Théophylacte, à cette folle aventure que Spolète, autrefois, me rappelait. Le second appel des Francs au XIIIe siècle aboutit à l’exil d’Avignon, aux deux Jeannes de Naples et, finalement, à Charles-Quint et aux Bourbons. Si peu que l’on connaisse encore l’histoire des Normands, du royaume des Rogers et des Guillaumes, dont le dernier descendant, Manfred, voulait, si judicieusement, conserver dans ses limites strictes l’héritage, comment ne pas gémir, avec les pierres de Lucera, sur tant d’aberration ? Le gant jeté par Conradin du haut de son échafaud, ce gant ramassé par Pierre d’Aragon, ce seront finalement, au nez de la papauté inconséquente, les Savoie qui l’enfileront.
III
LE BEAU NAVIRE
Trani.

J’ai passé l’Aufidus, comme, autrefois, sur les mêmes bords marins, je passai le Rubicon. L’un des plus grands désastres de la république romaine eut ces rives pour théâtre, et qui virent les efforts obstinés des blonds enfants de la Normandie après leur défaite par les Grecs.
Les Normands se trempèrent dans l’infortune, et, cinquante ans après la bataille du Fortore, vengèrent à Bari leurs pères et Annibal par surcroît. Pas plus que le Rubicon, l’Aufidus ne se souvient de ces héroïques passeurs. Comme le Rubicon, il a changé aussi de nom. Aufidus est devenu Ofanto, et Ofanto est un mince cours d’eau aussi guéable que le Pisciatello de César. Tant que le Basileus régnait encore sur la terre romaine, la fiction du vieil empire, tout au moins, durait toujours. Les Normands y mirent fin, et ce n’est pas leur moindre gloire que d’avoir résolument brisé le lien oriental qui étouffait l’Italie. Je franchis l’Ofanto, en adressant un salut à Paul-Emile. Je le saute en pensant à Robert Guiscard et à ses frères, dont l’œuvre artistique et sociale est la raison qui m’amène en ce pays stérile et ravagé. C’est toujours la plaine blanche des Pouilles, ses rochers et ses rares cultures, sa platitude nue et ses lugubres cités. Je la regarde bien, cette plaine, et je la regarderai jusqu’au bout, pour en comprendre la leçon moderne. Comme j’ai fait dans le Tavoliere pour les monuments, je veux laisser agir l’impression, mûrir la sensation et lorsque, ainsi qu’Annibal, je me dirigerai vers la Campanie, alors je tâcherai de résumer et de conclure. Aujourd’hui encore, c’est tout à l’art et aux souvenirs héroïques que je veux être. Barletta, où je viens déjeuner, va satisfaire le premier terme du problème, pour sa part modeste, mais non sans beauté.
Barletta est une jolie ville, claire, ouverte, propre, oh merveille ! Sentant bon la mer qui la baigne et l’enrichit. Barletta est une ville moderne où l’industrie et le commerce sont florissants. Dans la cour de la gare, un jeune homme m’a abordé, qui parlait un pur français. Il m’a affirmé n’être jamais venu en France. Employé dans une usine, il a appris notre langue dans les livres, et il s’en sert pour ses fonctions. Cela m’a frappé. Tant d’autres faits aussi qui montrent les ressources que contient l’Italie méridionale ! Puisque, je le vois bien depuis les quelques jours que je traverse les campagnes, puisque la terre est rebelle, la renaissance ne serait-elle pas dans l’industrie ? On traite peut-être trop légèrement Naples de grande cité industrielle. La puissance de travail de l’Italien du Sud est considérable, quoi qu’on dise. Sa prétendue paresse n’est que l’effet de la misère et de la vanité de toute peine sur ce sol ingrat. Ceux qui l’ont vu à l’œuvre en Amérique le savent laborieux. En créant l’industrie méridionale, on peut donner à ces populations découragées une rémunération proportionnée à leur effort. Le Nord, à la fois agricole et industriel, gardera toujours sa supériorité ; mais le Sud industriel montera sur un échelon plus élevé de la civilisation et du bien-être. Et ce n’est pas sans plaisir que tout ami de l’Italie peut voir des petites cités, comme Barletta, se hausser à un aspect aisé, le salaire, ici, si faible qu’il soit, fournissant d’abord au manœuvre plus 1 que ne rapporte la culture, lui permettant ensuite, étant donnée la sobriété de la race, un bien-être familial plus grand. Au cours du discours que je citais l’autre jour, M. Fortunato plongeait le Sénat dans une stupeur profonde : « Je connais des pays où l’on boit plus de vin que d’eau, où les malheureux trompent le temps et la faim en s’enivrant ». Le mouvement prolongé qui suivit cette affirmation, l’entendez- vous, en France, devenir un formidable éclat de rire pour tant de naïveté ? Sobre et laborieux, que ne peut faire l’Italien, si on lui donne le moyen de travailler ? Barletta s’est ouverte à l’industrie que son port facilite, et il m’a semblé y voir déjà circuler cette petite bourgeoisie qui est la force des nations puisqu’elle en est l’épargne. L’épargne, c’est cela qui manque le plus ici, le bas de laine qui se vide au profit d’entreprises, sources de richesse publique. Peu à peu il se remplira, et l’Italie méridionale, grâce aussi à un autre facteur dont je parlerai bientôt, peut devenir dans cinquante ou cent ans, la grande ressource de l’Italie laborieuse.
Ce qu’elle est aujourd’hui d’ailleurs, Barletta l’était déjà en partie au temps des Normands. Les Croisades furent, pour elle, bienfaisantes. Bari ruinée, prise et reprise par les Normands et les Grecs, ne semblait pas assez sûre encore. Barletta, plus tranquille, était le grand entrepôt des échanges avec l’Orient. Les Normands en avaient fait une place forte aussi, d’où ils surveillaient les Pouilles et la mer. Leur trace est manifeste dans les monuments, dont les deux principaux sont l’église du Saint Sépulcre et la cathédrale, Santa Maria Maggiore, C’est en vain que l’on chercherait, dans ces deux églises, quelque trace grecque ou arabe. Elles sont, toutes deux, de pur style septentrional. Et le Saint Sépulcre offre une particularité rare : il est bourguignon, c’est-à-dire de ce style sévère, trapu, où M. Émile Bertaux, dont on ne saurait assez louer l’œuvre admirable qu’il a élevée à l’art dans l’Italie méridionale, œuvre de science et de goût, sans la connaissance de laquelle on ne pourrait rien comprendre de ce qu’on rencontre, où M. Émile Bertaux a si bien reconnu l’église même de notre Vézelay. Les moines de Cîteaux introduisirent-ils directement ce style ? Les croisés, revenant de Syrie, où l’on voit des églises semblables, le rapportèrent-ils ? Ce n’est qu’une nuance, importante pour le savant, indifférente pour nous. Ce qui vaut à nos yeux, c’est cet aspect familier ; et, je veux le constater une fois pour toutes, rien n’est plus émouvant que, sur cette terre d’Italie où il a fallu nous faire une éducation nouvelle, où nous avons eu tant de peine à rejeter notre atavique conception de l’art religieux, à comprendre les églises de la Toscane, de l’Émilie et de l’Ombrie, que de retrouver nos premières et nationales œuvres.
Qu’est donc cette cathédrale de Barletta, cette Santa Maria Maggiore, si ce n’est une église romane, dont le porche principal avec ses lions emmanchés de colonnes, dont le clocher, sous la voûte duquel passe la rue, sont les seules formes italiennes ? Elle ressemble, cette cathédrale, à Saint Nicolas de Bari, la pure église normande venue, en droite ligne et sans corruption, de notre Caen. Alors, dans la petite ville si claire, aux larges rues avenantes, aux places et aux jardins nombreux, à la belle plage bien ouverte, au milieu d’un peuple animé, il me semble que je me promène dans quelque bonne ville de France, toute réjouie d’un printemps précoce et d’une vie nouvelle à laquelle elle renaît.
Moins ouverte, moins gaie est Trani. Les nouveaux quartiers ont de longues rues, des maisons neuves. Ils ont l’air inhabités. Entre Barletta et Bari, Trani est quelque peu écrasée. Elle offre, en revanche, au passant, à défaut de gîte confortable, ses vieilles rues, véritable labyrinthe autour du port à moitié ensablé, sa promenade, la Villa, qui étend le long de la mer un ravissant jardin en terrasse, où le voyageur goûte un doux repos ; elle offre surtout sa fabuleuse cathédrale.
Au nord de la petite rade, sur un môle naturel que la mer entoure de trois côtés, l’église s’élève du sein des eaux et découpe sur les flots qui la baignent une silhouette aiguë, rocher de Cyclope, pointe de falaise. Du haut du fortin qui lui fait pendant au Sud, la rade entre les deux, je la vois étroite et haute, piquant son clocher dans l’azur, son abside écrasée, dirait-on, par le flot qui la bat, les transepts raccourcis, semble-t-il, pour ne pas déborder sur les flots. Lorsque j’en regardai l’image pour la première fois, dans l’ouvrage de M. Émile Bertaux, L’Art dans l’Italie Méridionale, je m’étais promis, dût-il m’en coûter des nuits orageuses, Trani dût-elle ne posséder que cet attrait, je m’étais promis de voir cette église romane, découpée sur la mer d’Italie, ce sourire septentrional sur les flots d’Orient. Je n’en vois plus aujourd’hui que la ligne, que son dessin paysager sur le fond mouvant de la mer scintillante. Le beau phare pour éclairer ces bords ! Ce qu’était, et ce que sera redevenu demain, le campanile de Venise au fond de l’Adriatique, étoile du matin perdue, ce clocher de Trani l’est plus extraordinairement encore, piqué au sein des vagues, pointe avancée sur un rocher qu’il dénonce. La mer frappe les murs, qu’elle enserre comme elle presse un navire. Si jamais le beau mot de Dante, qui appelait l’Église « Celle qui est assise sur les eaux », s’est trouvé réalisé, c’est ici. Voici bien la nef incessamment battue, et sur laquelle tant d’hommes aiment à monter pour le lointain voyage. Que le vent s’élève, et je verrai l’église glisser, prendre le large et, à l’horizon, s’enfoncer dans le ciel. Effilée, serrée dans ses flancs étroits comme un vaisseau recourbé, Saint Nicolas de Trani semble balancer sur les vagues une coque gémissante. Elle a jeté l’ancre sur laquelle elle chasse, attendant le signal. Vers le Nord, elle guette la flotte vénitienne, à laquelle elle doit se joindre pour passer en Terre Sainte. Déjà, elle a pris les devants, toute caressée d’écume, n’ayant plus qu’à déplier les voiles et à hisser l’oriflamme. Le ciel, aujourd’hui, est d’une pureté sans égale. La mer reste silencieuse. Au fond du port les barques sommeillent. Sur les quais, nulle âme ne rôde. La poupe vigilante est seule à vivre de ses rondeurs qui courbent le flot, de ses antennes qui poignardent l’azur, prêtes toutes ensemble à braver les tempêtes, qu’elles attendent sans faiblir.
« Le 20 mai de l’an 1094, dit M. Émile Bertaux, dans un des jours où repassaient par la ville les pèlerins qui venaient de visiter le nouveau sanctuaire (Saint Nicolas de Bari), un jeune homme, qui portait les cheveux longs des Grecs et la panetière des mendiants, et qui tenait à la main une large croix, traversa les rues de Trani, en psalmodiant sans relâche, d’une voix épuisée : « Kyrie, eleison ! » ; puis il alla tomber, brisé de fatigue, devant la cathédrale, église épiscopale bâtie au IXe siècle. On s’empressa autour de lui. C’était un pâtre, Nicolas, né en Livadie, dans une ferme qui dépendait du grand monastère de Saint Luc. Dès son enfance, il n’avait cessé, disait-on, de répéter ces deux mots de l’invocation, qui devaient rester toute sa science. La mère du petit berger, prenant son fils pour un énergumène, le remit aux moines de Saint Luc, qui en firent leur souffre-douleur. L’enfant finit par quitter le monastère, pour vivre dans les solitudes, sa croix à la main, balbutiant toujours sa monotone prière. Un jour, à la suite d’un rêve, le désir lui vint de gagner la « Longobardie ». Il put se faire embarquer à Naupacte, où il rencontra un moine, nommé Berthélemi, qui s’attacha à lui. Tous deux, ils débarquèrent à Otrante. De là, Nicolas-le-Pèlerin gagna Lecce et Tarente. Les autorités ecclésiastiques étaient dures à ce vagabond. L’innocent recueillit de ville en ville des injures et des coups. Il arrivait à Trani épuisé et sanglant. Pendant dix jours, il parcourut la ville, suivi de tous les enfants qu’il attirait en leur donnant des fruits, cueillis aux vergers de la route. Le 2 juin, il mourut ».
L’occasion était trop belle pour Trani, qui voyait, avec envie, passer, chaque jour, la longue file des pèlerins se dirigeant vers Bari, où les cendres de saint Nicolas, le grand Nicolas des petits enfants, venaient d’être rapportées. Nicolas-le-Pèlerin, quatre ans après sa mort, était promu au rang de saint et l’archevêque de Trani bâtit, au-dessus de la vieille basilique, une église nouvelle, capable de contenir la foule des dévots détournés de la ville rivale. Les petits enfants y gagnèrent, puisqu’ils eurent désormais deux patrons. L’art aussi. Mais, de même que Nicolas de Trani n’était qu’un pastiche de Nicolas de Bari, de même l’église de Trani ne fut qu’une copie de celle de Bari, avec les modifications nécessitées par l’église primitive, et qui devint la crypte où reposaient les cendres du simple d’esprit devenu, grâce à la rivalité municipale, un saint. Ce sont ces modifications qui constituent aujourd’hui l’originalité du monument. Tournant le dos à la mer, la façade élève au-dessus d’un perron ses arcatures nerveuses, trapues, formant portique. La vieille église a imposé cette surélévation en même temps que la disposition étroite, allongée de l’édifice tout entier, avec ses transepts si courts, à peine saillants hors des nefs. De plus, sous la poussée des voûtes de la crypte et de l’église nouvelle, les murs de celle-ci cédèrent bientôt. Il fallut les étayer par des contreforts qui sont, en leur forme d’arcades, la dernière particularité de l’œuvre. Ainsi dressée au-dessus du sol, ainsi soutenue, ainsi allongée, la cathédrale de Trani prit alors cette allure navale qui m’enchante aujourd’hui. Ces explications architectoniques, je me les dois ; tout de même, je les repousse de mon esprit. Il est des raisons cachées aux hommes mêmes, et qui les mènent. Il se peut que l’idéal religieux des Normands leur ait inspiré ce modèle, classique à leurs yeux, et que la nécessité ait commandé ces transepts et ces arcades. Mais je suis bien sûr que le paysage imposa aussi sa loi. On appelle coïncidence ce qui n’est souvent que le résultat de l’obscure volonté qui maintient l’harmonie du monde. L’évêque Byzantius crut obéir à un scrupule pieux, et se montrer économe des deniers publics, en superposant les deux églises. Je suis bien sûr aujourd’hui, en regardant le rocher où s’élève Saint Nicolas, le promontoire qu’il couronne, la mer berceuse alentour, je suis bien sûr que cette inspiration mystérieuse lui souffla la belle felouque dont il creusa les flancs. Jamais fabrique ne baigna dans un paysage avec une telle convenance. Et lorsque, au siècle dernier, un sacrilège stupide défigura l’intérieur de l’église, au point de marteler les chapiteaux et de fermer les baies du triforium, il respecta la galère dans sa forme élancée, il n’osa toucher à la coque ; la cathédrale de Trani, déshonorée de badigeons, continue à voguer, son clocher à chanter comme un mât dans le vent, et les oiseaux de la mer se reposent sur les arêtes des voûtes, ainsi que les alcyons fatigués viennent, au milieu de l’océan, replier un instant leurs ailes sur les vergues des vaisseaux.
Ce matin à la première heure, on vient m’avertir que mon équipage m’attend. Les cavalli font sonner sous mes fenêtres leurs grelots aigus, et agitent les pompons rouges de leurs harnais. Pendant près de quatre heures, je vais rouler, encore une fois, à travers les Pouilles, parmi les champs de pierres, entre les haies de cactus et, quelquefois, sous l’ombrage des oliviers tordus. Là-bas, dominant le désert calcaire, Castel del Monte m’appelle. Tout autant que le pauvre idiot de Livadie, le château de Frédéric II m’a attiré à Trani. Pour lui, je braverais une Foggia sans Pepito !
En pente douce, la route monte lentement vers Andria, que Frédéric déclarait chérir entre toutes. Tendresse toute politique, n’en doutons pas. Au cœur des Pouilles, sur la route menant de la Campanie à l’Adriatique, Andria était une place de premier ordre. Il fallait bien l’aimer pour la garder fidèle. Le petit-fils de Roger II, élevé en Sicile, eut toute sa vie la nostalgie de Palerme, où, lorsqu’il lui serait permis de ne plus feindre, il voulait retourner, et retourna dans son cercueil. Andria devra bien me surprendre par sa beauté propre pour me plaire : les souvenirs seuls ne me la rendront pas aimable. La route qui y mène, me la peint déjà pauvre et sèche. La nature que je vois est encore moins verte que celle du Tavoliere. Il y a des champs ensemencés, sans doute ; il y a des oliviers, il y a des semblants de culture. Mais de partout, entre chaque sillon, sous chaque arbre, la pierre blanche déborde. On la voit ramassée, rejetée sur les côtés, entassés en murs bas, on la voit qui perce dans chaque sillon. Ce n’est pas la longue table sur laquelle l’herbe a poussé ; le massif a été désagrégé, découpé en une infinité de morceaux ; des millions de brouettes ont déversé leurs petits cailloux. On dirait une plage de galets sur laquelle peu à peu quelque humus se serait déposé. Pas un renflement, pas un mouvement, quels qu’ils soient : rien qu’un champ de pierres, à bâtir un Paris. L’industrie des hommes qui ont réussi à cultiver cela, est vraiment prodigieuse. Ce sont ces hommes qui habitent Andria. La caractéristique de cette étendue dénudée est dans l’absence de villages. C’est que le village y est impossible. II lui faudrait de l’eau, et il n’y en a pas. Alors, autour d’un point d’eau, comme dans les oasis du désert africain, les hommes s’entassent. Et c’est une ville, Andria ou Corato, de cinquante mille âmes ; non, pas une ville, un grand village, sans bourgeoisie, où tout le monde va nu-pieds et porte la bêche. Le lundi matin, l’âne portant le tonneau d’eau et les outils, l’homme part pour le travail, à dix, quinze, vingt kilomètres de la ville, emportant la nourriture de la semaine. Et les petites pyramides de pierre sèche, percées d’un trou à la base, qui sont les seules protubérances de cette immensité pierreuse, l’abritent jusqu’au dimanche. D’une petite charrue à un seul tranchant, étroite et légère, il écorche tout juste le mince humus qui cache à peine le calcaire, heureux lorsque les oliviers veulent bien lui dispenser quelques fruits. À Foggia, j’avais vu dans les rues de beaux tonneaux, traînés par des chevaux, et sur lesquels était écrit : Eau potable. Ils étaient très achalandés. Je comprends maintenant leur secret, qui n’est pas dans l’incurie de la cité, mais dans le plus triste dénûment de la terre. Cette tristesse est infinie. Lorsqu’on vient de notre verdoyante et fertile France, lorsqu’on a parcouru la Toscane, la Lombardie, l’Ombrie, on ne peut croire que, sous un climat semblable, puisse exister une pareille misère des champs. Rien, jamais ; personne, non plus. Des kilomètres se couvrent sans rencontre humaine, sans trace de maisons. Çà et là, les pyramides, sortes de trulli, se dressent et ajoutent à la désolation, puisqu’elles rappellent la triste condition de leurs hôtes, obligés à l’exil perpétuel, à qui toute vie familiale est interdite, loin de tout, des enfants et des femmes, dans la solitude éternelle, grattant un sol rebelle, et qu’ils savent à peu près impuissant à produire.
J’ai vu Andria, sa cathédrale où le baroque a passé, c’est tout dire, sa petite église San Agostino au porche normand, et Santa Croce creusée sous terre, dans le roc ; puis je suis reparti à travers les pierres et les trulli, entre les cactus poussiéreux. On construit en ce moment, moyennant des centaines de millions, un aqueduc qui, dans cinq ou six ans, amènera les eaux des montagnes. Les Pouilles, grâce à cette eau, naîtront-elles enfin à la vie ? Mais de quelle large nappe chargée de limon il faudrait noyer ces pierres ! Un Nil pourrait y travailler durant des siècles. Les hommes, du moins, s’abreuveront, arroseront peut-être des jardins et s’établiront au bord de leur champ. Mais celui-ci sera toujours tel que je le vois, de gros cailloux ; et Castel del Monte, que j’aperçois maintenant, dominera toujours un fond de mer : lorsque les compagnons de Guiscard, venus des plages normandes, arrivèrent en Pouilles et qu’ils aperçurent l’Adriatique, ils durent se croire encore au haut des falaises du pays de Caux.
Spia delle Puglie, « espion des Pouilles », ainsi appelle-t-on Castel del Monte. La chasse au faucon, pour laquelle il bâtit ce château, avait, aux yeux de Frédéric, le même genre d’attrait qu’Andria. Il les aimait toutes deux pour les mêmes raisons. Au milieu de la grande plaine pierreuse, à peine inclinée, toul à coup un monticule se dresse, encore plus aride que ses contours, sans un arbre cette fois, ni un épi, à peine quelques genêts par-ci par-là. De pente assez raide pour qu’il faille le prendre en lacets, ce cône arrondit des flancs de cailloux blancs, assez semblables aux tas méthodiquement rangés pour la recharge des routes, mais une route de géants. Le haut de ce large amas atteint cinq cent quarante mètres au-dessus de la mer ; il a été nivelé en plate-forme, sur laquelle le château est bâti. Spia ! Il n’est pas un geste fait sur terre et sur mer qui, d’ici, ne se puisse observer. On voit tout, la morne étendue des charretées calcaires répandues, la mer, le Gargano, et, derrière, la Basilicate, avec ses montagnes inquiétantes que préside le Vultur. L’ennemi, d’où qu’il vienne, sera vu, et il verra, en même temps que les sujets soumis, la forteresse imposante. Car ce pavillon de chasse est une forteresse. Lautrec, qui la canonna en 1532, ne s’y était pas trompé. D’autant moins trompé qu’elle ressemblait aux châteaux de France. Sur cette terre des Pouilles, la France est partout, en effet. Frédéric II, descendant des Normands, la porte en lui, et ses goûts orientaux n’effacent pas son instinct. En Sicile, ses pères avaient été conquis autant qu’ils conquirent. Loin de la Sicile, le sang agit mieux, et Frédéric bâtit, églises ou palais, sans presque se souvenir de son éducation byzantine et arabe. Une seule fois, à Castel del Monte précisément, il s’efforça d’oublier ses origines ; ce sera pour inventer la Renaissance ‒ au XIIIe siècle ! ‒ par la porte monumentale qui introduit dans le château : un architecte italien a dit que cette porte était l’œuvre d’un artiste aussi audacieux et génial qu’Alberti ; c’est la vérité même. La porte et les fenêtres de Castel del Monte, la porte surtout, les fenêtres étant aussi gothiques, ont précédé de deux cents ans l’effort de Florence ; Brunellesco ne créera rien de plus nouveau.
À part cette porte, Castel del Monte est une forteresse purement française, octogonale, les pans flanqués de tours, les huit tours elles-mêmes octogonales. Il n’y a pas de façade, il ne peut y en avoir sur ce piton central. L’octogone est régulier et de détails pareils. L’intérieur est divisé semblablement. Chaque pan, entre les tours, forme une salle, sur deux étages ; donc huit salles de même dimension, les tours servant de communication. Quant à l’appareil de construction, c’est celui des églises romanes, piliers ronds, branches d’ogives, faisceaux de colonnettes. Jusque dans le détail, s’aperçoit ce souvenir français, par les réminiscences bourguignonnes, comme à Trani. Frédéric avait-il apprécié en Syrie, les croisés lui avaient-ils vanté l’excellence défensive des châteaux paternels ? Faut-il conclure, avec M. Émile Berteaux, que l’art français d’Italie vint par l’Orient ? Cela peut s’admettre peut-être pour l’art profane, non pas pour l’art religieux, puisque Saint Nicolas de Bari, le modèle de toutes les églises d’Apulie, fut construite dix ans avant la première croisade. De même en Sicile, où la cathédrale de Palerme est bâtie en 1098, au cours de la première croisade. Et l’art profane de Sicile est purement arabe ; les Normands l’ont trouvé tout installé, lors de leur conquête. Il me paraît beaucoup plus logique et naturel d’accepter la route la plus simple et la plus courte : les Normands apportèrent leur idéal religieux avec eux ; dans les pays paisibles comme la Sicile, ils cultivèrent l’art profane qui leur plaisait, qui n’était pas soumis à leur conscience de chrétiens ; et, dans les pays de bataille comme l’Apulie, ils se soumirent aux nécessités guerrières. Frédéric bâtit ses églises selon les temples que ses yeux d’enfant avaient admirés ; il bâtit ses châteaux selon les obligations militaires qui se trouvaient justement conformes à ses instincts de Normand, conformes aussi à ce qu’il avait vu de forteresses au cours de ses huit années de séjour en Allemagne. N’est-il pas, d’ailleurs, frappant de trouver, à l’intérieur du château, où l’on est moins soumis aux circonstances, d’y trouver le pendant de la porte monumentale, par l’appareil réticulé de certains murs, par le cipolin employé aussi ? La fusion opérée, en Sicile, par les Normands, des arts gothique, grec et arabe, inspire Frédéric. Il imite les procédés et les décors romains, il fait un bond jusqu’à l’antique, et c’est l’œuvre même de la Renaissance qu’il essaie, avant celle-ci.
J’ai longtemps erré dans les tristes chambres semblables à des chapelles. J’y ai poursuivi les ombres farouches et mélancoliques de leurs habitants. Avant d’être transférés à Naples, les fils de Manfred, livrés à Trani, Henri, Frédéric et Enzo, leur cousin Conrad, comte de Caserte, fils d’une fille de Frédéric II et de Henri de Castille, partisan de Conradin, et qui avait été sur le point d’épouser la veuve de Manfred, tous quatre furent enfermés derrière ces murs formidables. Point n’était besoin de mâchicoulis, de fossés, de pont-levis, pour les garder. La prison était sûre ; on en pouvait ouvrir les portes ; quiconque voulait s’enfuir, devait courir des lieues avant d’échapper aux sentinelles ; par l’une des fenêtres je regarde à l’entour, et mon œil se perd dans la ligne de l’horizon. Là-bas, Lucera surveille les défilés par où peuvent descendre les Campaniens, les Lombards et les papistes. Ici, Castel del Monte guette les Grecs que la mer peut ramener, par Bari ou Tarente. Dans l’étendue pierreuse, baignant dans l’air si pur et si clair, où chaque objet prend un relief accentué, Castel del Monte, aux tours tronquées, au toit plat fait pour recueillir l’eau du ciel, est le belvédère symbolique, d’où la monarchie normande surveillait son royaume. Royaume pouilleux, sans doute, et doublement… Mais royaume d’attente, étape dans la conquête du monde, qui manqua.
Frédéric II est le fils de Constance, sœur de Guillaume le Mauvais, fille de Roger II par conséquent. On a donné à Constance, pour mari, le fils de Barberousse, Henri VI. Faite prisonnière par Tancrède, fils d’un bâtard de Roger II, roi élu de Sicile à la mort de Guillaume le Bon, elle est délivrée sur les instances du pape, qui comptait bien en jouer lorsqu’il la tiendrait à Rome. Constance flaire le piège, évite Rome et s’en va vers l’Allemagne. Bientôt, Tancrède et son fils Roger meurent. Le trône de Sicile, des Deux-Siciles, est libre pour Constance ; l’empire, le grand empire peut se faire en faveur d’Henri VI. L’empereur débarque en Sicile, s’y saisit de la veuve de Tancrède et de ses enfants qu’il envoie mourir en Allemagne ; et, le 20 novembre 1196, il se fait couronner à Palerme. Ce fut lui que les Siciliens appelèrent « le Cyclope sanguinaire » ; je le verrai en Sicile. Il faudra les Angevins pour en faire oublier, un moment, la terrible mémoire. Au bout d’un an, une fièvre, trop opportune pour être naturelle, le prit à Messine. Il laissait, pour lutter contre les ambitions allemandes et les ruses pontificales, un enfant de trois ans, Frédéric.
De quel sang est Frédéric, d’abord ? Par sa mère, pur Normand ; son grand-père est Roger II, le neveu de Robert Guiscard, sa grand’- mère est fille d’un Franc, le comte de Rethel. Par son père, Henri VI, il est Allemand. Mais est-il le fils d’Henri VI ? Celui-ci, lui-même, ne le croyait pas. Prisonnière de Tancrède. Constance a vécu longtemps loin de son époux, reparti pour l’Allemagne. C’est au mois d’août 1191 qu’elle a été faite prisonnière par Tancrède. Elle est délivrée un an après. Elle se dirige vers l’Allemagne. Y arrive-t-elle ? Elle dût plutôt attendre son mari, qui descendait à ce moment-là. Où l’attendit-elle ? Sur la route, à Jesi, dans la marche d’Ancône, où, tandis que l’empereur se dirige vers le Sud, elle met au monde Frédéric, le 26 décembre 1194. « Le fils du boucher de Jesi », ainsi Henri VI lui-même appelle Frédéric, et Jean de Brienne, beau-frère de Frédéric, lui criait un jour dans la figure : « Mauvais diable, fils d’un boucher de Jesi ! » La chose était notoire. Ce qui l’est pour nous, en tout cas, c’est la nature de Frédéric, qui n’a rien d’allemand. Élevé à Palerme, dans le palais des rois, dans les villas royales, dans une cour vivant à l’arabe, grâce aussi à son précepteur le cardinal Savelli qui lui sert de père, Constance étant morte, tandis que Innocent III est le tuteur, Frédéric de- dent un pur Hauteville. Si l’on pouvait, se lit le pape, renouer avec le roi de Sicile l’entente du Saint-Siège et de Guillaume II, le roi de Sicile protecteur du pape contre l’Empereur ? Mais cet empereur, ce sera Frédéric lui-même. La première chose à faire est donc d’élever l’enfant en roi normand et en italien ; son sang y aidera beaucoup. Le précepteur reçoit les ordres nécessaires, et l’enfance de Frédéric ressemble à celle de son grand-père, de son oncle et de son cousin, dans les palais et villas arabes de Palerme, dans le harem, au milieu des jongleurs et des aimées, selon la tradition du Grand-Comte Roger, mœurs devenues déjà nationales. Et, afin d’éviter toute velléité germanique et tout prétexte à ce jeune homme impétueux, dont le regard déjà brûle de flammes vives, vite on le marie, à seize ans, avec la sœur du roi d’Aragon, Constance.
Le temps d’être père et Frédéric part pour l’Allemagne. Son tuteur, Innocent III, commence à avoir peur. Il pressent que tous les efforts d’isolement vont être perdus. Le jeune homme s’émancipe et réclame sa couronne impériale. Depuis la mort d’Henri VI, l’Allemagne se bat à coups d’empereurs. Il y en a deux : le Guelfe, Philippe de Souabe, oncle de Frédéric, le Gibelin, Othon de Brunswick. Frédéric veut mettre tout le monde d’accord, en reprenant son bien dont on l’a dépouillé grâce à sa jeunesse. Est-ce que le Saint-Siège va devoir se défendre contre un nouvel Henri orné des deux couronnes, impériale d’Allemagne, royale des Deux-Siciles ? Frédéric part, mais bien chapitré par Innocent. Et il promet solennellement la séparation des deux souverainetés ; laquelle prendra-t-il ? Il évite de répondre. Il part, réduit ses adversaires à merci, est couronné à Aix-la-Chapelle ; et, lorsqu’il revient en Italie, au bout de huit ans, c’est son ancien maître, Savelli, qu’il trouve assis sur le trône de Pierre, sous le nom d’Honorius III.
Celui-ci a quelque méfiance, malgré sa tendre faiblesse, et il demande à son élève de partir pour la croisade. Ça donnera du temps. Frédéric promet, mais réclame auparavant quelques garanties. Entre autres, la reconnaissance de son fils Henri comme roi d’Allemagne, si lui, Frédéric, vient à mourir. Le pape accepte. « Roi de Sicile, aussi ! ‒ Soit, mais partez ! ‒ Couronnez-moi ! ‒ Voilà, mais dépêchez-vous ! ‒ En revanche, je reconnais la Sicile fief papal, c’est-à-dire que mon successeur devra vous demander l’investiture ». Ou la conquérir contre vous, comme cela s’est fait souvent, pense-t-il. Il pense bien plus encore. Il pense qu’il vient de retrouver « la suavité » de sa patrie, les rives de Sicile, la cour de Païenne ; il pense qu’il veut jouir an peu de la vie, en bon Normand-Sicilien, en Italien qu’il est. D’ailleurs les Sarrasins de Sicile s’agitent, et les barons d’Italie se remuent. Il transporte les Sarrasins à Lucera, en 1224, et se sert d’eux pour mettre la paix dans les Pouilles, peut-être aussi pour intimider le pape. Mais partir ? Voilà que sa femme meurt. Il faut bien qu’il se remarie. Il épouse Yolande de Brienne, fille du roi de Jérusalem ; et, puisqu’on célèbre des noces, il marie, en même temps, son fils Henri à la fille du duc d’Autriche. Sa femme lui est amenée à Brindes, et, le lendemain des noces, il signifie à son beau-père qu’il ait à lui résigner son royaume, avec tous les droits de sa femme ; il prend le titre de Empereur-Auguste, roi de Jérusalem et de Sicile. Le pape est joué, complètement. La colonie de Lucera est doublée de celle de Nocera ‒ façon de faire la croisade assez particulière. Honorius III en meurt de saisissement. Grégoire IX est couronné ; les choses se gâtent aussitôt.
Grégoire n’a pas les mêmes raisons d’affection qu’Honorius pour s’abuser. II fallait être aveugle volontaire comme ce dernier, pour ne pas voir. Frédéric, en 1227, âgé de trente-deux ans, se montre tel qu’il sera jusqu’à sa mort, doué d’une activité prodigieuse, mise au service d’une ambition sans seconde ; bon, mais sévère ; généreux, mais cruel ; mari tendre, mais infidèle ; trois femmes, trente-six maîtresses avouées et un harem ; brusque et impulsif, mais sachant dissimuler à l’occasion ; d’une souplesse extrême ; incrédule et superstitieux ; d’intelligence vaste, s’intéressant à tout, au droit, à la médecine, à la philosophie, à la poésie : lui-même est poète, comme le sera son fils Manfred ; passionné d’agriculture et d’élevage ; un véritable chef, enfin, auquel il n’a peut-être manqué que de se dominer soi-même pour être parfait. Mais comme il nous plairait moins ! Grégoire l’a deviné le plus grand danger que puisse courir la papauté. Sur cet incrédule, sur cet oriental, sur ce Normand-Sicilien, le prestige pontifical ne peut pas agir beaucoup ; contre ce puissant empereur, la force ne peut rien. La ruse ? Il est le plus malin. Grégoire a les défauts de Frédéric, la violence et la passion. Il se fâche et somme Frédéric de partir enfin. Frédéric cède et s’embarque le 8 septembre 1227. Le 11, il débarquait à Otrante, où sa femme Yolande l’attendait. Grégoire, n’y tenant plus, l’excommunie. Mais la ville de Rome prend mal la plaisanterie et chasse Grégoire, qui se réfugie à Pérouse, d’où il délie tous les croisés de leur serment. Il ne voulait donc pas de la croisade? Si, mais pour lui, pour le bénéfice du royaume pontifical, et non pour le bénéfice de l’Empire, comme la voulait Frédéric. À peine le pape s’est-il retiré de la croisade que Frédéric la trouve nécessaire et urgente. Et il se dirige vers Barletta, où il doit s’embarquer. Sur la route, à Andria, Yolande met au monde Conrad et meurt. Frédéric a maintenant deux fils, Henri nommé futur empereur, Conrad qu’il proclame futur roi des Deux-Siciles. Le 18 juin 1228, il part définitivement pour la Terre-Sainte, sous la malédiction du pape, qui le qualifie de ministre de Mahomet.
Voilà Frédéric bien à l’aise. En un tournemain, il a conquis Jérusalem, sans combat. Puisque l’Église le renie, il traite avec El-Kamel, à qui il promet, comme ses pères en Sicile, de respecter les libertés musulmanes. Il le fait, d’ailleurs, sans esprit de taquinerie envers le pape, mais simplement par largeur d’esprit, aussi par sentiment juste des choses. Tous les chrétiens de Terre-Sainte l’approuvent : l’empereur parti, que deviendraient-ils au milieu des musulmans altérés de vengeance ? Neuf mois après son arrivée, il se couronne roi à Jérusalem même, où il mène la vie qu’il ne lui est pas permis de mener aussi ouvertement dans le palais de Palerme, véritable sultan, se plaisant à faire danser devant lui chrétiennes et aimées ; et, comme il aime la musique, il va souvent à la mosquée pour entendre chanter le muezzin. Le pape, bien entendu, a profité de son absence. Les Pouilles, les Abruzzes, la Capitanate sont bientôt en pleine révolte. Frédéric accourt ; c’est le pion rentrant dans la classe en chahut : tout le monde regagne paisiblement sa place. Décidément il n’y a rien à faire contre cet homme-là, et le pape lui tend la main. Frédéric exempte le clergé de la juridiction laïque, Grégoire « accepte » la croisade, approuve le traité avec Kamel, et impose silence aux Templiers et aux Hospitaliers de Syrie qui criaient, à son instigation ; puis on s’embrasse à Agnani.
C’est le triomphe de Frédéric. Va-t-il en jouir ? Il commence par promulguer, à Melfi, les Institutions qui seront la charte du royaume. On sait la part de Pierre Desvignes, le fidèle conseiller, qui aura bientôt le sort de Boèce, le confident de Théodoric, dans leur rédaction. D’un mot, on peut les juger : c’est le régime de la Russie moderne avant la Douma, jusque même dans l’indépendance vis-à-vis du pape, réel sinon écrit. D’un autre mot encore, on peut les résumer, d’un mot de Frédéric lui- même : les deux glaives. « L’Église a deux ennemis, ceux de la Foi et ceux de l’État. Pour les abattre, il ne faut pas deux glaives, mais un seul à deux tranchants dont nous userons tous deux », dit-il au pape. Oui, mais qui tient ce glaive dans sa main ? Lui, et il le sait bien.
Il le brandit d’abord contre son fils Henri qui s’est révolté, en Allemagne. Il part, emmenant son autre fils Conrad, déjà roi de Jérusalem. Ce retour de l’empereur en Allemagne produit exactement le même effet que le retour de Terre-Sainte en Italie : chacun court regagner sa place, à son rang, Henri aux pieds de son père qui l’emprisonne au fond de la Calabre, où il meurt bientôt. Frédéric, prestigieux, rayonnant de gloire et de tant de majestés réunies sur son front, ajoute encore à son éclat par la cour qu’il traîne avec lui. Les noirs et tristes Allemands n’en croient pas leurs yeux. Aux fêtes que Frédéric célèbre à Worms pour son mariage avec Isabelle d’Angleterre, en août 1235, figure une véritable smalah d’émir, toute la ménagerie des satrapes, lions, panthères, hyènes, chameaux, faucons blancs et hiboux barbus, que gardent des nègres. Quant à Isabelle, ce sont des eunuques qui veillent sur elle. Devant tant de splendeur, l’Allemagne reste éblouie. L’Italie tremble et forme la ligue lombarde, expression des libertés municipales contre l’absolutisme promulgué à Melfi. Frédéric redescend en Italie et c’est une lutte sauvage qui commence. Il se jette sur tout le monde et sur tout, pillant, brûlant, égorgeant, alliés comme les autres, au petit bonheur. Et il arrive sous les murs de Rome, au moment où Grégoire IX meurt, à l’âge de 99 ans, le 22 août 1241.
Il y a juste un an que Castel del Monte est bâti. Et l’on devine, dès lors, le rôle de ce « pavillon de chasse » au centre des Pouilles, en réalité forteresse destinée à surveiller la province qui fermente toujours, et le pape qui peut montrer son nez, là-haut, derrière la pointe du Vultur. À peine le successeur de Grégoire, Clément IV, est-il élu, qu’il se sauve jusqu’à Lyon, où il déclare Frédéric déchu. La lutte alors devient épouvantable : « Jusqu’ici, j’ai servi d’enclume, dit Frédéric ; maintenant je serai le marteau. ‒ Nous lutterons jusqu’au dernier soupir », répond le pape. C’est que la partie est capitale. Que Frédéric l’emporte, et ce n’est rien moins que l’Empire romain reconstitué, étendu au Nord si Byzance le diminue à l’orient ; et Frédéric n’est-il pas maître en Syrie ? Pour l’Italie, c’est la liberté guelfe, la possibilité de se constituer en nation, en républiques fédératives tout au moins, qui sont menacées. Pour le pape, c’est le lent travail accompli depuis Pépin, c’est-à-dire depuis cinq cents ans, qui est perdu ; le pape ne sera plus que l’évêque de Rome, nommé par l’empereur, comme au temps des Ottons. Au contraire, si la ligue l’emporte, c’est la constitution définitive du royaume papal, la division fatale de l’empire et du royaume, l’indépendance de la Syrie, bref le démembrement de l’œuvre de Frédéric. Alors en Italie, en Allemagne, chacun marche avec ou contre Frédéric. Celui-ci sent que le nœud de la question n’est pas en Allemagne, mais en Italie. Il s’y concentre et y fait au pape la guerre, par tous les moyens. Le pape prêche la croisade contre lui. Et c’est en pleine bataille, le 13 novembre 1250, que Frédéric meurt, âgé de cinquante-six ans, en son château de Fiorentino, près de Lucera, d’une entérite aiguë, ou d’une appendicite.
Par son testament, il laissait l’Allemagne et Naples à Conrad, à défaut de celui-ci à Henri, fils d’Isabelle ; la Sicile, en régence à Manfred ; la Palestine et la Provence, à Henri fils d’Isabelle ; si les deux fils légitimes viennent à manquer, tout reviendra à Manfred. Était-il donc la peine de tant batailler en faveur de l’unité impériale pour la supprimer dans le testament ? C’est que Frédéric n’eut pas le courage de sacrifier Manfred, son préféré, si beau, si intelligent, si séduisant, possédant toutes les qualités de son père, sans un seul de ses défauts. Manfred, beaucoup plus pondéré et de jugement plus équilibré que son père, dut, on le sait, réduire son rêve. Le pape ne s’y trompa pas. Le danger était beaucoup plus grand encore avec Manfred. Anjou fut appelé, et ce fut la nation italienne, en train de se former, qui périt avec Manfred au pont de Bénévent. Non seulement il n’y avait plus d’empire romain, il n’y avait même plus d’Italie. Le vaisseau de Trani, que je revois dans la gloire du soleil couchant, tandis que je descends de Corato, autre village de trente mille âmes, vers la mer, le vaisseau, mis à l’ancre au bord de l’Adriatique, par les ancêtres de Frédéric, s’enliza bientôt et peu à peu s’enfonça dans les sables, jusqu’en 1859 où une dynastie de princes italiens vint le dégager. Il flotte aujourd’hui sur les flots, et « celle qui est assise sur les eaux » a disparu, à son tour, dans les profondeurs. Non pas le rêve de Frédéric, mais celui de Manfred est réalisé. Le beau navire, le Saint Nicolas de Trani, symbolise une fortune toute italienne, la modeste mais sûre unité.
IV
DU P’TIT SALÉ JE VEUX AVOIR
Bari.

Bari, c’est une Barletta arrivée. Barletta s’efforce, Bari profite. Grande ville animée, aux magasins riches, aux places brillantes, aux monuments modernes fastueux, au port bien garni. Quartier de grosse bourgeoisie, jardins soignés, boulevard d’une largeur unique, peut-être, en Italie. Toute la vie des Pouilles aboutit à Bari. Elle est, de la province entière, la source et l’embouchure à la fois. Cela se voit, tout de suite, à l’air de prospérité générale de la ville neuve, entre la gare et le promontoire où la vieille ville enchevêtre encore ses rues pittoresques. Tout ce que la navigation entraîne de richesse, de labeur fertile, d’idées même, car les idées voyagent aussi, mêlées aux marchandises, en fraude dans les ballots, invisibles au milieu des grains et des fûts, toute la prospérité qu’apporte l’échange des denrées et des sentiments avec les pays étrangers, se traduit, à Bari, par une fébrilité générale et un besoin d’afficher le succès sur les murs, en fenêtres ouvragées, en pinacles et en clochetons. La place Umberto offre un square comme je n’en vis guère au centre des villes italiennes. L’Ateneo, école, des arts et métiers, est un palais considérable, et qui abrite un musée enviable. Il contient une collection de vases grecs et de monnaies, qui est l’une des plus complètes que l’on puisse étudier. Toutes les trouvailles faites dans la province sont réunies ici, et forment un ensemble unique. En quelques minutes on prend conscience du rôle joué par les Grecs dans l’Italie méridionale, bien mieux que par un mois d’étude. Bari ne néglige rien pour rappeler son grand rôle passé, qui justifie son ambition présente et stimule ses enfants. Si elle regorge ainsi de débris, de ces objets familiers que leur destination et leur matière rendent si éphémères, Bari dut en posséder par milliers qui étaient le fruit de ses rapports maritimes, de sa prospérité orientale, de son rôle commercial. Elle en est fière, et de la bonne manière, en continuant. Je sais bien que la tristesse des Pouilles environnantes, leur dénûment, et surtout cet abandon de soi qui est la caractéristique, en ces contrées de cailloux, des hommes et des choses, je sais bien que le contraste entre Bari et ses entours est pour quelque chose dans cette impression. Mais dire cela, c’est précisément constater le fait et non le contredire. Il y a plus que sensation, il y a preuve. Bari veut continuer à vivre ; elle s’est faite moderne pour rester elle-même. Au temps des Romains, la Voie Appienne et la Voie Trajane, qui s’y rencontraient, en faisaient un grand entrepôt de l’empire. Elle entend bien le rester. L’exemple de Venise, devenue simple musée, ne la tente pas. Et puisque l’Orient attachait à sa rade tant d’importance, elle veut montrer que l’Orient ne se trompait pas, comme elle veut prouver que sa route est encore la meilleure pour la jeune monarchie héritière de Rome et des Normands.
C’est pour ceux-ci que je suis venu. Lorsqu’ils chassèrent de Bari les derniers Byzantins, leur conquête fut terminée et l’empire romain définitivement brisé. Romulus Augustule, en 475, ne marqua que l’exode du siège impérial. Byzance conservait un pouvoir effectif, dont le musée de Bari témoignerait à lui seul, si nous ne savions l’histoire des catapans. En 1071, les Normands arrachèrent Bari aux Grecs, et toute l’Italie méridionale avec elle. Ce ne fut point pour eux, selon la prophétie de Virgile, que ces abeilles firent leur miel. Mais la récolte était prête pour Anjou et pour Aragon, qui s’en nourrirent. Que ne se sont-ils aussi nourris de la manne de saint Nicolas ! Les os du paternel évêque de Myra distillent, dit-on, une substance miraculeuse, que des milliers de pèlerins viennent encore aujourd’hui solliciter. Elle n’a point inspiré aux successeurs des Hauteville le respect de l’art que ceux-ci avaient apporté, et selon les principes duquel ils avaient orné le tombeau du patron des petits enfants. L’église Saint Nicolas de Bari était un modèle que ni Anjou, ni Aragon, ne comprirent : l’art baroque l’emporta sur l’art des Normands. Saint Nicolas fut honteusement, à l’intérieur du moins, défiguré. Mais l’extérieur subsiste intact. Saint Nicolas est la clef même de l’architecture dans les Pouilles. Comprendre cette église, c’est tout comprendre, puisque les Normands ne bâtirent que d’après elle ; et c’est tout aimer, puisque ses murs ne font que refléter les plus vénérables et glorieux monuments de l’art français.
Mais c’est une bien grande querelle, où j’hésite à entrer. J’ai peur que ma voix manque d’assurance… Je puis bien, çà et là, au cours de mes rencontres, à Foggia, à San Leonardo, à Barletta, à Trani, constater des ressemblances, des influences. Mais devant le monument type, ne dois-je pas me prononcer en définitive ? Et c’est terrible… M. Émile Bertaux, en qui j’ai toute confiance, m’interdit de parler d’« art normand ». Mais son avis, qui est le dernier émis, est aussi en contradiction avec celui de ses prédécesseurs. Parler d’art normand, c’est se servir d’une expression courante jusqu’au jour où M. Émile Bertaux a entrepris son grand travail sur les monuments de l’Italie méridionale. Puis-je vraiment songer à départager tant de compétences ? Je n’y prétends en aucune façon. Notre affaire, à nous curieux d’émotions, d’où qu’elles viennent, n’est pas d’émettre des théories, mais de sentir. Et si nous avons une opinion, elle n’a d’autre valeur que sa vivacité et sa sincérité.
Je regarde donc Saint Nicolas, et, tout de suite, j’y vois l’indéniable signature septentrionale. Dans un grand mur nu, trois portails sont taillés, percés de portes à arcs de plein cintre, de fenêtres symétriques et divisées en deux arcs trapus, la porte du milieu étant seule sculptée et proéminente, grâce à deux colonnes que portent deux lions ; ce mur se termine, en haut et au centre, par la pointe d’un triangle dont les deux côtés tombent vers les deux portails secondaires et se perdent dans deux tours extrêmes, à l’alignement. Muraille nue, pignon central triangulaire et deux tours, c’est tout Saint-Etienne de Caen, ce sont toutes les vieilles églises de Normandie, dans leurs lignes les plus strictes. Rien d’Italien ici ; le fait qu’aucune église de ce genre n’existe en Italie avant l’invasion normande suffirait à marquer l’initiative de nos pères. L’intérieur de Saint Nicolas accentue, dans les parties essentielles, ce caractère : étroitesse des nefs, tribunes couvertes d’une charpente, et, surtout, la disposition des colonnes alternées de piliers. Manifestement, les Normands ont apporté en Italie des habitudes, un idéal, une forme de piété, qui ne leur ont pas permis d’abriter la divinité dans des asiles autres que ceux où leur enfance avait l’habitude de l’adorer.
Pourquoi donc, alors, en Sicile, d’abord, ont-ils si rapidement renoncé à la conception originelle ? S’ils avaient un idéal ferme, que ferons-nous de la Martorana et de San Cataldo de Palerme ? Mais surtout, puisque nous sommes en Apulie, que ferons-nous de certains détails de ce Saint Nicolas, les colonnes antiques, les chapiteaux de marbre grec au feuillage byzantin, le portique intérieur perpendiculaire aux arcades, et, enfin, et surtout, la coupole, dont on ne voit à Saint Nicolas que l’amorce, mais qui fut élevée sur la cathédrale de Bari, copiée sur Saint Nicolas ? Les colonnes antiques, on pourrait encore écarter cet obstacle. Leur emploi est économique plus qu’esthétique. S’il y avait eu des temples en Normandie, on eût dépouillé les temples tout comme on l’a fait en Italie. La coupole est moins facile à écarter. Il m’importe peu qu’un architecte soit ou non venu de Normandie pour élever Saint Nicolas à la façon normande. Ce que je cherche, c’est l’âme même du constructeur, et cette coupole grecque me la montre. Où les Normands ont-ils trouvé cet ornement ? Ici même, pays grec, comme ils le trouvèrent sur la route de la Croisade. Leur cœur de chrétiens jeunes ne pouvait suspecter la coupole, puisque c’étaient des chrétiens comme eux, encore en coquetterie avec le catholicisme, en relations avec Rome, qui l’utilisaient. Et comme ils avaient du goût, ils l’adoptèrent aussitôt, la mélangeant seulement à leurs formes originelles. Mais cette coupole n’est qu’un décor oriental sur des membres septentrionaux ; elle ne constitue pas l’essentiel de l’œuvre, qui est normande. Et, alors, je remarque combien est faible ce rappel oriental. À la même époque, en Sicile, les Normands se montraient autrement audacieux. Saint Nicolas de Bari et la Martorana de Palerme sont contemporaines. Qui le croirait, à voir la timidité de la première auprès de l’audace de la seconde ? C’est que des raisons sociales, différentes, dirigeaient les Normands, en Sicile et dans les Pouilles. En Sicile, ils avaient trouvé une terre depuis longtemps soustraite à la domination byzantine, aux mains des Arabes, où les deux civilisations, grecque et sarrasine, cependant, prospéraient côte à côte. Ayant chassé les Arabes, ils étaient les maîtres, sans contestation. Ils s’y livrèrent à toute leur fantaisie. Et, ayant pris assez rapidement les mœurs agréables de ceux qu’ils avaient conquis, ils furent naturellement conduits à s’inspirer de leur art. De là les églises de Palerme, d’architecture arabe, si quelques-unes gardent des parties normandes, et de décor byzantin. En Italie méridionale, il n’en va pas de même. En effet, si les conditions politiques et sociales eussent été semblables en Pouilles et en Sicile, il faudrait renoncer à comprendre comment Saint Nicolas de Bari pût dater du temps de Roger II, et comment la cathédrale de Bari pût être rebâtie sur le modèle de Saint Nicolas au lieu de l’être sur les modèles de Palerme, au temps de Guillaume Ier. Toutes différentes de la Sicile étaient les Pouilles. Celles-ci pour faire partie du royaume normand, n’en constituaient pas l’essentiel. Les Normands les occupaient contre Byzance, sur qui ils les avaient conquises, afin de préserver leur domaine de Calabre, de Campanie et de Sicile, des ambitions grecques et lombardes ; s’ils étaient obligés de tenir les Pouilles, leur cœur n’y était point. Sorte de Marche de leur empire, les Pouilles n’eurent jamais pour eux qu’un caractère militaire. Elles servaient à se protéger, et la prise de Bari ne fut qu’une opération de guerre, non pas un acte social. Elles promettaient aussi une conquête plus facile de l’Orient, le jour où on serait assez fort pour tenter celle-ci. Les Normands gardèrent, dès lors, en Apulie, leur âme première, celle qu’ils avaient en y arrivant, leur âme d’aventuriers pillards. Sur la côte de l’Adriatique, les Normands restaient Normands. M. Émile Bertaux dit très justement qu’il n’y eut pas de civilisation normande en Italie, qu’il n’y en eut qu’en Sicile. C’est que la civilisation n’avait pas encore affaire ici. La menace grecque, la menace impériale, la menace lombarde y étaient permanentes. C’est toujours par les Pouilles, le point faible, que les ennemis des Normands attaquent ceux-ci. Les révoltes fomentées par les papes chez les comtes des Pouilles sont innombrables. On n’a donc point le temps de raffiner. Frédéric II ne s’y trompe pas. La Sicile insulaire ne sera jamais le centre de la lutte. Mais les Pouilles continentales. Et Frédéric transporte son empire dans les Pouilles. Il ne put y transporter une civilisation qui demandait la paix pour se développer. Son cœur reste à Palerme, qu’il tâche de retrouver dans les murs de Lucera, et qu’il veut regagner dans son cercueil. Les Pouilles demeurent donc toutes guerrières, et, à côté de Saint Nicolas, Bari voit bientôt se dresser la citadelle dont les bases, étalées dans un fossé, nous reportent aux rives septentrionales. Terre militaire, les Pouilles n’eurent pas le loisir de se développer artistiquement. Les églises restent de conception normande. Et le seul changement qu’elles se permettent, c’est la coupole grecque, trouvée en Italie, et, bientôt, rapportée aussi, d’Orient, par les Croisés. De telle sorte qu’il est à la fois logique et téméraire de parler ici d’art normand. Saint Nicolas, et toutes les églises des Pouilles construites sur son modèle, c’est bien de l’art normand, puisque leur type est en Normandie. Mais ce n’en est pas, puisque cette formule, ce mot d’« art » implique une originalité, une invention personnelle, nées sous de multiples influences d’idées se développant dans des conditions particulières, que nous ne trouvons pas en Pouille. Et c’est encore et toujours dans le développement politique et social que l’on trouve l’explication des phénomènes d’art. Si les mêmes hommes se montrèrent, dans la partie occidentale de leur royaume si hardi, et si timide dans la partie orientale, c’est que, en réalité, la fusion n’était pas faite entre les Deux-Siciles. Assurés de l’une, les Normands s’émancipent et créent l’art unique et inoubliable de Palerme. Incertains de l’autre, ils y restent les compagnons de Guillaume Bras de Fer et de Robert Guiscard.
C’est pour cela que je ne puis, dans mes voyages, jamais séparer l’histoire et l’art. Il est impossible de comprendre celui-ci si l’on ne sait pas un peu de celle-là. L’art est un produit social comme les autres. Si l’on ne connaît rien des Guelfes et des Gibelins, l’obscurité de la Divine Comédie sera double : on n’en saisira pas le texte, véritable pamphlet politique, pas plus que, dans cinq cents ans, on ne comprendrait les Châtiments, si on ignorait l’histoire du Second Empire français ; on n’en saisira pas, non plus, l’explosion géniale au milieu des ténèbres du monde barbare. Arriver en Sicile sans connaître la belle aventure normande, la conquête arabe et la domination de la Grèce moderne et de l’antique, c’est strictement ne rien voir. Et, de même, en Apulie, ne pas s’arrêter un instant à l’arrivée des enfants de Tancrède de Hauteville, c’est se condamner à ne pas comprendre. L’autre jour, à Foggia, un ami que j’avais entraîné témérairement avec moi dans ces contrés sévères, s’arrêta tout à coup devant la boutique d’un boulanger, et s’écria :
— Du pain brillé !
Le pain que nous avions sous les yeux répétait exactement la forme et les dessins des pains que l’on mange encore aujourd’hui sur les rives de la Basse-Seine. Saint Nicolas de Bari, et les petits enfants dont il a peuplé l’Apulie, ne sont pas seuls à conserver un souvenir, devant lequel nous nous buterions, stupides, si nous ne savions pas. Ce pain de Foggia, le sol serait-il net de Saint Nicolas, qu’il y « brillerait » d’un éclat fulgurant. Aux deux extrémités de l’Europe occidentale, il perpétue la conquête et la fraternité. Quelle débilité serait la nôtre si nous ne nous en nourrissions pas !
En l’an 1000, l’Italie méridionale était mûre pour une conquête. Aucun des peuples qui se la disputaient ne parvenait cependant à s’en emparer. Ils étaient quatre : Grecs, Francs, Lombards, Sarrasins. Les Francs, installés çà et là, montrent partout l’impuissance que l’empereur Louis II n’a que trop étalée ; les Germains les remplacent et ne sont pas plus heureux : les Sarrasins les jettent littéralement à la mer, Otton II ayant été obligé de se précipiter à cheval dans les flots pour gagner un bateau secourable. Les Lombards ont quelque prestige. C’est eux qui ont rappelé les Grecs, partis autrefois découragés ‒ qu’on se rappelle les héroïques efforts de Bélisaire ! Ils ont résisté, avec les Grecs, aux Sarrasins ; ils sont au Garigliano en 899. Les Grecs les chargent de gouverner en leur nom, d’être leurs agents. Naturellement, les Lombards comprennent ce rôle de façon égoïste. Si bien que l’Italie méridionale, Francs et Sarrasins semblant éliminés, devient le prix de la victoire entre les Lombards et les Grecs. Quel est le plus fort ? Les ducs lombards seraient invincibles s’ils s’entendaient. Ils ne sont occupés qu’à se manger entre eux, et, ce qui est plus grave, à se donner, eux et leur territoire, tantôt à l’empereur, tantôt au Basileus, selon que l’un ou l’autre peut l’aider dans quelque querelle intestine. Le vrai maître est donc le catépan de Bari, tandis qu’Otton III s’efforce en vain de mettre la paix entre les Lombards, comprenant que ces dissensions font l’affaire de ce catépan. À ce moment, on sent l’Italie excédée. Elle voudrait bien s’appartenir, et les Lombards n’auraient pas un grand effort à faire pour fonder la dynastie nationale. Ils continuent à se disputer, tandis que Rome est vassale de l’Empire germanique, que les dynasties franques font comme les lombardes, et que Otton III meurt, à vingt-deux ans, repoussé par tout le monde, dont il voulait, avec assez de désintéressement, la pacification et l’accord.
Un riche citoyen de Bari, Melo, essaie d’accomplir ce que chacun désire, de délivrer définitivement l’Italie des Grecs : on verra ensuite à chasser les Lombards. Melo engage à son service une bande d’aventuriers normands qui revenaient de Terre Sainte, disaient-ils. Il n’a pas de peine à les enflammer, d’abord par l’espoir du butin, puis par de belles phrases sur le Grec ; ennemi de l’Occident, rival du glorieux Charlemagne. Furent-ils, ces Normands, rencontrés par Melo au pèlerinage du Gargano ? Cela est possible. Trani était un port fréquenté par les croisés, et le Gargano où saint Michel attirait les foules, était sur la route de Trani aux Alpes. Certains prétendent, pourtant, que Melo avait trouvé ces Normands à Capoue, chez Guaimar qu’ils venaient, retour de Jérusalem, d’aider à combattre les Sarrasins. D’ailleurs saint Michel du Gargano était le grand saint des Lombards. Avec leurs maîtres de Capoue, les Normands ont pu venir en pèlerinage au Gargano, où Melo les engagea. Quoi qu’il en soit, ils ne furent pas heureux. Melo et sa troupe se font battre à Cannes, en octobre 1019.
Et les Normands regagnèrent leurs casernements, chez les Lombards. Qui étaient ces Normands ? Ils étaient trois fils d’un petit seigneur, banneret du duc de Normandie, Tancrède de Hauteville, Guillaume, dit Bras de Fer ou Fier à Bras, Drogon et Onfroi, qui commandaient à toute la troupe ; avec eux, on voit un nommé Rainulf, qui passe bientôt au service du duc de Naples, grec celui-ci, et qui lui fait épouser sa sœur, en lui donnant Aversa avec le titre de comte. Ils ont guerroyé contre les Grecs, pour et contre les Lombards, contre les Sarrasins, pour les Grecs bientôt ; ils ne demandent qu’à se battre, la guerre étant un profit en soi, et non un moyen. Aussi, lorsque le prince lombard de Salerne décide d’aider Byzance dans sa lutte contre les Sarrasins de Sicile, les Normands passent au service du patrice Maniakès. Ils prennent Messine et Syracuse, où Guillaume tue de sa main le caïd des Sarrasins. L’heure venue de partager, Maniakès les traite indignement. Non seulement on leur refuse leur part de butin, mais encore on les fait fouetter, en la personne de leur interprète, le Lombard Ardouin. Aussitôt, ils abandonnent l’armée, sautent dans des barques, traversent la Calabre, la Basilicate, et, arrivés en Apulie, tendent la main aux Grecs révoltés, le reste de la bande de Melo, et qui appelle à soi les Normands de Salerne et les Lombards impatients du voisinage grec. Une véritable armée est organisée dont les trois frères prennent le commandement, chacun avec douze bataillons dont ils deviennent les comtes. Ils se dirigent vers Melfi, qui est la citadelle grecque. Melfi ouvre ses portes à la voix d’Ardouin, et dix mille Grecs sont taillés en pièces par deux mille Normands et Lombards. Les Pouilles sont ouvertes ; ils s’y précipitent. En 1043, aidés qu’ils ont été par la révolte, contre Byzance, de Maniakès, ils ont conquis à peu près toutes les Pouilles, au point de sentir le besoin de s’organiser, la nécessité de partager, de s’installer. Le pays est divisé en douze comtés. Un comte général, « Comte des Normands de la Pouille », est nommé, avec le droit de commander à la guerre et avec la possession de deux villes. C’est Guillaume Bras de Fer, qui épouse la fille du prince lombard de Salerne. Sur ces entrefaites, Maniakès s’est reconcilié avec Byzance. Lorsque les Normands veulent, logiquement et nécessairement, s’emparer des villes du littoral dont Bari est la plus importante, ils se heurtent à Maniakès et à Argiros, le fils de Melo resté fidèle au Basileus. Mais derrière eux se trouvent maintenant leurs louageurs d’autrefois, devenus leurs alliés, les Lombards.
En 1047, Guillaume est mort. Son frère Drogon lui a succédé en qualité de comte général. Mais, en 1051, Drogon est assassiné par les Lombards, qui commencent à être inquiets de la puissance de leurs anciens mercenaires, et qui se sont retournés vers Byzance. C’est alors qu’apparaît Robert, dit Guiscard, un Hauteville, mais d’un second lit. II est venu rejoindre ses frères, et Drogon l’a envoyé aussitôt conquérir la Calabre. C’est le plus grand scélérat qu’on ait jamais vu. Très grand, le teint vermeil, aux cheveux et à la barbe couleur de lin, « la voix d’Achille » et son courage, plein de prestige et de génie politique, il sait profiter impudemment et, à la fois, ménager subtilement. Sous la rude franchise militaire, il cache un cœur dévorant. Pour le moment, il ne pense qu’à se tailler sa part auprès de ses frères déjà pourvus. Il taille largement, pillant les monastères grecs et latins, sans distinction, les maisons des champs, enlevant les femmes, crevant les yeux, coupant les oreilles et les nez, véritable homme de guerre enfin, semblable bientôt aux Sarrasins qu’il fait regretter. Apulien l’a comparé à Ulysse. Ce n’est pas sans raison. Ne vient-il pas, lors de la prise d’un monastère en Calabre, de renouveler le cheval de Troie ? Il fait le mort, s’enferme avec des armes dans un cercueil. On le porte à l’église, et il se dresse, pendant la cérémonie, tout armé, et distribue des épées à ses compagnons ! À ce moment, ce n’est qu’un cri contre les Normands, grâce à lui. Un abbé normand, Jean de Fécamp, est attaqué en Toscane, rien que sur sa nationalité. Mais Guiscard n’étend pas moins sa renommée, au point que, à la mort de Drogon, il est élu tout d’une voix comte des Normands. Le pape, furieux de voir les monastères pillés, son autorité annihilée, marche contre lui, allié aux Lombards et aux Grecs. Les Normands écrasent le pape à Civitella, le 15 juin 1053, non loin de Cannes, et courent se jeter à ses pieds pour obtenir leur pardon, non sans toutefois le garder prisonnier pendant huit mois.
Au cours de sa détention, le pape réfléchit. Il songe au parti qu’il pourrait tirer de ces gens-là, si braves, si entreprenants, contre ses alliés d’un jour, les Grecs, qui viennent justement de proclamer le schisme. S’il les employait à lui conquérir l’empire latin ? Le pacte est conclu. Les Normands vont se charger de faire rentrer tout le domaine italien des Grecs dans le giron de l’Église romaine. Ils obtiennent donc l’investiture pontificale de toutes les terres actuellement en leur pouvoir, et de celles qu’ils pourront conquérir sur les Grecs d’Italie et de Sicile. L’Italie, ce sera l’affaire de Robert. La Sicile, celle du jeune Roger, le dernier des douze frères Hauteville. Le concile de Melfi homologue le traité, en 1059. Robert Guiscard « par la grâce de Dieu et de saint Pierre, duc d’Apulie et de Calabre et, avec leur secours, duc futur de Sicile » s’engage à prêter main forte à l’Église romaine pour conquérir les droits régaliens de saint Pierre et ses domaines, et à placer sous l’autorité du pape toutes les églises de sa domination. De Byzance, dans ce traité, il n’est pas question. Robert, alors, fort de l’appui du pape, se rue à l’assaut. Les Grecs sont peu à peu chassés de partout. Bari seule leur reste. En 1071, Robert emporte la ville. Il n’y a plus d’empire romain. Le royaume normand, le royaume des Deux-Siciles est commencé, il durera jusqu’à nos jours. La proie que se disputaient empereur, pape, Basileus, Lombards et Sarrasins, c’est au cinquième larron qu’elle échoit. Et lorsque l’empereur descend en Italie pour combattre Grégoire VII, et soutenir les barons des Pouilles révoltés contre Robert, c’est à celui-ci qu’il se heurte. Guiscard a couru à Rome au secours du pape : le Cœlius garde encore les traces de sa sauvagerie. Puis il emmène Grégoire VII, qui meurt dans ses bras, à Salerne, conquise à son tour et où l’on voit encore aujourd’hui le tombeau d’Hildebrand. En soixante ans, l’entreprise des hardis Normands avait donné tout ce qu’elle pouvait rendre, aussi brillante que celle menée à ce moment même, en Angleterre, par leur duc originel, Guillaume le Conquérant.
Après avoir montré le merveilleux de cette aventure, est-il besoin d’en faire ressortir la précarité ? La force avait livré aux Normands un royaume tout peuplé d’étrangers à leur sang, à leurs mœurs, d’une civilisation supérieure à la leur, à qui leurs violences ne pouvaient laisser que des désirs de libération. Guiscard et ses compagnons eurent beau se montrer prudents et vigilants : prudents, en inaugurant, dans le monde fanatique du moyen âge, l’esprit de tolérance religieuse et civile; vigilants, en restant sur le pied de, guerre, toujours prêts à la lutte, que Guiscard portait, d’ailleurs, appuyé sur les villes de la côte, Bari, Trani, Otrante, jusqu’aux rives de l’empire grec, ‒ il ne put être question, pour lui ni pour ses successeurs en Apulie, de jouir du bénéfice de la conquête, comme, en Sicile, feront Robert et ses enfants. C’est deux ans après la mort de Robert Guiscard que Saint Nicolas de Bari est construite, au moment même où Roger de Sicile se jette sur le bien continental de ses neveux, qu’il leur dispute, au moment enfin où la lutte de la papauté et de l’empire entre dans sa phase la plus aiguë. Les coups les plus violents seront portés sur les terres normandes, jusqu’au jour où Frédéric II réunira les deux couronnes d’Allemagne et de Sicile et marchera contre le pape, les Pouilles, toujours, servant de terrain de combat.
Ceci n’explique-t-il pas l’indigence artistique de l’Italie normande ? Et, en même temps, sa misère, sa pauvreté naturelle empêchèrent le développement intellectuel de l’Italie méridionale, parallèlement à l’essor des cités septentrionales. On a toujours attribué à l’histoire de l’Italie méridionale, si différente de l’Italie septentrionale, celle-ci florissant en petites républiques séparées, intenses de vie municipale, celle-là toujours unifiée sous les Grecs, les Lombards, les Normands, puis les Anjous, les Aragons et les Bourbons, on a toujours donné à cette histoire si particulière des causes exclusivement politiques, de mauvais gouvernement. J’y vois aussi des causes naturelles. Du sort personnel de l’art au temps des Normands, la situation politique est sans doute responsable, mais en ce qui regarde les Normands exclusivement. Que les Normands n’aient pas agi comme en Sicile, on vient de voir pourquoi. Le fait n’est pas rare, pourtant, en Italie, de villes prospères, en dépit de l’occupation étrangère. Pourquoi donc, dans l’Italie méridionale, là où le maître ne peut agir, n’y a-t-il rien ? C’est parce que le pays est misérable ; on ne peut produire dans le dénûment. Les Pouilles ont besoin d’un chef, d’un maître militaire qui les soutienne et leur apporte un peu de force en fédérant leurs faiblesses. Si, dans le Nord italien, la rage particulariste, justifiée par l’éclat de la civilisation dans chaque cité, nous faisait autrefois regretter l’unité et prévoir, pour un jour lointain, mais certain, la constitution de républiques fédératives, le Sud, au contraire, nous oblige à reconnaître que la condition même de son existence est l’unité. Si jamais l’unité italienne fut justifiée, c’est bien pour l’Italie méridionale, qui y fut, cependant, si rebelle dans ses couches profondes, ‒ la majorité des classes laborieuses fut opposée à l’unité, il fallut mâter par le fer et le feu la résistance des campagnes, ‒ si ce n’est dans sa classe cultivée qui en avait compris, elle, la nécessité. Aujourd’hui, tout ce qui pense et raisonne, en Italie méridionale, est passionnément unitaire. Et l’on devine à quelles difficultés se heurtera, dans les années, peut-être les siècles futurs, la monarchie italienne, lorsqu’elle se trouvera en présence d’un Nord séparatiste et d’un Sud unitaire. Le Sud sera alors son principal soutien. C’est vers lui qu’elle doit donc tourner ses efforts d’amour. J’ai parlé, autrefois, du Nord « se lassant de nourrir le Midi ». N’ai-je pas répété là un lieu commun hasardeux, qu’il faudrait rectifier ? Actuellement, le Sud et la Sicile paient le tiers des impôts, alors qu’elles ne rendent que le quart du produit national. Cent millions par an sont perçus au détriment de l’Italie méridionale. Ceux du Nord diront, peut-être, que ceux qui ont le plus d’intérêt à l’unité ne peuvent se plaindre d’en supporter la plus forte charge. À la condition d’en profiter aussi ; à la condition de n’être pas étranglés sous prétexte qu’ils veulent vivre. Et d’ailleurs, le jour où le Sud serait mort, qui peut affirmer, dans le Nord qui serait la première victime, que les vieilles convoitises germaniques ne se réveilleraient pas ? L’Italie méridionale est ainsi, doublement, la garantie de l’unité. Elle en a besoin, dans l’état actuel de l’Europe, pour subsister ; elle a besoin aussi de la civilisation que Rome, seule, peut lui donner ; séparée, elle reviendrait à la barbarie, dont elle est si proche encore. Mais au Nord, d’autre part, elle est utile pour la conservation de cette unité qui est sa sauvegarde contre les invasions étrangères. La partie est liée. À son issue est suspendu le sort de la civilisation dans le bassin de la Méditerranée. L’Italie méridionale n’a plus aujourd’hui à servir de rempart, comme au temps des Normands : ce n’est plus de son côté qu’est le danger d’irruption. Qu’on la traite en sœur malheureuse, retardataire et misérable. Qu’on s’efforce d’atténuer les antinomies que l’histoire et la géographie ont établies entre le Nord et le Sud. Que l’Italie méridionale cesse d’être « l’Irlande de l’Italie », ainsi que l’a appelée M. Giustino Fortunato, dans une comparaison saisissante, qui nous fait bien comprendre l’état actuel du pays auquel il a dévoué toute sa vie. Alors peut-être, verrons-nous cette Irlande se hausser à la civilisation complète, et saint Nicolas renouvellera-t-il son miracle de résurrection sur les petits enfants des Grecs et des Normands, dont les membres, rompus depuis sept siècles, gisent toujours au fond du « saloir ». Un nouveau Saint Nicolas se dressera, fleur d’art originale, hardie, symbole de la résurrection sociale, comme le Saint Nicolas des Normands l’est encore de la prodigieuse aventure inscrite au livre de l’histoire par les fils de Tancrède, seigneur de Hauteville, près Coutances.
V
MASTIC ET MIE DE PAIN
Lecce

Me voici parvenu dans le talon de la botte. Je ne m’attendais certes pas à le trouver Louis XV. Je croyais bien avoir épuisé, à Modène et à Rome, tout ce que le baroque peut inventer d’insensé et d’étourdissant. Et lorsque Gregorovius appelle Lecce « la Florence du baroque », il ne traduit en rien l’impression que je reçois. C’est bien là cet esprit allemand dont Nietzsche a dit : « L’esprit allemand est une indigestion ; il n’arrive à en finir avec rien ». Que d’explications, à y être encore demain, il faudrait pour justifier le mot de Gregorovius ! Il ne peut être qu’une antithèse, et non une comparaison. Lecce, c’est Florence, à la condition que Florence soit bâtie et ornée à contresens de toutes les lois qui, précisément, lui ont donné son aspect présent. Lecce, dans les Pouilles, semble insulter au climat meurtrier, aux hommes misérables, par son faste inutile et laid. Tant de soins, d’argent, dépensés alors que la terre en demandait davantage, et pour aboutir à faire croire aux pauvres gens que le laid est le beau ! Aragon, Aragon, où regardais-tu donc ! Il n’avait même pas l’excuse d’élever l’âme de ses sujets au moyen de la beauté. Il semblait, au contraire, chercher à la pervertir.
Mais non. Ne nous indignons pas. On ne peut pas crier ici. On rit trop. Vous avez vu les abominations qu’un peuple en délire élève pour la venue d’un prince, ces architectures de carton-pâte, arcs de triomphe, portiques, belvédères et feux d’artifice, dont la seule excuse est d’être éphémère ? Lecce les a réalisées en pierre, pour l’éternité : des monuments qui semblent avoir été roulés dans les doigts de petits enfants qui ont chipé le mastic du vitrier, ou qui gâchent la mie de pain de leur déjeuner. Oh ! L’église de campagne sans style et sans décor aucun ! Pour rien, pour le plaisir de tourner des berlingots, des guimauves de fête publique, le XVIIe et le XVIIIe siècles ont épuisé ici tout leur fond. Après cela, du moins, soyez tranquille, il n’y a plus rien à faire. C’est fini. Le baroque a tout dit. Il ne pourra même pas se répéter. Le matin, en ouvrant ma fenêtre, j’aperçois la préfecture et l’église attenante, Santa Croce. C’est rouge, d’un rouge de brique pâle, assez plaisant à l’œil d’ailleurs. Mais ce qui ne l’est pas, c’est le travail subi par cette brique. Il n’j a pas un grain qui n’ait reçu le baiser du ciseau et du marteau. Et quel ciseau ! Un ciseau roulant, creusant, découpant, percé de trous pour laisser tomber des fragments comme dans les passoires, en spirale, en rond, en queue de cochon. Ça tarabiscote, ça chatouille, ça rigole de tous les atomes. Trois portes, l’une par-dessus l’autre, forment le portail principal. Au-dessus, des socles ; sur les socles, des vases, des flammes, un écusson. De chaque côté, une autre porte surmontée d’un œil énorme, de bœuf ou de veau ? Plus haut, au-dessus de chapiteaux d’un corinthien à être renié par Corinthe, une frise d’animaux, de guirlandes et de diablotins. Sur la frise, une corniche, avec des gouttes bien entendu, sans triglyphes naturellement ; mais où serait le plaisir ? Sur cette corniche, des hippogriffes, treize hippogriffes sont accroupis. Ils portent un balcon à balustres serrés comme dans une boîte de jouets. Derrière ce balcon, un fronton aussi haut que ce qui le porte, composé d’un œil creux, aux bords en couronne de fruits chez le pâtissier, de quatre colonnes et de deux niches avec statues. Enfin un autre fronton encore, fait de deux pinacles et d’une rose que surmonte une manière d’acanthe. Voilà. C’est une façade d’église, cela. À côté d’elle, le palais étend un grand mur, chaque fenêtre étant gothique en haut, renaissance en bas ; on dirait les fers d’une reliure de livre de messe pour magasin de nouveauté. Et c’est ainsi par toute la ville. Cathédrale, évêché, Santa Chiara, San Domenico, la Loggia où Garibaldi fait une si drôle de figure, la colonne où perche saint Oronze, tout est comme cela. Voulez-vous entrer ? Alors gardez bien vos yeux. Ce n’est plus de la pierre rouge, c’est du marbre blanc, bleu, vert, jaune, de toutes les couleurs, mais d’aucun repos. Tout tourne, tout virevolte, tout danse. Chahut ! Et voilà l’église partie pour la valse ! Tire-bouchons, guirlandes, festons, liserons grimpants, capucines et clématite ! Et les saints perchés serpentent à l’envi dans leurs robes de belle dentelle et de soie chamarrée ; ils font la révérence et avancent la jambe pour le pas des lanciers. Au détail, pas une chapelle qui n’ait l’air d’un gâteau de noce. Les voûtes sont garnies de cerises déguisées, reliées par des palmettes à la pistache. Les autels sont faits en pâte d’amande au kirsch piquée de sucre blanc, arrosée de crème à la vanille. Et les absides ont des faux jours troublants d’arrière-boutique de confiseur ; et les balustrades sont du pays de Cocagne, aux murailles de pain d’épices et de chocolat. On sort de là la langue pâteuse, comme si on avait dévalisé la boutique de Chiboust.
Jamais je n’avais vu cela. Au bout d’une heure, on n’en peut plus. On est malade de rire. Car toute la ville est ainsi. Je voulais savoir qui avait conçu et réalisé une chose pareille. Personne. Ça s’est fait tout seul. Ou du moins, nul loufoque n’a imposé sa loi. Peut-être cependant, un évêque, Pignatelli, a-t-il donné le branle, au milieu du XVIIe siècle. Je serais assez disposé à le croire. Car le moins extraordinaire de tous ces monuments est la cathédrale qui date de 1659. Mais ce Pignatelli a agi sans préméditation. Il a produit tout naturellement, sans savoir comment ni pourquoi. Il s’imaginait bien faire. Et voilà donc où est arrivé l’art inauguré par Bernin ! À Modène, à Rome, un peu partout, devant certaines églises et certains palais, on se sent quelque indulgence, on voudrait pardonner, et on s’efforce de deviner un but quelconque, de trouver une raison, une conception à peu près saine, et on y arrive quelquefois. Mais ici, on ne peut plus. Le baroque est vraiment le triomphe de la déraison. On ne peut le justifier par aucune espèce de motif plausible. Il a voulu « épater » ; voilà tout. Je ne crois pas que cela soit suffisant. Je songe alors à toutes les églises que je viens de voir dans les Abruzzes et dans les Pouilles, toutes les églises défigurées par cet art qui donne ici sa suprême pensée. C’est pour aboutir à cela qu’il a tout saccagé, tout recouvert, tout détruit ! C’est qu’il se connaissait. Il s’est regardé dans la glace. Il s’est comparé, et comme il s’est trouvé inférieur, vite, il s’est empressé de supprimer la concurrence. À la cathédrale de Bari, on est en train de démolir les revêtements blancs du baroque, à l’intérieur. Et l’on aperçoit, derrière, les admirables nervures et les chapiteaux du XIIe siècle. Ah ! Je comprends que le baroque en ait eu honte ! Il ne pouvait raisonnablement se faire voir à côté ! Alors il a détruit ou caché. À Lecce, du moins, il est seul. Et s’il est beau, c’est à la façon d’un homme qui mesurerait cinquante centimètres de haut, serait borgne, bancal, la bouche dans des oreilles de faune, des mains de douze doigts chacune, et qui vivrait dans une île déserte.
Est-il donc seul ici ? Non. Il est seul dans les murs de la ville. Mais, en dehors des murs, loin des hommes injurieux, SS. Nicola e Cataldo se tient dans son digne repos, au milieu du cimetière, où dorment autour d’elle les simples et raisonnables Normands qui l’élevèrent. Si l’on pouvait être troublé, après s’être promené dans Lecce, s’être amusé à tant de folie, innocente en elle-même si ce n’est relativement, il suffirait de voir cette église-là pour être ramené dans le vrai chemin. Je ne sais si c’est l’insanité des autres, mais S. S. Nicola e Cataldo m’a paru l’un des plus beaux monuments de l’art des Normands. Son portail est d’une noble richesse. Son dôme, d’une élégance presque raffinée dans la simplicité et la légèreté frêle. Ses voûtes, d’une pureté merveilleuse, et ses nefs d’une hardiesse mesurée, pleine de charme sain. Elle est la dernière œuvre des Normands. Quelles espérances elle permettait de concevoir ! Anjou vint, puis Aragon, et Lecce fut. Il faut la voir. C’est loin, très loin, mais la ville est confortable, animée, presque ce qu’on appelle une belle ville. Elle fut autrefois, dit-on, un centre intellectuel renommé. Elle reste la plus amusante qu’on puisse parcourir. Après cela vous pourrez tout aborder sans surprise. À Naples, où le baroque sévit implacablement, à Rome, à Venise, à Modène même où il s’étale avec complaisance, vous irez indulgent, en disant : Peuh ! ce n’est que cela ? Et regardant, Madame, vos talons Louis XV vous les trouverez à la mode anglaise.
Ce sera donc, et tout de même, sur un sourire que je quitterai les Pouilles. Demain, je serai au bord de la mer Ionienne, dans la Tarente au nom si doux. Le moment est venu de tirer la moralité de ces dix derniers jours. À Bari, j’ai pris conscience de la misère de l’Italie méridionale, et j’ai spéculé sur ses conséquences. Mais les causes de cette misère ? Il ne suffit pas de dire : ce pays est malheureux, il est pauvre ; il faut encore le prouver. À ce que j’ai vu en parcourant le Tavoliere et la terre de Bari, il y a des raisons. Ces raisons, les voici. Je les ai trouvées en lisant les travaux des Italiens les plus compétents. Je voudrais les résumer, pour mon édification de voyageur, pour celle aussi de mes compatriotes qui voudront bien me suivre jusqu’ici. Sachant le pourquoi, nous verrons alors, avec ceux qui m’ont enseigné, les possibilités immédiates de remédier à cette misère vraiment tragique, parmi laquelle nous venons de vivre des jours quelquefois pénibles, mais fertiles peut-être en enseignement social et en espérances d’un avenir meilleur. Comment les amants de l’Italie pourraient-ils ne pas être déchirés dans leur tendresse, en comparant entre elles les provinces du beau royaume qui font l’objet de son amour ? Et comment regagner les rives enchantées de la Méditerranée, avant de savoir si, du moins, un jour ne viendra pas où les deux Italies, après avoir été unifiées, seront harmonisées, confondues ?
L’Italie méridionale, m’avait écrit M. Fortunato, est pauvre naturellement pour deux raisons : « Le climat sec et la terre brûlée ; peu de pluie et mal répartie sur un sol d’argile écailleuse ou de calcaire à fleur de terre, ce qui engendre partout la malaria ». Or, ces conditions géologiques et climatériques, je les trouve exposées et prouvées dans la Revue Populaire que dirige le Docteur Colojani, et dans la Revue Contemporaine sous la signature de M. Giuseppe Cuboni :
« Des causes multiples et graves s’opposent dans ces provinces des Pouilles au véritable progrès agraire. Certains résidents dans les conditions naturelles, terrain trop argileux et trop calcaire, ou trop superficiel, et qui rend impossible tout travail profond. D’autre part, le climat sec s’oppose à la culture des plantes annuelles. Le manque d’eau rend impossible le régime de culture alternative. La rareté de la pluie, d’avril à septembre, empêche souvent la culture des céréales. Donc pas de fourrages, par conséquent pas de bétail ni d’étable ».
Si nous notons que ceci n’est pas une opinion particulière, mais est exposé, au contraire, dans un rapport officiel fait au ministre, en 1902, nous pourrons dire que nous possédons une base certaine, et unanimement reconnue, de discussion. Le détail que j’emprunte à M. Cuboni ne pourra plus sembler suspect :
« Ce n’est pas seulement, dit M. Cuboni, par la température que l’Italie continentale et l’Italie péninsulaire contrastent. Un autre facteur agit aussi sur l’agriculture, et c’est la différence dans la répartition de la pluie. »
Dans la vallée du Pô, il pleut en toute saison, plus ou moins, mais surtout en automne et en été ; cette coïncidence de la pluie avec la chaleur augmente l’intensité de la végétation. Dans l’Italie méridionale, au contraire, la pluie atteint son maximum en hiver, alors que, par l’insuffisance de la température, l’énergie de la végétation est réduite à son minimum. En été, il ne pleut pas, et la sécheresse arrête la végétation. En hiver, dans la haute Italie, on compte une moyenne de vingt-neuf jours sereins. À Palerme, treize. À Milan, en été, il tombe environ trente centièmes de la pluie de l’année; à Palerme, cinq centièmes. En d’autres termes, il pleut à Milan, en été, vingt fois plus qu’à Palerme.
Beaucoup, principalement dans le monde politique et dans le monde journalistique, pensent que ce qui se fait dans le Nord, peut se faire dans le Sud. Le Sud, disent-ils, est favorisé d’un doux climat, d’une terre molle et fertile. Si de cette terre on ne tire pas plus de dix hectolitres de froment à l’hectare, tandis que le Danemark en produit trente-huit, la raison en est dans l’ignorance scolaire et agricole. Mais peut-on soutenir qu’ignorance scolaire et ignorance agricole soient synonymes ! La force de résistance, en revanche, à la canicule, est considérable chez les habitants du Sud, qui le prouvent chaque jour en Amérique, en Afrique, en Australie, où ils sont supérieurs à tous les autres. Est-on sûr que des Danois transportés dans les Maremmes, dans les Pouilles, feraient rendre à la terre les fameux trente-huit hectolitres ? Non. Pour cette raison que le rendement frumentaire du Nord tient à des causes nombreuses, dont l’instruction et l’éducation ne sont pas les plus efficaces ni les plus nécessaires.
Le travailleur de l’Italie méridionale se heurte à des difficultés inconnues dans le Nord, et dont la première est le climat. Pour faire croître une plante, il faut trois conditions : 1° un sol approprié ; 2° un certain degré de chaleur ; 3° un certain degré d’humidité. Si on ne peut dire que le sol de l’Italie soit toujours approprié, toutefois avec un bon travail accompli au moyen d’instruments perfectionnés, avec des amendements opportuns, avec des engrais suffisants, on pourrait dans la plupart des cas obtenir une condition convenable. La chaleur, elle, pèche plutôt par l’excès. Reste l’humidité. Que peut-on faire lorsque la sécheresse persiste pendant huit mois de suite ? Il pleut pendant trois mois, en Italie méridionale, mars, avril et mai. Alors vient la sécheresse, jusqu’en octobre. De là, manque d’activité dans la végétation (la température moyenne de mai, en Sicile, est inférieure à la moyenne de juillet et d’août des provinces du Nord, et même des environs de Berlin et de Copenhague). À cette activité supplée, en partie, la végétation, pendant l’automne et l’hiver, lente mais continue ; mais suppléer n’est pas compenser. De telle sorte que l’on peut dire que la culture herbacée, dans le Nord, profite, pendant la période de développement de la végétation, d’une température plus élevée que celle dont jouissent les mêmes cultures dans le Sud aride. Si l’on songe que la culture herbacée, c’est-à-dire des céréales, est étroitement liée à l’élevage, on voit quel désastre est, pour l’Italie méridionale, la sécheresse. Pas de pâturages d’été, donc pas de bestiaux, donc pas de force nécessaire au travail de la terre ni d’engrais naturel. L’engrais chimique ? L’expérience a prouvé que, dans les terres arides du Midi, précisément à cause de la sécheresse excessive, l’emploi de l’engrais chimique ne donne pas de bons résultats, si ce n’est par les printemps pluvieux, tandis que, si la saison, comme il est d’habitude, est sèche, les résultats sont mesquins et d’effet contraire à celui qu’on veut obtenir, c’est-à-dire que l’engrais diminue la production tout en augmentant la dépense de culture.
« Donc, sous quelque point de vue qu’on l’examine, la sécheresse doit être considérée comme la cause première, fondamentale, essentielle, de l’infériorité où se trouve la culture méridionale en face de la culture septentrionale. Les autres causes, comme le manque de capitaux, sont secondaires, puisqu’elles dépendent de la première, le manque d’eau ».
Peut-on entendre, après cela, sans frissonner, le cri de M. Fortunato : « Et pourtant l’agriculture est la seule ressource de l’Italie méridionale ! » Que faut-il donc faire pour que ce pays agricole puisse vivre ?
Il faut lui donner de l’eau, d’abord. J’ai dit, déjà, que le gouvernement italien construisait à grands frais un aqueduc qui apportera, dans les Pouilles, l’eau des montagnes. Mais on devine que les aqueducs romains eux-mêmes ne suffiraient pas à alimenter la terre méridionale. Le nouvel aqueduc donnera l’eau ménagère, il ne donnera pas l’eau agricole. Il constituera une amélioration, non pas une solution. Seul, le reboisement pourra apporter celle-ci. Les montagnes des Abruzzes, de la Basilicate et de la Calabre, étaient autrefois couvertes de forêts. Elles sont à peu près nues aujourd’hui, sans parler de la Sicile où les deux tiers des rivières sont à sec, par suite du déboisement. Il faut reboiser, besogne coûteuse et à longue échéance, mais besogne nécessaire si l’on veut rendre à la terre ses fleurs et ses fruits. C’est le député Nitti qui le disait éloquemment, il y a peu de temps, à la Chambre italienne.
Mais, alors même que l’eau coulerait, elle ne transformerait pas la nature du sol calcaire et argileux. Le sol est pauvre, pauvre il restera. Ayant donc remédié à la sécheresse, il faudra permettre à l’homme de vivre dans des conditions normales, c’est-à-dire qu’il faudra ne pas lui demander, en impôts, la presque totalité de ce qu’il récolte. C’est-à-dire qu’il sera nécessaire, qu’il est encore plus nécessaire aujourd’hui, de proportionner l’impôt aux ressources. L’Italie méridionale, cinq ou six fois plus pauvre que la septentrionale, est traitée par le fisc comme celle-ci. Écoutez le sénateur Giustino Fortunato, hier encore député à la Chambre :
« La réforme fiscale, je l’ai toujours réclamée comme une loi inéluctable de justice nationale. Au début de ma carrière, on traitait cette idée de paradoxe. Elle est devenue une vérité. Sidney Sonnino, battant en brèche des erreurs et des préjugés invétérés, a déjà affirmé que la terre méridionale paye plus qu’elle ne devrait payer, et qu’une réforme radicale doit changer l’assiette de l’impôt trop lourd et sans équité, dans nos provinces… La haute et la moyenne Italie paient 21,66 pour 100 du produit national, l’Italie méridionale en paie 25 pour 100… Le problème du Midi, qui est celui d’une misère séculaire, et à travers lequel j’ai toujours considéré l’avenir de la patrie, parce que ce serait une folie de vouloir un État grand et prospère alors que la moitié de la nation se trouve dans des conditions historiques et naturelles difficiles, ce problème est surtout, de nos jours, un problème de péréquation de l’impôt ; et celui-ci n’est pas en rapport avec la force productrice ni la puissance contributive des différentes provinces de l’Italie. L’application des mêmes lois fiscales pour l’Italie méridionale et pour la septentrionale est d’une telle injustice qu’il paraît impossible qu’on l’ait supportée patiemment depuis si longtemps… Nous oublions trop que l’on se base, pour apprécier notre renaissance, à peu près exclusivement sur l’apparence douanière et sur la division de la péninsule en deux parties, l’une qui produit et l’autre qui consomme : apparence qui pourra se prolonger tant que la paix et les conditions sociales des grands pays industriels ne changeront pas. Malheureusement, nous ignorons trop le degré de pauvreté naturelle de l’Italie agraire. Toutes les nations ont des régions qui produisent peu ou pas du tout ; aucune n’en a autant que l’Italie ».
La terre fertilisée par le reboisement et soulagée par la réforme fiscale, il restera à enseigner sa culture. Et c’est le problème de l’école qui se pose : « L’abîme, dit M. Fortunato, se creuse toujours entre la bourgeoisie, dont l’instruction est à peu près gratuite, et les classes populaires abandonnées à elles-mêmes, surtout dans nos provinces du Midi, où les asiles enfantins qui y seraient plus nécessaires qu’ailleurs, le pays étant composé de populations agglomérées, manquent de tout, et où les écoles élémentaires ne sont accessibles qu’au fils du petit bourgeois qui, avant 1860, tenait du prêtre les rudiments de son savoir. Le nouveau royaume a trouvé le Sud sans écoles publiques. Qu’a fait le Gouvernement ? La loi de 1877 a proclamé l’instruction obligatoire, et celle de 1904 a étendu la portée de celle de 1877. Mais ni l’une ni l’autre ne peuvent nous servir. Pourquoi ? Parce que l’obligation scolaire est à la charge des communes, dont la plupart sont incapables de faire cet effort, tant que nous ne voudrons pas nous convaincre que l’unique solution de ce grave problème des finances communales est dans la diminution de beaucoup des impôts que, dans les premières années difficiles, l’État fut contraint d’établir ».
C’est à cela qu’on revient toujours, diminuer l’impôt, parce que, en effet, le vrai problème est là. Pour toute amélioration il faut de l’argent et le Sud de l’Italie n’as pas d’argent. Est-il possible, cependant à un État unitaire, de traiter différemment ses sujets? Que le Sud, soit dégrevé, le Nord réclamera. Et peut-être verrai-je ici toute la difficulté de ce problème, vital pour le Midi pourtant. Le Midi a besoin de l’unité, et cependant sa misère réclame un traitement bien difficile, si ce n’est impossible, à exercer différent, puisque le principe même de l’unité réclame l’égalité des charges… De l’argent ! En Italie, comme ailleurs, il faut toujours en venir là.
Ailleurs, du moins, une classe existe qui en possède. Elle ne le donne pas facilement. Mais enfin on peut l’obliger à compenser par quelques sacrifices les avantages qu’elle retire de sa situation privilégiée. Nous connaissons en France toutes les difficultés que rencontre le Gouvernement, lorsqu’il demande à la bourgeoisie de payer pour la conservation d’un état social organisé à son bénéfice. C’est un autre Italien, M. Guglielmo Ferrero, qui le dit : « Les hommes qui possèdent de l’argent, tout en désirant le maintien de l’ordre public, n’aiment pas à dépenser celui-là pour la conservation de celui-ci ». Dans l’Italie méridionale, le problème ne se pose même pas : il n’y a pas de bourgeoisie en Italie méridionale, c’est-à-dire de ces travailleurs qui encaissent plus qu’ils ne dépensent, accumulent des capitaux mobiliers ou immobiliers. Quand on meurt de faim, on ne peut, encore, économiser. Et c’est le dernier terme du problème : la constitution d’une bourgeoisie terrienne qui participerait à la régénération du sol. C’est en pensant à cette constitution d’une bourgeoisie que je voyais l’autre jour, sans déplaisir, Naples devenir une grande cité industrielle. Il se forme peu à peu, dans ses ateliers, une classe qui amassera, et portera à la terre maternelle le surplus de ses gains. L’industrie, dans l’Italie méridionale, rémunérera le travail qui ne trouve pas à se faire payer par un sol ingrat ; elle créera aussi une bourgeoisie. Mais ce sera long ; les conditions de l’exploitation industrielle où tous les bénéfices sont pour le capital, ne permettent pas d’espérer, d’ici longtemps, un accroissement appréciable de la classe bourgeoise : ceux qui la composent sont encore trop jaloux de leurs prérogatives. Aussi verrai-je volontiers, dans un phénomène économique spécial à l’Italie méridionale, la solution cherchée ; je veux parler de l’émigration. Ici, je quitte quelque peu mes guides autorisés. Si je les suis encore dans l’exposition des faits, je vais plus loin qu’eux dans les conclusions, ou du moins je tire une conclusion nouvelle. Je ne crois pas cependant qu’ils me désapprouvent. Écoutez d’abord ce que dit, du fait de l’émigration, M. Fortunato :
« Le singulier phénomène d’un changement aussi rapide dans notre vie économique et financière serait toutefois inexplicable, si on le séparait d’un fait vraiment grandiose et dont peut s’enorgueillir l’Italie. Je veux parler de l’émigration vers les pays au delà de l’Océan, laquelle, à mon avis, est un élément incalculable de civilisation et de bien-être pour notre pays. Le grand navire traverse l’Atlantique sous le pavillon britannique ou sous le pavillon allemand, mais il porte dans ses lianes un peuple « humble et fier », exceptionnellement laborieux, sobre, persévérant, l’émigrant italien, dont la nomade et inquiète âme latine s’efforce de gravir les rudes échelons du travail… Ils peinent là-bas pour soutenir leur famille laissée en Italie, et pour alimenter le grand fonds d’épargne nationale. Ils n’oublient pas la chère patrie lointaine, qu’ils espèrent revoir avant de mourir… De 1894 à 1906, trois millions de nos frères d’Amérique ont envoyé annuellement en Italie entre 250 et 300 millions de lires. C’est donc plus de trois milliards qui, en douze ans, sont venus chez nous, et dont le tiers seulement a servi à la subsistance des familles. Tout le reste a été déposé dans les caisses d’épargne ».
Ne puis-je pas croire que le jour où, au lieu de déposer ces trois cent millions annuels dans les caisses d’épargne où ils servent au bien général de l’Italie, mais davantage au Nord qu’au Midi, les parents des émigrés les consacreront à l’amélioration agricole, peu à peu se formera une bourgeoisie capitaliste qui s’instruira, et fera rendre au sol tout ce qu’il peut donner ? Suivons encore M. Fortunato dans le discours qu’il prononça en prenant possession de son siège au Sénat, après trente années de lutte indéfectible, de dévouement irréductible à la cause méridionale. Celui-là, du moins, arrivé au repos, n’a rien renié de ses idées, et son cri d’alarme, que j’entendis au seuil même de cette terre stérile, est l’un des plus déchirants que l’on puisse écouter ; il va répondre à ma question :
L’émigration, disait M. Fortunato, à la tribune du Sénat, le 30 juin 1909, l’émigration des provinces méridionales est un mal qu’explique et que justifie la disproportion entre la population et l’infertilité de la terre, et qui nous préserve de maux infiniment plus graves. L’émigration nous a guéris de la hideuse plaie du brigandage, qui semblait, et était en réalité, le funeste privilège de nos campagnes, depuis Tite-Live jusqu’à il y a trente ans. Elle a abaissé d’un cinquième le nombre des homicides, et aussi le vol des bestiaux, vieille hérédité lui aussi. Elle a rendu plus rare les révoltes des centres ruraux, qu’un parti politique se flatte d’arrêter par une simple disposition de loi. Elle a donné aux basses classes le désir et le besoin de l’instruction. Elle a permis enfin à nombre de jeunes gens de ne pas mourir de faim : dans beaucoup de communes de ma Basilicate ‒ et je pourrais les nommer ‒ il est beaucoup de familles qui ne peuvent payer l’impôt que grâce aux envois des émigrés.
« On s’est demandé (et c’est ma question même) : Que fait-on de cet argent venu d’Amérique ? Pourquoi l’agriculture méridionale ne s’améliore-t-elle pas ? ‒ Ce qu’il advient de cet argent ? Je le demande aux caisses de l’État, qui, d’une façon ou de l’autre, l’absorbent presque tout entier ! Il a du moins eu sa part dans les dépenses publiques. ‒ Pourquoi l’agriculture ne s’améliore-t-elle pas ? Pour des raisons qui tiennent au sol et au climat. Nous sommes à peine au commencement de la lutte contre la malaria, et beaucoup d’années s’écouleront encore avant que l’Apennin se soit reboisé et ait régularisé ses eaux. Il suffit, d’ailleurs, de songer à la rareté de l’argent et au taux de l’escompte, deux faits économiques qui durent encore et expliquent tout. C’est pourquoi nous pourrions vivre aussi longtemps que nous le voudrions, nous tous qui sommes ici, et édicter toutes les lois que nous désirons : aucun de nous ne verra jamais l’Italie méridionale revivre à une nouvelle vie, parce qu’elle est extrêmement pauvre et parce qu’elle subit un système d’impôt qui est proprement la confiscation.
« Quel est le remède ? Le sénateur Villari l’a dit dans une phrase lapidaire, lorsqu’il a montré que la première chose, qui est pour moi la seule et décisive, est de refaire l’âme populaire, de « refaire l’Italie ». C’est-à-dire de reprendre à pied d’œuvre notre politique générale, de nous rendre compte que la folie des grandeurs qui nous a conduits jusqu’ici, si elle peut encore convenir à la haute et à la moyenne Italie, d’autant plus prospères que la nature les a favorisées, est absolument insupportable aux poches et aux faibles moyens des provinces méridionales et insulaires.
Si nous n’avons pas encore su affranchir nos émigrants de ces deux hontes: en Italie les courtiers, véritables marchands de chair humaine, au-delà les mers les gens d’affaires (banchisti), dernière expression de la dégradation humaine, si nous n’avons pas guéri les provinces méridionales de cette lèpre qu’est la question domaniale, assez facile à résoudre selon moi, si on l’envisage d’une manière particulière, comment espérer que l’État puisse songer à résoudre convenablement, raisonnablement, en même temps que le problème de l’émigration, celui du Midi tout entier, dont l’émigration n’est qu’un phénomène particulier?
« Toute espérance, tout rêve seraient vains, et longtemps l’Italie méridionale demeurera un Sphynx terrible et dangereux, tant qu’il ne sera pas donné, à nous qui ne possédons ni la plus belle ni la plus riche partie de la péninsule, de respirer dans une atmosphère économique, civile et morale, supérieure à celle où, non par notre faute ni par notre paresse, nous vivons ! Le Sénat me pardonnera si, pour la première fois que j’ai l’honneur de parler dans cette assemblée, je n’ai pas su dissimuler l’ancienne et profonde amertume de mon âme ».
À une réponse du sénateur Villari, M. Fortunato réplique, cette fois, par des précisions qui donnent le frisson :
« En Pouille, le phylloxera a détruit, eu huit ou neuf ans, trente-quatre mille hectares de vignes ; leurs propriétaires ont dû émigrer. Dans dix ans, les autres plants de vigne des Pouilles, soit trois cent mille hectares, seront détruits par le phylloxéra ; ceux qui les cultivent avec une obstination héroïque devront émigrer… Sinon, que faire ? Reprendre sur une plus vaste échelle la culture des céréales ? Demandez à l’honorable Cuboni quelles sont les difficultés d’une bonne graniculture dans le Midi. Replanter des oliviers et des orangers ? Oui, si leur prix doit descendre à des taux plus humains, si tant d’engagements légèrement pris ne nous obligent pas à rouvrir le Grand Livre de la Dette publique. Revenir à l’élève du bétail ? On commence à le faire (en Calabre, sur la Sila, principalement). En dehors de l’émigration, il n’y a de possible qu’une politique de modération, qui remédiera au malheur du Midi… Le Midi, pour renaître, a besoin d’une nouvelle politique intérieure et extérieure, d’une politique d’essence plus modeste et recueillie, délibérément opposée aux grands rêves, en tout favorable à l’épargne libre et à l’éducation nationale. Pour la moitié de l’Italie, la politique générale de l’État italien n’est pas la vraie politique. Et elle n’est pas la vraie, parce qu’elle ne correspond pas à la réalité des choses. Il ne serait pas honorable de cacher la dure réalité à un pays comme le nôtre, trop facile à s’illusionner ; il n’y a rien de juste, lorsqu’il est héroïque, à lui faire voir son véritable état, qui n’est ni beau, ni heureux. Et c’est seulement, en connaissant cette réalité, en l’aimant et en la respectant d’un cœur tendre et sincère, que nous pourrons, ici et à la Chambre, en parler toujours avec indulgence, je dirai presque avec piété, sans jamais changer nos reproches, plus ou moins fondés, plus ou moins justes, les changer en invectives ».
On devine à quelles duretés ceci répondait. C’est que, pas plus qu’elles n’aiment à donner leur argent, ainsi que l’a constaté M. Ferrero, les classes dirigeantes n’aiment à ce qu’on leur montre les conséquences de leur parcimonie. L’émigration étale aux yeux du monde la triste condition sociale de l’Italie méridionale en regard de la prospérité septentrionale. Celle-ci n’aime pas beaucoup cet affichage. Et elle s’en prend, comme partout et toujours, aux effets et non aux causes. Il ne faut pas le dire : c’est l’éternel cri des profiteurs. Il vaudrait beaucoup mieux ne pas le faire. Dans le courant du mois de mars 1909, il est parti de Naples, pour l’Amérique, cinquante et un bateaux d’émigrants. Chacun portait deux mille personnes, soit cent deux mille âmes italiennes exilées de la terre natale par les conditions économiques qui leur sont faites. (À quel prix, en ce qui touche personnellement les émigrés italiens vivant en Amérique, s’obtient la prospérité probable, mais à long terme, de l’Italie méridionale ? L’étudier serait sortir de mon sujet, exclusivement italien. Si l’on s’intéresse aux conditions de la vie des émigrés italiens en Amérique, on lira avec un intérêt poignant la brochure de Frost : Il problema italiano negli Stati uniti, publiée à Pesaro ; Terenzi, éditeur).
Ah ! qu’il serait tentant de revenir ici à mes préférences fédératives, c’est-à-dire à l’autonomie de chaque province pour les intérêts sociaux, et à l’unité pour la vie extérieure ! Ce sera peut-être, et je le crois toujours, l’avenir ; car le problème me paraît insoluble de ces deux Italies, de ces vingt Italies ! Dans l’État actuel de l’Europe, dans les conditions économiques présentes du monde, la fédération serait préjudiciable à l’Italie méridionale trop pauvre, trop ignorante, trop peu civilisée pour pouvoir s’administrer seule. Elle a besoin d’être soutenue. Songeons qu’elle se trouve à peu près dans la situation des Balkans. Ce serait l’anarchie et, par conséquent, un nouveau démembrement. Ce qu’il faut donc, c’est élever le niveau intellectuel et matériel de la péninsule. Des écoles accessibles, le reboisement, des capitaux enfin, voilà les trois remèdes. J’y ajoute, en acceptant le point de départ de M. Fortunato, et en en tirant les conséquences, j’y ajoute l’émigration, source d’argent pour le Midi, mais ressource transitoire. En Calabre, où il n’y a pour ainsi dire plus d’hommes pour cultiver la terre, le prix de celle-ci monte toujours : les émigrés rachètent le lopin paternel. Un jour viendra où le frère, resté au pays pour soigner les vieux parents, se mettra au travail, grâce à l’argent envoyé par ses frères d’Amérique. Si l’État l’aide un peu, en le dégrevant, en reboisant, il prendra goût à un travail dont le produit ne sera pas absorbé presque tout entier par les impôts ; et peu à peu se formera une petite bourgeoisie, se remplira un bas de laine qui se videra dans les sillons.

VI
L’INNAMORATO MARE
Tarente.

Je l’ai vue hier soir, à la nuit tombante, du plus loin de la plaine des Pouilles, une ligne de feux piqués le long de la mer encore rose du crépuscule. Le flot, fatigué de battre ce rivage sans résistances, n’était pas plus affaissé qu’elle ne paraissait. Une même mollesse les enlaçait l’un à l’autre. Est-ce son nom voluptueux dans sa sonorité qui me la rend si trouble et caressante ? Sa beauté est d’une chatte étirée, roulant doucement sur le rivage des membres soyeux et souples, abandonnés dans le bien-être de l’heure oisive. Et ce matin, au soleil, c’est encore la même impression qu’elle donne. Il faut la voir, au bord de son petit golfe, au fond du golfe immense auquel elle a donné son nom ; toute reposée, mince sur le sable, à peine saillante, et tendant seulement, jusqu’à l’infini, la couronne de ses bras : d’un côté, le môle ; de l’autre, les deux îles qui semblent réunies entre elles et à la terre, deux bras d’amoureuse allant au loin serrer le corps de son amante. L’étreinte de Tarente sur Amphitrite est d’une tendresse, d’un amour sans égales. Elle se fait elle-même si humble, si petite, son pur corps de créature indécise, lascif avec douceur, de mouvements légers, comme si elle avait peur d’effaroucher, jouant de ses charmes irrésolus ! Et ses grands bras sont si longs, si longs, si fuselés, et tendus jusqu’à l’horizon qu’ils caressent avec la même légèreté, la même prudence, le même trouble pour nous, qui regardons sa séduction ! Son délice est intense, périlleux entre tous, de bête chaude, au sourire éternel, de sirène dorée. Parthenope a quitté les bords tyrrhéniens pour ceux d’Ionie, où il y a moins de majesté, mais un air plus languide, une lumière plus voilée et des flots plus lourds. Le golfe de Naples a de la grandeur, par Capri si haute et si altière qui le ferme, par Misène et la pointe de Sorrente si abruptes, par le Vésuve si noble, et par le Pizzo, cet éperon. Venise, au Lido, est droite, et ses clochers sont fiers. D’autres ont des beautés mâles ou même féminines. Celle- ci est d’une grâce perverse, tant elle est couchée ! Tout est bas, à l’infini. Tout s’étire pour augmenter la surface d’attouchements. Et les yeux se perdent dans les profondeurs blanches du rivage, argentées de la mer. Ce n’est pas une femme, c’est une enfant inquiétante, vierge trompeuse, comme celles dont Ulysse ne se sauva qu’en se faisant attacher au mât de son vaisseau. Des jours passeraient à la regarder, sans lassitude ; et serait accomplie la mission qu’elle reçut de perdre les hommes.
Le spectacle de Tarente est l’un des plus amoureux qu’il m’ait été donné de voir. Je ne croyais pas qu’il fût possible à un paysage d’exhaler à ce point l’ivresse. C’est le coin rêvé pour jeunes amants pâmés, mains enlacées tout le long du jour, et qui demandent aux choses de respirer à leur égal la béatitude, et toujours plus profond, jusqu’à l’impossible. Cet aspect de Tarente n’est pas, cependant, le seul qu’elle possède. Celui-là est celui de la rive marine. Mais Tarente en montre un second. Elle est assise, en effet, à cheval sur les eaux. Son petit golfe, au fond du grand, est fermé par un rocher qu’elle occupe, rocher long et plat, arête de colline que la mer a taillée en deux endroits, pour passer. La face interne de ce rocher regarde donc un lac paisible où de grands vaisseaux viennent mouiller, par un étroit chenal, qu’un château fort domine. Tarente détient ainsi deux mers, une libre que les bras de ses môles pressent sur son sein, l’autre intérieure qu’elle surveille d’un quai populeux. De ce côté, c’est le port pittoresque des pêcheurs, avec ses masures, ses grouillements et ses odeurs. Sa ligne pourtant, bien qu’elle se soit arrondie elle aussi, emprunte quelque chose de sain à cette sordidité. Cette face a la la même caresse que l’autre, mais sa couleur est moins fade. Tout y est baigné d’une teinte bistre, les maisons étroites et courtes, serrées en désordre et sans alignement, qui semblent ainsi porter un vêtement de bure claire, claquant au vent, et dont les fenêtres sont les trous en guenille. Ensemble misérable, de misère sensuelle aussi, par sa rondeur, mais plus rude, sans violence mais sans perversion, quelque chose comme serait une gitane de carrefour, ardente et flexible, fangeuse et souillée, mais qui mord et ne tue pas de baisers défendus. Le décor marin est d’un jardin trop grisant, affolant les sens trop excités. Ici, c’est l’envers du décor, vu de la scène, ses rapiècements et ses déchirures. Tarente, de ce côté, n’a plus rien de désirable pour les amants qui poursuivent de plus en plus le plaisir. Peut-être est-elle plus attirante pour les cœurs sensibles et sans amour, par son paysage restreint, si net, sa ligne un peu sèche sur le lac paisible, le mare piccolo que piquent les deux caps du Pizzone et de la Penna, et les basses collines qui semblent des dunes. Tout cela bien limité, sans aucun excès de forme et sous une lumière atténuée, franche cependant. Le soleil baigne un instant, chaque matin, le quai populeux. Et, tout de suite, il saute vers la mer avide. Tarente, la Tarente du mare piccolo s’éteint, s’endort dans son grossier manteau. Elle tient les eaux dans le creux de sa main calleuse et ravinée ; sous son vêtement en morceaux, elle montre la fermeté de sa taille et de ses jarrets. L’air léger qui la baigne, ce fuyant reflet d’amour venu du large infini et de la côte languide et criminelle, se retrempe d’un sel plus humain. La vermine a chassé la fièvre louche. Si l’on y aime, c’est sans péché contre la nature, d’un amour fortifiant.
Ces deux Tarentes, si distinctes pour l’impression du voyageur contemporain, les anciens ne la connaissaient pas. Là où elles offrent leurs charmes à choisir, s’élevait l’Acropole. La ville s’étendait dans la plaine où des quartiers neufs se bâtissent. Il y a cent ans, Paul-Louis Courier écrivait :
« Tarente a disparu ; il n’en reste que le nom ; et l’on ne saurait même où elle fut, sans les marmites dont les débris, à quelque distance de la ville actuelle, indiquent la place de l’ancienne. Vous rappelez-vous, à Rome, le Mont Testaccio ? On voit ici, non pas un mont, mais un rivage composé des mêmes éléments, un terrain fort étendu sous lequel, en fouillant, on rencontre, au lieu de tuf, des fragments de poteries dont la plage est toutè rouge. La côte qui s’éboule en découvre des lits immenses ; j’y ai trouvé une jolie lampe : rien n’empêche que ce ne soit celle de Pythagore. Mais, dites-moi, qu’étaient-ce donc que ces villes dont les pots cassés formaient des montagnes ? Ex ungue leonem. Je juge des anciens par leurs cruches et ne vois chez nous rien d’approchant ».
La montagne de marmites, le Testaccio tarentin, a été nivelé, et la cité moderne étale de larges places, des monuments et des quais. L’ancienne reste la ville du moyen âge, bâtie sur l’emplacement de l’Acropole antique. Un peuple de pêcheurs grouille dans des rues étroites et sales, autour d’une église du XIe siècle, sous les murs d’une citadelle espagnole. La cathédrale est une basilique à coupole, c’est-à-dire élevée dans le style cher aux Normands qui cherchaient une conciliation entre l’orient et l’occident. Des chapiteaux antiques ont été ramassés dans les ruines des vieux temples. Ils renouvellent à nos yeux un assemblage que Rome, toute l’Italie aussi, nous ont rendu familier. Aussi n’est-ce point pour ce spectacle, banal pour moi, d’une ville fourmillant d’un peuple malodorant, ni d’une église non moins connue, que je suis venu. D’avoir rencontré le paysage énamouré, ce n’est qu’une bonne fortune. Mon désir est de prendre contact avec la Grande-Grèce, de sourire au premier sourire italien de la première patrie de tous les Latins. Des fabuleux Pélasges, Tarente tomba entre les mains d’une colonie dorienne, plus particulièrement lacédémonienne. Aux deux extrémités des bords ioniens, Locre et Tarente fixaient chacune une borne dorienne, Sybaris et Crotone, ioniennes, entre elles deux. Longtemps, les rivalités entre les deux races retint Tarente dans les formes Spartiates. Elle lutta longtemps contre Sybaris. Lorsque celle-ci fut soumise par Crotone, la puissance de la ville de Pythagore s’imposa, et Tarente se laissa aller, d’autre part, à la mollesse, dont sa prospérité se corrompait peu à peu, en l’engendrant. Pythagore était débarqué un jour, fuyant Samos, sur les rives grecques d’Italie. Il fonda à Crotone son école ascétique, excellente pour la moralité publique, bientôt funeste pour la vie sociale et pour la vie politique.
Cet homme qui, vers l’an 500 avant Jésus- Christ, conçut une morale toute chrétienne, la modestie de la vie, la chasteté des époux, qui dit à l’homme de ne pas laisser finir le jour sans s’être réconcilié avec son frère offensé, qui déclara que l’honnête devait passer avant l’utile, cet homme voulut construire une société à l’image d’un couvent. Il demanda à ses disciples tout renoncement individuel, tout abandon personnel des avantages de la vie. Il rêva, au fond, une société sévèrement et rudement collectiviste. Cela impliquait la remise de toutes les destinées entre les mains de quelques inspirés. On a comparé la société de Pythagore à celle que Savonarole voulut, plus tard, instituer à Florence. Que la ionienne et démocratique Crotone s’en fût accommodée, c’était miraculeux. Tarente, dorienne et aristocratique, s’en arrangea plus facilement. Et cependant, à Tarente, comme à Crotone, comme à Florence, elle craqua, comme elle craquera toujours, chez tous les peuples gréco-latins, en dépit des nuances. Ces peuples ont un sentiment de la personnalité, de l’indépendance individuelle beaucoup trop fort pour se plier à une volonté qui dirige tous leurs gestes, quelle que soit la forme de gouvernement qu’ils préfèrent. L’individu doit rester sauf. Bien des révolutions ont eu pour cause ce sentiment personnel, et la plus sérieuse objection que l’on puisse opposer au collectivisme moderne est dans le trop bon marché qu’il fait de l’individu. « Et s’il me plaît à moi », l’immortel mot de Molière, est celui de toutes les races, qui ont sucé le lait de la Grèce, pour toutes les circonstances de la vie. La doctrine et le gouvernement de Pythagore furent victimes de ce sentiment-là. Vingt ans après le triomphe de la démocratie, on revint cependant à la doctrine intérieure, à la morale pythagoricienne, et Tarente entra dans le mouvement épuré de la génération nouvelle, plus souple, moins dédaigneuse de la foule, jalouse de tout privilège, ennemie d’une aristocratie qui n’a pas pour seule raison d’être la supériorité intellectuelle et morale, ce triomphe suprême de l’individu !
Le grand Archytas de Tarente, né une centaine d’années après l’arrivée, à Crotone, de Pythagore, résuma cette conception adoucie. S’étant signalé à ses concitoyens par ses connaissances mathématiques et philosophiques, s’étant rendu utile par ses inventions telles que celles de la poulie et de lavis ‒ l’on voit moins à quoi pouvait bien servir son irritante crécelle ! ‒ Il fut porté tout d’une voix, et six fois de suite, au gouvernement de la ville, qu’il conduisit au plus haut point de prospérité. Le moins curieux de son œuvre n’est pas, assurément, de voir cet ami de Platon, dont il plaida la cause auprès de Denys, renverser précisément le système platonicien. Quel enseignement donna, ce jour-là, la dorienne et aristocratique Tarente passant à la démocratie ! Il n’est pas douteux, d’autre part, que la réaction pythagoricienne ne soit l’une des causes de ce renversement. Ce que fut, au juste, ce gouvernement d’Archytas, on le sait mal. M. Croiset, dans son ouvrage : Les Démocraties antiques, y fait allusion dans ces quelques lignes :
« Donnons un souvenir, en passant, à une curieuse tentative des Tarentins pour constituer, au-dessous d’une aristocratie riche et prépondérante, une sorte de collectivisme limité aux pauvres, c’est-à-dire l’inverse même du système de Platon. Aristote, qui mentionne brièvement le fait, semble dire que les résultats en furent favorables. Mais nous ne savons ni la date exacte, ni les circonstances précises de cet essai curieux ».
Il n’est pas téméraire de fixer cette date à l’époque d’Archytas. L’élève de Pythagore voyait clair ; il comprit lui-même les dangers d’un gouvernement monacal ; et, d’aute part, devinant qu’un collectivisme modéré, l’association des humbles, pouvaient seuls permettre aux pauvres de vivre à côté d’une aristocratie orgueilleuse, il retourna le système. Il ne rêva point, lui, de constituer une société nouvelle, mais de rendre habitable aux déshérités celle de l’heure. Il a été le « réformiste » d’un parti analogue à notre parti socialiste, en opposition, lui aussi, avec les chercheurs d’absolu. Le primum vivere aurait pu être sa devise, et il y a lieu de croire que Tarente vécut. En effet, lorsque les Carthaginois menacèrent la Sicile, Tarente courut au secours de Denys. Le tyran de Syracuse, ayant ainsi apprécié la force de la Grande Grèce, voulut aussitôt se la soumettre. Archytas forme alors une grande confédération des villes gréco-italiques. Les rivalités de ville à ville renaissent. Les Lucaniens descendent des montagnes et Tarente commet l’imprudence d’appeler les Romains. Elle comprend aussitôt son imprudence, elle réclame du secours à Pyrrhus, et elle s’allie à Annibal contre Rome, Annibal qui, obligé de regagner l’Afrique pour résister à Scipion, massacre ses soldats tarentins, en disant : « Du moins, ces bons soldats ne passeront pas à l’ennemi ! »
Le rôle de Tarente finit avec celui de la Grande Grèce. Elle devint purement latine, et, lors du retour de la Grèce, sous la forme byzantine, en Italie, elle eut sa part dans ce miraculeux mouvement de renaissance orientale, qui faillit enlever définitivement aux Latins l’Italie méridionale. Les grottes basiliennes, où priaient les moines grecs exilés, attestent la puissance de cet essor. Nous avons trop, jusqu’à ce jour, regardé l’histoire de Byzance avec des yeux romains. Gibbon nous a tenus longtemps sous sa loi. Depuis Lenormant, qui, le premier, revendiqua les titres civilisateurs de la Grèce, depuis MM. Charles Diehl, Émile Bertaux et Jules Gay, on commence à rendre justice à la domination grecque en Italie. Il faut encore attendre que les recherches, à peine commencées, aient été achevées. Dès à présent on peut conclure que la besogne entamée par Bélisaire ne fut pas stérile. Les précautions des Normands envers les Grecs ne nous disent-elles pas, d’ailleurs, qu’il fallait compter avec l’âme orientale, en Italie ? Les Normands protégeaient les moines basiliens, à l’égal des cisterciens, pour se ménager tout un peuple. Et si les basiliens furent définitivement vaincus par l’esprit latin, n’est-ce pas que leur ordre ascétique, contemplatif, était comme une manière de renouveau pythagoricien ? L’âme grecque ne s’accommoda pas plus la seconde fois que la première de tant d’abnégation personnelle. Elle préféra se fondre dans l’âme latine où elle retrouvait, d’ailleurs, l’essence même de son idéal, je veux dire l’exaltation de l’esprit libre, le respect de l’intelligence, et la puissance d’expansion qui avait porté Athènes jusqu’aux rives de l’Euphrate et du Nil. Rome absorba l’Orient, mais l’Orient conquit l’Italie, et c’est grâce à celle- ci que la splendeur attique est parvenue jusqu’à nous. Nous ne les séparons plus dans nos cœurs. Grec et latin se sont confondus. Nous ne pouvons distinguer les enfants des uns de ceux des autres. La mer de Tarente reste pour nous, comme notre culture, gréco-latine. Aux rives d’Italie, comme aux rives de Grèce, c’est la mer Ionienne qui bat également. Et dans le mare piccolo, ce sont encore des pêcheurs au parler grec qui tirent les filets. Tout à l’heure, le long des jardins de la villa Bonelli, sur le bord de ce golfe intérieur, j’ai vu ramener un gros poisson aux ouïes scintillantes comme des diamants enchassés de rubis. Pourquoi, si ce n’est pour l’éternel souvenir et la perpétuité ineffaçable de la race antique, me suis-je amusé à croire que Pythagore, fuyant Samos et Polycrate, avait emporté avec lui et déposé dans ce lac paisible, pour l’enseignement des générations, le fameux anneau et son écrin frétillant ?

Les protagonistes de l'imaginaire et leurs Oœuvres

Bref profil biobibliographique des auteurs des textes.