Eugène Marsan, Italie méridionale, in Le Visage de l’Italie, Paris, Horizons de France, 1929, pp. 257-280.
Cette Italie méridionale que l’on m’a donnée en partage est si mal connue de nos jours, si méconnue même des Italiens, qu’il faut s’indigner de tant d’injustice et de tant d’ignorance.
Le voyageur l’écarte des songes qu’il a faits avant de partir. Elle est comme exclue de la divine Italie. Belle comme elle est cependant, d’une beauté de nature et de ressouvenir, plutôt que d’œuvres, si le voyageur moderne la délaisse, c’est faute ‒ croit-il ‒ de pouvoir y exercer ses petites facultés d’archéologue et de critique d’art amateur. Mais les tremblements de terre, la brutalité des armes ou l’ingratitude des générations ont pu dépouiller les trois provinces de leurs monuments les plus antiques ; ceux qui demeurent valent qu’on les admire, sous leur ciel si bleu. Quelques-uns même, d’une originalité surprenante et délicieuse, ajoutent ce prestige de leur forme à celui d’une histoire unique qui a brassé les races. Comme il a tort celui qui se contente de longer la côte occidentale pour passer le plus vite possible en Sicile ! S’il ne cherche pas au monde seulement des plaisirs faciles, s’il n’est pas devenu cet esclave des fauteuils de cuir et des coquetels, qui finira par ne plus rien voir de l’univers, s’il est tenté de sentir profondément et de braver, donnant les moustiques et les poussières du sud, qu’il entre dans mon royaume.
Je suis borné au nord par le Fortore dont je possède les deux rives. Prenez une carte. Ma frontière septentrionale longe son cours et sa bouche est presque en face ‒ en longitude ‒ des îles Tremiti, où Diomède, celui qui vainquit les dieux, chassé d’Argos, trouva sa tombe, puis son temple. Voilà d’où je date : du siège de Troie. À l’est, je suis borné par la crête de l’Apennin méridional, qui s’étend du nord-ouest au sud-est jusqu’à la source de la Carapella ; prenez donc une carte. Ma limite franchit cette crête, en me donnant le mont Vulture, et remonte, sur l’autre versant, la branche supérieure de l’arc formé par le Sele, pour rencontrer l’autre mer dans le golfe de Policastro, sous le cap Palinure. C’est-à-dire que, bordé au nord par le Molise, à l’est par l’«heureuse Campanie », rivale du Paradis terrestre, je le suis de tous les autres côtés par les flots. Par la mer Tyrrhénienne, par la mer Ionienne, et par ce gouffre de l’Adriatique, ouvert jusqu’au cœur des Alpes. Il suffit de me définir ; c’est déjà poétiser.
Les Pouilles, la Basilicate, les Calabres… Horace est né à Venosa (qui est sur la ligne de Foggia à Potenza), Virgile est mort à Brindisi, où la voie Appienne finissait entre deux colonnes, dont l’une est encore à la même place, tandis que les gens de Lecce ont élevé sur l’autre la statue de saint Oronte. C’est ici, à Lecce, que l’Empire Romain a été imaginé par le jeune Octave, revenu d’Épire à la nouvelle de la mort de César. Ici, à Canne, prés l’Ofanto, que Rome a un instant plié devant Annibal. Ici, que de ville en ville, la Papauté et les Français ont affronté tour à tour l’empire germanique, prétendu romain. Ici que les Normands, les garçons de Tancrède de Hauteville à leur tête, ont conquis des comtés et des duchés d’aventure. Les peuples les admirent encore. Ici que les Grecs de Byzance ont reçu de Rome ce que les héros grecs fabuleux avaient fondé. Ulysse a touché mes bords, et c’est en Calabre qu’Idoménée est venu régner, lorsque, ayant sacrifié son fils à son serment, il s’est vengé d’une destinée impitoyable par de nouveaux bienfaits. Dix villes au hasard il y en a sept ou huit qui ont été byzantines avant d’être normandes, et romaines auparavant, osques et grecques pour commencer, crétoises, iapyges, messapiennes. L’obscurité des temps s’éclaire, comme ces douces nuits d’une lune incomparable. La belle qui est peinte sur les flancs du vase, le nez droit sous la chevelure conique, a des sœurs vivantes assises sur le pas de leur porte.
Vous avez accepté de visiter le royaume de Robert Guiscard. Vous êtes dans le train qui va le long de la plage, venant d’Ancône au beau port tout urbain. Vous avez entendu retentir les beaux noms : Castellamare-Adriatico, Ortona-a-mare. Vous avez suivi des yeux les barques couplées, les paranze, plaisir profond de l’enfant qui s’appelait Gabriele d’Annunzio. Vous courez entre la mer et les montagnes onduleuses, c’est-à-dire devant l’Italie étendue sur ce sable comme une nymphe. Je vous prends là. Disons à Termoli, si vous voulez. Nous entrerons ensemble dans la Capitanate.
Nous sommes en Apulie, au milieu des troupeaux. Ils passent une partie de l’année dans la montagne, une autre dans la plaine, sur ce plateau, sur cette table de cinquante milles, sur ce Tavoliere des Pouilles, en pente vers la mer, ou s’éleva l’impériale et royale Foggia. Nous avons traversé les chasses favorites de Frédéric II, le fils de Barberousse. Foggia n’a que neuf siècles, mais elle est un surgeon ; à une heure de là gisent encore les ruines d’Argyripa, elle aussi fondée par Diomède. Ne doutez point. Gardez-vous de rejeter tous ce souvenir des âges que les historiens ont enregistrés après les poètes. Ici, les cœurs sont fidèles. C’est une terre de mémoire. À Brindisi, on a toujours cru savoir quelle était la maison de Virgile ; à Bari, une famille porte encore le nom de Diomède ; et les gens d’Amendolea, qui parlent encore un dialecte grec, en cette extrémité de l’Italie, au bout du pied ; sur la rive baignée de la mer ; devant le massif de l’Aspromonte, ne cessent pas de rappeler aux docteurs que leur pauvre village est la patrie de Praxitèle.
Regardez cette porte, dernier reste du palais de Foggia, dont, l’arc est porté par deux aigles « augustales ». Elle est presque d’Orient. Frédéric avait pris en Sicile ‒ écrit Paul Bourget ‒ des habitudes de « sultan arabe ». Il était fastueux et bizarre ; son esprit altier, chicanier, son caractère voluptueux, et les entraînements de son ambition : il finit par sentir et se comporter en hérétique. Il avait logé sa garde musulmane à Lucera, où subsiste l’enceinte de leur cité retranchée. Le fils de Frédéric, le malheureux Manfred, étant venu sous leur muraille les appeler à son aide, les Sarrasins le reconnurent « à ses beaux cheveux blonds ».
Toute cette histoire médiévale des Pouilles est une longue épopée. À l’est de Foggia, de l’autre côté, au pied du massif du Gargano, de ses pentes boisées et de ses croupes rocheuses, Manfredonia garde dans son nom le souvenir du roi vaincu, et la grotte de Saint-Michel, celui des Normands qui y vinrent en pèlerinage en l’an mil onze.
De Foggia, ne regagnons pas tout de suite la mer. Sur la ligne de Naples, vers l’ouest, la curieuse cathédrale de Troja, de l’onzième siècle, en pierre grise, à la façade multicolore. Et pénétrons par la montagne vers Potenza, dans l’arrière-pays. Par Venosa, colonie romaine, la terre d’Horace au château du XVe siècle. Par l’Abbaye de la Sainte-Trinité, dont voici les restes : quatre au moins des fameux Normands y ont été enterrés, entre lesquels Robert et sa femme Abérate, dont la tombe est la seule qui n’ait point disparu. Par Ordona, qu’Annibal a détruite quand elle s’appelait Herdonia. Par Ascoli Satriano, lieu de la seconde victoire de Pyrrhos, soixante-dix ans plus tôt. Voyez quelles épaisseurs, quelles « couches » d’histoire nous traversons, tandis que les Apennins entrecroisent leurs courbes. Ils ressemblent aux Vosges, ils sont seulement plus denses, plus sombres. Des gorges, sans les amples vallées des Alpes ni les pics des Pyrénées.
Nous allons rejoindre leur crête au point où elle se sépare confusément. Un rameau va s’épuisant jusque dans le talon de la botte, l’autre bourgeonne et se gonfle le long des Calabre, jusqu’au Cap Spartivento, « qui divise et éparpille les vents » Mais nous ne sommes ni des orographes ni des botanistes. Le régime des montagnes nous intéresse à peine. Nous cherchons cette rivière, l’Ofanto, et ce torrent sinueux qu’Horace a nommés. Il se louait d’avoir le premier transporté le mètre éolien dans la langue italique, là où l’Aufide impétueux retentit, là où Daumus, pauvre en eau, régna sur des peuples rustiques. Et il osait prétendre qu’il ne mourrait pas tout entier ; sa gloire durerait « tant que le pontife montera au Capitole avec la vierge silencieuse, la vestale » … Nous sommes aussi des promeneurs, des curieux : nous voulons voir de près cette cime du Vulture qui annonce le temps à soixante milles à la ronde, et d’où l’on découvre à la fois les trois faces de l’Apulie, la plaine, la montagne et la mer, toujours la mer.
Lee châtaigniers et les orangers de Melfi, sa vigne et son figuier. Quand nous les laisserons pour nous enfoncer plus avant, nous arriverons à Potenza, plus ancienne que Rome, ayant miré sur sa montagne, au passage, le château normand de Lagopesole, agrandi par Frédéric. Et si, du mont Vulture, nous voulons regagner la mer à travers pays, nous rencontrerons, à Gravina, encore un des châteaux que Frédéric II eut la passion de construire et une cathédrale dont la nef est creusée dans le tuf. Altamura, sur sa colline, expose une collégiale commencée par les Souabes, continuée par les Angevins achevée par les Aragonais, assurément l’un des beaux édifices de cet art médiéval d’Apulie, témoin presque unique de tant de passés. Les conquérants ordonnaient, ils ont eu leurs goûts, leurs désirs se sont manifestés par la pierre. Pourtant, toute cette belle architecture religieuse a son accent propre. L’Originalité s’y fait jour par un mélange d’Orient et d’Occident qui ne se trouve pas ailleurs. Plus d’un savant de là-bas s’enorgueillit même en silence à l’idée, dont il ne veut pas douter, que son gothique soit le plus ancien, l’aîné, le primogonito. Bien que l’ogive d’Apulie soit décorative, ornementale, au lieu que l’arc ogival français est architechnique. Le certain c’est la séduction de cet art méridional, romain et gothique. Il est noble et si simple, équilibré, plein de trouvailles, mais d’accent toujours classique, si l’on peut dire.
Nous en aimerons les chefs-d’œuvre à Bitonto, à Bari ; mais si, de Spinazzola, nous descendons dans la terre de Bari par la vallée de l’Ofanto, qui en marque la limite, nous rencontrerons d’abord, dans Andria aux belles grottes, l’une de ces grosses cités rustiques, la plus forte, une de ces grosses cités rustiques qui expliquent l’absence dans toute la région de villages et de hameaux. Elles ont dix mille, vingt mille, cinquante mille habitants. Race admirable, sobre et belle : l’huile et le blé, le lait et la « verdure » la nourrissent. De la montagne à la plaine, vous vous serez plus d’une fois enchantée d’une impression partout diffuse de bucolique, de géorgique.
Ce monde des bergers et des troupeaux, des herbages et des étables des claies, des houlettes, du soc, dont la poésie grecque et latine a transmis l’image et le chant, et que les talons du sont à présent oublié. Ils n’en savent plus la fraîcheur, le ruissellement. C’est aussi là que, dominant tout le Tavoliere, sur la plus haute colline des Mourges, d’une courbe si vaste qu’elle semble encore la plaine, la couronne de Frédéric II est depuis sept siècles dorée par le soleil. Avec ses huit tours et son mur octogonal ‒ une couronne ‒ Castel del Monte fait l’une de ces rares merveilles qui joignent au bonheur et à l’harmonie, la grâce d’une idée unique, imprévue, singulière. Ce précurseur de la Renaissance ou plutôt de la Réforme, ce prince ténébreux, sarcastique, plus nécromancien que chevalier, n’avait pas prévu que son beau châtelet, son fier caprice impérial servirait de prison à ses petits-fils.
Nous ne quitterons presque plus la mer. La côte est touchée à Barletta, dont le nom serait amer à un cœur français si nous n’avions assez de flatteuses victoires, et communes, où nos sangs ont servi les mêmes drapeaux. C’est une petite ville dont les jardins répondent en vert au bleu et au glauque de l’Adriatique. La Perte di Mare est d’un Bourbon, Charles III, qui a fait aussi restaurer le château carré de Charles-Quint. Puis, Trani, sa cathédrale normande à la belle porte, son église du Purgatoire, qui fut aux Templiers, et la mémoire de cette douce Hélène, la femme de Manfred. Fuyant avec ses fils devant les soldats de Charles d’Anjou, elle était venue se réfugier à Trani où elle avait été fiancée, et comptait s’embarquer pour l’Épire, mais la mer se souleva ; il faut que certains malheurs connaissent une affreuse perfection.
Les retouches de 1750 n’empêchent guère la cathédrale de Bari d’être une des plus belles églises italiennes, avec sa coupole et son campanile d’air espagnol. À côté, la crypte de saint Nicolas, aux trois nefs de basilique, contient ce tombeau de l’évêque marin, l’un de trois grands saints du moyen âge. Saint Jacques de Compostelle, saint Martin de Tours, saint Nicolas de Bari : qui ayant fait les trois pèlerinages, croyait avoir gagné son ciel. La ville où la première croisade a été bénie, où Bohémond, le prince d’Antioche, a prié avant son départ pour la Palatine, la Bari impériale et normande, a encore des restes de rempart, ou les avait il n’y a pas longtemps ; la Bari byzantine a cette petite église Saint-Grégoire ; la Bari romaine, et grecque et iapyge, a ses témoins dans les beaux vases du musée ; la riche Bari moderne est cette ville aux angles droits qui grandit sans cesse, cachant avec soin derrière son Corso ses anciennes ruelles si pittoresques. Il y a longtemps que cette «claire Bari» selon l’expression de Bourget, est la capitale de l’Apulie. Elle n’est pas une usurpatrice. Et qu’elle est claire, en effet ! Blanche, avec un peu de rose et de vert, et la poudre d’argent de ses oliviers, au bord des routes, et ces touches d’aquarelle de ses amandiers et de ses pêchers fleuris. De Bari, encore une incursion dans l’intérieur, sur les traces des Normands. À Bitetto, pour son église ; à Gioia del Colle pour ce château qu’eut Drogon, l’un des douze frères Hauteville. Et revenons courir le long de la plage, par Mola, Polignano-a-Mare, Monopoli, pour gagner Brindisi, la grecque, l’alliée de Pyrrhus, la romaine.
En route, tout en admirant comme un homme positif la belle terre rouge de cette Apulie aussi fertile dans ses champs que dans ses eaux, vous avez peut-être songé à cette Barine, à cette mystérieuse fille de Bari qui avait beau mentir et attester les dieux, elle n’en était point punie, ni par une dent gâtée ni même par un ongle noir. Au contraire, elle en devenait plus belle. Les jeunes gens grandissaient pour elle, les mères la redoutaient, les jeunes filles à peine mariées tremblaient… Attention, un traducteur réaliste dirait : les jeunes filles tremblaient que son parfum leur enlevât leurs maris ; et la chaste rhétorique de l’école voilerait, elle dirait que c’était son souffle, son haleine, dont les autres craignaient la séduction. Horace parle de l’aura de Barine, c’est-à-dire, à la fois, du vent de sa marche et de sa robe, et du trouble que sa personne communiquait à l’air. Mais à Lecce toute évocation est vaine, toute antiquité s’efface.
Imaginez une ville dont les églises et les palais seraient tous voués aux volutes et aux dentelles de ce style baroque, extension fantasque, emmêlement de l’esprit classique soudain enivré. Vous avez pu rêver d’une telle ville. Or, elle existe au monde et se nomme Lecce.
Ces statues emphatiques juchées sur la balustrade à l’entrée de la place; ces grilles que chacune des portes ouvertes sur la rue possède et entretient ; cette blancheur de toutes les choses, cette propreté de la dalle et des murs.
Le cadre d’une vie courtoise, policée, signorile. Vous attendez qu’au coin de cette rue tourne le carrosse du prince. « Florence des Pouilles » : par une sorte de miracle, dans ces contrées de langage mêlé et corrompu ‒ la seule Tarente a trois dialectes, un par quartier ‒ on parle ici un italien incroyablement pur «Athènes des Pouilles » : ceux que vous écouterez au café auront un tour d’esprit mondain et philosophique.
Il faut venir à Lecce pour voir les vieillards hospitalisés d’un dans les deux puits de verdure d’un palazzo fait pour on ne sait quel roi galant et humaniste. Il va paraître en personne et vous offrir du tabac d’Espagne.
Otrante : nous retrouvons les traces de la guerre et de l’invasion. Les boulets des Turcs ont ruiné, peut-être à jamais, le port de Marc-Aurèle.
Ce n’est plus guère qu’un balcon de pierre rousse sur la mer, pour votre mélancolie. Nous allons retrouver aussi la source mythique de l’antiquité, les héros demi-divins, les sages.
Les remparts de Manduria sont « contemporains des premiers colons hellènes ». Un héros grec a fondé Tarente, un philosophe politique, Archytas, lui a donné sa puissance. Oria, où Frédéric a mis encore un de ses palais, aux balcons travaillés, était crétoise (Hyria). Pythagore est mort de chagrin dans le riche Métaponte, qui n’a laissé sur la terre que ces quinze colonnes doriques du temple à Apollon. Il avait régné à Crotone, véritablement régné, par l’ascendant d’une doctrine que tout l’ancien monde finit par suivre. Elle comprenait l’examen de conscience et l’élévation quotidienne de l’âme vers toutes les perfections de l’unique Divinité.
Milon, l’athlète huit fois vainqueur aux jeux olympiques, qui commande en chef contre la déréglée Sybaris, était pythagoricien, et rien n’est resté debout, même de ce temple à Hera Lacinia, qu’il révérait, sinon la seule colonne que Paul Bourget a décrite dans ses Sensation d’Italie. Sybaris et Héraclée sont des lieux dits ; de même les deux villes fondées par Philoctète : Pétille, Crimise. Dans le temple de Crimise, il avait déposé l’arc et les flèches dont il avait tué Pâris. Il représente, cet heureux maladroit, tous ceux qui ne parviennent pas à mériter les cadeaux que le sort leur a faits. Cependant, il ne se décourage pas, autre leçon. Il vient ici, comme Diomède, comme Idoménée, dont la Salente est demeurée introuvable, si ce n’est Salento. Il vient ici où il semble que rien ne doive jamais être oublié, de tout ce qui advint. Les vestiges matériels de cette éblouissante Grèce italique sont en petit nombre : à Bari, cette coupe d’argent du musée ; à Barletta, cette grande effigie d’un empereur inconnu ; à Tarente, cette tête de femme ou de déesse, et ce cheval, que l’art grec a marqué de son signe, l’indicible union du style et de la vérité. Mais de savoir seulement que les beaux lieux que vos regards contemplent sont tels, l’un de vos berceaux, homme civilisé, n’en serez-vous pas ému ?
Annibal a considéré la mer à Tarente avant de repartir, et il s’est embarqué à Crotone. On se demande s’il n’a pas commis, en descendant jusqu’à Canne, au lieu de marcher sur Rome, la même heureuse faute que l’armée allemande en 1914 devant Paris, ou bien s’il n’était pas contraint, par une raison qui nous échappe, d’aller au-devant de ses alliées, les villes méridionales, à la rencontre des renforts qu’elles lui envoyaient. Quoi qu’il en soit, votre esprit, quand il est avec Rome, prend contre elles-mêmes le parti des cités italo-grecques. Elles n’avaient pas leur héritier pré destiné dans l’Africain mais dans l’Empire. Aux bords de cet azur, première conjonction de la Grécité et de Rome.
Admis que vous soyez un peu barbare, régalez cependant vos yeux : « Rien n’est plus beau au monde, écrit Lenormant, que les champs où fut Sybaris. Tout y est réuni, la riante verdure des environs de Naples, la grandeur des plus majestueux paysages alpestres, le soleil et la mer de la Grèce.» Et si de Cosenza, qui conserve dans sa cathédrale restaurée le troisième Louis d’Anjou, mari de Marguerite de Savoie, si de Cosenza, dis-je, vous entreprenez de gravir le massif de la Sila, « presque inconnu des voyageurs », vous verrez les forêts succéder aux prairies, les mélèzes et les chênes aimés de Virgile, aux mûriers, aux orangers, aux citronniers. « Les vignes s’étalent en guirlandes au fond des vallées et sur les pentes. L’aloès couronne les rochers arides, le laurier-rose ombrage les rivières » et fleurit. C’est cette Calabre contrastée, dont les anciens disaient qu’une nuit voit y repousser toute l’herbe que les troupeaux avaient mangée durant le jour. Si Catanzaro est jeunet ‒ il ne date que de l’an 963 de notre ère ‒ Squillace est l’antique et athénienne Scylacium, qui a les honneurs de l’Enéide, Gerace est, en cette Locride marécageuse, recouverte par les orangers. Giojosa jonica, au nom deux fois délicieux, la riante et l’ionienne, a son petit théâtre antique, et plus de sept siècles avant Jésus-Christ.
Denys de Syracuse l’avait déjà détruite pour la punir de lui avoir refusé en mariage une fille ; celle-là ne devait pas être moins belle qu’Hélène de Sparte. Chaque fois qu’un tremblement de terre l’a dévastée, les enfants de Reggio ont relevé leur ville. Ils tiennent à y vivre. Ils ne quittent leur pays, leur terre, comme ils aiment à dire, que par courage encore, pour aller travailler au loin. Nous avons contourné le cap d’Hercule, le cap des vents. Sur toute cette côte de la mer Tyrrhénienne, je n’ai plus rien à vous montrer, sinon la petite ville à château féodal de Paola, ou Paule, pour vous prouver que mon royaume idéal, avec tous ses sages, a nourri au moins un grand saint. Rien, sinon l’écueil de Scylla, qui fait bouillonner la mer. Charybde a disparu, l’Etna l’a mangé ; mais Scylla demeure, louve marine, hostile aux barques qui vont pêchant l’espadon.
Rien, sinon plus haut, presque un degré au nord du merveilleux détroit, cette petite île dont la solitude est si parfaite, et si mystérieuse dans la clarté, qu’on la nomme l’Ile de Dieu.
On ne m’a point donné Velia, qui est la grecque Elea, l’encore plus ancienne Hyele. La patrie de Parménide et de Zénon est seulement à ma porte. Mais, vous le voyez, elle aussi, la plus subtile doctrine des hommes, qui réduit l’univers à une idée, nous est venue d’Apollon, de ses territoires.
Un jour que Minerve était distraite, sommeillait, ne le surveillait plus, un Grec d’Italie l’a inventée, et je ne doute pas que ce soit une erreur, mais qui n’a pas été inutile, qui a aiguisé les problèmes.
À Ruvo, entre les ornements qui soutiennent les petits arcs, dessous le toit, la façade latérale de la cathédrale montre une petite tête grecque. À Castel del Monte, les figures qui décorent intérieurement la voûte des tours, et qui datent du milieu du XIIIe siècle, sont déjà vraies et libres, passionnées, elles annoncent déjà la Renaissance. Le sentiment de la forme antique gardé comme d’instinct, puis retrouvé : on se plaît à voir en ces deux signes les symboles de cette Italie Méridionale où, mieux qu’en aucun autre lieu, aussi bien même qu’en Grèce, on respire encore l’air de l’ancien monde, par un charme irrésistible… Certes, non, ce n’est point une terre morte. Je la vois comme une belle qui a dormi au bois et s’étire, la tête un peu lourde, entre ses beaux bras. Je sais même quel est celui ‒ quel grande ‒ qui, l’ayant réveillée, la regarde, à présent, et l’exhorte.