Guillaume de Jerphanion, L’Excursion en Calabre et dans les Pouilles, in Atti del V Congresso internazionale di Studi Bizantini, svoltosi a Roma dal 20 al 26 settembre 1936, Roma, tipografia del Senato, 1936, pp. 585-589.
Une modification qui se pourrait faire sans risque d’erreur, serait de reporter l’autel (un autel réduit aux dimensions voulues) dans l’abside médiane et de supprimer celui qui, placé sous la coupole centrale, encombre le naos et lui enlève son caractère. Telle que l’église se présente aujourd’hui, l’ancien naos est le sanctuaire, et le narthex adventice est la nef destinée à l’assistance. Ce soit deux contre-sens.
Dans une autre partie de Rossano, noua voyons une chapelle de la Panaghia dont quelques restes antiques ont été retrouvés au milieu de constructions postérieures. La Surintendance des Antiquités a voulu sauver ces vestiges, rétablissant, autant que possible, les parties disparues. Il est clair que dans un tel travail, la part de l’hypothèse est considérable.
Après la réception à la municipalité, que Je signale entre tant d’autres, car elle fut particulièrement cordiale et empressée, nous redescendons à la côte, pour rejoindre la station du chemin de fer. La partie calabraise de notre excursion est terminée. Le reste aura un autre caractère. Le train va nous emporter. Tandis que nous mangerons notre diner froid, nous traverserons, dans la nuit, des sites célèbres : Sybaris, Métaponte ; et ce soir, très tard, nous serons à Tarente
IV.
SAMEDI, 3 OCTOBRE. TARENTE ET ENVIRONS.
Après un repos bien gagné par les courses vertigineuses des jours précédents, nous allons prendre un régime plus tranquille.
Le matin, visite au Musée National, remarquable par ses débris de sépultures italiotes et grecques, surtout par son admirable collection de vases grecs. Il me souvient avoir vu un attelage de quatre bœufs à grandes cornes (ceux de Géryon, je crois), qui était une merveille de précision, de grâce, de vie et de variété. Les quatre têtes, levées ou baissées, tournées ou fixes, avaient un mouvement du plus beau rythme. Plus simples, certains décors de coupes, ornées d’une couronne de poissons, étaient d’une rare élégance. D’un art plus savant, d’autres décors à trois teintes, relevés de blanc, montraient une technique plus avancée, un travail plus méticuleux et combien sur ! mais ils enchantaient peut-être moins que les simples silhouettes jetées avec tant de verve par l’artiste du VIe siècle.
L’autobus qui nous transporte nous emmène hors de la ville. Nous allons voir d’abord, à la « Rondinella », la crypte de santa Chiara récemment découverte et déblayée. Il y a là un certain nombre de cellules et d’anciennes salles monastiques creusées dans le roc ; et, sous terre, une petite chapelle on l’on descend par un étroit escalier. Les parois sont ornées du quelques peintures, figurant divers saints sur des panneaux isolés, et couvertes de nombreux graffites. Parmi les images, nous remarquons un saint Nicolas bien conservé. Le nom est écrit en latin, mais le costume est grec : phélonion laissant passer l’extrémité de l’épitrachélion, et recouvert par l’omopheorion décoré de croix. La tête est nue, comme en Orient, et le geste de bénédictions est oriental. D’ailleurs, le peintre était grec, comme on en peut juger par l’inscription qu’il a tracée au-dessus de l’image ; et son nom écrit en abrégé, semble être Paul. Sur une photographie, que nous devons à l’obligeance de M. Bartoccini, nous lisons :
+ υπ]ερ αφεσεος αμαρτηων τοῦ ταπηνου
Π. V ( ?) ζουγραφου
soit, en orthographe correcte :
+ Ύπ]έρ ἁφέσεως ἁμαρτιῶν τοῦ ταπεινοῦ
Π[α]ύ(λου) ζωγράφου.
Le qualificatif de ταπεινός, qu’il se donne, indique que le peintre était moine.
De là, l’autobus nous emmène à Massafra, ville située à dix-huit kilomètres environ de Tarente, sur le bord d’un ravin profond creusé dans le tuf. Je me croirais transporté dans la Cappadoce rupestre. Les flancs du ravin sont percés d’une multitude d’ouvertures, donnant dans autant de grottes artificielles. La ville elle-même avec ses maisons de pierre blanche, couvertes en terrasse, a un air tout oriental, à l’exception du château, œuvre du moyen-âge remaniée à la Renaissance.
L’obligatoire réception à la municipalité est extraordinairement cordiale. C’est la première fois que nous avons contact avec une sorte de population que nous retrouverons souvent dans les Pouilles, mais qui est à peu près inconnue dans nos pays du Nord : population à la fois citadine et paysanne. Citadine, car la ville, de plus de 10,000 habitants, est importante ; paysanne, car tous, sauf le petit nombre de commerçants et d’artisane nécessaires à la vie même de ce groupement, sont adonnés aux travaux de la terre. La campagne autour de Massafra est riche et cultivée ; mais on n’y voit pas de fermes ou de maisons isolées. Toutes ces oliveraies, toutes ces vignes, tous ces champs sont cultivés par les gens de Massafra qui ne craignent pas de faire chaque jour plusieurs kilomètres pour aller de leurs domiciles à leurs terres. Nous le verrons mieux dans trois jours, lorsque nous parcourrons les Pouilles : le soir très tard, nous rencontrerons sur les routes de longues caravanes de vendangeurs qui, la journée faite, regagneront la cité. Reste de vieilles habitudes, remontant à des époques d’insécurité, où le besoin de se défendre obligeait toute la population d’un district à se grouper derrière un mur de ville.
Le discours du maire de Massafra est celui d’un homme de la terre, comme il convient au représentant d’une population agricole. Mais, sans jeu de mots, on peut dire que ce n’est pas celui d’un cultivateur, mais d’un homme cultivé. Il en a un charme particulier.
On nous mène visiter quelques-unes des chapelles creusées dans le roc. Nous ne pouvons voir qu’un petit nombre de spécimens ; car, pour étudier toute cette « thébaïde », il faudrait plusieurs journées. Les chapelles rupestres me rappellent celles de Cappadoce par leurs petites dimensions, par la variété de leurs plans ; mais elles sont de forme plus irrégulière, ayant été plus souvent remaniées. Les décorations peintes sont fragmentaires et d’époques très diverses. Pas de cycles étendus, mais des figures isolées ou quelques scènes évangéliques, telle la Présentation. Les chapelles les plus rapprochées de la ville ont plus souffert, certaines d’entre elles ayant été employées à des usages profanes. Mais un peu plus loin, nous avons vu l’église de San Marco, de plan basilical, à trois nefs, encore presque intacte. Dans le narthex une image colossale de l’Evangéliste, qui lui a donné son nom (légendes en latin), est relativement récente. Une autre, des saints Côme et Damien, parait plus ancienne et peut-être grecque. Ailleurs, autour de l’église moderne et construite, dite Notre-Dame della Scala (en raison de l’interminable escalier par lequel on y descend), les anciennes excavations sont nombreuses et bien conservées. L’église elle-même s’élève au-dessus d’une crypte ancienne.
Le temps presse et nous devons rentrer à Tarente, où le reste de l’après-midi sera employé à visiter divers monuments, notamment la cathédrale de San Cataldo (sans compter l’inévitable réception à la municipalité). La cathédrale, plusieurs fois restaurée, aux XVIe, XVIIe et XIXe siècles, et presqu’entièrement modernisée, est un édifice normand du XIe siècle qui conserve des vestiges de cette époque. Plus intéressante est la crypte, remontant à une époque antérieure : probablement VIIe ou VIIIe siècle. Toutes ces choses nous sont montrées et expliquées, avec autant de science que d’amabilité, par Mgr. Giuseppe Blandamura, archidiacre de la cathédrale, auteur d’une docte brochure sur le monument qui lui tient à cœur.
Le soir nous reprenons le train, et nous arriverons à Brindisi pour y passer la nuit et la journée du lendemain.
V.
DIMANCHE, 4 OCTOBRE. BRINDISI ET ENVIRONS.
Il fait un temps triste, qui s’éclaircira peu à peu dans la journée. C’est sous la pluie que, de bonne heure, ecclésiastiques et autres gagnent la cathédrale pour la messe dominicale. Après, le programme comporte une visite en bateau de l’admirable port naturel qui forme, en pleine terre, une mer intérieure. Des averses nous obligent encore à nous abriter sous la toile de tente. Mais le ciel s’est dégagé quand nous mettons pied à terre pour visiter le «Monumento del Marinaio ». Cet énorme gouvernail de navire, en pierre, haut de 70 mètres, dont la base contient un oratoire, domine de sa masse, plus impressionnante que belle, les deux anses qui constituent le port militaire et le port de commerce, ainsi que le chenal d’entrée. Élevé à la mémoire des marins tombés pendant la guerre, il se dresse face à la ville, tout au bord de l’eau, et répond à celle qui reste debout des deux colonnes élevées sur l’autre rive, à l’époque romaine, pour marquer l’extrémité de la Voie Appienne.
De là, un luxueux autobus de l’Ala Littoria, nous mène à l’église, isolée en plein champ, de Santa Maria del Casale. C’est un édifice construit vers 1300, par Philippe prince de Tarente et sa femme. Catherine de Constantinople. À des éléments d’architecture gothique se joint un décor extérieur siculo-arabe en pierre bicolore. L’église était fortifiée, comme il convenait en cette campagne déserte, ce qui lui donne au dehors un aspect austère. À l’intérieur, une nef unique et un transept, avec sanctuaire rectangulaire. Pas de voûte. Les murs sont couverts de peintures récemment dégagées de l’enduit qui les masquait. Sur la paroi du fond, un Jugement dernier qui rappelle celui de Torcello en mosaïques, plus ancien de près de deux siècles, et byzantin. L’ouvre est de Rinaldo de Tarente. L’influence byzantine y est très sensible ; mais déjà paraissent des éléments occidentaux. Les autres peintures sont d’époques et d’origine diverses. Les traits byzantins y sont plus rares et l’on y trouve de beaux morceaux du XIVe et du XVe siècle italien. Toute cette décoration mériterait d’être étudiée et d’être publiée en détail.
Par des routes détrempées, l’autobus nous emmène à la Masseria Caffaro, voir la célèbre crypte de san Biagio, jadis explorée et décrite par M. Charles Diehl. Notre visite est attendue. On a sablé et orné de feuillages les abords de la grotte. L’intérieur est nettoyé et décoré. Cette chapelle rectangulaire, longue et basse, couverte d’un plafond que les plus grands d’entre nous toucheraient presque de la main, n’a aucune prétention architecturale ; mais elle en surpasse beaucoup d’autres par l’intérêt de ses peintures. Nous y trouvons un véritable cycle iconographique : scènes de l’Enfance, peintes au plafond et aux parois. L’ordre est moins régulier que dans les chapelles de Cappadoce, mais l’inspiration est la même. Seules les images du plafond ‒ et pas toutes ‒ sont primitives ; aux parois, elles ont été refaites à une époque postérieure, que M. Diehl estime être le XIVe siècle. Les parties anciennes du cycle sont datées par une inscription de l’an du monde 6705, indiction 15, qui correspond à l’année 1196-97. Si, comme nous le pensons, la date comporte en plus la mention du 8 octobre, on adoptera l’année 1196. Le même texte donne le nom du peintre, Daniel, et de l’higoumène, Bénédicte, sous qui le travail fut exécuté.
On observera, dans l’Annonciation que nous reproduisons ici, les ailes de l’ange à plumes ocellées : un détail qui se retrouve en Cappadoce et en Bulgarie. Plus remarquables sont les deux médaillons de prophètes, David et Isaïe, jetés comme au hasard dans le champ de la scène. Les prophéties qui se lisent sur leurs rouleaux déployés justifient leur présence. C’est ainsi qu’à Toqale Kilissé, Joël et saint Luc, avec des textes appropriés, accompagnent la scène de la Pentecôte, mais ils sont en pied et quelque peu à l’écart, comme des témoins qui observent. Plus comparables à ceux de San Biagio sont les médaillons qui, à Taghar, se détachent sur le sol parmi la composition de la conque de l’abside, avec laquelle ils ont un lien assez lâche.
Les parois, plus exposées aux dégradations, ont été repeintes, mais en conservant sans doute les sujets et l’iconographie ancienne. C’est là en effet qu’on voit une Nativité, entièrement construite selon le modèle byzantin, avec la Vierge couchée dans l’encadrement de la grotte, le bain de l’Enfant d’une part et l’arrivée des Mages à cheval de l’autre. Ce n’est pas la composition que l’on trouve dans les chapelles archaïques de Cappadoce (IXe-Xe siècle), mais dans celles de la deuxième période qui ont subi l’influence byzantine.
Les mêmes parois portent aussi des figures de saints isolés, parmi lesquelles une image de saint Blaise, le titulaire de la chapelle, et le groupe, si fréquent chez les Byzantins, des deux saints cavaliers, Georges et Démétrius, perçant de la lance le même dragon. Toutes les légendes qui accompagnent ces peintures, les plus récentes comme les plus anciennes, sont en grec : preuve que la chapelle appartenait à de moines basiliens de rite grec. Mais le nom de saint Nicolas, près de son image, est écrit dans les deux langues, grecque et latine, sans doute pour le désigner aux pieux visiteurs de rite latin qui venaient lui apporter leurs hommages.
Rentrés à Brindisi, nous visitons, après déjeuner, les principales curiosités de la ville: le musée établi dans l’ancienne église quasi-circulaire de San Giovanni al Sepolcro (construction romane qui imiterait une rotonde comme celle de Santa Costanza, à Rome, si l’extrémité de la partie annulaire, en face de l’entrée, n’était supprimée pour faire place à un profond sanctuaire) ; l’église de San Benedetto, qui remonte au XIe siècle, mais a été maintes fois restaurée ; le cloitre voisin, aux élégantes colonnes, avec des restes de peintures, enfin l’ancienne crypte de Santa Lucia.
Mais déjà il faut penser aux préparatifs du départ : car nous allons reprendre le train, et ce soir nous serons à Bari.
VI.
LUNDI, 5 OCTOBRE. BARI.
Nous sommes descendus dans un hôtel tout neuf, pure architecture moderne, dans la partie la plus moderne de la ville. Si je m’oriente bien, comparant les plans actuels aux plans anciens, l’endroit mémé où nous avons dormi était, il y a peu d’années, occupé par la mer. Sous nos fenêtres s’étend une large et magnifique promenade que battent les flots, d’une part, et qui, de l’autre, est bordée d’une longue série de grands édifices publics : administration, gouvernement, armée de l’air, organisation fasciste ont leurs centres dans cette partie de la ville conquise sur l’Adriatique. Symbole de l’esprit d’entreprise qui anime l’Italie nouvelle.
En face de cette ville neuve aux perspectives grandioses, la vieille Bari, entre son château, sa cathédrale et sa basilique de Saint-Nicolas, déroule sur un promontoire l’interminable dédale de ses ruelle étroites, tortueuses, pleine de coudes et de culs-de-sac, partout enjambées par des arcs qui les recoupent, dominées par des loggias à mâchicoulis qui les menacent. On dit que tout cela était voulu pour multiplier les souricières aux assaillants de toutes langues et de toutes races qui, pendant des siècles, n’ont cessé d’aspirer à la possession de la capitale des Pouilles. Tour à tour aux mains des Byzantins, des Sarrasins, den Lombards, encore une fois des Byzantins, puis des Normands qui se la disputent, des empereurs d’Allemagne, des princes d’Anjou et d’Aragon ‒ sans compter les menaces perpétuelles des pirates musulmans de Malte et d’Afrique ‒ on devine à quelles péripéties sanglantes la ville était exposée. C’est merveille qu’au milieu de tant de luttes, des monuments comme l’église de Saint-Nicolas et la cathédrale aient subsisté jusqu’à nos jours.
C’est à visiter cette cité, une des plus curieuses de l’Italie, que la journée présente est consacrée.
Dans la ville nouvelle, nous voyons, le matin, la Pinacothèque moderne, installée à l’étage supérieur du « Palazzo della Provincia », une de ces grandes constructions neuves qui bordent le nouveau front de mer. Nous montons (par ascenseur) à la tour du palais (une centaine de mètres), d’où l’on a un magnifique panorama sur Bari et ses environs. Après déjeuner, nous visiterons, dans une partie un peu moins récente de la ville, l’Université et le Musée Provincial, installés dans le même bâtiment. Au musée, moulages de nombreux monuments médiévaux dont nous retrouverons une partie demain. En particulier, une reproduction parfaite, grandeur naturelle, de la tête du colosse de Barletta. À la voir de près, à la pouvoir toucher si l’on veut, on sent mieux la force sauvage de cette œuvre, dénuée peut-être de ce qui fait la beauté classique, mais d’une rare puissance. Mais ce qui mérite surtout de retenir l’attention, ce sont, comme à Tarente, les vases grecs. Admirable collection, riche et variée, bien disposée dans un « salone » aux proportions majestueuses. Parmi ces vues, M. Lameere nous en signale un qui représente le combat d’Héraclès et du lion, figuré de la même façon que sur le magnifique sarcophage de l’église de la Minerve, à Rome. Le sujet est tout en longueur : Héraclès, les deux genoux à terre, presque couché, étouffe dans un effort suprême de ses deux bras, aux mains jointes, le lion qui, haletant, gueule ouverte, essaye de lui déchirer la tête de sa griffe postérieure. Le sculpteur a donc pris modèle sur un dessin qui courait chez les céramistes du VIe siècle.
Dans la vieille ville, que nous visitons avant déjeuner, nous voyons d’abord la célèbre basilique de Saint Nicolas ‒ à tout seigneur tout honneur. Elle frappe par l’ampleur de ses proportions, par l’austérité de ses lignes, par l’originalité de maints détails décoratifs, à ses porches ou à ses encadrements de fenêtres. Au porche nord et à celui de la façade, les colonnettes portées par des lions et des taureaux nous rappellent ces animaux mêlés aux membres d’architecture, souvent de même façon, que l’on rencontre dans l’art de l’antique Orient et qui reparaissent dans l’ornementation des canons du codex Rabulensis, (copié à Zagba, en Mésopotamie, l’an 586). Aux fenêtres de l’abside, la présence d’éléphants au lieu de lions accuse mieux encore l’influence orientale. Nous retrouverons ce décor à la cathédrale et en maint autre monument de la Pouille. C’est un de ces motifs empruntés par l’art roman au lointain Orient qui, de l’Italie méridionale, a passé en Lombardie et de là, dans le Midi de la France, où on le rencontre souvent.
L’intérieur est sévère ; et, en dépit de quelques ornements baroques dans les chapelles latérales et dans le sanctuaire, en dépit des arcs de renfort élevés, au milieu du XVe siècle, pour maintenir les travées du fond qui menaçaient ruine, il conserve bien son aspect primitif. C’est un haut vaisseau basilical, à trois nefs, avec matroneun sur les bas-côtés, et large transept, peu saillant, en avant du sanctuaire. Ce plan reparaîtra plus ou moins dans les principales églises normandes de la Pouille, car la basilique de Saint Nicolas fut la première que les conquérants y élevèrent (de 1087 à 1108), et elle servit de modèle à toutes les autres. On y remarque une assez forte dissymétrie, due sans doute à l’inexpérience des constructeurs : le mur de façade n’est pas d’équerre sur l’axe de l’église, transept et sanctuaire ne le sont pas davantage, les colonnes qui divisent les nefs ne se font pas exactement face, à droite et à gauche, et je ne sais si l’on trouverait deux travées de même longueur. Mail toutes ces irrégularités ne choquent point, et contribuent à donner à l’édifice plus de vie et plus de liberté.
Sous le transept et sous le sanctuaire s’étend la vaste crypte aux multiples colonnes, où, sous un autel plaqué d’argent, chargé de lampes et de cierges allumés, est conservé le sarcophage qui contient les ossements de saint Nicolas. C’est là le centre du pèlerinage ininterrompu qui amène au tombeau du thaumaturge, les foules non seulement d’Italie, mais de nombreux pays étrangers et même d’Orient. La crypte, que la dévotion des fidèles a comblée de dons, est décorée de stucs et d’autres ornements avec une abondance excessive. Elle est basse et quelque peu étouffée ; car, pour la protéger des infiltrations, on a dû élever le sol, et les colonnes sont partiellement enterrées. L’une d’entre elles, particulièrement vénérée (elle devrait son origine à un miracle du saint), est défendue par un grillage en fer contre l’indiscrétion des pèlerins qui la débitaient morceau par morceau.
Nous sommes admis à voir la célèbre « manne » qui, au fond du tombeau, fort bas sous l’autel, perle sur les ossements du saint. Une fenêtre, ouverte sur le devant de l’autel, permet d’atteindre l’orifice d’un puits étroit donnant dans le sarcophage. Par là le chapelain descend une lampe électrique qui éclaire les ossements. Et on les voit nettement couverts comme d’une rosée, dont les gouttes étincellent sous le feu de la lampe. C’est par là aussi que, de temps en temps, cette « manne » a est recueillie au moyen d’une éponge pour être distribuée, aux pèlerins qui la demandent. Il s’en donne, chaque année, des milliers d’ampoules, où une petite quantité de « mannes » est diluée dans de l’eau.
Le phénomène, qui frappe beaucoup le populaire, semble pouvoir s’expliquer assez facilement. La « manne », que l’analyse a révélé être une eau presque chimiquement et bactériologiquement pure, ne saurait être due, comme certains l’ont cru, aux infiltrations ; car le tombeau est sous le niveau de la mer toute proche qui donnerait des infiltrations salées. En outre, le sarcophage est rigoureusement étanche. Cette « manne » est de l’eau de condensation. L’intérieur du tombeau, espace clos de basse température, mis en communication avec l’air chaud, surchargé d’humidité, de la crypte, joue le rôle de condensateur, comme les vitres de nos appartements en hiver. De là ces effets de condensation qui ne sont pas uniformes mais varient, dit-on, « suivant les circonstances », c’est-à-dire apparemment suivant l’état hygrométrique de l’air dans la crypte et suivant l’écart plus ou moins grand de température entre cette masse d’air et le fond du tombeau.
La cathédrale, un peu plus récente, car elle fut construite du milieu du XIIe siècle à la fin du XIIIe, reproduit à peu près le plan de Saint-Nicolas, avec une crypte toute semblable, sous le transept ; mais l’extérieur est plus orné, et l’intérieur plus régulier. On y remarque cependant une convergence forte accusée des deux colonnades qui séparent les nefs : elle fut voulue, sans doute, pour donner l’illusion d’une plus grande profondeur. Une particularité remarquable est la coupole dressée sur la croisée du transept. Des niches d’angle transforment le carré de base en un octogone, qui porte le tambour aux parois richement décorées. Celui-ci à son tour est transformé, par des niches, en un polygone de seize côtés, sur lequel est posée la coupole à base circulaire et à section légèrement ovoïde. Cette coupole qui ne se retrouve pas dans les autres basiliques de même type, est sans doute un souvenir de l’ancienne église byzantine du XIe siècle à qui la cathédrale normande a succédé.
Par une aberration que l’on a de la peine à s’expliquer, un archevêque aidé d’un architecte entreprit, au XVIIIe siècle, de transformer ce magnifique édifice roman en une pure église baroque. L’intérieur fut couvert de stucs ; l’immense rose de la façade fut en partie bouchée et remplacée par une fenêtre suivant le goût de l’époque. Les porches subirent le même sort, et maints détails du décor extérieur.
À plusieurs reprises, depuis le commencement du siècle présent, on s’est efforcé de faire disparaître ces « embellissements ». Les stucs de la coupole étant tombés vers 1900, ce fut l’occasion de rétablir cette partie dans sa forme primitive. Depuis la guerre, la Surintendance du Antiquité, a entrepris une restauration radicale, qui a duré longtemps. J’en ai vu les progrès, dans mes divers passages à Bari, depuis une douzaine d’années. Aujourd’hui, le travail est terminé. Mais si les superfétations baroques ont disparu, combien de détails, dans les parties restaurées, demeurent incertains et hypothétiques. C’est ainsi que la rose, dont l’encadrement sculpté, par bonheur, était conservé, a été refaite en ciment armé, sur le modèle d’une rosace de mêmes dimensions dessinée en marbre sur le sol. Mais, supposé que ce motif de pavement reproduisît la rose de la façade, il n’en donnait qu’une silhouette amaigrie, dépourvue de tout le décor qui en faisait le charme. Et dans la rose restituée, le rais en ciment, rigides et nus, contrastent péniblement avec l’opulence de l’encadrement sculpté. Ailleurs, par exemple sur la façade sud, où une haute galerie ajourée a été rétablie, des fragments retrouvés ont permis de rendre avec plus de sûreté les formes primitives. On y a mis, en tout cas, une telle habilité que, bientôt, il sera difficile de reconnaitre les parties refaites. Le touriste peu exigeant s’extasiera devant l’ensemble. L’archéologue restera perplexe et, avec un sentiment d’inquiétude, il se demandera où est l’ancien, où est le neuf.
Nous ne quittons pas la cathédrale, sans avoir admiré les deux célèbres rouleaux d’Exultet conservés dans son trésor. Le plus ancien surtout mériterait une longue étude. Décoré de miniatures par une main grecque (bien que le texte soit latin), au commencement du XIe siècle, il porte sur le bord, une riche frise d’entrelacs coupée par une série de médaillons avec des figures de saints. Dans le texte, écrit en sens inverse, les imagea très variées sont admirables de vie, et dans un état parfait de conservation. L’autre est une imitation latine, de moindre qualité.
Le château que j’avais trouvé, il n’y a pas longtemps, occupé par la gendarmerie, vient d’être livré à la Surintendance der Antiquités qui doit y établir ses bureaux. Déjà nous avons pu y voir dans plusieurs salles, une exposition provisoire de peinture. La partie centrale remonte à Frédéric II, qui la construisit sur l’emplacement d’un ancien château normand. Au début du XVIe siècle, elle a été entourée d’une ceinture de butions, qui fut une des premières constructions de ce type et marque la transition entre l’architecture militaire du moyen âge et celle de la Renaissance. Avec ses aménagement, intérieurs, dus à Isabelle d’Aragon qui en fit une demeure princière, il forme un ensemble du plus haut intérêt, presque intact, dont il sera facile, moyennant quelques nettoyages et pas de restaurations, de faire un des plus beaux monuments de ce genre que possédera l’Italie méridionale.
La foire de Bari, dont la réputation croit d’année en année, tend à éclipser la gloire de ses monuments. Elle est close maintenant ; mais on nous fait parcourir, à la fin de l’après-midi, le vaste espace où se dressent ses multiples pavillons. C’est un monde aux formes les plus diverses… Décidément rien ne manque à Bari : l’antique, le médiéval, le moderne s’y coudoient. C’est une ville d’art incomparable. Son port et sa foire en auront bientôt fait une cité commerçante de premier ordre.
VII.
MARDI, 6 OCTOBRE. DERNIER JOUR DE L’EXCURSION.
Encore une journée de grand air. Nous traverserons la Pouille, de Bari à Castel del Monte et Barletta ‒ et retour. Un autobus nous emmène. Les routes sont bonnes, larges, presque droites, dans un pays ondulé. La campagne est monotone. Vignes et oliviers, olivier et vignes : c’est toute la Pouille, Par endroits, les trulli viennent égayer le paysage. Il en est d’anciens ; il en est de tout neuf, qui semblent construits à dessein sur le bord de la route. Ils frappent d’abord et retiennent l’attention ; puis on n’y prend plus garde.
La première étape est Bitonto. Belle cathédrale, apparentée à celle de Bari, mais avec plus d’unité et d’un plus splendide élan, car la construction en a été menée rapidement, de 1175 à 1200. Même décor à colonnettes, aux encadrements de portes et de fenêtres. Même galerie ajourée, sur le bas-côté sud ; mais ici toutes les arcades sont anciennes et le travail de restauration s’est borné à rétablir une toiture qui, l’on ne sait pourquoi, avait disparu. L’intérieur, que le XVIIIe siècle avait « orné » en style baroque (moins radicalement qu’à Bari), a subi, à la fin du siècle dernier, une restauration qui rétablissait de manière sûre les formes primitives de la nef majeure, flanquée d’un matroneum aux lignes nobles et sévères (pl. XII, 2). Le sanctuaire, plus déformé, était plus difficile à restaurer. La Surintendance der Antiquités s’y emploie actuellement. Elle a, dans ces dernières années, supprimé les chapelles latérales établies après coup dans ce qui, à l’origine, constituait des arcades aveugles au long de la façade méridionale et rouvert ces arcades. Sous le transept, nous retrouvons la vaste crypte aux multiples colonnes, suivant le modèle connu. En somme, cet édifice marque le point culminant d’une évolution, dont l’origine est à la basilique de Saint-Nicolas et qui passe par la cathédrale de Bari. C’est le chef-d’œuvre de l’architecture romane des Pouilles.
En grande hâte nous donnons un coup d’œil à quelques monuments profanes de Bitonto : palais Sylos Labini, de la Renaissance, et autres.
Deuxième étape : Ruvo, dont la cathédrale, du début du XIIIe siècle, a une façade d’un beau mouvement ascensionnel. Mais dans tout l’édifice règne une dissymétrie si accusée qu’elle ne saurait être l’effet d’une erreur. Non seulement les lignes ne sont pas d’équerre, mais la forme et le décor des piliers ne sont pas les mêmes, de part et d’autre de la nef centrale. On ne s’explique pas ces différences, certainement volontaires. Peut-être rivalité de constructeurs, qui auront tâché de faire mieux l’un que l’autre.
Nous sommes conduits à la collection Jatta qui est apparemment la plus riche des collections privées de vases grecs. Ils proviennent presque tous de Ruvo, où fut un des principaux centres de production de céramique dans la Grande Grèce. De là, l’intérêt historique de la collection, qui ne le cède guère à sa valeur artistique. Les morceaux de choix y abondent : entre autres le célèbre vase de la mort de Talos, pièce unique au monde.
Déjà, l’autobus nous emmène vers Castel del Monte, dont la masse apparait au loin devant nous, au sommet d’une élévation dénudée, formant un cône de profil évasé. La colline ‒ ou, si l’on veut, la montagne ‒ n’a que 540 métrés d’altitude, mais elle domine toute la plaine et commande un horizon immense. On ne sait qu’admirer le plus, du site ou du monument. Nous y arrivons par un temps aigre, avec une fine pluie qui commence à tomber. Des rafales soufflent par moments, au point qu’il serait imprudent, nous dit-on, de monter sur la terrasse du château. Ce décor de tempête, déplaisant aux gens frileux, sied bien à l’édifice austère, qui tient à la fois du château fort et du palais. Extérieurement et de loin, rien de plus sévère que cette haute masse octogonale, flanquée, aux angles, de huit tours, octogonales elles aussi, avec une porte d’entrée aux lignes grandioses, de rares fenêtres et des meurtrières. Si l’on approche, on est frappé par le fini du décor à la porte et aux autres ouvertures. Des fenêtres gothiques du plus charmant dessin. Et quand on entre, c’est un émerveillement, tant l’intérieur est soigné. Beauté des lignes de l’architecture ; élégance des combinaisons de voûtes, dans ces salles dont aucune n’est rectangulaire ; richesse du décor, oh les marbres antiques se mêlent aux sculptures du XIIIe siècle. Non moins intéressante est la distribution des appartements, l’ingéniosité des escaliers dérobés, de maints détails pratiques assurant à la fois la sécurité et des commodités toutes modernes. Il y a, dans les tours, jusqu’à des salles de douches, alimentées par des réservoirs suspendus qui recueillaient l’eau des terrasses. On devine partout le goût raffiné de Frédéric II, cet artiste et ce poète, qui, par amour du contraste, pourrait-on croire, a voulu, dans le site le plus sauvage et derrière les murs d’apparence la plus sombre, se créer un séjour enchanteur.
C’est au pied du château, sur la pente de la colline, que, dans une salle vitrée de restaurant où le vent circule à l’aise, nous prenons notre dernier repas en commun et échangeons les derniers toasts. Comment ne pas dire notre reconnaissance, à l’organisateur de ces magnifiques journées, qui a par surcroît la charge des chefs-d’œuvre que nous visitons ? J’ai nommé M. Bartoccini, Surintendant des Antiquités et des Monuments de la Pouille.
Nous partons, non pour prendre le chemin du retour – car nous courons au nord, quand Bari est à l’est ‒ mais pour gagner Andria et Barletta. Il faut nous hâter. À Andria, où il y aurait beaucoup à voir, et où la Municipalité voudrait nous retenir, nous ne donnons qu’un rapide coup d’œil à la crypte de Santa Croce : église souterraine à trois nefs, ornée de peintures dis-distribuées sur divers panneaux. Images du XIVe siècle, accompagnées de légendes latines, plus italiennes que byzantines, notamment les deux crucifixions d’un caractère si pathétique.
À Barletta, nous devons négliger la cathédrale et le musée. Nous allons droit à l’église de S. Sepolcro auprès de laquelle se dresse le fameux « colosse ». Cette statue, retirée du fond de la mer dont les jambes et les bras ont été refaits en 1491, représente un empereur de la fin du IVe ou du Ve siècle. D’après MM. Peirce et Tyler, les plus récents historiens de l’art byzantin, ce serait Valentinien I. L’œuvre est grandiose ; la tête n’est pas belle, mais « elle est un chef-d’œuvre ».
Il fait sombre lorsque nous visitons l’église et que nous voyons à la sacristie quelques pièces du trésor : un coffret reliquaire en émail champlevé de Limoges, une colombe, un bréviaire du XIIIe siècle, et d’autres objets.
Nous rentrerons d’une traite. La nuit est tombée avant que nous n’arrivions à Trani. Nous ne pouvons même pas apercevoir les célèbres portes de bronze de sa cathédrale. Pas moyen non plus de nous arrêter aux villes suivantes, échelonnées sur la côte : Bisceglie, Molfetta, Giovinazzo, qui toutes auraient des monuments à nous montrer… Fugit irreparabile tempus …. Et notre chauffeur, pressé de rentrer, fuit tout aussi vite.
Voici Bari, et la fin de notre excursion. On débarque. On commence, non sans une pointe de tristesse, les préparatifs du départ, prélude de la séparation. Bientôt, nous nous retrouverons à la gare. Le plus grand nombre d’entre nous, y compris notre chef, le Professeur G. S. Mercati, prendront ce soir le train poux Rome. Ceux qui restent pour jouir encore un peu de Bari, et notre excellent guide, M. Bartoccini, que son office y retient, viendront nous y accompagner. C’est sur le quai, au départ de l’express, que se font les adieux.
Toute la nuit, le train, berçant notre somnolence, tassera peu à peu, au fond de notre mémoire, les images dont elle est pleine. Et demain, quand, mettant le pied sur le sol de Rome, nous procéderons à l’ultime dislocation, chacun, j’en suis sûr, avec le regret de ces jours trop vite écoulés, gardera le souci de mettre en ordre et de préserver de l’oubli tant de souvenirs accuulés.
Chers compagnons de voyage, si j’ai pu vous y aider par les pages trop imparfaites qui précèdent, je m’en féliciterai.
Il ne me reste plus qu’à terminer par la prière du scribe parvenu au terme de son codex :
σύγνωτϵ τώ γράψαντι