André Pieyre De Mandiargues, Le Belvédere, Paris, Bernard Grasset, 1958
Sans que ce soit précisément une tournée de grands-ducs (c’en est, par bonheur, tout le contraire), on ne se trouvera pas mal, à condition de n’être pas trop exigeant sur le point du confort, d’un petit tour en Pouille. Et d’abord la Pouille (on dit plutôt « les Pouilles », en italien, quoique sur la carte il n’y en ait qu’une) est l’ancienne Apulie. Le dictionnaire, courtoisement, nous indique que les habitants de ce pays se nomment Apuliens. Il n’y aurait donc aucun rapport avec le mot français pouilles et ses dérivés, sur l’étymologie desquels le même dictionnaire est assez hésitant. L’on ne peut s’empêcher, pourtant, de penser à la Champagne pouilleuse, qui par la structure géologique et l’aspect, par le goût de certains de ses vins aussi, est une sorte de Pouille du Nord. N’oublions pas les pèlerins et les croisés qui passèrent par là, sur la route de Jérusalem, pendant tout le moyen âge, et qui durent parler de la contrée au retour, introduire son nom dans la langue. II serait vain de chercher à conclure. Retournons à la Pouille véritable, celle de l’Italie du Sud.
Nous y avons fait plusieurs voyages. Nous en ferons d’autres, s’il nous est permis, pour la connaître mieux, car il n’est pas en Europe de province aussi facilement accessible presque à portée de la main, qui soit tellement prodigue en bonnes surprises dans le domaine de la sculpture ou de l’architecture, et qui nous donne à si haut point l’agréable impression de nous être éloignés dans le temps et dans l’espace. Outre le plaisir de voir de belles choses, ne voyage-t-on pas un peu pour celui d’épaysé ? Eh bien, la Pouille (tout près de chez nous, je l’ai dit), c’est un pays balkanique autant et souvent plus que la Dalmatie, la Grèce ou la Roumanie, c’est le Mexique, un Pérou qui serait plat, l’Orient même. Ajoutons que c’est un pays de villes petites ou moyennes, la seule grande étant Bari, qui ont chacune un caractère bien à soi. Les villages, sauf dans la région des trulli, au sud encore, n’ont d’attrait que des chants et des danses, des costumes, des usages assez curieux. Ils pourraient être albanais ou grecs (ils le sont en réalité, plus d’une fois, dans la presqu’ile du Salento, qui est ainsi que le talon de la botte italienne).
Deux époques, sur le plan qui nous intéresse davantage, celui des monuments, sont très riches. Dans le nord, dès la période byzantine, le moyen âge a laissé partout d’admirables églises romanes en majorité, et des châteaux qui sauf un seul (lequel est d’ailleurs la plus grande attraction du voyage), sont des forteresses. Dans le sud, à partir de Lecce surtout, le baroque triomphe. Un baroque du XVIIIe non moins que du XVIIe siècle, exubérant, surabondant dans le détail, imitant la nature (la bête, le fruit, la fleur et la feuille), et qui rappelle le style dit colonial en Amérique post-colombienne. Il doit à la domination espagnole, et aux jésuites, influents en proportion de celle-là. Beaucoup moins connu qu’il ne mériterait, on voudrait le tirer de l’oubli et du mépris où l’ont laissé, selon leur triste habitude, les professeurs d’histoire de l’art.
Nous partirons de Foggia, où l’on arrive en général par la route qui, depuis Ravenne, longe le bord de la mer. La ville, avant la guerre, était plaisante, blanche et rose, poussiéreuse. On y garait sa voiture dans de grandes baraques, habitées par des familles nombreuses en des lits à plusieurs étages, tendus de vieux rideaux, et quand on mettait le moteur en marche, le matin, de bonne heure, il sortait de là des femmes et des filles effarées, des enfants nus, des chiens, comme un vol d’étourneaux… Aujourd’hui, Foggia n’a pas d’intérêt, qui fut plus qu’à moitié détruite par les bombardements, et qui est ennuyeusement (prétentieusement) reconstruite, sans avoir cessé d’être poussiéreuse, mais on y trouve deux hôtels convenables et qui ne sont jamais pleins, un bon restaurant. Je conseille vivement de s’y arrêter, après la fatigante route adriatique, étroite et encombrée de véhicules lourds.
Le promontoire du Gargano (éperon de la botte, en face de la côte albanise) est une terre primitive et farouche, pouilleuse (au sens français du mot), étrange entre toutes les régions d’Italie. Le centre en est occupé par une magnifique forêt de hêtres, qui ont un air étranger sous le ciel du Midi, et dont je pense qu’ils furent plantés par les Normands, installés là dès le XIe siècle. Il faut y voir au moins la belle église romane de Santa Maria di Siponto, consacrée dès les premières années du XIIe siècle, abandonnée, avec la ville dont elle était la cathédrale, au milieu du XIIIe. Il faut voir aussi Monte Sant’Angelo, avec un curieux sanctuaire souterrain décoré d’ex-voto naïfs, la grotte de Saint-Michel, et puis les restes d’un château normand et la singulière tomba dei Rotari, qui pourrait être un très ancien baptistère. La petite ville de Manfredonia, à côté de Santa Maria di Siponto, fut fondée en 1256 par Manfred d’Hohenstaufen, le fils de l’empereur Frédéric II (il sera souvent question de ce personnage, à propos de la Pouille). Ajouterai-je que le Gargano est une terre propre à certains phénomènes d’ordre mystique, et que l’on y peut voir le padre Pio, un moine franciscain qui est vraisemblablement habité par les vertus surnaturelle des grands saints de jadis (stigmates, guérisons miraculeuses, prédictions à tout bout de champ, bilocations, émission de parfums divers), tandis qu’à San Nicandro (lire sous ce titre, le beau livre de Mme Elena Cassin), un prophète du nom de Manduzio, un peu avant la guerre, ayant eu la révélation de la vieille religion judaïque, se convertit et convertit de nombreux paysans, qui ont émigré, depuis, en Israël.
Revenons à Foggia. À dix-huit kilomètres, à l’ouest, se trouve la petite ville de Lucera, qui émeut par le souvenir de Frédéric II. L’on sait qu’elle fut réédifiée sur les ruines d’une cité romaine, au début du XIIIe siècle, pour abriter vingt mille Sarrasins venus de la Sicile auxquels l’empereur accorda la liberté religieuse, et des églises y ont encore un air de mosquées. Après avoir été longtemps la place forte des gibelins en Italie méridionale, après avoir servi de refuge à Manfred, elle fut prise par les troupes angevines. Charles II fit massacrer tous les Sarrasins qui ne s’étaient pas convertis, repeupla la ville avec des Provençaux, dont l’accent persiste, aujourd’hui, dans le parler local. La ville est dominée par le château de Frédéric, bâti sur l’ancienne acropole l’empereur, le fameux « sultan baptisé » qui mourut dans un château voisin (presque entièrement détruit) en 1250, avait là, dit-on, outre son trésor et sa Monnaie, des harems et des ménageries de bêtes sauvages. À côté de la tour du Lion se trouvent des restes du palais impérial, mais la plus belle tour est celle de la Lionne, dont les fenêtres meurtrières son tellement hautes qu’elles écrasent et intimident. Une route secondaire conduit à Troia (à moins de 20 kilomètres). On y voit une admirable cathédrale romane, qui est sans pareille, probablement, dans le sud de l’Italie. Étrangement asymétrique est son immense rosace, qui doit être contemporaine de Frédéric II, et qui pose un assez passionnant problème à ceux qui savent que ces grandes roses sont des signatures occultes la plupart du temps. Elle a deux portes de bronze, ouvrages d’Odérisius de Bénévent, dont la plus ancienne (l’autre est de 1127, celle-là de 1119) est tout particulièrement remarquable avec sa décoration en partie niellée à la mode byzantine, en partie traitée en bas et haut relief.
De Foggia, deux routes vont vers Bari, celle du littoral et une autre à l’intérieur des terres, presque parallèles et comme jalonnées de splendeurs. Prenant la seconde, l’on s’arrêtera, d’abord, à Canosa des Pouilles, qui a une belle cathédrale romane (du XIe), un peu gâtée par les restaurations mais très intéressante à cause du curieux tombeau de Bohémond adossé au flanc sud, avec une double porte en bronze de Ruggero d’Amalfi (ou de Melfi). Ce Bohémod, fils de Robert Guiscard, était un croisé qui mourut à Antioche en 1111. La décoration de sa tombe, comme bien des choses, à cette époque, dans le domaine concret et dans celui de l’esprit, est demi-byzantine et demi-arabe. Poursuivant, l’on arrive à Andria, la ville « bien-aimée » de Frédéric II, qui fit ensevelir là, dans la crypte de la cathédrale, sa seconde et sa troisième épouse. Yolande de Jérusalem (de Brienne) et Isabelle d’Angleterre. Cette cathédrale a peu d’intérêt, sauf ladite crypte (antérieure au Xe siècle), dans le piteux état où les restaurations l’ont mise, mais l’on peut remarquer qu’elle se trouve dans l’axe exact de la fenêtre principale (marquée par une triple arcade) de Castel del Monte, la demeure favorite de Frédéric II. Andria présente encore diverses bâtisses des familles del Balzo et Carafa, et une porte de Frédéric II, surmontée d’additions baroques. Deux églises rupestres (creusées dans la roche) se trouvent hors de la ville : S. Croce et, un peu plus loin, S. Maria dei Miracoli. Des fresques d’un style byzantin attardé, mais qui doivent être du XIVe siècle, ornent vaguement les parois de ces églises installées en des grottes ou des cavités qui abritèrent vers le IXe siècle, des moines basiliens
Non loin (à 17 kilomètres) d’Andria se trouve Castel del Monte, dit aussi l’Espion des Pouilles, la Tour des vents, et le Belvédère des Murges, le célèbre château étoilé de Frédéric II, l’une des plus subtiles architectures qui soient au monde et le but majeur de tous ceux qui se sont mis en voyage pour voir le pays dont je parle. On l’aperçoit de loin, sur une colline toute chauve (pouilleuse) malgré quelques pins de plantation récente, colline pas très élevée mais qui domine la vaste étendue du plateau aride. Une abbaye bénédictine, S. Maria del Monte se trouvait jadis en ce lieu que les Normands appelaient (avec un peu d’exagération) : « Haut Mont » ou « Mont Hardi ». Commencé au début du XIIIe siècle, l’édifice devait être achevé, ou peu s’en faut, en 1240, selon le témoignage d’une lettre de Frédéric à Riccardo de Montefuscolo. Remarquons que sa construction coïncide à peu près, dans le temps, avec la croisade contre les Albigeois. Remarquons également que son fondateur, qui fut peut-être bien, si l’on en veut croire la légende, l’architecte osa placer quelques-uns de ses châteaux (celui de Catane sous le signe du pentacle.
Que ce château qui est un octogone parfait muni à chacun de ses sommets d’une tour octogonale également, soit, avant toute autre chose un objet symbolique scellant le vaste plateau Pouilles, cela ne fait aucun doute pour qui a pris la peine de considérer son plan. Pour ne pas trop me répéter, je renvoie, au sujet des symbolismes divers et de l’étrange tyrannie de certains nombres que l’on y découvre, à ce que j’ai dit dans Le Cadran lunaire. Chacune des huit tours octogonales, selon la tradition, portait l’observatoire d’un astrologue arabe, qui épiait dans le cours des étoiles le destin capricieux de Frédéric d’Hohenstaufen.
Sur ce destin, l’on peut rêver longuement, songer nostalgiquement à l’aspect inouï qu’eut pris le monde dès le moyen âge si le pape avait été éclipsé par l’empereur et si avait triomphé le prince excommunié, l’ami de l’Orient, le Kabbaliste, le précurseur de Dante dans l’idée d’un grand état laïc. L’on peut songer aussi, d’autre façon mais non moins pathétique, à ces princesses légendaires qui sont mêlées à l’histoire des Hohenstaufen et dont les noms sont comme les perles d’une couronne, à Bianca Lancia, à Yolande de Jérusalem, à Isabelle d’Angleterre, à la ravissante Hélène d’Épire qui vint à Castel del Monte après avoir épousé Manfred au château de Trani, les dernières « personnes idéales » de leur sexe, peut-être bien, comme les merveilleuses dames d’Occitanie, avant le déclin de la femme qui allait s’accentuer sous l’influence d’une église toujours plus abêtie, dans les siècles suivants. Quant au dernier des Hohenstaufen, le malheureux et charmant Conradin si l’on songe à lui c’est comme à l’homme-femme, une fleur hermaphrodite qui ne pouvait manquer d’être tranchée par le glaive (comme il advint).
Reprenons, entre oliviers et vignes, la route de Bari. Ruvo di Puglia, célèbre dans l’antiquité par ses vases de terre cuite, a une belle cathédrale romane, devant laquelle il faut au moins s’arrêter avant de poursuivre et d’arriver dans la ville de Bitonto. C’est une cathédrale romane, encore une fois, qui est l’attraction de celle-là, une cathédrale de grandes dimensions, bâtie du XIe au XIIIe siècle, ornée, comme celle de Ruvo, d’une rosace curieuse. Elle contient une importante chaire sculptée, et l’on ne manquera pas de descendre dans sa crypte où des restes de fresques très anciennes entourent les petites colonnes de pierre sombre. Il dut se trouver à Bitonto, vers la fin du XVIIe siècle ou un peu plus tard, un sculpteur épris de la mort ou tout au moins des sujets macabres car on verra dans la cathédrale un tombeau d’écoré dans un goûte qui est quasiment mexicain, et dans la ville, à maints coins de rues, maints édifices portent des squelettes ciselés avec une outrance implacable, des crânes sous des couvre-chefs civils ou religieux de guirlandes de fémurs et de tibias. Les palais de Bitonto sont fort beaux, luxueux parfois au point d’avoir des Jardins suspendus, et l’abandon où ils sont laissés leur donne encore plus de charme, car les inventions du luxe ne sont jamais si touchantes qu’après être tombées dans la misère et dans le délabrement.
Bari, qui a quelque trois cent mille habitants malgré les dommages de la guerre, est une ville prospère, mais qui n’a d’autre génie que d’avoir trouvé une forme de nouillette apte à contenir le pois chiche qui l’accompagnera dans un potage assez savoureux, à condition que le safran ne soit pas épargné. L’on y verra, cependant, la basilique de Saint-Nicolas, qui fut achevée au XIIe siècle. C’est un grand et bel ouvrage de style roman, dont la façade est mise en valeur par les deux tours tronquées qui l’encadrent, et qui sont les restes des défenses d’autrefois, car la vieille église palatine était fortifiée jadis. Son flanc droit présente un portail richement sculpté, la porte des lions, qui n’est pas sans rappeler l’ornementation de la cathédrale de Modène. On l’attribue, d’après une signature, au maître Basilio. L’intérieur, un peu gâté par la décoration baroque, offre néanmoins un précieux tabernacle soutenu de colonnes antiques, une chaire épiscopale du XIe siècle et le monument funéraire d’une reine qui fut cruelle : Bona de Pologne ; le tombeau du saint (qui sécrète une manne miraculeuse, dit-on) est dans une crypte qu’il faut voir pour le très extravagant contraste des colonnes grecques, romaines, byzantines et de la sévère architecture romane avec les stucs baroques qui couvrent immodérément la voûte. La cathédrale de Bari, non loin de la basilique de Saint-Nicolas, est de la même époque, mais elle fut tardivement remaniée et ses portails sont du XVIIIe siècle. Elle est flanquée d’une curieuse sacristie de forme tronconique, la trulla, construite au XVIIe et qui dut servir de baptistère. Bari possède encore un château, dont la majeure partie est de Frédéric II (voir la porte souabe), situé entre la vieille ville et le nouveau port.
Quittant Bari, nous reviendrons vers Foggia, mais par la route du littoral, sur laquelle sont échelonnées plusieurs villes plutôt moyennes que petites et dont nulle n’est indifférente. La première est Giovinazzo, avec une cathédrale romane et une porte du début du moyen âge, puis : Molfetta, qui n’a pas moins de deux églises cathédrales, la vieille, d’aspect byzantin, et la neuve, qui est du XVIIIe siècle et baroque avec magnificence. Vient ensuite Bisceglie (dont le nom évoque les cerises qui sont la spécialité) ; là aussi nous trouverons une cathédrale romane, outre deux églises de la même période et les restes d’un château fort. Trani, à quelques kilomètres, est bâti et orné de semblable façon, mais avec beaucoup plus d’importance, et sa cathédrale est l’une des plus belles églises romanes que l’on verra dans les Pouilles. Récemment (et heureusement) débarrassée de la fâcheuse ornementation baroque qui faisait l’orgueil de son clergé et de ses fidèles, c’est maintenant un pur joyau de pierre nue, plus haut et plus élancé que le commun des ouvrages romans. Barisano de Trani signa sa précieuse porte de bronze ornée de figures en bas-relief (1179), et certain prêtre Nicolas fut, pour les étages inférieurs au moins, l’architecte de son clocher, lequel penche un peu, non sans grâce. Sa crypte est fort belle, d’où l’on passe dans une église très ancienne et très primitive située au-dessous de la nef centrale. Trani a des palais encore, comme le palazzo Caccetta d’un gothique tardif, un château commencé sous le règne de Frédéric II, puis agrandi sous la domination angevine, et d’autres églises (romanes ainsi qu’on l’attendait), dont la plus curieuse est la très vieille petite basilique de S. Andrea, édifice à coupole unique pour lequel auront servi de modèles les sanctuaires des moines basiliens qui se trouvaient un peu partout dans la région. Nous arrivons enfin à Barletta, dernier grand centre avant le Gargano, port fréquenté pour le commerce des vins, et, ce qui nous intéresse davantage, cité riche en monuments dont l’un au moins est incomparable. Celui-là le célèbre colosse de Barletta, est une gigantesque statue en bronze (de plus de 5 mètres de haut), qui représente un empereur d’Orient, Theodose ou Héraclius selon les uns, Valentinien (plus probablement) selon les autres. On l’attribua au sculpteur grec Polyphore, et son époque doit être le IVe siècle de notre ère. Un vaisseau vénitien, qui la rapportait de Byzance, s’échoua au XIIIe siècle, sur la plage de Barletta où la statue fut abandonnée ; les moines dominicains lui coupèrent dévotement les pieds et les mains pour avoir de quoi fondre des cloches. Puis en 1491, elle fut transportée dans la ville, restaurée assez lourdement par le sculpteur napolitain Fabio Alfano. On lui mit un crucifix dans le poing (ce qui la sauva, au moins, de la fonte totale), la croyance ayant prévalu qu’il s’agissait d’Héraclius, qui aurait restitué la sainte croix à son lieu d’origine. On la dressa à côté de l’église du S. Sepolcro, dans un endroit qui, même après le dégagement que l’on y pratiqua vers 1930, lui convient médiocrement à cause du manque de place. Naguère encore ses pieds servaient de sièges aux gens qui venaient d’acheter leur journal dans la boutique sur laquelle elle s’appuyait, et les gamins se poursuivaient entre jambes, grimpaient le long de ses cuisses. Son visage, surtout, émerveille, avec ses traits superbement barbares et son rictus terrible (qui furent reproduits, erreur assez comique, dans la revue Razza, pendant la courte époque où l’Italie se crut obligée d’être « raciste » comme exemple de la dégénération du sang latin !). La voisine église du S. Sepolcro, qui semble la cabane de cet ogre, est une construction de la fin du VIIIe siècle, de style gothique surchargée de motifs baroques au XVIIIe et qui a pris la place d’un ouvrage du XIe. Elle contient des fresques très anciennes, en très mauvais état, et son architecture est curieusement imprégnée d’influences arabes et byzantines. Pas très différemment, la cathédrale de Barletta, commencée au XIIe et tardivement terminée, est un grandiose édifice où se mêlent les styles roman et gothique avec celui de la Renaissance et des restes de l’antiquité romaine. Derrière elle, le château quadrilatère est une des plus belles forteresses de ce rivage, qui en compte une pour chaque ville, à peu près, quoique tous ces remparts ne l’eussent pas empêché de changer de maîtres trop souvent, depuis les Byzantins jusqu’ aux Espagnols. Il fut construit par les Hohenstaufen sur les vestiges d’un château normand ; Pierre d’Agincourt le transforma sous le règne de Charles d’Anjou, et il fut remanié une autre fois sous Charles Quint (dont l’écu parade au-dessus de la porte). L’on pourra visiter encore l’église de S. Andrea (du XIIe), qui a un beau portail de Siméon de Raguse, et l’on n’oubliera pas, si on a le goût du baroque, le palais du Monte di Pieta, ni le palazzo della Marra, qui est théàtral et ravissant du côté de la façade extérieure autant que dans la cour. Surtout l’on se promènera un peu au hasard, près du château, dans les petites rues qui descendent vers la plage et dont le pierreux labyrinthe abrita la plus basse prostitution, car ces vieilles villes marines, Barletta, Trani (et celles qui sont au sud de Bari), ressemblent à d’immenses décors d’opéra par la façon singulière dont les architectures sont plantées dans l’espace, telles architectures ne se pouvant énumérer, d’ailleurs, si nombreuses sont celles qui émerveillent le spectateur, et alors on découvrira une certaine « atmosphère » poétique qui appartient proprement aux Pouilles et qui inspira les meilleures œuvres du peintre Eugène Berman, qui se rapproche aussi de la stimmung architecturale chère à Chirico et aux peintres du groupe « métaphysique ».
Retournons à Bari, d’où l’on s’enfoncera dans les terres (un grand paysage tout aride, qui se fera presque désertique au voisinage du Basilicate), pour gagner Altamura, à quarante-cinq kilomètres. C’est une petite ville étrange, fermée, bâtie sur une sorte d’acropole abrupte ; sa cathédrale, commencée sous Frédéric II, est une des quatre basiliques palatines de la Pouille. L’intérieur en est un peu gâté par les additions et les transformations tardives, mais la façade est magnifique avec sa grande rosace et son portail du XIVe siècle, ses deux clochers de la même époque (mi-romans, mi-gothiques). Plus étrange encore, peut-être, est Gravina des Pouilles, à douze kilomètres de là, avec sa belle cathédrale (XIe au XVe siècle), son beau cloître roman (à droite de S. Sebastiano), sa baroque église du Purgatoire ou de S. Maria dei morti très bizarrement décorée d’une foison de squelettes sur le portail, son église souterraine de S. Michele à cinq nefs creusées dans la roche, ses grottes, ses palais délabrés. Matera (sur laquelle je passerai vite, car elle est cité du Basilicate et non point apulienne) n’est qu’à dix-huit kilomètres ; il faudrait aller jusque-là pour voir ses habitations troglodytiques, les fameux sassi (creux du caillou). Toute cette région est l’endroit le plus primitif, le plus arriéré, le plus déshérité d’Italie ; ce n’en est pas le moins séduisant ; nulle part en Europe, sauf dans les vallées les plus retirées des montagnes espagnoles, on ne peut faire un voyage qui dans le passé vous emmène aussi loin.
Nous partirons, à nouveau, de Bari, pour descendre maintenant jusqu’au bas du talon de la « botte », le long de l’Adriatique. Il se trouvera encore en plusieurs lieux, des monuments du moyen âge, romans surtout, mais l’intérêt va se déplacer et ce sont les architectures baroques, beaucoup moins connues, qui deviendront prédominantes aux yeux du spectateur avisé. Ça et là nous verrons aussi des restes antiques, qui témoignent des colonies de la Grande Grèce, ou d’une population plus ancienne : les Messapiens, Mola de Bari, un petit port de pêche a une cathédrale qui fut reconstruite au XVIe siècle dans le style de la Renaissance. Polignano, qui vient toute suite après, retient l’attentions à cause de ses grottes marines creusées par les vagues dans le calcaire et qui sont aménagées pour servir de logis, de restaurant de théâtre même. À Monopoli, la cathédrale actuelle est baroque, ayant été refaite au XVIIIe siècle. Les grottes de Castellana, à quinze kilomètres, dans l’intérieur des terres, sont les plus vastes et les plus belles d’Italie ; elles furent découvertes il y a quelques années. On n’en visite qu’une partie généralement, mais cette visite, qui dure plus d’une heure, suffit à vous promener dans des salles souterraines qui pour l’immensité, la hauteur des voutes et la beauté des concrétions ne sont égalées ou dépassées en Europe que par celles de Postumia, dans la Carniole slovène. Passé Monopoli, l’on commence à voir un peu partout des trulli, curieuses petites coniques sur lesquelles, en fin de voyage, je reviendrai. Fasano, Ostuni sont de jolies bourgades qui ont des palais et des églises remarquables, avec un caractère un peu oriental dans le site et dans le badigeon cru, blanc et rose, des murailles. L’on arrive à San Vito dei Normanni, où l’on verra l’église de S. Maria della Vittoria, fièrement baroque et commémorative de la bataille de Lépante. Ajoutons que l’araignée tarentule est particulièrement mordante (la femelle surtout, à l’époque des amours), dit-on en cette région, et qu’il s’y fait en divers lieux saints, au son des tambours, des tambourins et des cornemuses, des pèlerinages sautillants de tarentulés qui dansent la tarentelle pour obtenir guérison de leur mal; ce qui pourrait être la raison pourquoi la « danse de SaintGuy » se dit en italien ballo di San Vito (ou l’inverse)… Brindisi, port important, est une ville sans grand intérêt, sauf quelques églises romanes ou baroques, le « château » de service, et un assez singulier monument moderne en forme de timon de navire (A. Bartoli, 1933).
Tout au contraire, c’est une ville passionnément intéressante que Lecce, qui a de bons hôtels où l’on pourra séjourner. Plutôt qu’à une « Florence du baroque », selon le mot, trop cité, de Grégorovius, je la voudrais comparer à Salzbourg, car elle ne donne pas moins vivement l’impression (plaisante) que l’on marche sur la scène ou dans les coulisses d’un grand théâtre de plein air. La matière de ce théâtre est la pierre de Lecce, sorte de grès employé dans tous les environs, qui est tendre au sortir de la carrière et qui durcit dans un temps bref.
Très facile à tailler et à sculpter cette pierre se prête à la décoration de façon idéale. Les artistes locaux en ont presque abusé, mais l’on sait que l’abus est une qualité dans le style baroque, qui n’est jamais si attrayant que lorsqu’il est excessif, tiraillé sans cesse entre le nuage et la coquille. Lecce a de belles portes monumentales (avec, parfois, un bizarre obelisque porteur de motifs astraux), des églises et des palais nombreux, tout cela ouvragé plus que le carrosse du saint sacrement. Le lieu d’excellence (pour jouer la tragi-comédie) est sans doute la piazza del Duomo, qui rassemble un très étonnant campanile du XVIIe siècle (architecte G. Zimbalo, dit lo Zingarello), la cathédrale, refaite complètement à la même époque par le même architecte, le palais du Séminaire (de G. Cino, 1709), le palais épiscopal (1632) et de plus menues bâtisses qui ne sont pas moins ravissantes dans le détail et dans l’exécution. Du même genre est la basilique de S. Croce, tout à fait exubérante et profuse, construite entre 1549 et 1646 par G. Riccordi, Zimbalo et C. Penna. Du même genre sont S. Chiara (de Cino, probablement, pour la façade de 1687), S. Irene (début du XVIIe), S.Teresa, S. Anna e del Rosario (de Zimbalo, 1691), S.Nicolo e Cataldo (reconstruite en 1716), par Cino, sur une ancienne église romane) ainsi que le palais de la Préfecture (ancien monastère, achevé en 1695), le théâtre Paisiello (de 1758) et quantité d’autres palais, simples maisons, kiosques, murs ornés, loggias, balcons et grilles.
Le voyage en Pouille s’achève à Lecce le plus souvent. Faute impardonnable, car à une quarantaine de kilomètres au sud se trouve Otrante, où nous appelle au moins l’écho du fameux roman noir. Le château d’Otrante est fait de deux grosses tours aragonaises, pesantes comme le grand casque couvert de plumes sombres qui demeure dans le souvenir… Mais c’est la cathédrale qu’il faut voir, pour sa belle rose et surtout pour l’extraordinaire pavement en mosaïque du XIIe siècle, où le prêtre Pantaleone représenta fantastiquement les histoires de la Genèse. Les Turcs massacrèrent très vigoureusement dans cette cathédrale, qui en 1480 servit d’écurie pour leurs chevaux, après que le beau pavement eut ruisselé du sang des chrétiens égorgés : l’archevêque, les chanoines les moines et du menu clergé, avec tout le peuple réuni. Revenons au présent. La côte au sud d’Otrante, est découpée, riche en grottes. L’on pourra séjourner encore, comme nous fîmes, à S. Cesarea Terme, ancienne station thermale qui a gardé des hôtels convenables après avoir perdu ses boues radioactives, dans un paysage admirable qui s’étend jusqu’au cap de S. Maria di Lenca et au sanctuaire di Finibus terrae, dominant à la fois la mer Adriatique et la mer Ionienne. Les « finistères » ont un charme bien particulier auquel je fus toujours sensible. Ce n’est guère le lieu, ici, d’essayer d’en trouver la raison. La presqu’île, çà et là, montre des restes préhistoriques (le mystérieux centopietre, à Patù, peut-être autel solaire et contemporain de la Crète minoenne), des vestiges antiques, des châteaux du moyen âge, des édifices baroques, des villages peuplés entièrement d’Albanais et de Grecs.
Sur la mer Ionienne est Gallipoli, discrète petite ville blanche comme son nom, bâtie sur un îlot relié par un pont à la terre ferme. Ses rues étroites sont comme les couloirs d’un ancien vaisseau, dédale qui servit plus d’une fois pour égarer et disperser les pirates venus de Barbarie ou du Levant. Au détour de l’une d’elles, brusquement, on trouve une cathédrale baroque qui est une des plus « mexicaines » (s’il se peut dire) de la province, fusant de jets de pierre autant que de flammèches une pièce d’artificier. Il y a aussi une fontaine gréco-romaine, remaniée dans l’âgé baroque, embellie par la cassure et par l’érosion. À dix-sept kilomètres de là dans l’intérieur, voici Galatone avec des bâtiments du XVIe et du XVIIe siècle ; voici Nardo où ce baroque colonial et « mexicain », dont j’ai parlé, triomphe plus frénétiquement que nulle part ailleurs, Avec l’obélisque de l’Immacolata (XIIe siècle), avec le Palazzo communale (1772), avec l’imposante cathédrale et surtout avec l’église S. Domenico dont les cariatides étrangement barbues s’achèvent en volutes de feuillage. Voilà enfin Tarente, naguère grand port militaire (mais les cuirassés ont heureusement cédé la place aux élevages de fruits de mer), jadis (aux Ve et IVe siècles av. J.-C.) capitale d’un état pythagoricien dont le plus notable chef fut Archytas, qui a donné son nom à la rue principale. Ainsi, déambulant, l’on évoque la VIIe lettre de Platon, délivré du tyran Denys II (qui le voulait retenir à Syracuse), grâce à la galère pythagoricienne mandée par son ami et protecteur le philosophe tarentin. Puis l’on arrive à la vieille ville, au-delà du pont tournant, et dans ses ruelles populeuses on goute aux coquillages étalés, on est bousculé par de petits jeunes gens qui font bruire comme des castagnettes les très hauts talons de leurs sabots vernis. Des Pythagoriciens avec ceux-là, le contraste est plaisant ; pas plus vif, toutefois, que dans la cathédrale (qui est au milieu de ces ruelles) celui de la sévère architecture du XIe siècle avec la délirante ornementation baroque de la chapelle de S. Cataldo. À cinquante kilomètres de Tarente sur la côte ionienne, se dressent dans un lieu désert les colonnes doriques du temple de Métaponte (c’est déjà le Basilicate, ou la Lucanie, comme on voudra l’appeler).
Une route traverse la péninsule du Salento, qui va de Tarente à Fasano, et que l’on prendra, si l’on désire, au retour, voir la région des trulli. L’on passera d’abord à Martina Franca, ville située sur une colline et qui un palais ducal dessiné par le Bernin, que l’on est tout étonné de rencontrer là, si loin du Louvre et de Rome (mais la Pouille est le pays des rencontres inattendues). Les trulli parsèment les oliveraies, les vignobles opulents, les champs et les jardins. Ils sont nombreux dans le bourg circulaire de Locorotondo, à droite duquel, en peu de temps, l’on gagnera Alberobello pour les voir dans le plein de leur splendeur menue, étincelante aux rayons du soleil. Alberobello est une petite ville de dix mille habitants, presque entièrement construite en trulli, dont les corps cylindriques, sous les cônes qui les coiffent, sont unis par des cubes ou des prismes rectangulaires, le bas étant blanchi à la chaux ou bien peint en bleu vif ou en rose, la toiture étant sombre ou vernissée. Il y a même une église trullo, et un trullo sovrano, à deux étages. Une maison de trulli croît à la façon d’un nid de guêpes ou d’abeilles sauvages, une cellule s’ajoutant aux autres quand, par mariage, naissance, il en est besoin. Ainsi, à la manière aussi des jeux de construction enfantins, une architecture de trulli, quoique rigoureusement géométrique, n’est absolument pas limitée dans l’espace, et chacune, sans perdre rien de sa forme, pourrait s’étendre jusqu’ à occuper la surface du globe terrestre… Il faut entrer dans ces habitations singulières pour avoir la révélation d’un volume intérieur et de proportions domestiques où les architectes modernes prendraient de bonnes leçons. Si l’extérieur est riant, l’intérieur est parfaitement propre. L’amabilité règne, et les propriétaires de trulli sont gentiment hospitaliers, ouvrant au premier venu la porte de leur petit monde cubo-tronçonique. L’on reprendra ensuite la route de Bari (par l’intérieur ou par le littoral), mais le voyage en Pouille ne peut finir mieux que sur cette vision gracieuse, après avoir montré tant d’aspects de la beauté misérable et de la majesté déchue.