André Pieyre De Mandiargues, Le Cadran Lunaire ; Paris, Robert Laffont, 1958, pp. 133-138.
L’ESPION DES POUILLES
Quoi que l’on montre ou feigne, adulte, on est marqué, je crois, orienté dans le choix de ses amours ou de ses détestations par les rêveries de l’enfance. Ainsi, dans les rêveries de ce temps-là, les approches du sommeil, comme une côte escarpée que le couchant rougit, véritables confins, se munissaient de constructions fantastiques qui par leur seul nom de châteaux (dernier « mot » dont nous eussions conscience) suffisaient bien à nous envoyer en l’air. Et plus tard, quand on se trouvera devant certains édifices posés comme des sceaux dans le monde réel, la première fois qu’on les apercevra, il semblera qu’on les reconnaît ; plus ils seront étrangers, plus ils nous paraîtront familiers. Car c’est le fait des princes d’avoir des goûts en commun avec les enfants, dont ils diffèrent surtout au fond, par le pouvoir de donner corps autrement que dans le sable aux formes songées ; la qualité d’un homme étant souvent mesurée par la persistance de ces goûts juvéniles, celui du jeu dans l’âge mûr.
L’« Espion des Pouilles », exemplaire de ce que je viens d’écrire, qu’est-ce donc et d’où sort-il, tombé de la rêverie, comme on jurerait qu’il fut sur le haut d’une colline toute chauve, au-dessus d’un plateau immense ? D’abord il faut dire que ce vilain nom désigne un château, appelé encore Castel del Monte, bâti pour Frédéric II de Hohenstaufen, résidence favorite de cet empereur. Puis que notre « espion » (le mot, décidément, indigne) est situé beaucoup plus précisément dans l’abstrait, sur le plan intellectuel, que dans le monde de la réalité, car c’est un point idéal : le point de rencontre de l’esprit germanique avec l’italien (le latin), le normand, le grec et l’arabe. Quand tel prodige arrive qu’un nœud vital sur les chemins de l’esprit prenne forme concrète, ce ne peut être, n’est-ce pas, que cristalline. Et Castel del Monte, en effet, est un cristal. L’un des plus rares et purs que sur la terre il soit donné de voir. Certains se sont trompés absolument, qui, perdus dans ses labyrinthes, l’ont voulu comparer à un coquillage univalve (le contraire du cristal) , puisque la structure de celui-là procède essentiellement de la spirales signature du progrès dans le temps et motif dont ont souvent usé, abusé quelquefois, les architectes, mais qui n’a d’emploi que subalterne (l’escalier des tours) dans le château de Frédéric II, ce prisme étoilé, ce parfait polyèdre, ce diamant philosophal jeté en terre aride entre l’Orient et l’Occident. Sa forme est symbolique, qui est celle de la couronne impériale.
De loin, comme on le voit d’abord, il intrigue. Mais quand vous êtes au terme de la route circulaire, sur la colline, pas très élevée mais dominante, que les Normands appelaient « Haut Mont » ou « Mont Hardi », alors vous diriez que des nombres sont devenus pierre et qu’ils se tiennent devant vous, puis qu’ils vous tirent dans un univers miroitant où ils vont jusqu’à l’infini se répéter. Ces nombres, ou tels fantômes, sont le huit et le trois (avec le deux, le quatre et le cinq, dont le rôle est mineur, s’ils ne sont là que pour souligner la seigneurie des autres).
Voilà : Castel del Monte est un octogone régulier, dont chaque sommet est grossi d’une tour, octogonale aussi et de même hauteur que le château. Le périmètre extérieur présente ainsi huit tours séparant huit faces, toutes égales ; le périmètre intérieur, rigoureusement parallèle à celui-là, présente huit faces semblables, et une vasque octogonale, dont maint débris subsiste, se trouvait au milieu, où le ciel à huit pans se mirait quand le vélum était retiré qui abritait probablement la cour pendant les heures chaudes. Vrillé par un escalier trois fois sur huit, l’intérieur des tours est octogonal également, mesuré selon le rapport de proportion qui joue partout entre le grand et le petit. Il y a deux étages (le premier n’étant qu’un rez-de-chaussée surélevé) et seize salles (huit par étage), chacune des salles étant un trapèze régulier ; il y a pour chaque salle une fenêtre extérieure, sauf, pour la première, où le portail en tient lieu. Trois portes en bas, trois portes-fenêtres au second étage, les unes au-dessus des autres, ouvrent sur la cour intérieure. Les trois lignes tracées de ces portes ou portes-fenêtres à la fenêtre correspondante sont exactement dirigées sur les trois villes que du château l’on peut apercevoir : Andria, Corato et Minervino. Toutes les fenêtres ont deux arcades séparées par une colonnette, sauf une seule qui en a trois, et celle-là regarde vers Andria, lieu où furent ensevelies Yolande de Brienne et Isabelle d’Angleterre, la seconde et la troisième épouse de Frédéric II. De petits escaliers, qui ont les uns quatre marches, les autres cinq, vont aux fenêtres à partir d’un long banc de pierre. Les colonnes des salles inférieures, massives, portent par trois nervures la voûte ogivale ; à l’étage supérieur, ce sont des groupes de trois colonnes liées par un seul chapiteau (quatre par salle) qui font le même office avec plus de grâce et de légèreté.
Est-ce tout ? Non pas, car, en multipliant le trois par le huit, on obtient les vingt-quatre mètres de hauteur du château, les deux cent quarante mètres de son pourtour (ce qui prouve, là comme ailleurs, que les gens de la Constituante n’ont pas inventé quelque chose de très original avec leur dix-millionième partie du quart du méridien terrestre !).
Autre surprise : les historiens de l’art s’émerveilleront à voir anticipées nettement les formes de la Renaissance dans le dessin du grand portail et dans celui des portes de la cour — fait assez singulier, tout de même au début du XIIIe siècle. À la vérité, Castel del Monte se trouve hors du temps non moins que de l’espace. Il n’est rien, dans les constructions du Moyen Âge, qui ait quelque parenté avec lui. Ce n’est pas une forteresse, quoiqu’il en ait tenu le rôle, tardivement et de médiocre façon. Il ne contient pas de souterrains, d’oubliettes, de cachots, quoiqu’il ait, sous d’autres maîtres, servi de prison, et que les petits-fils de l’empereur pour lequel il fut bâti y eussent passé vingt-sept ans de dure captivité. Ce n’est pas un palais tel que ceux de ce temps-là ; ce n’est pas un monastère. Il ne répond nullement à l’idée du gothique selon qu’elle avait cours pendant le Romantisme. Il est privé absolument du détail expressif ou pittoresque qui met en joie les amateurs de vieilles églises. II n’est pas soulevé par la (une) foi. C’est un des édifices les moins « naïfs » que l’on ait jamais vus. Il est nombre pur, songe (je l’ai dit) ou délire intelligent.
Pour la plupart des châteaux des Pouilles, forteresses alors, les architectes sont connus. Il n’en va pas de même pour Castel del Monte, et cette exception, cette omission dans la pierre ou sur les parchemins, donne à penser que le créateur magistral, s’il se voulut anonyme, pourrait bien être Frédéric de Hohenstaufen en personne. L’ouvrage, dont il ordonnait par des lettres pressantes que l’on hâtât la construction, fut au moins inspiré par lui, conçu comme une projection ou comme une représentation objective de cet empire idéal e semiutopique que nous décrit le Liber Augustalis en avance de dix ans sur le château lui-même. L’un et l’autre doivent aux traités d’Aristote (et à ces de ses commentateurs arabes, fort répandus dans l’entourage de Frédéric), ainsi qu’à un enseignement plus secret, qui provenait de la tradition pythagoricienne.
Malgré la rareté du cas (voyez surtout le plan du « lupanar » dessiné par Léonard de Vinci) il me paraît assez évident que la tyrannie du nombre et une furieuse emprise de la géométrie dans l’architecture sont justement accordées à certaines heures troubles de la vie : quand l’homme pense à caresser des corps, à jouer avec des animaux sauvages, à verser le sang. Castel del Monte, ce strict enchainement de polygones liés les uns aux autres comme des théorèmes, avait des bains et des cabinets d’aisance (au bas de plusieurs tours) ; il contenait des oiselleries, des réserves de faucons, une ménagerie de fauves ; il cachait un harem enfin, pour le déduit de cet empereur que l’on nomma le « sultan baptisé». Sur les huit tours octogonales, à ce que l’on raconte, huit astrologues arabes observaient dans le ciel le destin hasardeux de Frédéric de Hohenstaufen.