Nicolas Audebert, Le Voyage et observations de plusieurs choses diverses qui se peuvent remarquer en Italie. Tant de ce qui est naturel aux hommes et au pays, comme des coutumes et façons soit pour le général, ou particulier: et des choses qui y sont rares. Enrichi de figures. Par le Sieur Audeber Conseiller du Roy au parlement de Bretagne. Deuxième partie. À Paris, chez Gervais Clouzier Marchand Libraire au Palis sur les degrés de la Sainte Chapelle, 1656, pp. 317-328.
De la Tarentule
La Tarentule est beaucoup plus dangereuse que le Scorpion et les effets de sa piqûre sont merveilleux. La cause qui les rend tels est presque inconnue et le seul remède que l’on a trouvé pour la guérison est encore plus étranger et admirable : de force que la vérité semble une fable et est malaisée à croire, sinon à qui en a vu l’expérience : comme il est aisé à ceux qui passent l’Été aux lieux où elle se trouve, et se rendent curieux de s’enquérir aux Hôpitaux quand il y en a de piqués. Elle est plus ordinaire en l’Apoüille [Puglia] qu’en nul autre lieu principalement vers la ville de Tarente [Taranto] d’où elle a pris son nom, parce que tout l’Été il y en a une infinité par les champs. Néanmoins il s’en trouve aussi vers Naples et aux environs de Rome, mêmement près la mer, et en la Toscane ; non toutefois en si grand nombre, comme en l’Apoüille, ni qu’elles ayant leurs piqueurs si vives. Ceux qui en ont écrit l’ont mise sous les espèces d’araignes appelles Phalanges dont il y en a de plusieurs fortes que Pline a décrits sur la fin du IIII chap. du XXIX livre, lesquels toutefois il dit ne se trouver point en Italie. Néanmoins la description qu’il en fait au XXIIII chap. du XI livre, où il parle des araignées, semble se devoir entendre et se rapporter à la Tarentule qui se voit dans les lieux susdits. Car parlant en général des araignées, il fait une distinction de celles qui piquent, lesquelles il dit être nommées Phalanges, usant de ces mots Phalange ex bis appellantur, querum noxy morsus carpus exiguum, varium, acuminatum, assultim ingredientium. Altera corum species nigri, prioribus cruribus longissimus omnibus internodia terme in cruribus. La Tarentule est donc une espace de Phalange, soit que Pline ait entendu en parler, ou, qu’elle lui ait été inconnue : comme il est vraisemblable, car il n’eut omis à remarquer les accidents divers et admirables qui arrivent de leur piqûre, dont je ne vois aussi qu’aucun ancien fait mention, combien que ce soit aujourd’hui une chose assez notoire, à ceux qui ont fait séjour en Italie et qui se sont rendus curieux d’en voir l’expérience. Ceux qui en ont écrit sont Alexander ab Alexandro en son livre des jours Géniaux : Matthiole en son Commentaire sur Dioscoride an LXII chap. du second livre : et Pierre Gelie Autheur moderne. Les Tarentules sont par les champs et non les villes, et vivent parmi les blés dedans des trous en terre, et sortant de jour piquent souvent des moissonneurs qui ont les jambes nues dont il s’en voit aux Hôpitaux qui en sont bien malades et tourmentés. Leur piqûre est si venimeuse que quiconque en est atteint, il perd le sentiment, et en meurt s’il n’est à bien tôt secouru. Les effets de cette piqûre sont divers. Les uns chantent toujours, et les autres crient incessamment, les uns pleurent et les autres rient, les uns dorment toujours, et les autres ne peuvent aucunement dormir. Les uns ont mal de cœur, et vomissent, les autres ne se sentent presque pas, les uns suent, et les autres tremblent. Les uns sont tous appesantis et abattus, et les autres ne demandent qu’à sauter et danser. Aucuns sont en continuelle frayeur, les autres ont des passions diverses, comme frénésies, rages, et furies. Les uns crient de douleur, et les autres demeurent pâmés comme insensibles. De sorte que tant de contrariétés provenant d’un même effet sont émerveillables. Cette diversité et contrariété procède de deux causes : l’une de la diverse qualité du venin des animaux: l’autre de la diverse température et humeur des hommes qui en sont piqués : car on tient que les mélancoliques en sont beaucoup plus tourmentés que les autres : et se changent d’heure à autre, les effets de leurs passions diverses. Dioscoride en son VI livre, chapitre XLII a parlé des Phalanges et de leur morsure, et des effets qui s’en ensuivent, mais seulement général sans particulariser ni faire distinction des espèces : et par la description qu’il en fait, il semble que la Tarentule ne lui ait point été connue combien qu’il allègue quelques accidents fort approchants de ses effets. Car il dit que quand la morsure est refroidie par l’application des contraires, qu’il s’ensuit un tremblement de tout le corps, avec distensions des jarrets et des aines semblables aux convulsions et découle une sueur froide de tout le corps : et que les yeux pleurent, et deviennent offusqués comme de nuées troublées. Aristote au IXe livre de l’Histoire des animaux, chap. XXXIXe a traité des espèces de Phalanges, et semble aussi n’avoir connu celui que nous appelons aujourd’hui Tarentule : ni pareillement Nicander qui a fort particulièrement traité de la diversité des espèces. Mais Aetius au XVIIIe chap. du XIIIe livre, semble en approcher davantage que les autres, quad il décrit les accidents qui enfuirent des piqûres de Phalanges, lesquelles il fait différentes seulement en ce que les unes font plus grandes et plus griefues, et les autres plus petites et plus douces. Et quant aux effets, il dit que la piqûre paraît si peu qu’à peine la peut-on voir : toutes fois que l’enflure est livide et en aucuns rouge que les blessés sentent froid à l’entour des genoux, des reins, des épaules, et aucunes fois que tout le corps en est affaibli: et avec ce qu’ils sont en continuelle douleur, tremblent, qu’ils palissent et ne peuvent dormir et aucunes fois sentent une grande démangeaison au gras des jambes: qu’ils ont les yeux humides, et pleurants, fort enfoncés, et le ventre inégalement enflé. Tout le corps aussi enfle et pareillement le visage, principalement dedans la bouche tout autour de la langue, tellement qu’ils en bégayent. Leurs urines sont aqueuses, et y a parmi quelque matière qui est comme toiles d’araignées, et ont du vomissement semblable : et quand ils ont eu du bain d’eau chaude, ils se sentent allégés : mais en étant forts leurs douleurs recommencent. Qui sont en général les signes qui surviennent après, les piqûres de nous les Phalanges, dont le nom est pris du Grec, qui est ϕαλαιϗοι, appelé au Latin Phalangium. Or pour réunir en particulier de notre proposition, qui est de parler de la Tarentule et de ses effets : je dirai qu’ils surpassent tous ce que dessus ; et sont véritablement très-émerveillables, étant le venin d’une si petite bête tellement subtil, et la piqûre si délicate, qu’a peine la pourrait-on voir sans ce qu’il s’ensuit une enflure rouge ou livide, et néanmoins les effets en sont si grands, si violents, si divers, et contraires. Mais le remède que l’on y a trouvé est encore plus admirable: n’y ayant autre moyen de guérison que la Musique, laquelle a la force d’adoucir ce venin : et de fait aussitôt que ceux qui ont été piqués oyent les instruments, soit violes, luts, flûtes, orgues, épinettes, ou autres, on les voit tout soudain changer de visage, de contenance, de façon, et d’humeur : comme ressentant allégement par la mélodie des accords qui ravit et remet les esprits: et comme perdant le sentiment de leur mal, commencent à sauter et danser ainsi que s’ils étaient sains, et ne sentissent aucune douleur. En laquelle furie et force de baller, ils continuent jusques à ce que ce venin soit du tout dissipé. Car quand les Ménestriers cessent de sonner, les patients tombent aussitôt par terre, et rentrent en leurs premières douleurs, comme insensés, et hors de soi. Et sitôt que l’on revient à sonner des instruments, on les voit tout soudain se relever recommençant à sauter, et danser comme devant: Fit pour ce on prend divers sonneurs d’instruments, afin que les uns étant las de sonner, les autres recommencent sans aucune pause ni intermission, jusques à ce qu’ils ayant tant sauté et dansé, que par l’exercice et continuelle agitation, la force et puissance du venin soit toute consommée et sortie avec les sueurs : et entièrement évaporée par les pores de la peau : qui est le seul remède de guérir ceux qui sont ainsi navrés. Toutefois pendant que cela se fait on leur baille aussi des contrepoisons, comme Theria que, Mithridat, et autres contraires aux venins, qui néanmoins seraient inutiles sans la Musique, laquelle seule les peut bien guérir. Et par là nous pouvons juger que ce venin cause une dissipation d’esprits, lesquels puis après se rassemblent par la Musique et harmonie des accords. Theophraste et Aulugelle ont bien voulu faire croire que la Musique a cette vertu de pouvoir apaiser la Sciatique, et la goutte, à quoi il y a moins d’apparence, mais bien y a-t-il plus grande raison à ce que dit Asclepiades, que le chanter et sonner doucement de Musique aide beaucoup aux frénétiques. Et Bodin en sa Demonomanie, ajoute que pour guérir les insensés, il se faut garder de les faire danser de mouvements véhéments ; au contraire, dit qu’ils ont besoin d’une cadence posée, avec Musique pesante. En cette guérison admirable on remarque encore deux choses étranges et fort considérables : à savoir que non seulement l’harmonie des accords a cette force, de rassembler les esprits dissipés: mais aussi on reconnaît quelques tons plus propres les uns que les autres, pour alléger le mal du patient: de forte que jouant une même chanson sur divers tons, on voit les esprits s’éveiller et émouvoir davantage pour l’un que pour l’autre : aux uns la clef de bécarre a plus de force : aux autres le bémol qui est plus doux : et à cette occasion on continue tant qu’il est possible de jouer sur le ton que l’on a observé avoir plus de force et puissance sur les esprits du patient. L’autre remarque est, qu’en un même ton il y a quelque son et accord qui a encore plus grande vertu que les autres : car à toutes les fois que l’on vient tomber sur ce son, on veut qu’il donne comme une pointe plus vive aux esprits de ceux que l’on tâche de guérir : ainsi que s’il avait quelque symbolisation et correspondance avec ce venin : ou plutôt quelque contraire vertu pour le combattre et jeter hors. Aussi-est-il certain, et le ressentons tous en nous-mêmes, quand on commence. à sonner des instruments, que cette harmonie a telle force sur nous, que tout à coup elle réveille, émeut, et transporte nos esprits, et au contraire, si nous avons quelque grand ennui et que l’on vienne à sonner des violons, nous ressentons tout à l’instant en nous-mêmes une antipathie qui offense autant nos esprits, comme ils pourraient recevoir de plaisir et contentement si telle Musique arrivait lors qu’ils seraient en contraire humeur plus disposés à la recevoir. Et même sans nous arrêter aux extrémités, nous voyons que les personnes d’humeur gaie se plaisent principalement d’ouïr un air gaillard, éveillé et hautain : au contraire, les mélancoliques aiment une musique profonde, grave, et pesante : qui fait que l’on ne se doit si fort étonner des effets de la guérison que l’on a trouvée contre le venin de la Tarentule, considérant la force qui est en la sympathie. C’est aussi pourquoi vue sorte de Musique est profitable à l’un, et que l’autre la veut diverse pour sa guérison. Et de toutes les choses qui sont au monde il n’y en a point dont nos esprits soient plus épris et dont ils se repaissent davantage, que de la Musique, même que les oiseaux et bêtes plus farouches y sont attirés, et s’y arrêtent, voire s’y rendent attentifs et montrent par là que leurs sens en sont ravis. Aussi lisons nous en l’Écriture Sainte que David par la Musique de sa Harpe ôtait à Saül la passion que le mauvais esprit lui donnait pour la grande sympathie, amitié, et correspondance que les esprits ont avec la douceur des accords, et harmonie de la Musique
Du Lezard appelé Tarentola
et du Stellion.
Il y a aussi une espèce de petits Lézards qui se trouve en la Toscane, et aux environs de Rome, en Calabre, et en l’Apoüille qui piquent l’homme et le font mourir dans deux ou trois jours s’il n’est tôt secouru, qui font les Stelliens : dont il m’en fut montré à Terracina, à Fundi, et à Mola [Nola] sur le chemin de Rome à Naples. Et d’autant que la Lézard est nommé en Italien Tarentola par ceux du pays, et que sa morsure est dangereuse, aucuns se sont trompés pensant que ce fut la Tarentule dont j’ai ci-devant parlé. Ces Lézards sont donc Stelliens, lesquels se retirent sous terre et dedans les trous des rochers près de la mer, et sont marquetés sur le dos de taches menues et luisantes, en façon de petites étoiles : ayant encore en soi toutes les autres choses dont les anciens et modernes qui en ont écrit, ont désigné les Stellions tant pour la forme que le naturel, et chassent ordinairement aux araignées, qui est l’une des remarques que Pline leur donne au XXVII chapitre du XIe livre, disant Chamaleonum stelliones quadammodo naturam habet, rore santum viuentes praterque araneis. Aristote dit aussi le semblable au premier chap. du IX Livre de l’histoire des animaux ; et au XXIX chap. du VIII livre, il ajoute qu’en certain lieu d’Italie les hommes meurent de la morsure du Stellion ; contre laquelle on use de pareille huile que j’ai dit parlant du Scorpion, ainsi que Pline l’enseigne au IIII chap. du XXIX livre, en ces termes Scorpionibus contrarius maxime inuicem Stellie traditur, ut visu quoque pauerem ys asserat et torporems frigidi sudoris. Itaque in oleo putresaciunt eum et itaca vulnera perungunt, et au livre XI chap. XXV, parlant, des Scorpions, il dit Magnain adversitatem oleo mersis et stellionibus putant esse.